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Études des mondes insulaires

Revendiquer un accès continu à l’eau potable au sein d’espaces négociés : le cas des collectifs citoyens en Martinique 

Claim for Continuous Access to Drinking Water Within Negotiated Spaces: The Case of Citizen Collectives in Martinique
Oméya Desmazes

Résumés

Des mobilisations citoyennes pour l’accès continu à l’eau potable émergent de manière significative à partir de 2020 en Martinique. Alors, des ruptures d’approvisionnement engendrent des coupures au robinet dans certains quartiers qui durent plusieurs jours, parfois plusieurs semaines, en contexte de crise sanitaire mondiale, soulevant des mécontentements et des tensions latentes autour de la gestion de la ressource. Pour les habitants privés d’eau, être branché au réseau public ne suffit pas pour avoir accès à l’eau. La situation exceptionnelle révèle alors des tensions et dysfonctionnements structurels sur le service public. Les motivations des habitants pour se rassembler en collectifs de quartier tiennent principalement d’un fort sentiment d’injustice face à des infrastructures dégradées et des responsables politiques jugés inefficaces. Vivre le manque d’eau est une mise à l’épreuve quotidienne de l’habiter, faisant émerger de réelles préoccupations concernant l’eau. Si ces collectifs sont reconnus comme des lanceurs d’alerte en situation de crise en matière d’eau, notamment par leur capacité à mobiliser l’opinion publique, leur place durable dans la gestion de l’eau est en question. Ces mobilisations se matérialisent dans des territoires hydro-sociaux vécus et dynamiques, débordant des territoires des quartiers pour investir des espaces de décisions. Leur capacité à faire entendre leur voix et à se maintenir dans le temps est à géométrie variable et dépend des capacités des habitants à accéder aux espaces de pouvoir.

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Texte intégral

Introduction

1Dans son avis sur la gestion de l’eau et de l’assainissement dans les Outre-mer publié en octobre 2022, le Conseil économique, social et environnemental interpelle l’État français, en soulignant une « situation d’inégalité quant à l’accès aux services publics » (Mouhoussoune, 2022 : 2) pour les populations ultramarines depuis plusieurs décennies. Il alerte sur la nécessité d’agir prioritairement sur l’investissement dans les réseaux, la transparence de la gouvernance, la mobilisation des aides financières par les structures intercommunales et l’accessibilité financière du service.

  • 1 Le taux de raccordement des ménages en 2022 : 98,8 % selon Washdata.org.

2Sur ces territoires, les problèmes d’accès à l’eau sont expérimentés régulièrement par les populations de manière multiple : fuites et casses sur les réseaux entraînant des coupures chroniques, tours d’eau, contamination bactériologique des eaux à destination de la consommation humaine, etc. En Martinique, les réseaux publics d’eau potable se sont généralisés sur le territoire durant le XXe siècle (Élisabeth, 2008) pour atteindre un taux élevé de raccordement des ménages1. Malgré ces chiffres, l’ancienneté des canalisations, installées en contexte sismique et tropical spécifique, génère des casses et fuites régulières sur les réseaux entraînant des coupures chroniques aux robinets des abonnés.

3En 2020, les mois de confinement liés à la pandémie de Covid-19 coïncident avec une sécheresse « exceptionnelle » en Martinique, déclenchant de nombreuses coupures d’eau au robinet, dans un contexte où les autorités préconisent des règles sanitaires strictes. On parle alors de « crise de l’eau » lorsque près de 40 000 abonnés du centre et du sud de l’île sont privés d’eau au robinet entre les mois de mars et de mai, pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines. Être branché au réseau ne suffit alors plus pour avoir accès à l’eau. Cette situation exceptionnelle révèle les dysfonctionnements structurels d’un service public en tension sur le territoire insulaire, et l’incapacité de garantir sa continuité. La colère monte parmi les habitants des quartiers concernés par les longues coupures qui doivent s’organiser pour apporter de l’eau aux personnes vulnérables, à des parents âgés, à des proches immobilisés, dans un contexte où la pandémie opère de manière invisible, mais tenace sur le territoire, mettant à mal un système hospitalier lui aussi très fragile.

4Certains habitants se forment en collectifs de quartiers pour faire entendre leur indignation sur leurs situations de l’eau auprès des responsables identifiés, générant une pression médiatique importante sur les corps politique et technicien de l’eau. L’argument de l’aléa climatique pour justifier d’un manque d’eau en continu au robinet n’est pas crédible pour ces habitants qui s’informent et dénoncent collectivement une mauvaise gestion de la ressource.

5Ces réalités interrogent la capacité des services publics d’eau potable à relever le défi multidimensionnel de la « sécurité en eau » (Barbier et Roussary, 2016) et celui de la précarité des populations par l’eau (Tabi, 2021). Parler d’accès inégal aux ressources ouvre le vaste champ de la justice environnementale, apparu d’abord aux États-Unis, pour penser les enjeux de justice à l’aune des dimensions sociales et environnementales combinées (Taylor, 2000). Malgré son « caractère polyphonique et flou » (Blanchon et al., 2009 : 36) la justice environnementale peut se comprendre ici comme la relation entre inégalités sociales et environnementales au sein d’espaces en tension. Cet article interroge concrètement la manière dont certains habitants, en se regroupant, réclament un accès juste à l’eau et développent des stratégies pour revendiquer ce droit en pratique. À partir d’expériences concrètes au sein des foyers, la définition de l’accès à une eau sécurisée nécessite d’être élargie au-delà du branchement au réseau public d’eau (Jaglin, 2004), en intégrant d’autres dimensions issues des discours citoyens, telles que l’accessibilité financière, la qualité et la transparence dans la gestion des infrastructures et des ressources, mais aussi en intégrant d’autres eaux, multiples (Linton, 2017, 2022 ; Vogt et Walsh, 2021), parfois non-conventionnelles.

  • 2 Cet article repose sur une enquête de terrain menée entre 2022 et 2023 dans le cadre une thèse de d (...)

6Cette étude se concentre sur une enquête qualitative menée dans le cadre d’une recherche doctorale en cours2 auprès d’habitants abonnés au service d’eau potable de Martinique et membres de collectifs pour l’eau nés après 2020. Des entretiens libres et semi-directifs ont été menés auprès de représentants et membres de trois collectifs pour l’eau, complétés par de l’observation de moments informels dans les quartiers, la participation à des réunions publiques et des entretiens auprès d’élus et gestionnaires de l’eau. L’enquête vise à documenter des manières de politiser des situations de mauvais accès à l’eau sur un territoire spécifique. Bien que nourri de l’ensemble du corpus de l’enquête, cet article propose une approche « par le bas » des situations d’accès à l’eau et se concentrera ainsi sur l’analyse des entretiens « habitants ».

7En développant une approche qualitative ancrée dans les expériences habitantes, cette étude interroge la capacité citoyenne à vivre, réagir et s’organiser face à des situations difficiles de l’eau au quotidien. Elle permet d’interroger la manière dont se produisent les « territoires hydro-sociaux », définis par Boelens, Hoogesteger et al. (2016 : 2) comme :

  • 3 Traduction propre à partir du texte originel suivant : « the contested imaginary and socio-environm (...)

« l’imaginaire contesté et la matérialisation socio-environnementale d’un réseau multiscalaire spatialement délimité dans lequel les êtres humains, les flux d’eau, les relations écologiques, les infrastructures hydrauliques, les moyens financiers, les dispositions juridico-administratives et les institutions et pratiques culturelles sont définis, alignés et mobilisés de manière interactive par le biais d’un système de croyances épistémologiques, de hiérarchies politiques et de discours naturalisants.3 »

8Ce concept, adopté récemment par la political ecology of water (PEW) (Flaminio, Rouillé-Kielo et al., 2022), met en avant la manière dont les acteurs, dans des dynamiques de complémentarité et/ou concurrence, habitent et s’approprient les espaces de l’eau de manière plurielle et multiscalaire. Il permettrait davantage d’analyser les conflictualités liées à l’eau et la diversité des représentations des spatialités de l’eau qui y sont associées (Rouillé-Kielo, Le Visage et al., 2022). Dans le cas des mobilisations de quartier pour l’eau potable à l’étude, la notion de territoires hydro-sociaux interroge la manière dont se négocient les rapports entre acteurs de l’eau potable dans des moments de contestation, et au sein de quels espaces (imaginés, vécus et revendiqués).

  • 4 À titre d’exemple : l’ASSAUPAMAR (ASSOciation pour la sauvegarde du PAtrimoine MARtiniquais) ou l’A (...)

9Plusieurs associations préexistent à l’émergence des collectifs citoyens pour l’eau sur le territoire pour la défense les questions relatives à l’eau4. Pourtant, la situation de 2020 apparaît comme un moment charnière pour l’apparition d’une forme de contestation nouvelle spécifique pour l’eau potable, spontanée, non institutionnalisée et territorialisée : les collectifs citoyens de quartier. Elle est reprise les années suivantes par d’autres groupes d’habitants qui subissent des problèmes d’approvisionnement dans leurs quartiers. L’article décrypte ainsi les ressorts actuels de ces mobilisations pour l’eau et interroge plus généralement ce que signifie pour ces habitants « avoir accès à l’eau potable ». Comment est vécu l’accès discontinu à l’eau, exacerbé par le contexte de crise ? Quelles réactions suscite-t-il sur le territoire ? En résumé : Dans quelle mesure, en revendiquant leur droit d’accès à l’eau, ces collectifs redéfinissent-ils les contours des territoires hydro-sociaux de l’eau potable ?

10La première partie expose de manière synthétique les tensions relatives au partage quantitatif de la ressource sur le territoire, révélées lors des périodes d’étiage importantes. La deuxième partie s’intéresse, du point de vue des abonnés, aux expériences vécues de l’accès discontinu à l’eau potable, rendant compte de manière sensible et incarnée des motivations pour la constitution des collectifs citoyens pour l’eau. À partir de ces expériences quotidiennes de précarité infrastructurelle, la troisième partie décrypte les stratégies mises en place pour la formation d’une action citoyenne par la négociation de nouveaux territoires hydro-sociaux.

1. Contexte de l’étude : des territoires de l’eau potable en tension

11La répartition naturelle de l’eau sur le territoire et les tensions générées par son partage pour l’eau potable interroge la dimension sociale de la pénurie d’eau (Honegger et Bravard, 2005).

12En moyenne, l’eau douce est abondante en Martinique grâce à une pluviométrie importante, mais est inégalement répartie dans le temps et l’espace (figure 1). La saison cyclonique concentre les fortes pluies, accompagnées régulièrement d’épisodes de vents violents sous la forme de cyclones. La saison sèche, le « carême », est caractérisée par des pluies rares et un climat sec de décembre à avril. Du point de vue de la répartition spatiale, le nord et le centre concentrent les zones montagneuses et pluvieuses où se situent les captages pour l’eau potable, provenant à 94 % d’eau superficielle. Le sud, plus aride, ne dispose d’aucun captage pour l’eau potable, malgré des communes fortement peuplées ainsi qu’une forte concentration des activités touristiques de l’île (Bertin, 2019).

Figure 1. Précipitations annuelles moyennes et populations communales en Martinique

Figure 1. Précipitations annuelles moyennes et populations communales en Martinique

Source : Bertin, 2019

13Cette inégale répartition de l’eau sur le territoire exacerbe en période d’étiage les rapports de force entre opérateurs pour capter l’eau dans les rivières pour son usage domestique, usage majoritaire en Martinique (73 %, chiffre ODE 2020).

  • 5 Le chlordécone est un pesticide organochloré utilisé officiellement dans les bananeraies de Guadelo (...)

14La gestion de l’eau s’organise, depuis l’application de la loi NOTRe en 2017, autour des trois EPCI (CAP Nord, CACEM et CAESM) ainsi qu’un quatrième acteur, la Collectivité Territoriale de Martinique. Cette dernière est propriétaire de deux infrastructures stratégiques de l’eau : l’usine de production d’eau potable de Vivé et le barrage de la Manzo construit en 1972 et destiné principalement à l’irrigation de la banane. Parmi les acteurs de l’eau potable, elle joue un rôle stratégique puisque détient l’une des usines avec la plus haute capacité de production de l’île (jusqu’à 25 000 m³/jour). Cette eau de l’usine Vivé est présentée comme une ressource alternative qui permettrait de réduire la pression de prélèvement sur la rivière Blanche, où sont implantées deux grosses usines d’eau potable (Rivière Blanche et Durand), par un système de ventes d’eau. Pourtant, l’eau qu’elle produit à partir de la rivière La Capot est peu attractive pour les opérateurs d’eau potable car estimée trop coûteuse. L’usine de Vivé, qui capte une eau contaminée au chlordécone5, celle de la rivière La Capot, a dû installer un traitement adapté au charbon actif et ultrafiltration engendrant un coût supplémentaire de production, contrairement aux autres usines qui prélèvent des eaux brutes non contaminées.

15En période d’étiage, et notamment en 2020, les conflits se cristallisent ainsi autour d’une ressource stratégique, celle de la rivière Blanche, qui représente 60 % des prélèvements pour l’eau potable et où sont installées deux usines de production. La concurrence entre les deux opérateurs pour capter l’eau de la rivière, qui possèdent chacun une usine sur son cours, est exacerbée lors que sa disponibilité diminue. La pression quantitative sur cette ressource est également perçue comme une menace pour les écosystèmes aquatiques de la rivière pour certains gestionnaires de l’eau et de l’environnement, lorsque les débits minimums biologiques sont menacés. En 2020, ces relations de concurrence ont tourné au conflit jusqu’à générer les ruptures importantes d’approvisionnement dans le centre et le sud de l’île à l’origine des mobilisations de quartiers.

2. Documenter des situations de mauvais accès à l’eau : quand l’eau ne coule (presque) plus au robinet

2.1. Expérimenter le manque d’eau au quotidien

« Les gens de ce petit lotissement aussi ont souffert. Ils ont souffert… Il y a une journaliste, là, elle nous a fait voir des misères… Elle a pété un plomb. Ah oui ! Un jour elle est arrivée elle en pouvait plus elle a rasé tous ses cheveux. J’avoue que les gens pétaient les plombs » (Membre d’un collectif pour l’eau, août 2022).

16Lors d’une balade dans son quartier pendant deux ans par des coupures d’eau chroniques, cette institutrice, à la tête d’un collectif pour l’eau, raconte l’effet des épisodes de coupures sur la santé mentale d’une de ses voisines (la journaliste). Dans son récit, plusieurs émotions émergent. Le mépris des collectivités compétentes, l’épuisement, l’angoisse, la colère. En passant devant l’école primaire de son quartier où elle enseignait, elle raconte comment celle-ci a fermé définitivement en 2021 à cause des coupures d’eau répétitives. À présent, elle enseigne dans un quartier voisin. Elle raconte, avec un certain désarroi, que là-bas aussi, il y a des coupures. Certaines journées de cours sont annulées lorsque les problèmes d’alimentation en eau du quartier sont annoncés.

17Le registre affectif imprègne les récits des habitants privés d’eau. Le manque d’eau altère le déroulement « normal » des quotidiens non sans conséquences psychologiques. Sans accès à l’eau courante, la vie de certains habitants est complètement réorganisée en fonction des moments de la journée où l’eau coulera au robinet. Boire de l’eau, se laver, tirer la chasse d’eau deviennent des gestes compliqués. Des stratégies sont mises en œuvre au sein des foyers pour économiser les stocks d’eau, dissimuler les odeurs des toilettes, se doucher et se sentir propre avant une journée de travail. Chaque goutte d’eau compte.

18Les habitants souffrent de situations quotidiennes lorsqu’ils n’ont pas d’eau en continu. Dans certains quartiers, certains sont obligés de trouver d’autres formes d’approvisionnement pour pallier les coupures, car la distribution de packs d’eau n’est pas régulière et les installations provisoires insuffisantes. Nombreux ont pris l’habitude d’acheter de l’eau embouteillée et de faire des stocks de packs d’eau en prévision de coupures, une facture qui s’ajoute à celle de la compagnie d’eau. Certains trouvent dans les pratiques traditionnelles d’approvisionnement – aller chercher l’eau à la source (photographie 1) et récupérer l’eau de pluie – un palliatif pour avoir de l’eau quand elle ne coule plus au robinet. L’eau de la source sert majoritairement à la boisson et à l’alimentation, tandis que l’eau de pluie est utilisée pour les autres usages domestiques (douche, toilettes, lessive, nettoyage).

Photographie 1. Une femme remplit des bidons d’eau destinée à la boisson et la cuisine pendant qu’un couple attend pour faire de même, à Cœur Bouliki, Saint-Joseph, Martinique

Photographie 1. Une femme remplit des bidons d’eau destinée à la boisson et la cuisine pendant qu’un couple attend pour faire de même, à Cœur Bouliki, Saint-Joseph, Martinique

Source : Desmazes, 2023

  • 6 Par souci d’anonymat, les noms des personnes enquêtées ont été modifiés.
  • 7 Un Atlas des sources, publié en 2010 (en cours de réactualisation) par l’Agence Régionale de Santé (...)

19Ces pratiques, bien qu’héritières de liens historiques à l’eau, renvoient à des enjeux sanitaires. Les eaux de source, eaux « non-conventionnelles » car réglementairement « non potables » ne sont soumises à aucune réglementation concernant le suivi et le contrôle de leur qualité. Rosette6, une habitante retraitée, se rend régulièrement dans une source contaminée au chlordécone 7pour prélever son eau. Elle récupère de l’eau dans des seaux en plastique, pour la boire et cuisiner. En période de coupures d’eau, elle explique que la proximité de sa maison à la source lui permet d’avoir un accès continu à l’eau. Elle s’y rend à pied, malgré les routes escarpées de son quartier. Pour elle, si les distributions de packs d’eau par les autorités sont aléatoires en cas de coupures, la source, bien que polluée « d’après ce qu’ils disent », ne faillit jamais. L’eau coule toujours, c’est cela qui compte pour elle. Retraitée et vivant seule, avec de faibles revenus, elle ne peut pas se déplacer pour acheter de l’eau embouteillée régulièrement.

20Une de ses voisines, commerçante et habitante du même quartier, raconte aussi qu’elle n’a pas d’autre choix que de chercher l’eau à cette source pendant certaines périodes de coupures, malgré sa connaissance des recommandations de l’ARS (Agence Régionale de Santé).

« On a même une petite source, et ben c’est cette eau-là qu’on boit quand on n’a pas d’eau. L’ARS ils sont passés me voir pour me dire de dire aux gens de ne pas boire l’eau et tout ça. J’ai dit oui, je vais dire aux gens de ne pas boire l’eau, mais je vais dire ça et il n’y a pas d’eau. Et moi-même j’irai chercher à la source s’il n’y a pas. Donc je ne peux pas dire aux gens de ne pas aller et puis moi j’irai. L’ARS ils sont passés me dire que l’eau est contaminée, qu’ils ont testé l’eau et l’eau est chlordéconée donc il ne faut pas que les gens aillent boire l’eau. Mais, quand il n’y a pas d’eau au robinet… Les gens viennent acheter des bouteilles d’eau, mais quand il n’y en a pas ? Il faut aller chercher de l’eau partout » (Commerçante et membre d’un collectif pour l’eau, juillet 2023).

  • 8 Le taux de pauvreté en eau représente le pourcentage de ménages dont la facture d’eau dépasse 3 %, (...)

21Les solutions plus ou moins alternatives mises en place par les habitants peuvent favoriser la reproduction d’inégalités socio-environnementales par l’exposition plus importante des populations pauvres aux risques sanitaires. Bien qu’une pratique culturelle, se fournir à la source est aussi une façon de s’approvisionner en eau gratuitement. L’achat d’eau en bouteille, lui, constitue une dépense additionnelle à la facture d’eau sachant que le taux de pauvreté en eau 8se situe entre 48 et 54 % en Martinique d’après une étude de l’IREEDD de 2017. Ce taux de pauvreté en eau est accentué par un prix de l’eau élevé (en moyenne 5,71 €/m³ pour l’eau et l’assainissement en 2021 contre une moyenne nationale de 4,34 €/m³) dans un contexte de fortes inégalités sociales. Les expériences quotidiennes montrent l’imbrication des enjeux quantitatifs et qualitatifs de l’eau rejoignent des enjeux de justice sociale.

22Entre colère et résignation, les habitants dénoncent collectivement la vétusté des infrastructures de l’eau. Des tronçons de canalisations en mauvais état sont parfois exposés à la presse lors de réunions d’habitants montrant des tuyaux perforés et obstrués par une accumulation de dépôts. Si le manque d’eau en période de sécheresse peut être considéré comme un facteur impactant la continuité de l’eau au robinet, les habitants dénoncent principalement une gestion inefficace guidée par les intérêts économiques.

« Aujourd’hui ce ne sont plus des tuyaux, mais des passoires ! S’il y a 30 ans qu’ils doivent être remplacés et que ça n’a pas été fait, c’est que les tuyaux sont des passoires ! » (Membre d’un collectif pour l’eau, juillet 2022)

23Aux formes de précarité sociale s’ajoute ainsi une précarité infrastructurelle importante en matière d’eau sur le territoire. Elle se caractérise dans le contexte étudié par une instabilité perçue et vécue (voire subie) du service public par les usagers aussi bien du point de vue quantitatif, qualitatif qu’économique, instaurant un rapport de méfiance envers les acteurs de gestion identifiés.

24Les récits du manque d’eau sont des récits empreints d’émotions. Ils témoignent d’une réelle « mise à l’épreuve de l’habiter » (Lees, 2014) et font émerger de réelles préoccupations concernant l’eau. Les préoccupations sanitaires, économiques, sociales, culturelles apparaissent comme intrinsèquement liées aux problèmes techniques de l’eau. Avoir de l’eau par intermittence sur la durée affecte la qualité de vie des habitants et leur dignité.

2.2. « Nou tro prè dlo pou nou pani dlo ! » : un sentiment d’injustice renforcé dans certains espaces

25« Nou tro pré dlo pou nou pani dlo ! » Voici le slogan d’un habitant des zones montagneuses de l’île. Pour lui, sa commune, « c’est la mamelle de la Martinique ! » et pourtant, lui et ses voisins expérimentent les épisodes de coupures d’eau depuis deux décennies de manière chronique. Le discours de pénurie pour justifier des coupures dans des espaces où la ressource est abondante est perçu de manière négative. Comment parler de manque d’eau lorsque la disponibilité de la ressource est incarnée dans les paysages ? Ces paysages de l’abondance en eau se caractérisent par des zones montagneuses régulièrement arrosées et humides, où rivières, ravines et sources sillonnent les mornes escarpés. Ce sont des paysages verdoyants et des rivières au débit important toute l’année, des paysages verts et humides. D’après le représentant de ce collectif du nord de l’île : « Ce n’est pas une pénurie, c’est une injustice ! » Ce message traduit un sentiment fortement partagé au sujet des problèmes d’approvisionnement des populations en eau potable : le sentiment d’injustice.

26La pluviométrie importante et le nombre conséquent de rivières et sources aux alentours de son quartier, mais aussi sa proximité avec l’usine de production de l’eau potable « la plus performante de l’île » renforcent ce sentiment. La modernité de cette usine a été vantée à plusieurs reprises quant à sa capacité de production et de traitement des pollutions chimiques. Lors de sa restauration par le Conseil Général de la Martinique en 2005, sa capacité à produire « une eau potable sous surveillance » grâce à « une technologie inégalée dans la Caraïbe » (Conseil Général de la Martinique, 2005) a été mise en avant. Pourtant, les habitants de ce quartier des hauteurs sont reliés par un réseau vétuste à une petite unité de production, plus ancienne, située sur la même commune. Depuis plus de vingt ans, ils et elles réclament le renouvellement du réseau qui les lie à l’usine, cause d’après eux de leur accès discontinu à l’eau du robinet. Ce manque d’eau est perçu comme la conséquence d’infrastructures défaillantes délaissées par les pouvoirs publics.

27Cette précarité infrastructurelle est ressentie comme un mépris pour les populations rurales et agricoles des mornes, moins représentées dans les espaces de pouvoir, vieillissantes et à forte concentration d’emplois à faibles revenus.

« En Martinique en général, mais plus particulièrement dans le nord, on a l’impression d’être les oubliés de la civilisation. On a l’impression d’être les derniers quoi… » (Membre d’un collectif pour l’eau, août 2022).

« C’est une population agricole, essentiellement agricole. Les salaires les plus bas se trouvent dans l’agriculture, dans les bananes. Donc une population essentiellement RSA. Une grande partie se sont des RSA. Une population, comment dire ça… pas la mendicité hein, je cherche un mot qui symbolise tout ça, une population qui souffre quoi ! Qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. Donc ces gens-là ils sont obligés d’aller à [la source] Eau Bouillie parce qu’ils payent déjà une facture, ils n’ont pas forcément l’argent pour acheter des packs d’eau à la fin du mois » (Membre d’un collectif pour l’eau, juillet 2022).

28Ces récits montrent le sentiment d’injustices territoriales dans la qualité des infrastructures. Pour les habitants, le mépris des autorités compétentes en matière d’eau est une cause centrale de ces injustices. Pour celles et ceux qui expérimentent des problèmes d’eau au quotidien, fatigués par une logistique du manque d’eau à mettre en œuvre, l’injustice est le moteur principal pour la mobilisation en collectifs d’habitants.

3. Des stratégies territorialisées et négociées pour revendiquer un accès continu à l’eau : vers la production de territoires hydro-sociaux ?

3.1. Le quartier, un espace de revendication citoyenne ?

« Ils se regroupent par quartier, chacun prend son initiative, il rassemble du monde, il connaît untel qui connaît untel qui connaît untel et ça fait un groupe de 20 personnes. Et ils arrivent à faire entendre leurs revendications » (Élu de Martinique, août 2022).

29Le caractère localisé (Di Méo, 1993) de ces mobilisations informelles favorise leur émergence. Il s’explique techniquement par la géographie des réseaux d’adduction d’eau potable. Lorsqu’une casse intervient sur le réseau ou lorsqu’une canalisation est défectueuse, la coupure d’eau est ressentie dans un périmètre relativement restreint, créant une petite communauté d’usagers privés d’eau.

30Les quartiers deviennent des espaces de contestation informelle (Azaïs et Steck, 2011). Dans ces espaces de voisinage, aussi bien en milieu urbain que rural, se développe une territorialité de la subversion et de la mobilisation. La proximité, l’espace du proche, apparaît comme un facteur spatial favorisant la formation d’une revendication commune (Lichterman, 1996), un territoire hydrosocial particulier. Les liens préexistants à la situation de crise, l’interconnaissance, facilitent aussi le rapprochement puis la formation d’un groupe. Comme en témoigne cette habitante élue représentante d’un collectif et institutrice dans sa commune :

« Moi je connais les gens et ils me connaissent donc à partir de là on a mis en place des manifestations » (Membre d’un collectif pour l’eau, août 2022).

31Dans le cas des coupures d’eau potable, les habitants d’un même quartier ont des premiers réflexes d’entraide, de discussions, de partage de leurs difficultés ou mécontentements. Dans l’informel de l’espace de proximité naît la possibilité de se mobiliser. L’« espace du quotidien » (Scott, 1985) qu’est le quartier se caractérise souvent en Martinique par un sentiment d’appartenance culturelle et géographique qui justifie le périmètre que revêt le territoire de la lutte.

32Le caractère informel de ces rassemblements se caractérise aussi par la spontanéité de leur émergence. Les groupes se forment suite à des discussions entre voisins qui partagent leurs mécontentements et inquiétudes, aboutissant généralement à une structuration partielle, floue et non institutionnalisée. Ils ne sont pas toujours représentés par une personne désignée et peuvent apparaître comme un ensemble confus d’habitants.

33Cette informalité manifeste une méfiance envers les processus classiques de prise de décision, jugés longs et inadaptés aux situations difficilement vécues par les habitants des territoires concernés. Elle témoigne de l’éloignement des collectifs avec les principes de la participation institutionnalisée (Barbier 2005 ; Hassenforder, Barreteau et al., 2021) et représentative, incarnée par Comités de l’Eau et de la Biodiversité (CEB) en Martinique. La plupart des personnes rencontrées se sentent lointaines voire exclues de ces instances prévues pour la concertation. Cette méfiance envers les processus décisionnels « classiques » justifie aussi des modes d’action « coups de poing » spontanés pour se faire entendre, comme les blocages et les interpellations médiatiques.

34En situation de coupures, l’accent est souvent mis sur la débrouillardise et l’entraide pour pallier la situation de crise. Toutefois, les enquêtes de terrain ont permis d’identifier également des conflictualités émergentes entre habitants d’un même quartier qui s’expriment à travers des logiques concurrentielles et fragilisent la possibilité de se maintenir en collectif. Cette habitante raconte les épisodes de distribution de packs d’eau embouteillée lorsque de longues coupures interviennent dans son quartier en 2021 :

« Et de temps en temps on avait une distribution d’eau. Il fallait gueuler pour avoir la distribution de bouteilles. Donc une distribution qui se faisait à l’école ou bien là où on s’est garé sur le parking près de l’église. On nous tenait au courant, c’était la municipalité qui faisait le relais. Mais ça se passait mal, hein ! Ah oui oui oui ! Pour savoir combien, à qui ? On donne aux gens qui n’ont pas de problèmes d’eau et tout. Et c’était à la limite à la tête du client » (Membre d’un collectif pour l’eau, août 2022).

35Une autre habitante d’un quartier voisin raconte aussi la difficile mise en œuvre des distributions de packs d’eau à la population en contexte de coupures d’eau. Face à des habitants à bout, elle explique qu’« au début, ils [les packs d’eau] étaient distribués par la commune. Et comme je suis la vice-présidente du CCAS, j’ai fait au début la distribution. Mais j’ai été tellement insultée et malmenée donc je leur ai dit “vous prenez votre responsabilité pour distribuer votre eau parce que le CCAS n’est pas en cause, c’est vous”. Mais comme je fais partie aussi du collectif, il fallait stocker donc obtenir une autorisation du collectif pour stocker. Et les membres du collectif de l’eau distribuaient. Mais toujours est-il que c’était toujours des insultes. C’est pas bien d’insulter les gens, mais je comprends les gens parce que quand tu as la colère dans la tête. Tu sais que tu payes tes factures et qu’il n’y a pas d’eau dans le robinet » (Commerçante et membre d’un collectif pour l’eau, juillet 2023).

36Ces conflictualités entretiennent l’injustice ressentie aussi entre individus d’un même quartier. Elles font apparaître des formes de régimes préférentiels exercés par des dispositifs de gestion de crise auprès de certains habitants, fragilisant la possibilité de se maintenir en tant que groupe défendant une revendication commune.

37Les discours habitants montrent qu’une territorialisation de la revendication, au sein des quartiers, est nécessaire à l’émergence d’un groupe aux revendications communes, mais fragiles. Le caractère spontané, informel, selon les liens entre voisins préexistants à la mobilisation, peut constituer un frein à leur installation dans les jeux d’acteurs dans les temps. La sociabilité entre voisins apparaît déterminante dans la pérennité des mouvements contestataires citoyens pour l’eau, insistant ici sur la prédominance sociale des territoires « hydro-sociaux ».

3.2. Les connaissances techniques sur l’eau, un levier pour la reconnaissance ?

38Malgré leur éloignement relatif aux institutions de l’eau, les collectifs sont néanmoins valorisés par leurs compétences techniques empiriques. Leur rôle de surveillance et d’alerte se justifie notamment par une mobilisation de connaissances sur le fonctionnement du cycle hydrosocial : connaissance des infrastructures, des hydrosystèmes et des acteurs qui les gouvernent/encadrent.

39Une habitante du nord montagneux de l’île décrit le parcours de l’eau à travers les réseaux de son quartier :

« Je suis en fin de réseau, j’habite de l’autre côté. Les gens qui sont là ils ont de l’eau à partir de là, la dame qui est là. C’est le début du réseau, à partir de là n’ont pas d’eau, et ensuite en descendant plus loin non plus n’ont pas d’eau » (Membre d’un collectif pour l’eau, août 2022).

40Un autre habitant du centre en zone urbaine, explique les problèmes causés sur le système technique par la turbidité de l’eau en période de pluies :

« On m’explique que quand il pleut, la rivière déborde, les ressources arrivent. Alors, on me parle d’un problème de turbidité. J’ai appris, on m’a expliqué que l’eau devient trouble et qu’elle n’est plus à ce moment-là distribuable parce qu’elle est trouble, parce qu’elle risque de boucher même certains circuits d’alimentation anciens ou nouveaux » (Membre d’un collectif pour l’eau, septembre 2022).

41Les discours rendent compte d’une connaissance infrastructurelle recelée par certains habitants. Ce savoir se matérialise par exemple par la capacité partagée à retracer, à l’échelle d’un quartier, le parcours de l’eau potable à travers les réservoirs, les installations provisoires de gestion de crise, et même le tracé des réseaux souterrains d’approvisionnement en eau des abonnés jusqu’aux maisons. Ces formes de cartographies mentales du tracé de l’eau potable sont une manière d’interroger les représentations sociales des infrastructures de l’eau (Garin, Girard et al., 2022). Sur les territoires d’étude, ces représentations semblent dépendre du degré d’implication des habitants au sein des collectifs, mais aussi de leurs liens avec les acteurs institutionnels de l’eau. Les représentants des collectifs se renseignent particulièrement sur la situation et l’état des infrastructures de l’eau pour exposer de manière crédible leurs revendications.

42Les élus et gestionnaires de l’environnement rencontrés reconnaissent un savoir citoyen croissant sur l’eau. Un élu témoigne de cette évolution sur les savoirs citoyens sur l’eau qui transforme les rapports entre le personnel politique compétent et une population de plus en plus avertie :

« Elle (l’opacité de l’eau) évolue beaucoup. D’abord parce qu’on ne peut pas se satisfaire de la situation actuelle et à chaque fois qu’il y a une crise se sont des questions qui reviennent : “Mais comment se fait-il que… pourtant on paye ! Que faites-vous de notre argent ? Quelle est votre politique d’investissement ? Comment vous entretenez vos réseaux ?”. Et aujourd’hui, de plus en plus de citoyens interpellent l’élu sur les résultats et sur la réalité de sa politique. On a des comptes à rendre aux gens parce que maintenant on commence à avoir des gens avertis, des comités qui se créent, des collectifs qui se créent et ils prennent des experts, ils prennent des gens qui connaissent, se rendent à des formations. Donc ils savent comment ça fonctionne. On peut plus raconter d’histoires aux gens, donc la transparence arrive de fait » (Élu de Martinique, août 2022).

43Cette idée rejoint le constat d’une « montée en compétences [qui] est obtenue grâce à la circulation de savoirs divers (techniques, administratifs, juridiques) et de formateurs issus du monde professionnel ou militant qui permettent aux militants, devenus des initiés, d’agir sur les dossiers, contrats, factures » (Crémin, Linton et al., 2018 : 27). Le savoir organisationnel et technique sur l’eau participe à la surveillance du système et peut apparaître comme « une valeur ajoutée » (Cankat, 2018) pour les territoires de contestation citoyenne. Ce savoir apparaît comme un levier important pour l’action citoyenne dans la mesure où il participe à la reconnaissance des collectifs comme des acteurs de l’eau à part entière aux côtés des politiques et techniciennes. Ce savoir citoyen sur l’eau est aussi un levier pour les politiques de l’eau des territoires leur offrant un certain regard sur les préoccupations, savoirs, et pratiques habitantes parfois éloignées des organismes décisionnaires.

3.3. La scalabilité de l’action collective, une capacité des collectifs à géométrie variable

44Malgré des savoirs techniques et de gouvernance sur l’eau, la capacité des collectifs citoyens à faire entendre leur voix est à géométrie variable. Elle dépend de leur capacité à dépasser l’échelle du quartier pour accéder aux espaces de pouvoir. Les collectifs pour l’eau ne font pas partie du monde institutionnel de l’eau. Chaque collectif use des compétences et connaissances disponibles au sein du groupe. Dans un quartier, un habitant disposant d’un savoir juridique peut être mobilisé pour établir un argumentaire pour revendiquer les droits de la communauté impactée par les coupures, dénonçant de non-respect des droits fondamentaux de disposer de l’eau pour l’alimentation et pour l’hygiène. Dans un autre, la proximité d’un habitant avec le milieu politique local ou médiatique peut être mobilisée à des fins d’influence. L’accès aux sphères du pouvoir (institutions, personnalités politiques, médias) est un objectif pour les collectifs afin d’influencer les prises de décision locales en matière d’eau.

« Alors on a fait ce coup de gueule pour inciter les gens, pour monter au créneau. Et à ma grande surprise, j’ai envoyé à la presse et l’ensemble de la presse était présente. Ils ont couvert. La presse a mis le doigt là où ça fait mal » (Membre d’un collectif pour l’eau, juillet 2022).

  • 9 Philippe Vigier, sur le plateau du JT de Guadeloupe La 1re, le 23 octobre 2023.

45Les opérations médiatiques, comme ci-dessus, participent également à influencer l’opinion publique en faveur des revendications citoyennes. L’échelle du quartier comme première échelle de mobilisation doit être dépassée pour concrétiser les actions proposées par les collectifs. Ceux-ci tentent par tous leurs moyens disponibles d’accéder aux échelles qui concentrent les espaces de pouvoir. Ces dynamiques mettent en avant les circulations, porosités, gradients et hybridations entre les espaces formels et informels, les échelles du quotidien et ceux de la prise de décision politique. Les contextes géographique (l’insularité) et social (une forte interconnaissance) de la Martinique favorisent la circulation entre les sphères formelle et informelle. Les collectifs, pour faire entendre leurs revendications, mais aussi pour faire face matériellement aux situations de non-accès continu à l’eau, identifient plusieurs acteurs stratégiques. Les collectifs sont en dialogue avec les municipalités et les associations. Les premières permettent parfois le relais de la parole citoyenne dans les intercommunalités compétentes et apportent aussi un soutien matériel auprès de certaines populations. Les associations, elles, disposent de personnel compétent capable de solliciter des actions en justice. L’État est aussi directement interpellé et apparaît comme un acteur stratégique de la gestion des crises de l’eau, particulièrement en outre-mer (Thébaux et al., 2022). Les intercommunalités, en tant que collectivités compétentes, sont souvent accusées d’inaction par les habitants et donc peu sollicitées. L’État apparaît alors comme un facilitateur efficace et extérieur aux complexités du terrain pour gérer des situations d’urgence. Il affirme son intervention notamment par le biais de financements spécifiques pour l’eau en outre-mer (Plans d’urgence, Plan Eau DOM). Une véritable stratégie est mise en place, une forme de gouvernement de l’eau à distance (Epstein, 2006), accompagnée d’une forte médiatisation. Les diverses prises de parole du gouvernement sur les crises de l’eau outre-mer (Guadeloupe en 2022, Mayotte en 2023) visent à consolider sa posture volontaire d’accompagnement pour l’accès des populations à la ressource vitale. Le ministre délégué en charge des outre-mer, Philippe Vigier, affirmait en octobre 2023 sur la chaîne Guadeloupe La 1re : « Je vous rappelle que c’est [l’eau potable] une compétence des communes et des intercommunalités. Donc, l’État n’a pas 1 € à mettre là-dedans. Mais on n’a pas attendu. (…) L’État, même si ce n’est pas sa compétence, vient en solidarité ! »9. L’État apparaît comme un acteur non responsable des situations locales, mais quand bien même mobilisé pour résoudre les périodes de crise de l’eau : « À de nombreux égards, il s’agit pour le gouvernement autant de “résoudre” la situation que de montrer qu’il n’en est pas le responsable, et que son intervention mettra fin à la pénurie – preuve que s’il avait été informé, elle n’aurait pas eu lieu. » (Le Gouill et al., 2019 : 150). À travers les figures locales de l’État, incarnées notamment par les préfets et sous-préfets, sont les relais de l’intervention centrale parfois privilégiés par certains collectifs par leur plus grande capacité à agir, réduisant la distance du gouvernement central par son implication locale.

Conclusion : prise en compte et pérennité des collectifs en question

46Le mécontentement, la colère et le sentiment d’injustice ne sont pas des sentiments nouveaux au sujet de l’eau d’après les personnes rencontrées. Pourtant, la période de crise sociale et sanitaire liée au Covid19 marque un changement dans leur prise en compte. Les collectifs citoyens pour l’eau sont perçus comme des nouveaux acteurs de l’eau, par les élus locaux et certains techniciens de l’eau qui reconnaissent un savoir citoyen grandissant sur le sujet et leur capacité à interpeller les responsables identifiés. Leur reconnaissance dans les discours institutionnels n’aboutit pourtant pas nécessairement à l’amélioration des conditions d’accès à l’eau potable de ces habitants. La capacité des collectifs pour l’eau à être entendus est l’aboutissement de négociations à géométrie variable. Leur prise en compte effective dépendra essentiellement de leur capacité à accéder aux espaces stratégiques du pouvoir, et de solliciter notamment directement l’État et ses représentants. Le processus de mobilisation citoyenne est donc un processus inégal et négocié entre acteurs.

47L’étude des collectifs citoyens pour l’eau met en évidence le caractère pluriel et dynamique des territoires hydro-sociaux dans des contextes conflictuels. Par leur engagement dans les collectifs citoyens, les habitants affirment une territorialité renouvelée de l’eau, en tentant de s’imposer par leurs discours et leurs actions, par rapport au discours institutionnel dominant.

48La situation martiniquaise rend compte de conflictualités pour l’eau qui s’expriment dans des formes non institutionnalisées, se distinguant d’une forme de participation « standardisée » pour l’eau (Boyer, Le Gouill et al., 2017). Les expressions plurielles d’une citoyenneté de l’eau interrogent la place de ces collectifs dans les espaces de décision, comme « acteurs » prenant part aux politiques de l’eau (Hassenforder, Barreteau et al. 2021). Les acteurs de l’eau, dans la pluralité de leurs expressions, participent à une forme de régulation qui « ne saurait donc relever ni des seuls responsables politiques, ni de la seule expertise administrative, mais de la confrontation de la pluralité des approches, de leur mise en relation, en négociation » (Bauby, 2014 : 33). Le caractère multiple et dynamique des jeux d’acteurs pour la prise de décision sur l’eau invite à penser un processus participatif non seulement plus large, mais pluriel prenant en compte de la multiplicité des représentations du problème de l’eau, des pratiques, mais aussi des intérêts, revendications et aspirations qui y sont associées. La connaissance et la reconnaissance des récits, des vécus et des savoirs habitants sur l’eau apparaissent ainsi comme une étape essentielle à intégrer dans les processus participatifs des politiques de l’eau.

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Notes

1 Le taux de raccordement des ménages en 2022 : 98,8 % selon Washdata.org.

2 Cet article repose sur une enquête de terrain menée entre 2022 et 2023 dans le cadre une thèse de doctorat en géographie en cours.

3 Traduction propre à partir du texte originel suivant : « the contested imaginary and socio-environmental materialization of a spatially bound multi-scalar network in which humans, water flows, ecological relations, hydraulic infrastructure, financial means, legal-administrative arrangements and cultural institutions and practices are interactively defined, aligned and mobilized through epistemological belief systems, political hierarchies and naturalizing discourses. » (Boelens, Hoogesteger et al., 2016 : 2)

4 À titre d’exemple : l’ASSAUPAMAR (ASSOciation pour la sauvegarde du PAtrimoine MARtiniquais) ou l’ADUEM (Association de Défense des Usagers de l’Eau de la Martinique)

5 Le chlordécone est un pesticide organochloré utilisé officiellement dans les bananeraies de Guadeloupe et Martinique entre 1972 et 1993, entraînant une contamination de ces socio-écosystèmes insulaires sans précédent.

6 Par souci d’anonymat, les noms des personnes enquêtées ont été modifiés.

7 Un Atlas des sources, publié en 2010 (en cours de réactualisation) par l’Agence Régionale de Santé de Martinique a répertorié les sources objets de prélèvements d’eau à destination de consommation humaine et a testé leur qualité.

8 Le taux de pauvreté en eau représente le pourcentage de ménages dont la facture d’eau dépasse 3 %, seuil préconisé par les pays de l’OCDE. Pour une contextualisation de l’émergence de l’indicateur ; voir Tabi, 2021).

9 Philippe Vigier, sur le plateau du JT de Guadeloupe La 1re, le 23 octobre 2023.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Précipitations annuelles moyennes et populations communales en Martinique
Crédits Source : Bertin, 2019
URL http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/docannexe/image/33612/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 162k
Titre Photographie 1. Une femme remplit des bidons d’eau destinée à la boisson et la cuisine pendant qu’un couple attend pour faire de même, à Cœur Bouliki, Saint-Joseph, Martinique
Crédits Source : Desmazes, 2023
URL http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/docannexe/image/33612/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 564k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Oméya Desmazes, « Revendiquer un accès continu à l’eau potable au sein d’espaces négociés : le cas des collectifs citoyens en Martinique  »Études caribéennes [En ligne], 59 | Décembre 2024, mis en ligne le 17 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/33612 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132zs

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Auteur

Oméya Desmazes

Doctorante en géographie, Université Lyon 3 Jean Moulin, Laboratoire EVS UMR 5600 (Université Lyon 3 Jean Moulin) et Laboratoire PHEAAC UMR 8053 (Université des Antilles, Schœlcher)
omeya.desmazes@univ-lyon3.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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