1Voie de passage millénaire entre l’Orient et l’Occident, le Liban possède de réelles potentialités naturelles et historiques qui en font un pays occupant une place centrale au cœur du bassin méditerranéen occidental (Buccianti-Barakat, 2006). En dépit d’un état défaillant et de crises à répétition, le tourisme s’est développé et résulte de relations complexes entre l’État, le secteur privé et un territoire exposé à des enjeux politiques, institutionnels, sociaux, environnementaux et économiques. Partiellement réfléchi, piètrement planifié, mal géré et insuffisamment évalué, le tourisme axé sur les espaces naturels, et particulièrement l’écotourisme, est une pratique récente qui se donne pour objectif d’harmoniser la préservation de l’environnement avec le développement économique et les intérêts socioculturels des destinations d’accueil. Dans ce cadre, l’écotourisme peut s’appuyer sur les ressources que son territoire lui offre, et notamment ses paysages qui renvoient à l’image d’un patrimoine millénaire, d’une montagne unique, d’un littoral riche de ses villes et de ses vestiges phéniciens et romains.
2Pour les Libanais, le « paysage » est souvent confondu avec l’environnement naturel et abordé sur un plan matériel, faisant référence aux caractéristiques naturelles et artificielles de la surface de la Terre : le relief, la végétation, l’occupation des sols, et les infrastructures. Pourtant, dans le cadre scientifique, les chercheurs libanais traitent de plus en plus le paysage sur le plan immatériel suscitant les discours, les représentations et l’évolution des perceptions sociales du paysage. Dans le cadre gouvernemental et juridique, les notions de « paysage » et de « projet de paysage » n’ont pas jusqu’à présent été définies et traitées officiellement dans une « politique de paysage » à l’image de la convention européenne du paysage (2000). La loi sur la protection des paysages et des sites naturels (1939), la loi sur les forêts (1949), la loi sur la protection de l’environnement (2002), et la loi sur les aires protégées (2019) n’évoquent que les dimensions naturelles et de protection de la notion de paysage, en se limitant aux « paysages naturels » -al manazir al tabiiya- et à « la protection des paysages naturels » -Himayat al manazir al tabiiya.
- 2 Le terme Hima signifie protégé ou réservé en arabe. À l’époque préislamique, il désignait des réser (...)
3Dans le cadre de notre recherche, nous partons du principe que le paysage est la résultante d’interactions entre l’homme et son environnement (contexte historique et culturel), ainsi que des dynamiques entre les préoccupations locales et les perspectives de différents acteurs et usagers (contexte territorial). Si le paysage est un outil privilégié pour susciter des débats sur les liens entre un territoire et ses paysages (Davasse et Henry, 2015), nous analysons donc le projet de paysage comme un élément inséparable du projet de territoire, reconnu comme le « processus de conception et de mise en œuvre du développement économique et social du territoire administratif » (Donadieu, 2009). Nous évoquons le projet de paysage comme une action paysagère multidisciplinaire basée sur une vision (partagée ou non) des acteurs impliqués dans le processus, mettant en évidence les qualités et les valeurs que les populations attribuent à leur paysage (Droeven, 2010). Nous traitons donc le projet de paysage écotouristique comme étant les idées, représentations et processus permettant de concevoir et de construire des paysages, par les acteurs concernés, afin de protéger l’environnement et de développer le tourisme, autour de valeurs économiques, écologiques et sociales. Nous nous intéressons à des études de cas où l’écotourisme a été développé dans le cadre spécifique d’espaces naturels protégés (Hima2, réserve naturelle, forêt communale).
4Nous exposons ici une partie des résultats de cette recherche sur l’un des sites étudiés : « la réserve naturelle de Bentael ». L’objectif est d’explorer comment cette forme de tourisme centrée sur la protection de l’environnement et la préservation des cultures locales pourrait agir paradoxalement comme d’autres formes de tourisme conventionnel en produisant les mêmes effets (impacts environnementaux, conflits de gouvernance, pressions socioculturelles).
5La première partie de cet article replace la problématique dans un contexte international. La deuxième partie contextualise le tourisme et les projets d’écotourisme au territoire libanais. La troisième partie précise les méthodologies mobilisées ainsi que le terrain d’étude. Les quatrième et cinquième parties décryptent les résultats partiels du travail de terrain dans la réserve naturelle de Bentael mettant en évidence les relations entretenues entre les populations locales et les parties prenantes du projet de paysage écotouristique, ainsi que les modes de gouvernance et de gestion qui influencent la durabilité des paysages produits par ce projet.
6Le débat sur les impacts du tourisme dans les territoires d’accueil n’est pas nouveau dans le monde. Depuis 2017, des mouvements anti-touristes se mobilisent et évoquent de plus en plus la question de la destruction des lieux de vie quotidiens par le développement du tourisme. Les villes (Venise, Barcelone, et Paris), mais aussi les destinations naturelles souffrent de la surfréquentation et du surtourisme, « de sentiers embouteillés », « d’encombrements », « de difficultés à pouvoir avancer » (GoodPlanet mag’, 2003), comme dans le cas du Parc national de Zion aux États-Unis ou celui du mont Fuji au Japon, etc. Si la crise sanitaire due au Covid19 a temporairement réduit les impacts négatifs du tourisme, elle s’est également présentée comme une opportunité pour réinventer des modes d’action dans ce secteur. Selon le baromètre de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), le tourisme mondial devrait retrouver son niveau de prépandémie en 2024 remettant en avant le problème essentiel de la surfréquentation. Ce redressement en trois ans de postpandémie réinterroge la capacité du tourisme durable, largement promu durant la pandémie, à apporter de réels changements par rapport aux pratiques antérieures à la crise.
7Bien qu’un nombre d’outils soit mis en œuvre pour contenir les impacts de cette activité, les chercheurs soulignent la complexité de la mise en pratique des principes de la durabilité dans le domaine touristique (Tranquard et Gagnon, 2012), en particulier en ce qui concerne l’aspect environnemental. Pendant longtemps, la mesure de la rentabilité d’un développement touristique s’est limitée aux simples indicateurs de fréquentation et de dépenses des touristes. Ce qui est vérifié pour le tourisme s’applique également à l’écotourisme avec la différence qu’il privilégie les zones naturelles relativement intactes, fragiles ou peu perturbées (Honey, 1999 ; Ceballos-Lascurain, 1987 ; cités dans Tardif, 2003).
8Si la « masse critique de visiteurs » est une condition pour que l’écotourisme devienne économiquement rentable (Weaver et Lawton, 2007 ; cités dans Froger, 2012), c’est en dépassant la capacité de charge des destinations que de nombreuses atteintes environnementales sont observées. Trouver un équilibre entre le développement touristique et la préservation d’un paysage de nature peut être une problématique complexe, surtout dans les zones sujettes à une croissance rapide (Tranquard et Gagnon, 2012), en particulier lorsque l’écotourisme se transforme en surtourisme.
9Si « l’expérience authentique » est garantie par l’interaction entre les touristes et les résidents, c’est en perturbant la qualité de vie des habitants locaux par les projets et les pratiques touristiques que la qualité du bien-être des touristes est affectée (Milano et al., 2018 ; Goodwin, 2017 ; cités dans Cao, 2020). Avant leur mise en scène pour leur valeur esthétique pour promouvoir le tourisme, et avant leur mise en avant par les acteurs politiques et économiques pour leur valeur commerciale, les paysages sont avant tout le cadre de vie quotidien de leurs habitants (Luginbühl et Terrasson, 2013).
10« Sans associer une valeur économique à la biodiversité, il est impossible d’atteindre les objectifs de conservation » (Ibid.). Cet argument est davantage utilisé par les acteurs économiques pour développer des projets qui soient avant tout rentables en utilisant l’argument écologique de manière trompeuse pour améliorer leur image. Nous nous trouvons dans le cercle vicieux de la durabilité des paysages produits par les démarches écotouristiques. Ces démarches n’engendrent-elles pas des conflits d’objectifs majeurs dans la mise en œuvre des projets ? Comment les aménagements qui marquent, modifient et inventent des destinations d’écotourisme impactent-ils le territoire dans ses dimensions environnementale, socioculturelle, économique et institutionnelle ? Comment construire avec les habitants de nouveaux modes d’appropriation d’un paysage que l’on souhaite protéger tout en l’ouvrant au public par l’écotourisme ?
11Entre la volonté d’utiliser le concept d’écotourisme pour la promotion d’un territoire d’une part, et celle de garantir la durabilité et la qualité des projets de paysages produits par les démarches écotouristiques d’autre part, les outils d’aménagement paysager et les modes de gestion territoriaux restent à définir, surtout au niveau local. Dans le contexte libanais marqué par une détérioration croissante des paysages naturels (déchets, pollution, exploitation des carrières, etc.) conjuguée à un manque évident de sensibilisation à l’égard de la préservation de la nature, dans quelle mesure est-il envisageable de mobiliser ce concept comme catalyseur pour établir les bases d’un projet de paysage écotouristique ? Comment ce projet peut-il s’intégrer harmonieusement dans un projet territorial plus vaste, visant à promouvoir la durabilité des destinations touristiques et à faciliter la convergence des intérêts des différents acteurs impliqués dans cette dynamique ?
12Au niveau des stratégies de planification et de gestion, la croissance du secteur de tourisme et son expansion ne sont pas guidées par des stratégies à long terme, des réglementations récentes, ou des politiques de promotion efficaces et ciblées. D’un côté, une combinaison de facteurs complexes interconnectés liés au contexte libanais d’instabilité sécuritaire, de divisions politiques, de corruption généralisée, de manque d’infrastructures d’accueil, etc. engendre des défis significatifs à la gouvernance du pays. De l’autre côté, le manque de consensus politique sur les priorités nationales limite la planification stratégique de divers secteurs économiques, y compris le tourisme.
13En ce qui concerne les sites privilégiés par le tourisme de nature, aucune orientation nationale n’a été mise en place en raison des découpages régionaux, religieux, et politiques, à l’instar du projet de paysage désigné « Parc régional de Nahr Besri et du Barouk » dans le Schéma Directeur d’Aménagement du Territoire Libanais (CDR, 2004). En revanche, d’autres projets intégrant la dimension paysagère dans la planification territoriale ont été conçus et mis en œuvre de manière à ce que les projets de paysage constituent la base des projets de territoire. L’exemple de la réserve de Biosphère du Chouf (désignée par l’UNESCO en 2005) souligne la capacité des projets de paysages écotouristiques à grande échelle à être fonctionnels grâce à l’engagement des communautés locales, soutenues par les municipalités, les partis politiques et religieux, les acteurs locaux, mais surtout des organisations locales sous l’autorité du leader territorial ou za’îm en arabe venant ainsi remplacer l’État et les municipalités dans la gouvernance du territoire (Fares, 2021).
14Pour la promotion du tourisme, les consultations des deux sites web du magazine Lebanon Traveler et du ministère de Tourisme – reconnus comme des références et sources d’informations touristiques – ainsi que du site web officiel de la réserve naturelle de Bentael, révèlent des problèmes de fiabilité liés à un arrêt d’actualisation de l’information depuis 2019, ainsi que des informations confuses ou contradictoires diffusées sur différentes sources (figure 1). Pour quelles raisons le site web officiel du ministère et celui de la réserve naturelle de Bentael ne sont-ils pas mis à jour ? Est-ce volontaire ou est-ce dû à un manque de ressources (humaine, financière) à cause de la crise multiforme à la fois économique, sociale, politique et sanitaire que traverse le pays depuis 2019 ? Cette mauvaise visibilité sur les moteurs de recherche, ce manque d’actualisation des sources, cette confusion dans la présentation de l’information, ainsi que l’absence d’une carte écotouristique nationale détaillée et facilement accessible, compliquent la planification des itinéraires des voyageurs et excluent un grand nombre de destinations d’écotourisme.
Figure 1. La disparité des informations entre trois sources d’informations se rapportant au restaurant de la réserve naturelle de Bentael
Sources : le site web officiel de la réserve naturelle de Bentael, mars 2024 ; la plateforme Facebook de The Lebanese Industry Value Chain Development - LIVCD project, juin 2018 ; et photographies prises sur site et traitées par Abi Antoun, mars 2023.
15Au niveau législatif, même si des lois spécifiques définissent les caractéristiques des infrastructures touristiques, ces lois ne sont pas toujours respectées et sont parfois modifiées et réformées, tel est le cas des propriétés maritimes publiques dont 80 % sont privatisées et majoritairement occupées par des stations balnéaires sous forme de complexes résidentiels qui contrôlent l’accès aux plages en face d’elles (Nasser, 2011 ; Adjizian-Gérard et al., 2020). Ces stations enfreignent doublement le décret 4810 de l’année 1966 qui garantit le droit d’accès de tout citoyen à toute la côte libanaise et interdit tout usage ou bénéfice privé. Dans le contexte libanais, ces problèmes de non-application des lois sont fréquents et les propriétaires (affiliés de partis politiques ou leaders politiques eux-mêmes) sont protégés par le gouvernement et les ministères en charge de ces questions. C’est souvent le même problème de favoritisme et de clientélisme au Liban, qui entrave toute réforme et l’application des réglementations en vigueur.
16À l’image du tourisme libanais, l’écotourisme présente des complexités et dysfonctionnements que l’on retrouve fréquemment : corruptions, intérêts politiques, pratiques individualistes, gouvernances inefficaces, imperméabilité du projet de paysage avec l’espace de vie quotidien, etc. En effet, la place accordée à l’écotourisme varie selon les documents stratégiques : « tourisme de nature, sports et d’aventure » (ministère du tourisme libanais), « tourisme écologique et de nature préservée » (CDR, 2004), « écotourisme » (ibid.) ; stratégie du tourisme rural (ministère du Tourisme libanais, 2014), « ultra-luxury écotourisme » (McKinsey et Company, 2019). Une multitude d’initiatives décentralisées émerge au Liban même si la notion d’écotourisme reste non ou mal définie (Tsakas et Moukaddem, 2019). Sur le plan du marketing, une diversité de projets se développe dans des zones à dominante naturelle et fonctionne sur le marché en abusant du terme « écotouristique » pour attirer davantage de touristes. Quant au niveau législatif, l’écotourisme n’est mentionné que dans la loi 130 de l’année 2019 sur les aires protégées. « C’est un tourisme à faible impact sur l’environnement et sur les valeurs culturelles locales, qui est pratiqué pour soutenir l’économie locale et l’aider à atteindre la durabilité et à préserver le patrimoine naturel et culturel » (loi nationale 130/2019). Partant de cette définition et de la réalité selon laquelle l’État libanais n’a pas mis en place de stratégie nationale de développement de l’écotourisme, l’expansion rapide et non planifiée de l’écotourisme pourrait exercer des pressions sur les paysages modifiant ainsi leur caractère culturel et affectant leur valeur écologique.
17Si l’écotourisme représente une forme de tourisme durable axée sur la découverte de la nature, il nécessite également des aménagements adaptés à l’accueil des touristes. La réhabilitation d’un espace naturel (y compris les espaces naturels protégés par la loi) en destination écotouristique nécessite un minimum de constructions d’infrastructures pouvant altérer les habitats naturels, perturber le cadre de vie quotidien et modifier les pratiques des populations, provoquant des effets significatifs sur le paysage, tant positifs que négatifs. Comment alors les démarches d’écotourisme développées sur des terrains construits et habités, pourraient-elles renforcer la protection des milieux et respecter les modes de vie des habitants des villages qu’elles affectent ?
18Au Liban, la réserve naturelle est l’un des quatre outils juridiques de protection de l’environnement, où divers acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, publics et privés, locaux, régionaux et internationaux interviennent, négocient, et exercent leur influence. Elle est créée par l’État (loi) et est placée sous sa supervision. Le comité administratif (CA) d’une réserve, composé de volontaires, constitue l’autorité au niveau local impliquant aussi des représentants des ministères de l’Agriculture et de l’Environnement, des municipalités concernées (si présentes) et des associations intéressées (locales, régionales, nationale). Le CA est responsable de la rédaction d’un plan de gestion, de la budgétisation et de la gestion de la réserve. Outre son implication dans les désignations des membres du CA, un rôle majeur est accordé au ministre de l’Environnement. Ce dernier approuve les contrats d’emploi, la réglementation des projets ; il est également responsable de l’émission des plans de gestion et des tickets d’entrée et coordonne les programmes de sensibilisation à l’environnement. La gestion quotidienne est confiée à un groupe de travail par contractualisation avec le président du comité de la réserve après approbation du ministre de l’Environnement. Après le classement en réserve, le ministère des Affaires publiques et des Transports – direction générale de l’urbanisme – élabore un plan directeur de la zone ceinture ou tampon entourant la réserve naturelle (200 à 500 mètres). Ainsi, une réserve naturelle doit être considérée dans son système régional d’aménagement du territoire, autrement dit comme un projet de paysage faisant partie d’un projet plus large, celui du territoire.
19Des contributions financières (contrôlées par le bureau d’audit de l’État) versées par des associations, organismes, institutions apportent souvent un appui financier aux réserves naturelles créant ainsi l’opportunité d’implications de divers acteurs privés, publics, ONGs, organisations familiales, etc. D’après un témoignage oral recueilli en septembre 2020 auprès de Raymond El Khoury, président du CA de la réserve naturelle de Bentael, les frais d’entrées ainsi que les crédits apportés par le ministère de l’Environnement ne suffisent généralement pas à financer les travaux de gestion.
20Pour mieux comprendre l’impact des démarches écotouristiques sur les paysages et les destinations d’accueil, nous présentons une partie des résultats de notre enquête menée en mars 2023 sur l’un des trois sites d’étude : le site de la réserve naturelle de Bentael. Nous nous concentrons sur l’appropriation de ce site par les acteurs locaux, le processus de sa mise en tourisme ainsi qu’aux impacts induits par les aménagements écotouristiques sur le territoire, dans leurs dimensions environnementale, socioculturelle, économique et institutionnelle. Cette enquête repose sur trois méthodes de collecte de l’information.
21La première méthode consiste en un questionnaire pour saisir les pratiques actuelles et anciennes des populations locales, leurs connaissances sur les notions d’écotourisme et de durabilité, leur vision du territoire et leur évaluation sur l’évolution de l’écotourisme. L’enquête par questionnaire, dont une vingtaine de questionnaires a déjà été traitée, reste en cours de réalisation sur le site de la réserve naturelle de Bentael. L’échantillon constitué de quarante enquêtés intègre d’une part un critère d’âge (18 à 85 ans) afin de prendre en compte les différentes générations qui ont vécu dans cet espace avant, durant et après la mise en œuvre du projet, d’autre part des critères de genre et d’appartenance communautaire (zone ceinture). Trois membres faisant partie des scouts du Liban sont mobilisés localement et servent de référents pour diffuser le questionnaire ; le choix des personnes enquêtées est donc lié à leurs propres réseaux de connaissance.
22La deuxième méthode consiste en des entretiens semi-directifs effectués auprès de treize personnes de la population locale, sélectionnées sur la base de la proximité de leurs habitations aux limites de la réserve (huit enquêtés) et de leur engagement dans la mise en œuvre de l’écotourisme (trois guides et deux commerçants). L’objectif de ces entretiens est d’identifier comment le projet est appréhendé par la population locale, et de décrypter les logiques qui motivent ou retiennent la personne interviewée de pratiquer l’espace et d’adhérer au projet de paysage écotouristique. Il est demandé à chaque enquêté de donner son avis et de se positionner sur la thématique du paysage, des outils de gouvernance mis en œuvre et de l’écotourisme développé.
- 3 L’appellation signifie le choisi. Le Mokhtar est un représentant de l’autorité centrale au niveau l (...)
23La troisième méthode consiste en des entretiens semi-directifs auprès des élus (Abdo el Khoury, le mokhtar3 et membre du CA) et des responsables de projet (Raymond El Khoury, le président du CA). L’objectif de ces entretiens est de mettre en évidence les représentations paysagères de cette catégorie d’acteurs, comprendre la vision qu’ils ont du paysage et des processus de sa mise en tourisme. L’objectif est aussi de les interroger sur les transformations du territoire et de voir comment ils évaluent l’appropriation de ce site par la population locale. Qu’il s’agisse de ces entretiens ou de ceux effectués auprès de la population locale, chaque entretien a été enregistré puis retranscrit afin d’avoir une meilleure communication pendant l’entretien et de ne pas être sélectif dans les données au cours de la prise de note.
24Pour enrichir notre connaissance du projet de paysage et de sa dimension écotouristique, nous avons également réalisé des observations sur le terrain. Plusieurs visites sur site nous ont permis d’observer et de photographier l’état des aménagements et leurs usages par les touristes. Ce travail a été complété par une analyse de la communication des projets : celle-ci s’est concentrée sur l’examen des documents officiels (textes de loi, plan de développement stratégique, fiches-projets, cartes, études, plans, programmes, etc.), les réseaux sociaux, les articles de presse, et les pages Internet. Ces sources nous ont fourni des informations factuelles sur le déroulement des projets et sur les activités menées dans l’espace étudié, tout en montrant bien les enjeux du territoire.
- 4 Les Mchaa’ sont des terrains dont la propriété est partagée entre toutes les personnes habitantes e (...)
25À l’origine, l’espace étudié est localisé sur les terrains Mchaa’4 des trois localités Mechhalan, Bentael et Fidar. Il représentait une ressource pour la production de charbon, la chasse des animaux sauvages et des oiseaux, ainsi que pour la cueillette de plantes médicinales. L’idée a germé localement en 1981, mais ce n’est qu’en 1999 qu’est officiellement reconnue la réserve naturelle de Bentael par son classement (loi 11/1999) grâce à une initiative privée (ministère de l’Agriculture libanais, 1996). Cette réserve est caractérisée par une biodiversité riche malgré sa petite surface (110 ha), son emplacement dans une zone périurbaine (à 7 km de la ville de Byblos), et son patrimoine culturel (trois cavités taillées dans les rochers de l’Hermitage Saint-Jean et une sculpture en pierre datant de 1500 avant J.-C). La réserve est entourée par dix villages (communautés) constituant une zone appelée Al Hourouf : Edde, Kfarmashoun, Mazraaet El Jmayyel, Dmalsa, Mechhalan, Kafr, Kfoun, Bentael, Behdaydat et al Berkeh (figure 2).
Figure 2. Localisation de la réserve naturelle de Bentael (Liban) Abi Antoun, mars 2024.
Source : Abi Antoun, 2024
26Le CA de la réserve développe le projet de paysage écotouristique dans le but de limiter l’exode rural et de contribuer au développement économique des villages environnants. Depuis 2010, il collabore avec divers acteurs, notamment l’association locale Al Hourouf, l’organisation gouvernementale USAID (United States Agency for International Development) et l’ONG nationale LRI (Lebanese Reforestation Initiative). Ces organismes ont joué et continuent de jouer un rôle important dans le processus de construction du projet de paysage écotouristique (figure 3) mettant en œuvre protection de l’environnement, valorisation des paysages et écotourisme. Ils élaborent des projets d’aménagement écotouristique (l’écoparc d’aventure, les sentiers, la signalisation…) et créent des opportunités de travail à la population locale (guides, gardes, rangers, personnels du restaurant de la réserve, etc.). Bien que la proximité de la réserve ait un caractère mixte entre le périurbain et le naturel protégé, elle est caractérisée par des paysages agricoles liés à des agricultures en serres. Les habitants ont des modes de vie plutôt ruraux.
Figure 3. Frise chronologique du projet de paysage écotouristique de la réserve naturelle de Bentael
Source : Photographies publiées sur la page Facebook de la réserve naturelle de Bentael, Abi Antoun, mars 2024.
27Le projet de paysage écotouristique de cette réserve naturelle, toujours en évolution, suscite de nombreuses confrontations entre le comité de la réserve et les populations des agglomérations avoisinantes. D’abord, un écoparc d’aventure a été inauguré en 2010 en collaboration avec le USAID. Il a consisté à délimiter les sept entrées de la réserve, à aménager des sentiers pédestres et à créer quatre espaces fonctionnels : l’espace d’accueil, l’espace communautaire, la zone d’aventure, et l’unité de sensibilisation à l’environnement. En 2018, le restaurant de la réserve et la zone de pique-nique ont été aménagés sur une parcelle à proximité de l’entrée principale de la réserve (figure 3) en plus d’un réservoir d’eau et d’un système de points d’eau tous les cent mètres pour lutter contre les incendies. Depuis 2019, de nouveaux sentiers de randonnée pédestre ont été aménagés, dont le plus récent est un sentier thématique formé d’une rampe adaptée à l’accès handicapé. Les aménagements conçus par le projet de paysage de la réserve visent à répondre, par leur variété, au double besoin de services attendus par les touristes et d’espaces publics désirés par les agglomérations avoisinantes.
28Comment le comité de la réserve pourrait-il renouer les liens avec les populations locales et le projet de paysage ? Pourquoi les habitants ne s’approprient-ils pas ce projet écotouristique qui, selon le comité de la réserve, pourrait améliorer leurs conditions de vie en créant des opportunités d’investissements dans les services touristiques (l’hébergement, la restauration), l’artisanat, la production et la vente de produits locaux ?
29Sur la carte guide proposée au touriste (figure 4) sont indiqués les sept entrées, les sentiers de randonnées et les points d’intérêt. Elle montre la manière dont le CA de la réserve, en tant que planificateur, articule l’activité écotouristique avec le territoire et le paysage en renouant les liens entre le passé et le présent, et entre le projet de paysage et les composantes du territoire.
Figure 4. Les aménagements liés au projet de paysage écotouristique de la réserve naturelle de Bentael montrant les différents traitements des entrées et des sentiers de randonnée
Source : Photographies prises sur site, Abi Antoun, mars 2024.
30Malgré une initiative locale, les liens entre les habitants et l’espace constituant la réserve se sont rompus après son classement à cause d’un manque de consensus local sur les transformations d’un site destiné à être protégé et ouvert au public. Une réserve naturelle est considérée comme un projet de paysage si elle est aménagée, conçue et restaurée pour répondre aux objectifs spécifiques de conservation et de sa mise en valeur. S’approprier ce projet de paysage implique de s’engager activement dans les étapes de sa conception, sa mise en œuvre et son maintien. Donc renouer les liens entre les communautés de la zone Al Hourouf et ce projet de paysage revient à créer une relation positive sur la base de bénéfices mutuels entre les deux partis. Dans ces conditions, il est important de redonner du sens aux parcours et aux aménagements induits par l’écotourisme.
- 5 Entre 2006 et 2009, l’inventaire de la flore a été réalisé en collaboration avec l’ONG Green Square (...)
31En retraçant les chemins empruntés par les bergers à l’époque et en leur attribuant les mêmes nominations qu’autrefois, chaque sentier raconte sa propre histoire en se rattachant au paysage hérité, renouant ainsi l’expérience du présent aux vécus passés. De plus, le sentier Al Doukane a été planifié pour faire dévier le trajet des touristes non seulement vers le magasin local pour contribuer à l’économie locale, mais aussi vers la ruelle principale de la ville pour créer une opportunité d’échange interculturel entre le touriste et la population locale. Les sentiers aménagés, bien tracés, nettoyés et accompagnés d’une signalétique permettent d’explorer la diversité des paysages à travers des points de vue panoramiques ou des cheminements intégrés dans la forêt. Mais l’expérience offerte reste peu informative en l’absence d’indications précises données sur la faune et la flore, bien que l’information soit disponible dans un inventaire de la flore réalisé en 20095 (Khaddaj, 2009). Alors que les destinations d’accueil proposent de plus en plus d’offrir au touriste une expérience éducative et formative à l’environnement à travers la technologie (signalisations avec QR code), dans la réserve de Bentael, la seule source d’information disponible est la brochure offerte à l’accueil de la réserve.
- 6 En 2015, la réserve a reçu une subvention de 230 000 $ US de l’USAID dans le cadre du projet Baladi (...)
32Quant à la répartition des aménagements écotouristiques, elle vise également à renouer les liens rompus entre le territoire (habitants et acteurs) et le paysage conservé. L’écoparc d’aventure6 et quatre entrées sur sept sont localisés dans la zone la plus proche des résidences ; une planification qui pourrait indiquer la volonté des responsables d’impliquer les habitants dans l’aménagement et la gouvernance du site. En fait, l’écoparc conçu pour fonctionner comme un espace de rencontres entre habitants et touristes s’insère dans une réserve offrant en réalité peu d’ouvertures vers l’extérieur. Les espaces d’accueil, ainsi que les entrées sont fermées à tout public et l’accès n’est possible qu’après appel téléphonique du gardien. La bibliothèque fonctionne plutôt comme bureau de réunion des membres du comité de la réserve, et l’espace accommodant des tables et des bancs opère hors événements publics comme un lieu destiné à des événements privés (fêter des anniversaires). « Même si nous voulons faire notre marche sportive quotidienne dans la réserve, nous sommes obligés d’appeler par téléphone le gardien pour y avoir accès. Nous nous contentons de contempler le paysage vert depuis la route, à travers le quadrillage métallique installé » (femme trentenaire, mars 2023). Certains habitants, notamment ceux âgés de soixante ans et plus, expriment qu’en passant par la rue juxtaposée ils ont reconnu l’installation des constructions en bois, mais qu’ils ignorent jusqu’à présent leur fonctionnalité. Le manque de diffusion de l’information ne serait-il pas source de malentendus, de perceptions négatives et en conséquence de résistances au projet de la part des habitants ? Les habitants ne sont pas concertés durant la phase de conception et de planification des travaux d’aménagement ; aussi, ils ne se sentent pas concernés par leur gestion. En effet, au cours des entretiens menés auprès des habitants locaux, la majorité affirme que les modes de gouvernance et de gestion, allant de la désignation des membres du comité de la réserve à la planification et à la circulation de l’information, ne permettent pas de les impliquer dans les actions développées au sein de ce projet de paysage écotouristique. En conséquence, les espaces aménagés restent peu ou pas vécus et utilisés au quotidien.
33En somme, entre les restrictions imposées par le projet de paysage de la réserve naturelle et les difficultés des autorités locales à renouer le lien avec les habitants, le projet de paysage écotouristique de la réserve naturelle de Bentael reste mal ou peu approprié par la population locale. Si les habitants locaux ne peuvent pas s’approprier le projet de paysage, comment pourraient-ils s’impliquer dans une démarche écotouristique et contribuer à la durabilité du projet ? De plus, sans l’implication des populations, la réserve a-t-elle les moyens pour devenir le pilier d’un projet écotouristique qui soit aussi viable économiquement ? Ces questions nous amènent à questionner la démarche de conservation qui a été conduite. Pourquoi cette démarche a-t-elle été si peu acceptée par les populations locales ? Comment les pratiques des gestionnaires ont-elles pu favoriser la non-acceptation puis une vive répulsion des populations locales au projet de paysage ? Pour répondre à ces questions, il est indispensable de réfléchir aux modes de gouvernance développés dans ce cadre géographique et territorial.
34« Depuis une trentaine d’années, l’évolution de la protection de la nature participe à restructurer les modes de gouvernance et d’intervention des gestionnaires des espaces protégés » de façon à concilier la protection de la biodiversité avec les usages de loisirs (Chadenas et al., 2020). Entre l’écotourisme et le territoire, quels sont les obstacles à la gouvernance des projets de paysage au Liban ? Alors que les pays occidentaux progressent sur la notion du paysage, par les recherches et l’élaboration de politiques publiques paysagères, au Liban, ces politiques sont inexistantes et les recherches se limitent à l’étude des dimensions matérielles et de représentations sociales du paysage (Fares, 2021). Or, par sa considération comme outil de l’aménagement du territoire, le paysage représente une opportunité pour dialoguer entre les acteurs, négocier le développement local, repenser les usages des sols et réguler les transformations des territoires (Luginbühl et Terrasson, 2013). Ce paysage conçu comme un outil au service d’un aménagement et d’une gestion durable d’un territoire fait défaut au Liban.
35Dans le contexte des réserves naturelles libanaises, les problématiques liées à la gouvernance sont de nature diverse : les conflits d’usage et d’accès, le manque de ressources financières, humaines et opérationnelles, la faible coordination entre les acteurs, les pressions foncières, le manque de participation locale, etc. mais surtout l’ingérence de l’État qui paralyse la gestion efficace des réserves.
- 7 En libanais courant, « Foulan » désigne une personne que l’interlocuteur ne désire pas nommer direc (...)
- 8 Décision 119 du 2 août 2012 de désignation du comité de la réserve naturelle de Bentael et décision (...)
36Pour ce dernier point, à Bentael, la composition du CA devrait en théorie refléter la population locale par la représentation des grandes familles, mais dans les faits ce n’est pas le cas à cause de l’ingérence de l’État. En effet, ces familles revendiquent leur droit à être représentées, c’est-à-dire à être consultées sur les choix des membres désignés pour être candidats, en passant au moins par les associations familiales locales qui rassemblent les membres de même famille autour d’intérêts et de préoccupations communs. En l’absence de municipalité à Bentael, la représentation de ces associations dans le CA de la réserve est considérée comme une forme d’autorité locale et de détention de pouvoir, où la concertation sur le choix des membres reste essentielle. « Je vous dis ce que j’entends les gens dire souvent sur la problématique de représentation : Qui dit que Foulan7 représente sa famille ? Le ministre le connaît-il personnellement ? Non ! Tout est conditionné par les noms des personnes recommandées au ministre. Par qui ? Par lui ! Puisqu’il est proche du ministre (faisant référence au président du comité) […] » (Abdo El Khoury, mars 2023). Face à ces modes de désignation, la population locale se trouve en définitive non représentée. En effet, la moitié des membres du comité est désignée de la même manière au moins depuis 12 ans (en 2012, 2015, 2019 et 2022)8, et le président – représentant du ministère de l’Agriculture – s’avère aussi le même.
Encadré 1. Extrait de l’entretien effectué le 14 mars 2023 avec M. Hanna, 92 ans.
« Lui, son honneur, le président de la réserve nous a fait une grande affliction ! Il est allé à la direction des fonciers, actant individuellement… Avant, si nous voulions construire, c’était sans permis dans toute la région […] Lequel est le plus important ? La réserve ou la vie de l’humain ? […] Il faut avoir des principes qui vont de pair […] Les fils de mon frère ont été endommagés par ces restrictions ! Ils ont dû travailler sur cela trois à quatre ans pour finalement pouvoir construire, mais pas autant que nous le désirions, ils ont été obligés de réduire le pourcentage du bâti […] ils nous ont fait des lois sans valeur à cause du président de la réserve […] Elle (la réserve) nous a beaucoup affecté […] Il (en désignant le président du CA de la réserve) se considère héros […] à cause de lui, à cause de ce qu’il fait […] Tu (en parlant du président du comité) as pris à ta charge la réserve, mais laisses les gens venir avec joie à la réserve […] Lequel est le plus important ? Les embarras ou les gens ? […] ils ont fait quelques routes dans la réserve pour qu’elle soit accessible, c’est bien ! mais lorsqu’on fait du bien il faut le compléter sur tous les niveaux (faisant référence aux restrictions sur les constructions) […] on ne nous a jamais demandés notre avis ! Les pins, c’est nous qui les avons plantés, Il n’était pas encore né ! Je me rappelle j’avais 14 ans, nous avions tous aidé à planter […] C’est un grand problème de leur part qu’ils nous ne demandent pas notre avis sur les personnes qui vont être désignées comme membres ».
Source : Entretien avec M. Hanna, retranscrit et traduit par Abi Antoun, mars 2023.
37Des questions de nature foncière ajoutent des difficultés à la mise en place d’un mode de gouvernance participatif. La notion de permis de construire existait au Liban depuis 1920 (début du Mandat français), et ce n’est qu’en 1940 que la loi de construction a été instituée puis réformée en 1962 (ministère des Études et de la Planification, 2000). Vu la négligence des autorités et de la direction générale de la planification civile, ainsi que du manque de réglementation des constructions, la reconstruction post-guerre fut anarchique, marquée par des violations du zonage, des constructions sans permis, des développements sur des fonciers inéligibles, etc. C’était le cas à Bentael et à proximité (Encadré 1). « Avant, si nous voulions construire, c’était sans permis dans toute la région » (M. Hanna, homme de 92 ans, mars 2023). Avec le classement de la réserve naturelle, une zone tampon est délimitée afin de servir de barrière contre les impacts que pourraient produire les activités humaines à l’extérieur du périmètre de la réserve : développement urbain, agriculture intensive, etc. « Nous sommes tellement loin du périmètre de la réserve ! Par quoi allons-nous la déranger si nous construisons un étage supplémentaire pour notre fils juste en haut du nôtre ? […] Nos enfants ont aussi droit à cette terre et la réserve leur viole ce droit » (homme cinquantenaire, mars 2023). La création de la réserve et les restrictions sur le pourcentage des surfaces éligibles à être investies et/ou construites ont eu des effets socio-économiques à double tranchant. D’un côté, une part de la population a été déplacée autoritairement pour ces questions d’habitat, mais aussi en raison de l’incapacité de la réserve à soutenir l’économie par la création d’emploi ou de l’investissement. D’un autre côté, des propriétaires fonciers ont construit des villas individuelles (figure 5) avec de vastes espaces extérieurs équipés de piscines, jardins et terrains de sport, profitant ainsi de la valeur ajoutée que la proximité de la réserve leur offrait (cadre naturel protégé, qualité de vie améliorée, effet de prestige, etc.).
Figure 5. Les paysages à proximité de la réserve naturelle de Bentael
Un mixte d’aménagements périurbains de proximité et de villas individuelles (avec piscine, espaces de stationnement, terrain de sport, jardin privé, etc.) à l’interface avec les limites de la réserve
Source : Photograhies prises sur site par Abi Antoun, mars 2023.
38Ces dernières années, la gouvernance qui s’est mise en place entre le secteur privé, le pouvoir local et l’État s’est concrétisée sous forme de partenariats, de coordinations, de concessions qui ont différé d’un contexte à l’autre. À Bentael, la contribution du secteur privé (hors associations et ONG) dans le projet de paysage écotouristique reste marginale. En 2017, le projet de restaurant de la réserve est aménagé après un accord privé-public sur un foncier de propriété privée. Il fut par la suite récupéré par les propriétaires pour y placer une maisonnette en bois, louable pour les vacanciers, ce qui a créé des opportunités d’investissements avec des tables d’hôte réservables à l’avance chez cinq particuliers de la région. Touchés par les crises économique et sanitaire depuis 2019, les habitants, dont les ressources sont devenues limitées, se trouvent incapables d’accueillir spontanément les touristes. De plus, à l’occasion de la journée nationale des réserves naturelles en 2024, un traiteur privé s’est occupé du service culinaire. Ces alternatives semblent ne pas pouvoir remplacer la présence d’un service de restauration permanent. Un engagement de la part de la population locale reste aujourd’hui risqué au vu des fluctuations saisonnières de la fréquentation et du faible support offert par les gestionnaires du projet surtout en matière de promotion de leurs services.
39Les ONG nationales et internationales s’affirment aussi comme des acteurs principaux pour fournir des formations pour le personnel et les locaux (Lebanese Reforestration Initiative - LRI), établir le sondage et l’inventaire de la flore (Green Square), et financer des travaux d’aménagement (USAID), etc. D’ailleurs, au niveau national, le secteur privé formé d’ONG, d’associations et d’éco-entrepreneurs, a été la preuve d’un engagement et d’un investissement au service de l’environnement depuis la croissance de l’intérêt des Libanais pour les activités en plein air (Adjizian-Gérard et al., 2020). Pour leur part, les associations régionales « travaillent avec les organismes du secteur public, le secteur privé, les organisations de la société civile et les institutions internationales […] autour de projets de développement, environnementaux, culturels, sociaux, artistiques, et touristiques » (traduction de la déclaration de création de l’association régionale Al Hourouf). L’association Al Hourouf et l’association de développement de Bentael et des villages environnants coopèrent avec le comité de la réserve pour élaborer des calendriers touristiques, et les scouts sont également présents pour renforcer le service d’accueil ou accompagner certains événements, comme celui mentionné sur la figure 6. Au cours des années 1990, les associations environnementales créées ont été manipulées rapidement par les élites communautaires (Fares, 2021), elles ont évité des conflits susceptibles d’émerger entre le pouvoir de ces élites et le pouvoir local (celui des municipalités dans le cas du Liban). À Bentael et dans les régions avoisinantes, les élites familiales représentent le pouvoir local – par manque de municipalités –, et ils s’engagent dans des associations familiales ou régionales. Si les membres des comités successifs de l’association Al Hourouf sont presque les mêmes, et que presque la moitié (trois sur huit) d’entre eux sont aussi membres du comité de la réserve, comment cette association pourrait-elle agir avec transparence et être force de propositions, indépendamment des conflits d’intérêts générés par ce mode de fonctionnement ? La gouvernance concentrée entre les mains des mêmes personnes au sein de la communauté et le manque de communication et de consultation de la population locale semblent être les éléments clés expliquant l’incompréhension des habitants et leur impuissance à agir dans la conception et le suivi des projets.
Figure 6. Comparaison entre les paysages de la réserve naturelle de Bentael avant et durant la journée nationale des aires protégées en 2023.
Source : Abi Antoun, mars 2023.
40Cet article a tenté de démontrer que par le biais de l’écotourisme, un projet de paysage peut redéfinir la relation avec le territoire en tenant compte des diverses parties prenantes, publiques et privées. Dans le cas de la réserve naturelle de Bentael, le projet a engendré une résistance de ceux qui en annoncent les impacts négatifs (restrictions sur les investissements, gouvernance non représentative…), mais a été soutenu par une majorité des enquêtés qui en a perçu l’intérêt (revitaliser la région, conservation du cadre de vie, etc.).
41La durabilité du projet de paysage, résultant des démarches écotouristiques, se réfère à la capacité de le concevoir, le planifier et le gérer de manière à intégrer les bénéfices à tous les acteurs. Cette durabilité se construit localement en en cherchant à trouver un équilibre entre les aspects économiques, sociaux et environnementaux du projet. Elle doit aussi se construire dans une perspective de gouvernance où le paysage s’inscrit dans une réflexion politique abordant les relations entre acteurs, les rapports au pouvoir, les processus de décision et d’action, ainsi que les logiques de gestion (Fortin et al., 2019).
42Le projet de paysage écotouristique de la réserve naturelle de Bentael souffre d’un manque d’engagement des populations concernées (de la région Al Hourouf), car il est gouverné sans l’implication de la population locale, sans sa concertation et en lui communiquant peu d’informations. Ce modèle de gouvernance, résultant du classement en réserve naturelle, n’est pas propre au Liban, mais existe avec des variantes ailleurs et varie en fonction de la taille, la localisation, le statut juridique et les objectifs spécifiques de conservation de chaque réserve. Puisque la concertation, la collaboration et la participation des divers acteurs sont essentielles pour assurer une gouvernance efficace et inclusive, il pourrait être bénéfique de construire une démarche écotouristique concertée et parvenir à des arrangements solides et légitimes qui permettent, en aval, de définir les orientations des projets. Cette démarche pourrait conduire à des choix d’aménagement acceptés par les acteurs et, potentiellement, à des formes de reconnaissance institutionnelle des paysages écotouristiques (nouvelles lois, chartes, statuts de paysage naturel et culturel, etc.).
43Mais, dans un pays où la culture du paysage fait défaut et où le paysage n’est pas véritablement intégré dans les politiques publiques, le chantier apparaît encore immense. Par ailleurs, nos recherches témoignent des obstacles à la mise en place de modèles basés sur des engagements communautaires. En effet, les Libanais manquent de culture paysagère et environnementale et se distinguent par leur faible engagement dans des pratiques nécessitant de gros efforts, par exemple le recyclage ou le compostage.
44La construction d’un nouveau modèle intégrant la participation de la population locale et sa contribution aux activités et services fournis est nécessaire pour que le concept d’écotourisme devienne plus concrètement et efficacement une réalité du tourisme au Liban. Il s’agirait alors de révéler, avec les gestionnaires, les paysages quotidiens à revitaliser, les traits à valoriser et les manières de représenter aux populations locales les aires protégées accommodant l’écotourisme. À l’échelle du territoire, le projet de paysage écotouristique permettrait de repenser la manière dont les populations locales pourraient s’approprier ce paysage protégé, notamment pour les engager dans le projet. Parallèlement, à plus large échelle, l’écotourisme constituerait une opportunité pour construire un projet de territoire articulé autour du projet de paysage accepté et soutenu par ces populations locales. Les deux objectifs déclinés à deux échelles différentes devraient pouvoir s’articuler de manière plus durable en retravaillant les modes de gouvernance et de gestion imposés par les politiques publiques de conservation.