1Dans un monde d’expansion urbaine rapide, la périphérie subit des transformations majeures entre zones urbaines et zones rurales, influencées par des facteurs tels que l’épuisement des ressources, le changement climatique, la croissance démographique, le progrès technologique, les perturbations environnementales, la mobilité accrue des travailleurs, la recherche d’une meilleure qualité de vie des populations locales, etc. (Debroux et Charmes, 2024 ; Diatta et Ndiaye, 2024 ; Poulhès et Brachet, 2024). Ces évolutions complexes nécessitent une compréhension approfondie et une modélisation globale, notamment en ce qui concerne l’évolution des milieux périphériques qui s’affranchissent de leur rôle tampon entre zones urbaines et zones rurales (Poulhès et Brachet, 2024). La question de la redéfinition de la périphérie n’est ni nouvelle ni récente. Ainsi, notre analyse s’appuie sur une revue de la littérature qui a sélectionné des débats clés faisant la transition entre la problématique des années 1970 et celle des années 2020. L’objectif étant de constater que certaines analyses théoriques des années 1970 peuvent encore se confirmer dans certains lieux tout en soulevant les réalités contemporaines des années 2020. De plus, cette démarche offre des angles conceptuels favorisant la compréhension de l’empirisme de notre étude de cas : la cité lacustre de Ganvié ; une périphérie lacustre authentique située au sud du Bénin.
2Dans l’article Centre et périphérie : éléments d’une problématique urbaine, les auteurs Jacques Bonnet et François Tomas indiquent qu’en ce qui concerne les différenciations de l’espace urbain, la problématique centre-périphérie semble complètement dépassée depuis la crise du début des années 1970 en France (1989 : 11). Pour ces auteurs, la période contemporaine est le point de départ d’une quatrième phase (Bonnet et Tomas, 1989 : 11), qui relance le débat scientifique sur les cycles de transformation urbaine des couples centre-périphérie. Cette hypothèse défendue dans leur article prend racine dans le discours des différenciations à faire entre centralité urbaine et centre-ville (Fishman, 2011 ; H. Godard, 1987 ; M.C. Godard, 1982) ; périphérie et marginalité sociale dans les relations territoriales duales (Kokoreff, 2009). Une différence importante doit être considérée entre (1) l’obsolescence de la problématique centre-périphérie et (2) la problématique de l’obsolescence du modèle centre-périphérie. La question de l’obsolescence du modèle centre-périphérie dans la gestion des communautés urbaines est l’un des sujets d’actualité contemporains. À partir d’une revue de la littérature en économie spatiale et en géographie, l’auteur Marc Dumont (2017, paragraphe 45) nous livre les principaux traits critiques de la période actuelle :
le caractère obsolète du modèle est dû au nouveau contexte des territoires tel qu’il résulte des trois dimensions normatives, géographiques et pratiques de la mondialisation au sens large, dimensions qui se reflètent dans les processus de « mondialisation », « d’internationalisation » et « mondialisation au sens étroit ».
3Rappelons que le modèle centre-périphérie favorise une vision duale, hiérarchique et systématique « entre un centre dominant et des périphéries dominées » (Dumont, 2017, paragr. 1). Autrement dit, un modèle dans lequel le centre privilégié (à travers différentes concentrations démographiques, économiques, politiques, etc.) régule les territoires périphériques dont il assure la gestion spatiale directe ou indirecte. Or, ce sont souvent ces périphéries qui soutiennent les centres grâce aux ressources socio-écologiques qu’elles produisent et qui sont essentielles à la vitalité des centres. À partir de plusieurs exemples, l’auteur oriente sa critique en se concentrant sur les notions d’aire urbaine (principale mesure du modèle centre-périphérie) et d’intercommunalité. Pour lui, l’intercommunalité liée à la notion d’aire urbaine ne prend pas suffisamment en compte le vécu des populations (ou des communautés résilientes) et surtout le caractère hétérogène lié à la complexité géographique des territoires. À la logique radiale (où « les périphéries sont contrôlées et dépendantes du centre, qui les maintient ensemble par les rayons qu’il déploie » (Dumont, 2017, paragr. 25), s’oppose la logique réticulaire (Dumont, 2017, paragr. 34) :
Les habitants qui habitent l’un des territoires d’une unité urbaine ou d’une agglomération ignorent parfois totalement la commune géographiquement située au centre, ou n’y ont recours qu’exceptionnellement. Pour eux, l’espace de vie, pour leurs activités professionnelles, pour leur consommation et pour leurs loisirs, ne correspond pas à une logique radiale. Au contraire, elle s’inscrit dans un réseau de territoires qui, d’une part, ne recoupe en rien le périmètre de l’unité urbaine ou de l’aire urbaine et, d’autre part, peut ignorer la commune centrale.
4Quatre raisons pourraient expliquer l’obsolescence du modèle centre-périphérie (Dumont, 2017, paragr. 37‑45) au profit d’une réalité de l’expérience fondée sur une logique réticulaire. (1) Selon les points de vue et les contextes, suffisamment de territoires représentés uniquement comme des centres se trouvent en fait dans une situation périphérique par rapport aux autres territoires. (2) Les territoires ne sont souvent plus la périphérie d’un centre, mais de plusieurs centres. Il s’agit d’un phénomène général qualifié de multi-périphérie, qui va de pair avec des problématiques d’intercommunalité, de communautés d’agglomération voire d’agglomération. (3) Un territoire périphérique peut être un centre par rapport à d’autres territoires secondaires. Tout serait lié à la vision fonctionnelle des espaces environnants avec lesquels il exerce une attraction. (4) Selon le contexte (saisons, phénomènes météorologiques, événements socioculturels et/ou économiques importants) « des territoires à caractère majoritairement multi-périphérique peuvent constituer un centre à un moment de l’année » (Dumont, 2017, paragr. 43). Bien qu’intéressantes, les critiques du modèle centre-périphérie soulèvent d’autres questions sur la représentation des territoires. En particulier, les questions anciennes sur la différenciation entre centre-ville, centralité urbaine et périphérie.
5Le débat sur les différenciations des espaces urbains a été soulevé dans d’autres travaux scientifiques qui ne sont pas nécessairement liés à la problématique centre-périphérie. Dumont en fera une référence lorsqu’il désignera les travaux d’August Lösch sur l’économie des régions et l’homogénéité. Dans une de ses conclusions, Lösch insiste sur l’apparition des « phénomènes urbains » (Dumont, 2017, paragr. 14) et leur rôle clé dans la compréhension de la non-homogénéité naturelle des périphéries. Un autre exemple est celui des études géographiques sur le tourisme rural. Dans leur ouvrage intitulé Perspectives on Rural Tourism Geographies, Koster et Carson (2019) soulèvent la question des regards croisés à établir sur les zones rurales périphériques. À l’aide d’une grille de lecture (intégrant plusieurs facteurs et échelles), ils réaliseront une analyse comparative d’études de cas en Australie, en Suède et au Canada. Ils concluent que même si les espaces ruraux sont représentés de manière plus homogène, les résultats obtenus à partir de la grille de lecture démontrent une hétérogénéité spatiale complexe.
6L’hétérogénéité est liée à divers facteurs (proximité, distance, culture, démographie, cadres politiques et institutionnels, etc.), défis et enjeux auxquels sont confrontés ces espaces urbains. Selon les auteurs, la non-standardisation des espaces ruraux périphériques est liée à l’existence de multiples trajectoires de développement, en plus des rétrospectives économiques spécifiques aux régions où sont implantés ces espaces (Koster et Carson, 2019). En ce sens, les opportunités, les défis et les options ne peuvent être représentés de manière homogène. Néanmoins, afin de faciliter leur appropriation intellectuelle, un exercice de dénomination et de classement typologique serait utile afin de différencier les grandes tendances qui se dégagent le plus souvent des cas étudiés. Aussi, cette classification devrait à la fois mettre en évidence les différences et les orientations susceptibles d’encadrer l’approche de développement touristique des communautés situées dans des contextes géographiques similaires (Koster et Carson, 2019). Notre posture théorique s’appuie sur ces travaux.
7Sur la problématique de la dualité centre-périphérie, le regard à porter sur la périphérie sera lié au type d’analyse que l’on souhaite utiliser pour étudier ces milieux. Faut-il avoir un regard géographique ? Une perspective socio-économique ? Ou un regard basé sur le travail des acteurs de l’urbanisme ? Ou encore un regard médian qui serait la moyenne de ces ensembles de regards portés sur ces périphéries contemporaines ? De Lauwe (1982 : 142) a répondu à ces questions en suggérant que l’opposition centre-périphérie a tendance à s’exprimer moins géographiquement qu’économiquement et socialement. Nous soutenons que, dans une perspective phénoménologique, la problématique centre-périphérie n’est pas obsolète, contrairement au modèle centre-périphérie qui est, lui, obsolète. En considérant le problème et non le modèle, cela permet de renouveler la pertinence des questions lorsqu’on considère des cas empiriques auxquels l’urbanisme fonctionnaliste ne s’est pas trop intéressé (système urbain socio-écologique). Dans le cadre de cet article, le changement urbain (considéré comme un phénomène urbain) sera notre objet d’analyse. Deuxièmement, nous soutenons qu’avoir des regards segmentés (en géographie, en urbanisme, en socio-spatialité ou en économie) rendrait moins efficaces les grilles de lecture capables de capter la périphérie dans ses formes contemporaines. Dans un contexte de changements accélérés (démographie, climat, ressources), nous proposons un regard croisé mettent en valeur les savoir-faire, le savoir-vivre face aux vulnérabilités existantes dans les zones urbaines à l’échelle locale. Cette vision repose également sur les interprétations culturelles des différents cas empiriques (Wirth, 1938).
8L’auteure Marie Claire Godard dans son article intitulé Centre-ville, centralité et dynamiques urbaines, basé sur l’étude de cas de Francfort, affirmait déjà que le « renouvellement partiel de la centralité ne se limite pas au centre-ville, ni à sa zone d’expansion » (1982 : 90). Cette affirmation soulève la question de savoir quelle pourrait être une manière alternative d’envisager le couple centre-périphérie, en contournant les difficultés liées aux définitions de la centralité urbaine ? La réponse pourrait être liée à la croissance urbaine. En effet, si « la production de l’espace urbain en périphérie et la reproduction de l’espace urbain dans le noyau central ancien participent d’une même logique de croissance urbaine » (Bonnet et Tomas, 1989 : 4), elles n’excluent pas l’idée de réfléchir aux questions d’attractivité. Ces enjeux façonnent les différentes zones urbaines incluses dans un couple centre-périphérie. Cela conduit à considérer les agglomérations en fonction de leur taille de population et des distances séparant les couronnes extérieures des tâches urbaines (Watchueng, 2007 : 6). Loin d’être une réponse définitive, cette considération simplifie néanmoins l’analyse des relations dialectiques dans le couple centre-périphérie et offre de nouvelles possibilités pour les grilles de lecture.
9L’étude de cas choisie pour cet article est la ville lacustre de Ganvié au Bénin (Afrique de l’Ouest). Nous l’avons choisie parce qu’il s’agit d’une ville non planifiée, autoconstruite et authentique (en raison du mode de vie autochtone d’origine). Globalement, notre approche est croisée à une ascendance qualitative. Il comprend la recherche documentaire, l’observation et le traitement des données par analyse orientée. La recherche documentaire s’est concentrée sur la littérature grise obtenue sur les sites officiels de diverses institutions. Elle a également permis d’acquérir des données statistiques sur Ganvié et les villes qui forment les centres urbains du sud du Bénin.
Figure 1. Une zone habitée de la cité lacustre de Ganvié (Bénin)
Source : Fèmy Fagla, 2021.
10L’observation s’est accomplie à deux niveaux. Un premier niveau a été réalisé sur le terrain à l’échelle du bassin lacustre entre 2016 et 2021. L’objectif était de s’immerger dans le mode de vie autochtone et d’identifier les éléments tangibles qui font la réussite de la zone touristique. Pour ce niveau d’observation, le matériel utilisé est constitué d’une fiche d’observation, d’un crayon, d’un cahier et d’un appareil photo. Toutes les photographies portent principalement sur des maisons et ont été réalisées en collaboration avec les personnes présentes dans les images. Le deuxième niveau d’observation a été réalisé sur des images satellites à l’échelle du territoire du Lac Nokoué. Le matériel utilisé est l’outil de mesure de distance Google Earth. Les données obtenues ont été retranscrites manuellement puis utilisées pour calculer la loi de William Reilly (Dumont, 2017 ; Watchueng, 2007).
11Le traitement des données a été effectué sur la base d’une analyse orientée en trois étapes. Dans un premier temps, nous présentons brièvement la mutation urbaine de la périphérie authentique et mettons en évidence ses principales caractéristiques. Nous analysons ensuite les relations dialectiques (législatives, géographiques, urbanistiques) qui existent entre les principales centralités urbaines autour du lac Nokoué et de Ganvié. Elle s’appuie sur l’analyse de la littérature grise émanant de diverses institutions (UNESCO, RAMSAR, schémas d’aménagement béninois). Enfin, afin de comprendre comment Ganvié est devenue une périphérie (géographiquement intégrée) par rapport à la dynamique de l’agglomération du Grand Cotonou (Amontcha et al., 2017), la dernière partie de notre analyse s’intéresse aux enjeux d’attractivité existants dans le couple centres urbains-périphérie authentique. Pour mieux cerner les enjeux d’attractivité qui existent entre la périphérie et les centralités urbaines de l’agglomération, nous utiliserons la loi de William Reilly. Il affirme qu’une ville attire les clients en conséquence directe de sa population agglomérée et à l’inverse du carré de la distance. Il permet de « quantifier les zones périphériques dominées par l’influence des villes (Dumont, 2017, paragr. 10).
12La cité lacustre de Ganvié est l’un des cinq habitats lacustres situés au nord-ouest du lac Nokoué en République du Bénin. Vieille d’au moins trois siècles, elle est géolocalisée à l’endroit même où le bras droit de la rivière Sô, qui constitue l’épine dorsale de la Commune de Sô-Ava dont elle fait partie, se jette dans le lac Nokoué (Fagla, 2017 : 2). Grâce à l’analyse rétrospective réalisée à partir des travaux de Bourgoignie (1972), nous savons que, dans le passé, la cité lacustre était une destination touristique privilégiée en Afrique de l’Ouest.
13Techniquement, Ganvié aurait pu être classée comme un habitat de halo traditionnel basé sur les activités de pêche (Fagla, 2017 : 100). Il s’agit d’un recueil de valeurs culturelles et écologiques, toutes soutenues par un environnement naturel riche et très diversifié. L’environnement bâti se reconnaît à son caractère sobre et rustique ; fabriqués à partir de matériaux locaux et adaptés aux conditions climatiques du Lac. Il y a soixante ans, la population était peu nombreuse, et les activités économiques se résumaient à l’exploitation des ressources socio-écologiques (notamment ; la ressource halieutique). Le lac ne communiquait pas encore avec l’océan Atlantique et ne connaissait donc pas de problèmes de saumures saisonnières. Dans l’état des lieux, on ressentait une forme d’équilibre entre l’habitat et son environnement écologique immédiat. Mais entre les années soixante (1960) et aujourd’hui, cet état d’équilibre va progressivement changer.
14En effet, la croissance démographique, l’épuisement des ressources socio-écologiques et les changements environnementaux (climat, salinité du lac, montée des eaux, etc.) entraînent une diminution de la qualité de vie générale de la cité. D’après Fagla et al. (2023), il existe une réelle inadéquation entre les infrastructures existantes et la démographie de Ganvié. Certaines fonctions urbaines sont tout simplement inexistantes (loisirs, sports) et les services de santé et d’éducation de base ne sont pas en mesure d’offrir de meilleurs services en raison de l’insuffisance d’équipements, du manque de personnel et de la logistique. Il n’existe aucune politique de gestion des déchets solides et ménagers, favorisant ainsi la pollution et la dégradation de l’environnement lacustre. La couverture en eau dans la ville est mal répartie et l’assainissement est quasiment inexistant. Les principales conséquences visibles se font sentir dans l’évolution : (1) des formes de l’environnement bâti et de l’occupation de l’espace, (2) des perceptions et expériences des différentes vulnérabilités et (3) de la diversification des activités économiques quotidiennes. Plusieurs auteurs feront référence dans leurs ouvrages aux changements observés dans la cité entre le début des années 1970 et 2017 (F. Fagla, 2017 ; Gonçalves, 2015 ; Zonon, 2015 ; Akouete, 2000 ; Pétrequin, 1984a ; 1984b ; Gnacadja, 1983 ; Bourgoignie, 1972).
15La principale conclusion émergeant de cette période de résilience se résume au phénomène de transformation urbaine que traverse la cité (Fagla et al., 2023). Elle se caractérise par des stress combinés dont les causes peuvent être établies selon les cinq critères qu’ONU-Habitat utilise pour classer une zone comme bidonville, soient : 1) un surpeuplement ; 2) un accès inadéquat à l’eau potable ; 3) un accès inadéquat à l’assainissement et aux infrastructures ; 4) un manque de qualité structurelle des logements et 5) un statut résidentiel dangereux. Selon ces critères d’ONU-Habitat, la cité est aujourd’hui confrontée à une transformation en bidonville marquée par la mutation avancée du cadre urbain (démographie, occupation de l’espace, architecture, économie, etc.) et la dégradation avancée du cadre environnemental (Fagla et al., 2023). D’autres conséquences plus visibles sont également observées : la surexploitation des ressources restantes (due à la surpopulation) et l’existence de multiples stratégies d’adaptation individuelles et/ou communautaires face à la combinaison de ces stress dans le système socio-écologique. La structure sociospatiale de la ville – auparavant régie par les règles coutumières de gestion des ressources naturelles et d’occupation de l’eau – en est complètement bouleversée (voir figures 2, 3 et 4).
Figure 2. Organisation sociale et organisation spatiale à Ganvié (Bénin)
Source : Fèmy Fagla, 2017, adapté de Gnacadja, 1983
Figure 3. Exemple de concession familiale
Source : Pétrequin (1984)
Figure 4. Concession familiale étalée
Source : Fagla (2017)
16La morphogenèse typique de la cité connaît également de profonds changements dont les conséquences seront visibles sur le plan architectural et spatial. Dans le cas des matériaux de construction, par exemple, le coût élevé des matières locales (endogènes au milieu) et les difficultés d’approvisionnement (disponibilité sur de plus longues distances), forcent les populations à se tourner vers des matériaux exogènes comme le béton et l’aluminium. Ces derniers ne sont pas du tout adaptés aux conditions climatiques (humidité, ensoleillement, inondations, vent) du lac. Nous pouvons aussi citer l’exemple du mode d’occupation spatiale et la densité urbaine qui y est liée. Face à l’épuisement des ressources écologiques, un sous-phénomène de conquête spatiale lacustre est né. Cette conquête encourageant une course à la monopolisation des biens communs socio-écologiques en présence (Ostrom, 2018 ; Ostrom et Ostrom, 2018), notamment la ressource halieutique. Cela entraîne un étalement incontrôlé du tissu urbain (voir figure 5).
Figure 5. Croissance spatiale et mouvement d’expansion entre 1981 et 2016 à Ganvié (Bénin)
Sources : Gnacadja (1983) et Fagla (2017)
17De cette description sommaire, nous retenons que le phénomène de mutation urbaine a entraîné de profonds changements dans les comportements culturels, l’occupation spatiale et les activités socio-économiques des populations (Fagla et al., 2023). Face à la baisse des revenus et à l’augmentation du chômage, une vague de changement de mentalité pousse les populations à multiplier et diversifier leurs activités économiques (contrebande d’essence, braconnage, commerce de produits manufacturés et transport fluvial lagunaire). Ces activités se développeront au détriment de la conservation de l’environnement et progressivement, l’environnement perdra de ses attraits et de ses atouts.
18Des cinq villes lacustres situées au nord-ouest du lac Nokoué, Ganvié reste la plus connue, étant donné que plusieurs orientations et politiques aux niveaux international, national, régional et local se chevauchent lorsqu’on y fait référence. Pour comprendre l’origine des termes authenticité et environnement socio-écologique associés à la cité lacustre, il est important de revenir sur les principales politiques et orientations qui la régissent au niveau international.
19Par la référence 869 de la catégorie culture du 31 octobre 1996, le Bénin a officiellement inscrit sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’UNESCO, le site lacustre de Ganvié. Ce site est composé de trois zones essentielles : le noyau résidentiel ancien, la zone d’exploitation de la lagune et les plaines semi-lacustres environnantes. Dans le document officiel de candidature, il y a une déclaration d’authenticité et/ou d’intégrité formalisée par l’UNESCO. Et de cette déclaration, voici la représentation qui est faite de l’environnement :
Malgré les modifications et innovations apportées à l’habitat traditionnel par le modernisme, le site lacustre de Ganvié remplit plus particulièrement les critères (v) et (vi) relatifs à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Cet ensemble lacustre et d’îlots semi-lacustres a conservé ses particularités. Le temps n’a pas modifié ni altéré de manière significative les attraits de cet espace lacustre qui date de la fin du XVIIe siècle et où les matériaux de construction sont en harmonie avec le milieu naturel (bois, paille, plantes diverses) (UNESCO, 1996).
20Premièrement, dans la déclaration d’authenticité, une partie de la phrase retient notre attention : le temps n’a pas modifié ni altéré sensiblement les attraits de ce pays lacustre. Nous considérons que cette partie du texte issue de l’institution mondiale crée et entretient un imaginaire de ville lacustre sans dynamique, mais subissant plutôt continuellement une forme de fixité urbaine. Les conséquences de cette situation nourrissent un écart entre la réalité de mutation urbaine actuellement visible et l’imaginaire affectant cette périphérie qualifiée d’authentique. Il est important de noter que cette partie du texte continue d’influencer de nombreuses autres politiques à divers niveaux (national, régional, local, site).
21Deuxièmement, le lac Nokoué (où se situe Ganvié) est l’un des quatre sites présentés par le Bénin pour être reconnus et ratifiés par la convention RAMSAR sur les zones humides de haute importance stratégique. En inscrivant le lac Nokoué sur la liste RAMSAR, la ville gagnera un autre statut. En effet, sa géolocalisation sur le lac lui donnera quasi automatiquement un statut de cadre bâti en zone socio-écologique à protéger. Ce statut deviendra un indicateur important pour les différents acteurs socio-économiques en quête d’opportunités en termes d’écotourisme et de valorisation des atouts naturels de la région. Mais en n’insistant pas sur l’existence et l’exploitation du lac par les peuples autochtones, cette ratification de RAMSAR va plonger la ville dans un autre imaginaire : celui d’une ville où les populations ne produisent pas d’externalités négatives sur leur environnement socio-écologique. Autrement dit, un lieu où les populations locales ont toujours été en parfaite symbiose avec leur environnement. Cela était peut-être le cas dans le passé, mais la réalité actuelle est bien différente. Cela peut être illustré en prenant l’exemple de la gestion de l’assainissement en ville ou de la gestion des déchets ménagers solides. Nous présenterons le cas de la gestion des déchets ménagers solides à partir de données obtenues entre 2000 et 2017.
22Autrefois, les déchets produits dans la ville étaient organiques (Akouete, 2000 ; Pétrequin, 1984b ; Zonon, 2015). Les populations disposaient d’une auto-organisation de gestion et de recyclage de ces déchets (Pétrequin, 1984b). Une fois dans l’environnement, ces résidus issus des activités de construction ou des activités domestiques se dégraderaient dans l’environnement, contribuant aux cycles des écosystèmes. Au fil du temps, la pratique culturelle consistant à déverser les déchets dans le lac s’est poursuivie, mais le changement progressif du type de déchets a eu un impact majeur sur la qualité de l’eau. L’introduction de plastique et d’autres types de déchets non organiques entraîne une accumulation et des effets domino négatifs. Selon les autorités communales, il a été estimé qu’environ 12,64 tonnes de déchets non organiques sont déversées chaque jour dans l’environnement du lac (Oxfam et Commune de Sô-Ava, 2013). Ce chiffre va sûrement augmenter en raison de la croissance démographique et de l’absence totale de structure de collecte des déchets ménagers solides. Le fait que les déchets ménagers solides soient rejetés dans la nature dans un contexte de surpopulation expose l’écart existant entre l’imaginaire d’une zone humide exempte d’externalités négatives et les réalités de la pollution humaine de l’environnement (voir figure 6).
Figure 6. Construction, réutilisation des matériaux et fossilisation des plantes
Source : Pétrequin (1984)
23Le double statut conféré à Ganvié par les institutions internationales a un impact très important sur la création de deux imaginaires urbains (Marcotte et al., 2020). Ces dernières sont en décalage avec les réalités de vie des populations locales. En réalité, la cité est confrontée aux problématiques de gestion d’une ville moyenne du Bénin (assainissement, déchets, besoins en eau potable, besoins en électricité, etc.). En ce sens, l’imaginaire urbain hérité du niveau international ne facilite pas une réelle compréhension des besoins de l’environnement par tous les acteurs. Ces besoins compromettent tous les secteurs économiques vitaux de la ville. Ils rendent vulnérable la santé des populations et réduisent considérablement leur capacité à produire et à contribuer à un développement local intégré et respectueux de l’environnement. Rappelons également que la question centrale de la transformation urbaine n’est pas du tout abordée dans ces affirmations. Cela peut s’expliquer par la non-actualisation des imaginaires authentique et socio-écologique.
24La République du Bénin, comme la plupart des anciennes colonies africaines francophones, connaît un problème de macrocéphalisation spatiale (Marguerat, 1982). Cette situation s’explique par la convergence de plusieurs paramètres, notamment l’exportation des matières premières de l’hinterland vers les ports maritimes (Godard, 1987) et les vagues successives d’exode rural. La macrocéphalisation spatiale fait du sud du Bénin une concentration de villes détenant la plupart des pouvoirs : politiques, économiques, judiciaires et législatifs. Après des décennies d’échanges et de dynamiques urbaines, une continuité urbaine est née autour du lac Nokoué (Dorier-Apprill et Domingo, 2004) : Cotonou, la capitale économique, Porto-Novo, la capitale politique, en plus d’Abomey-Calavi, de Sèmè et de Podji, villes-dortoirs résidentielles et autres villes historiques interdépendantes (Ouidah, Abomey, Kétou, etc.). La plupart de ces villes représentent les points forts centraux de leurs communes et des zones rurales qui composent ces communes (selon le découpage administratif et territorial béninois) (voir figure 7). Une lecture spatiale rapide montre que ces principaux centres urbains ont formé une agglomération le long du lac Nokoué et du littoral béninois. Ce vaste espace s’appelle le Grand Cotonou.
Figure 7 : Grand Cotonou : une agglomération tout au long du lac Nokoué et du littoral béninois
Source : SDAU, Grand Cotonou, 2006
25L’agglomération est reconnue dans les différents rapports de gestion urbaine et soutenue par un principe d’intercommunalité (Direction de la Prospective et du Développement Municipal, 2008 : 33). Plusieurs interactions vont naître dans cette agglomération entre les différentes villes et ces centralités urbaines qui sont devenues tellement interdépendantes qu’elles sont confrontées à des enjeux davantage régionaux que locaux (besoins en infrastructures de transport, sécurité, emploi, commerce, loisirs, gestion fiscale, logement, etc.). Cette situation les amène à proposer plusieurs schémas de gestion ayant un double objectif : répondre aux principaux besoins de chaque pôle urbain tout en contribuant à une politique de développement régional. Il s’agit donc souvent de politiques urbaines avec une double vision (locale et régionale). Les interactions à l’origine des dynamiques d’agglomération font qu’aucun de ces pôles urbains ne peut se développer sans prendre en compte les autres. Et pour faciliter la gestion urbaine de l’ensemble du vaste territoire du Grand Cotonou, les acteurs de l’aménagement du territoire proposeront deux documents d’aménagement et d’aménagement. Il s’agira des schémas directeurs d’aménagement du « Grand Cotonou » (Capo, 2006) et du « Littoral » (Hachimou et al., 2001).
26Une lecture approfondie de ces deux schémas montre que Ganvié est représenté comme une zone d’opportunités écotouristiques qu’il convient de développer et d’exploiter pour le développement du tourisme (voir figure 8). Les revenus de cette activité pourraient devenir une véritable manne financière pour la fiscalité urbaine de l’agglomération. Les aménagements à réaliser auraient pour objectif de parvenir à « l’exploitation des atouts naturels et culturels » (Hachimou et al., 2001 : 11) à travers la promotion de l’écotourisme. Au-delà de l’agglomération de Ganvié, les atouts naturels sont essentiellement localisés dans la zone humide (qui, rappelons-le, est régie par des mesures particulières de protection au titre de la Convention de RAMSAR). Ces deux schémas considèrent également que la position géographique de Ganvié sur le lac en fait une plaque tournante principale du transport fluvial lagunaire (échanges commerciaux, transit de marchandises et de personnes) sur les voies navigables du lac Nokoué entre le Bénin et le Nigeria d’une part ; entre les territoires au nord du lac et les villes secondaires entourant le lac à l’est, à l’ouest et au sud d’autre part.
Figure 8 : Complexe hôtelier et touristique à Ganvié (Bénin)
Source : Fèmy Fagla, 2021
27Au regard de ces atouts géographiques et stratégiques, la ville sera représentée et intégrée comme une périphérie lacustre du territoire du Grand Cotonou. Il est important de souligner qu’administrativement parlant, c’est la commune de Sô-Ava (à l’extrémité nord du lac Nokoué) qui est en charge de la gestion des cinq cités lacustres. Cependant, n’étant pas considérée comme une commune du Grand Cotonou, on peut émettre l’hypothèse d’une forme de dépossession (Clerval, 2011 ; Harvey, 2010) en s’appuyant sur le statut d’authenticité et les atouts socio-écologiques du milieu lacustre. La plupart des stratégies d’aménagement de la centralité urbaine au Sud-Bénin et les stratégies de valorisation de l’écotourisme (qui y sont liées) sont à la hauteur des imaginaires créés à l’échelle internationale. Les plans directeurs montrent qu’ils s’intéressent et se tourneront vers les opportunités qu’offre la cité, et qui malheureusement sont en déclin lorsqu’on la visite aujourd’hui.
28L’objectif ici est d’identifier les principales « […] interactions qui existent entre la cité lacustre de Ganvié et les pôles urbains structurants autour du lac Nokoué » (Fagla, 2017 : 24). Bien que la cité soit devenue une périphérie par rapport aux centralités urbaines, la configuration de leurs relations est plus socio-économique. Ceci peut s’expliquer par un fait géographique : les enjeux d’attractivité (Marcotte et al., 2020) ayant toujours existé entre la périphérie et les centralités urbaines associées. Ces enjeux sont liés aux principales activités qui relient ces espaces urbains : le transport fluvial lagunaire, le commerce de la pêche, le commerce des produits alimentaires transformés, le transfert de techniques architecturales vernaculaires, le commerce des matériaux de construction et le commerce des matériaux végétaux pour la pêche artisanale (voir figure 9).
Figure 9. Les centralités du Sud-Bénin et les habitats lacustres au nord du lac Nokoué
Source : Fagla, 2017.
29Les résultats obtenus montrent que géographiquement, la Ganvié dispose de quatre arrière-pays immédiats hypothétiques qui garantissent les interactions avec les principaux pôles urbains de l’agglomération du Grand Cotonou (Cotonou, Abomey-Calavi, Sèmè-Podji et Porto-Novo). Mais chacun des arrière-pays n’exerce pas la même influence sur la ville. En interprétant l’attraction (liée aux populations urbaines et aux distances à parcourir pour réaliser les échanges), on voit bien que Cotonou et Abomey-Calavi exercent une forte attraction sur l’ensemble de la cité lacustre par rapport aux villes de Porto-Novo et Sèmè- Podji. Selon Fagla (2017 : 25), cela s’explique par :
L’existence d’équipements structurants dans ces villes (marché international Dantokpa, port de Cotonou, Université d’Abomey-Calavi) et de quelques infrastructures de transport fluvial lagunaire positionnées dans les zones économiques (embarcadères sur le canal de Cotonou, gare de transport touristique à proximité de l’Abomey-Calavi, marché de Calavi).
30Il est intéressant de noter que bien que ces villes exercent une forte attraction sur la cité lacustre, le caractère aqueux de cette périphérie empêche toute action phagocytaire du milieu urbain (Dobingar, 1994). Cependant, une lecture spatiale montre un mouvement inverse : la ville s’étale sur le lac vers ces deux villes (voir figure 5). Cette situation est liée à l’isolement de la ville par rapport à l’eau. Afin de pouvoir écouler leurs ressources halieutiques et assurer un approvisionnement en biens de base et secondaires, les « Hommes de l’eau » ont développé au fil des siècles de précieux échanges commerciaux avec les villes de Cotonou et d’Abomey-Calavi.
31Outre les mouvements d’extension de l’habitat lacustre, la principale conséquence des enjeux d’attractivité sera l’exode rural des Hommes de l’eau en direction de ces deux villes. Pour mieux illustrer cela, nous prendrons l’exemple de Cotonou. Dans son plan d’aménagement urbain (Capo, 2013), la ville de Cotonou signale un phénomène d’occupation inappropriée des marges urbaines. Ces marges urbaines sont des espaces situés dans les zones périurbaines (berges de rivière) qui bordent le nord de la ville (avec le lac Nokoué) et le canal de Cotonou. Selon la Mairie de Cotonou, ces marges occupées se caractérisent par « une faible densité de population et abritent des populations généralement pauvres vivant dans des conditions d’hygiène et d’assainissement précaires » (Direction de la Prospective et du Développement Municipal, 2008, p. 40). Ces espaces sont répartis sur 6 quartiers et concernent 15 quartiers de la ville. Ils ont deux points communs : une architecture similaire à celle des habitations lacustres et une localisation en zone classée inondable (Capo, 2013). Une étude réalisée en 2004 sur l’analyse de la profession de ces banques nous donne un bon aperçu des caractéristiques typologiques et du statut de profession (voir figures 10 et 11).
Figure 10 : Typologie de l’habitat dans les zones inondables à l’ouest de Cotonou (Bénin)
Source : SERHAU-SA, 2004
Figure 11 : Recensement de l’état des terres dans les zones inondables à l’ouest de Cotonou (Bénin)
Source : SERHAU-SA, 2004
32On constate que le statut foncier dominant (sans titre) par rapport à l’habitat (constitué de matériaux de récupération) met en évidence les caractéristiques d’une population vulnérable. La vulnérabilité est liée à des conditions de logement précaires et à un statut résidentiel précaire. Rappelons que le statut résidentiel dangereux est l’un des cinq critères utilisés par ONU-HABITAT pour classer une zone comme bidonville. Le Schéma directeur d’urbanisme de Cotonou indique à la page 189 qu’« il s’agit de logements moins chers, habités majoritairement par des pêcheurs et de nouveaux migrants ». Dans ces marges urbaines, on retrouve également l’emplacement des principales infrastructures de transport fluvial lagunaire : les embarcadères et les débarcadères. Dans le cas spécifique de Cotonou, les enjeux d’attractivité sont à lier à la colonisation des berges de la ville et à l’émergence de plusieurs quartiers précaires sur la frange urbaine de la ville. Le phénomène de transformation urbaine observé a donc des corollaires dans les espaces urbains des villes qui composent le Grand Cotonou. Les vulnérabilités socio-économiques et culturelles liées à cette mutation dépassent l’enceinte de l’eau et tendent à affecter les centralités urbaines environnantes.
33La cité lacustre de Ganvié, qui bénéficie d’un imaginaire « authentique » et d’un imaginaire « socio-écologique » débarrassé des externalités négatives, subit un phénomène de mutation urbaine lié à des tensions conjuguées. En réponse à ce constat, deux réalités ont émergé. Une pérennité socio-écologique qualitative (communautés résilientes) et une stratégie régionale à l’échelle des centres urbains du Sud-Bénin (communautés d’agglomérations). La première fait partie du cycle local d’adaptation et de résilience. Cette dernière est influencée par le patrimoine socioculturel et l’organisation sociospatiale traditionnelle auréole les échanges socio-économiques qui rythment depuis toujours la vie urbaine sur le lac. La seconde est influencée par l’ensemble des imaginaires issus des perspectives patrimoniales, législatives, géographiques et urbanistiques. Elle met en avant des formes de dépossession des biens communs culturels du territoire au profit des populations résidentes de l’espace du Grand Cotonou.
34De la loi de William Reilly, nous retenons que Cotonou reste le centre urbain ayant le plus grand potentiel et/ou attractivité immédiate pour la cité lacustre. Cela s’explique par la nécessité d’accéder aux équipements structurants pour les échanges, mais aussi de désenclaver la cité lacustre. En retour, les phénomènes vécus, perçus et représentés dans la ville sont transposés aux réalités urbaines de Cotonou. L’exemple de l’occupation des marges urbaines est poignant. D’autres enjeux, encore plus graves, pourraient voir le jour. Par exemple, une expansion de la pandémie (maladies d’origine hydrique) vers les villes autour du lac. Le phénomène de mutation urbaine comme axe d’analyse et vu sous un angle croisé permet de confirmer le caractère multi-périphérique de la ville et l’obsolescence du modèle centre-périphérie pour l’analyser. La perspective réticulaire semble plus appropriée lorsque l’on considère l’ensemble des influences qui impactent la communauté résiliente de Ganvié.
35L’existence d’un phénomène de transformation urbaine n’a pas encore été formalisée par les autorités béninoises, bien que l’existence de contraintes démographiques, climatiques et de ressources qui menacent la qualité structurelle de la ville a été prise en compte. Pour pallier cela, l’État béninois va initier un vaste projet d’aménagement intitulé : « réinventer la cité lacustre de Ganvié ». Compte tenu de la visibilité de la ville sur la liste indicative du patrimoine mondial, l’État béninois y voit une opportunité économique et a orienté l’étude des plans de développement vers le tourisme basé sur la valorisation du statut patrimonial (Fagla, 2017). En 2016, un Programme d’Action Gouvernementale (PAG) pour une période de cinq ans a été élaboré pour l’horizon 2021. Le PAG s’appuie sur les réflexions sur l’Agenda 2030 pour le développement (Objectif de développement durable) et sur les conclusions et les recommandations de l’Accord de Paris sur le changement climatique (COP21). Dans ce PAG, le portefeuille de projets par secteur, dans le volet touristique, a été précisé. La « cité lacustre de Ganvié » est identifiée comme projet no 2 à réaliser. Cependant, comme le montre la difficulté d’opérationnaliser le concept de développement durable (Toubin et al., 2012), la question de savoir s’il s’agit d’une piste prometteuse ou d’un modèle de développement qui accentuerait la dégradation actuelle demeure posée.
36Après des années sans intervention significative sur le tissu urbain et malgré des enjeux cruciaux, la réflexion sur les pratiques urbanistiques à privilégier demeure essentielle. Qu’il s’agisse de l’architecture sur pilotis, de l’organisation traditionnelle de l’espace, de la rareté des matériaux locaux, de la densité élevée dans les concessions ou encore des problèmes de pollution, tout projet visant à renforcer l’attractivité touristique nécessite une analyse approfondie face à l’ampleur des transformations en cours (voir figure 12). Pourtant, ces mutations sont souvent perçues par les autorités comme une simple opportunité économique, sans véritable considération pour les réalités quotidiennes des populations ni pour la résilience historique du milieu socio-écologique. En faisant un examen de nature urbanistique, nous avons l’impression que la vision du schéma d’aménagement vise à créer un pôle touristique à l’échelle de la communauté de communes du Grand Nokoué. Ce pôle touristique ne met pas forcément en avant les réalités préexistantes des cycles adaptatifs hérités et indispensables au bien-être des populations.
Figure 12 : Diversité architecturale de Ganvié (Bénin)
Source : Fèmy Fagla, 2021
37On peut ainsi y voir une sorte de marketing urbain fondé sur la logique radiale du couple centres-périphérie authentique qui évacue la véritable logique réticulaire de la communauté résiliente. À ce propos, Bonnet et Tomas (1989 : 11) indiquent que « l’intérêt actuel du marketing urbain est d’ailleurs, en donnant à l’image un rôle fondamental, de multiplier dans l’ensemble de l’espace urbain les lieux à forte valorisation culturelle. » Mais mener une telle action sur l’environnement fragile et éco-systémique serait peut-être une grave erreur, par hypothèse. Nous soutenons que la logique réticulaire doit s’accompagner d’une certaine philosophie que Bonnet et Tomas (1989 : 11) exposent de la plus belle manière : « en ce qui concerne les différenciations de l’espace urbain […] c’est par la mise en avant des acteurs sociaux et de leurs stratégies sur des espaces de plus en plus diversifiés […] qu’il nous semble possible de mieux comprendre l’évolution des villes. »