1Le tourisme, en tant que force motrice du développement économique, culturel et social, exerce une influence significative sur les écosystèmes et les espèces sauvages (Michelot & Cannesson 2016). La place Jemaa el-Fna à Marrakech, inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO, illustre parfaitement ces enjeux. Bien que cette place incarne la richesse culturelle marocaine, l'utilisation des serpents à des fins touristiques soulève des questions éthiques sur l'impact de ces pratiques sur les populations de serpents et leurs habitats. Alors que le Maroc valorise ce patrimoine culturel, d'autres pays comme l'Inde ont interdit en 1972 l'utilisation de serpents dans les activités touristiques, soulignant l'importance croissante du bien-être animal et de la protection des espèces vulnérables.
2Cette étude vise à explorer les interactions complexes entre culture, faune sauvage et tourisme, afin de mieux comprendre les défis posés par l'exploitation de la faune dans des contextes touristiques labellisés patrimoine mondial. Pour cela, il convient de combler le manque de recherche scientifique concernant les implications des charmeurs de serpents à Jemaa el-Fna sur les reptiles, la faune sauvage, les écosystèmes et le développement durable (Marcotte & Bourdeau 2010). Une approche multidisciplinaire est ainsi nécessaire pour comprendre les enjeux éthiques et environnementaux liés à l'utilisation des serpents dans le tourisme, en examinant la diversité des serpents utilisés et les pratiques de chasse liées.
3Enfin, il est crucial de trouver un équilibre entre la préservation de la tradition, le respect de la biodiversité et les préoccupations éthiques contemporaines. Dans cette optique, évaluer l’impact des charmeurs de serpents de Jemaa el-Fna sur les populations sauvages de serpents tout en prenant en compte les aspects éthiques et de durabilité de la pratique apparaît indispensable.
4La place Jemaa el-Fna, située au cœur de la médina de Marrakech, a joué un rôle central dans la transformation des pratiques culturelles locales. Reconnue comme patrimoine artistique du Maroc en 1922, la médina de Marrakech a été inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 1985. En 2001, Jemaa el-Fna a été proclamée chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’UNESCO, devenant ainsi un lieu privilégié pour les charmeurs de serpents. Cette labellisation, reconnue mondialement, se veut conforme aux enjeux de développement durable (Marcotte & Bourdeau, 2010).
5Le concept de durabilité, introduit par la classification à l’UNESCO, est fondé sur une vision matérialiste et progressiste du monde qui considère que les éléments “naturels” existent principalement pour répondre aux besoins des humains. Dans cette perspective dualiste, nature et culture s'opposent (Descola 2001 ; 2011). Lors de la conception de la labellisation visant à protéger les pratiques culturelles, les enjeux de protection n’incluent pas le bien-être et la préservation des espèces sauvages. Les animaux y sont perçus comme des objets illustrant une pratique, et non comme des acteurs de celle-ci.
6La rencontre avec la faune sauvage est souvent complexe (Green & Higginbottom 2001 ; Higginbottom 2004), et le tourisme fondé sur la rencontre avec les animaux non domestiques peut aussi bien avoir lieu dans la nature qu'en captivité. Ce dernier englobe dans sa définition les activités non-consommatrices, comme l’observation de la faune dans les milieux naturels, et consommatrices, comme la chasse ou la pêche. Cette forme de tourisme, liée à la rencontre entre les humains et les non humains, peut comporter des attractions sur des sites fixes, comme la place Jemaa el-Fna, mais également des visites d’espaces naturels ou de zoo, ainsi que des expériences en association avec des hébergements touristiques. Pour Newsome et al. (2005), ce tourisme, entrepris pour observer et rencontrer la faune sauvage, « peut se dérouler dans des cadres divers, allant de la captivité à la semi-captivité, en passant par la nature, et il englobe une variété d’interactions allant de l’observation passive à l’alimentation et/ou toucher les espèces observées ».
7En ce qui concerne la place Jemaa el-Fna, les rencontres avec les animaux ne sont pas directement les raisons du voyage. Les visiteurs viennent découvrir l'ambiance et les charmes orientaux, où les serpents font référence à l’exotisme local. Leur présence attire les visiteurs et s’intègre, au même titre que les conteurs, danseurs, diseuses de bonne aventure ou herboristes, dans la patrimonialisation culturelle de l’espace. Les charmeurs de serpents contribuent donc aux images stéréotypées que l’on peut avoir sur le Maroc, représentant ainsi une des pièces maîtresses du puzzle d'exotisme auquel s’appliquent les discours sur l’Orient (Saidi & Fagnoni, 2018).
8La transformation de la tradition des charmeurs de serpents à Jemaa el-Fna en attraction touristique résulte de divers facteurs culturels, économiques et sociaux entrelacés au fil du temps. Introduite il y a environ 500 ans par l'ordre des Aïssaoua, cette pratique était à l'origine ancrée dans des rituels spirituels (Davasse, 1862). Au fil des siècles, elle a évolué vers une forme d’art du divertissement. Les charmeurs ont adapté leurs performances pour attirer un public plus large, intégrant des éléments visuels et sonores spectaculaires tout en préservant la symbolique culturelle des serpents.
9L'attrait touristique des performances des charmeurs a été renforcé par l’émergence de l’industrie touristique locale. Des infrastructures spécifiques ont vu le jour, offrant des espaces pour ces spectacles, tandis que les commerces locaux ont prospéré en proposant des produits et services liés à cette tradition (Danteur, 2012). Cette intégration dans l’industrie touristique a joué un rôle majeur dans la commercialisation de la pratique, la rendant accessible et attractive pour un public plus large.
10Sur le plan économique, les charmeurs se procurent non seulement un moyen de subsistance personnel, mais contribuent également à l’économie touristique de la place. Cependant, les avantages économiques immédiats peuvent parfois entrer en conflit avec une utilisation durable des ressources, remettant en question le bien-être animal et l'impact environnemental de la pratique.
11Sur la place Jemaa el-Fna, les montreurs de singes sont de plus en plus critiqués par l’opinion publique1, les primates y étant perçus comme exploités et maintenus dans de mauvaises conditions. Si les mammifères suscitent beaucoup d’émotions et de compassion de la part des touristes occidentaux, les serpents passent souvent inaperçus, uniquement considérés comme dangereux. Cette perception renvoie à une classification du vivant selon nos valeurs culturelles (Descola, 2015). Par conséquent, des observations de maltraitance animale sont relevées, incluant des comportements de harcèlement (Duffus & Dearden, 1990), des actes de violence, des blessures, ainsi que d’autres utilisations telles que la fabrication de souvenirs et les besoins de la médecine traditionnelle ou de la sorcellerie (Bergin & Nijman, 2014). Cela pose des questions sur l’éthique animale et l'impact environnemental des prélèvements de serpents dans la nature, mettant en évidence la nécessité d'une approche équilibrée respectant à la fois la tradition culturelle et la conservation de la faune. Cette approche devrait être initialement appliquée par la labellisation au titre du patrimoine oral et immatériel de l’UNESCO, pour répondre aux engagements de développement durable (Marcotte & Bourdeau, 2010).
12Cette étude repose sur une approche multidisciplinaire visant à explorer les pratiques des charmeurs de serpents sur la place Jemaa el-Fna à Marrakech, en mettant l'accent sur la dimension environnementale tout en intégrant des perspectives ethnographiques et biologiques.
- 2 Un chasseur de serpents capture des reptiles dans la nature, transmettant son savoir-faire au sein (...)
- 3 Un charmeur traditionnel est un Aïssaoui (singulier de Aïssaoua) qui manipule des serpents, dans un (...)
13Nous avons opté pour une approche ethnographique visant à approfondir notre compréhension de la réalité des charmeurs de serpents. Pour saisir pleinement leur quotidien, nous avons délibérément choisi l'immersion sur le terrain, embrassant ainsi les principes fondamentaux de « être avec », « faire avec » et « être immergé » (Beaud, 1996). Cette démarche immersive s'est concrétisée par notre implication directe dans la vie quotidienne d'un « chasseur2 » de serpents et « charmeur traditionnel3 » situé à Tan-Tan, au sud du Maroc. En suivant ces principes, nous avons pu saisir les subtilités des interactions entre les charmeurs, les serpents et leur environnement d'une manière authentique et approfondie.
14Nous avons également mené des observations participantes et non participantes des charmeurs de serpents sur la place Jemaa el-Fna à Marrakech. Nos observations ont inclus des paramètres tels que l'heure d'arrivée des charmeurs, le nombre et les espèces de serpents présents, l'état de santé des animaux, la durée d'exposition, la température extérieure, ainsi que les techniques de manipulation observées. Ces données ont été consignées dans un journal de terrain sur plusieurs jours d'observation. Il est important de noter que les entretiens avec les charmeurs de Jemaa el-Fna ont parfois été limités en raison de la sensibilité du sujet et des barrières culturelles (Serra-Mallol, 2012).
15L'analyse des données sur zones de chasse aux serpents provient de la littérature (Valverde, 2004) et de notre enquête de terrain, réalisée avec la collaboration d'un chasseur de serpents expérimenté. De plus, l'identification des serpents, ainsi que les observations sur leur comportement, leur état de santé et leur origine ont été effectuées par deux des auteurs, herpétologues spécialisés dans l'étude des reptiles du Maroc.
16Les serpents utilisés par les charmeurs jouent un rôle central dans la transformation de la place Jemaa el-Fna en une attraction touristique d'envergure. Ces reptiles, appartenant souvent à différentes espèces, sont choisis pour leur apparence saisissante et leur potentiel à attirer l'attention du public. Les charmeurs sélectionnent ainsi leurs serpents en fonction de critères esthétiques et comportementaux, cherchant à créer un spectacle captivant pour les spectateurs. La demande en serpents pour les spectacles des charmeurs à Jemaa el-Fna se caractérise par une préférence marquée pour les serpents de grande taille, en particulier ceux appartenant à des espèces venimeuses.
17Nos observations démontrent que les spectacles à Jemaa el-Fna reposent principalement sur la présence nombreuse des animaux, exhibés toute la journée au public. Au cours de notre enquête, la Vipère heurtante (Bitis arietans ; 30+ spécimens observés) a été régulièrement mise en scène lors des spectacles en raison de son aspect imposant (Figure 1A). De manière similaire, le Cobra noir du Maroc (Naja haje legionis ; 20+ spécimens observés) ainsi que la Couleuvre de Montpellier du Sahara (Malpolon monspessulanus saharatlanticus, 15+ spécimens observés) sont également privilégiés en raison de leur grande taille, contribuant ainsi à l'aspect spectaculaire des interactions avec les touristes (Figures 1B et C). D’autres espèces peuvent être occasionnellement recensées sur la place, comme la Couleuvre fer-à-cheval (Hemorrhois hippocrepis) et la Vipère de Mauritanie (Daboia mauritanica).
18Les deux espèces les plus représentées sont donc la Vipère heurtante, relique tropicale au Maroc, classée comme “vulnérable” sur la liste rouge de l’UICN, et le Cobra noir du Maroc, également “vulnérable” (Pleguezuelos et al., 2018). Elles représentent ainsi un enjeu majeur de conservation de la biodiversité, et leur protection est en théorie encore plus réglementée que pour d’autres espèces non menacées.
Figure 1. Les charmeurs de serpents à Jemaa el-Fna
Les charmeurs de serpents à Jemaa el-Fna utilisent souvent les Vipères heurtantes (A) et les cobras (B) pour captiver l’attention dans le spectacle, tandis que les grandes couleuvres de Montpellier (C) sont utilisées pour interagir avec les touristes.
Photos : Bouazza A. et Dezetter M., 2015.
19Le Cobra noir du Maroc domine souvent la scène des spectacles. Son comportement, se dressant et observant son adversaire, incarne la "baraka" et renforce le pouvoir du charmeur. Les Aïssaoua impressionnent leur public en réalisant des gestes audacieux, tels que le baiser sur la tête du cobra. Au Maroc, le cobra est représenté par la sous-espèce endémique du Maghreb (Naja haje legionis). Il occupe principalement les zones arides et sahariennes du pays, depuis le triangle Agadir-Ouarzazate-Laâyoune, avec des extensions vers le Nord-Ouest dans l’arrière-pays d’Essaouira et vers l’Est jusqu'à Figuig (Bons & Geniez, 1996).
20La Vipère heurtante (Bitis arietans) est principalement localisée le long d'une bande s'étendant de Sidi Ifni à Tantan plage, descendant jusqu'à la région de Laâyoune. Très probablement disparue dans la vallée de Souss (obs. pers.), elle occupe les étages arides et sahariens, caractérisés par des hivers chauds ou tempérés, et constitue l'une des espèces relictuelles de la faune tropicale au nord du Sahara (Bons & Geniez, 1996).
21La Couleuvre de Montpellier est représentée au Maroc par au moins deux sous-espèces : Malpolon monspessulanus monspessulanus (au nord du pays) et M. m. saharatlanticus (endémique du Sahara marocain). Cette dernière sous-espèce semble être la plus recherchée par les charmeurs en raison de sa taille, qui dépasse parfois 2 mètres de longueur (obs. pers.).
22Selon nos enquêtes de terrain, la saison de chasse aux serpents s'étend principalement sur neuf mois par an, de mars à novembre. Le nombre de serpents par charmeur peut varier considérablement en fonction de la disponibilité et de la saison. On estime qu'il y aurait actuellement environ 20 chasseurs actifs sur le terrain, chiffre en baisse par rapport aux estimations de la fin du xxe siècle (Figure 2 ; Valverde 2004 ; Pleguezuelos et al., 2018). Chaque chasseur capture environ un serpent par jour pendant cette période, avec quelques fluctuations, pour une moyenne de 15 à 40 individus par mois. Ainsi, chaque chasseur peut attraper entre 135 et 360 serpents par saison. Globalement, nos estimations indiquent qu'entre 2 700 et 7 200 serpents sont capturés dans la nature chaque année pour répondre à la demande des charmeurs, confirmant des évaluations antérieures (Pleguezuelos et al., 2016). De plus, les zones de chasse au Maroc correspondent étroitement aux aires de répartition historiques du cobra et de la vipère (Bons & Geniez, 1996 ; Figure 2).
Figure 2. Zones de chasse historiques (1980-2000) à gauche et actuelles (2000-2022) à droite, avec estimation du nombre de chasseurs par région au Maroc.
23Historiquement, les chasseurs étaient nombreux et dispersés au Nord du Sahara (Valverde 2004 ; Pleguezuelos et al., 2016). Actuellement, les chasseurs se sont progressivement dirigés vers le sud, notamment à Guelmim et Sidi Ifni. Ce déplacement suggère un déclin de l'abondance des populations de serpents dans leur limite de distribution septentrionale, probablement dû à la pression constante de la chasse et/ou à la dégradation des habitats dans certaines régions (Elbahi et al., 2023). À titre d’exemple, les dernières mentions de la Vipère heurtante dans la vallée du Souss remontent aux années 1980 (Mateo, 1992). Des recherches intensives dans la région du Souss ont montré que cette espèce a très probablement disparu de la zone (obs. pers.). En réponse, les chasseurs ont adapté leurs pratiques en descendant vers le sud de Sidi Ifni, où les populations de serpents sont relativement plus abondantes.
24La chasse ciblée pratiquée par les charmeurs de serpents pourrait avoir des conséquences néfastes sur les populations naturelles. La sélection effectuée par les chasseurs, visant spécifiquement une partie de la population de serpents en fonction de l’origine, la taille, du comportement et parfois du sexe, menace la viabilité des populations. Selon notre enquête, les charmeurs préfèrent certains serpents venant de certaines régions spécifiques car ils semblent être plus forts, plus grands, mieux dressés et moins sensibles. De plus, les femelles gestantes sont particulièrement vulnérables. La chasse de ces femelles durant leur période de reproduction peut entraîner une mortalité élevée chez les jeunes (Figure 3). En outre, après la naissance des serpenteaux en captivité, ces derniers sont souvent éliminés par les chasseurs car ils n'ont pas de valeur dans le contexte des spectacles.
Figure 3. Vipères
Vipères heurtantes (mâle à gauche et femelle à droite, photo A) capturées dans leur habitat naturel par un chasseur, avant leur maintien dans un sac pendant plusieurs jours. La femelle a donné naissance à 16 vipéreaux dans le sac, dont la moitié ont été retrouvés morts (photo B).
Photos : Bouazza A. 2017
25L'utilisation des serpents comme attraction touristique, particulièrement sur la place Jemaa el-Fna, pose des défis considérables en termes de durabilité environnementale et d'éthique animale. La capture des serpents dans les habitats naturels perturbe gravement les écosystèmes, compromettant leur équilibre naturel. En tant que maillons essentiels de la chaîne alimentaire, à la fois prédateurs et proies, les serpents jouent un rôle vital dans leur environnement, et leur disparition pourrait avoir des conséquences imprévues sur les habitats naturels. De plus, les conditions de maintien de ces serpents pour le divertissement touristique sont souvent inadéquates. La vie en captivité, associée au stress d'une manipulation fréquente et à des environnements bruyants, nuit gravement à leur santé et à leur bien-être. Des pratiques cruelles comme l'arrachage des crochets, utilisant parfois des tessons de bouteilles (obs. pers.), ajoutent à leur souffrance. Nos observations révèlent un état de santé déplorable parmi les serpents exhibés sur la place, exposés pendant de longues heures à des températures inappropriées. En tant qu'animaux ectothermes, ils nécessitent des conditions spécifiques pour survivre en captivité, incluant une source de chaleur externe en cas de température trop basse. Enfermés dans des caisses sans accès à l'eau ni à la nourriture, beaucoup souffrent de déshydratation prolongée. De plus, les explications souvent erronées sont données par les montreurs, qui manquent de connaissances sur la biologie et l’écologie des serpents et trompent ainsi le public. Cette méconnaissance perpétue de manière involontaire une sous-estimation des besoins physiologiques et écologiques réels de ces espèces fragiles et entrave la sensibilisation à leur protection et à leur respect en tant qu’être vivant.
26Le cobra est généralement la star de ces spectacles, car de par sa morphologie et son attitude naturelle de défense, c'est un animal qui se dresse et se "coiffe". Peu mordant mais observateur, il est donc par essence l'animal à soumettre. Son attitude charismatique donne la sensation de défier l’Homme. Toutefois, ce que nous interprétons comme un défi ou de l'arrogance n’est en réalité pour lui qu’un sentiment de stress et de peur. Afin qu’il maintienne cette position de défense, les charmeurs dansent, tapent et bougent continuellement autour des serpents. Le son des flûtes n'a aucun impact pour ces animaux sourds, mais ils suivent les mouvements du charmeur, donnant cette impression de danser avec lui, permettant ainsi de faire de « belles photos ». Il n’y a pas de spectacle à proprement dit, les serpents sont simplement stimulés afin de rester actifs. Les charmeurs ne délivrent aucune explication ou conte sur ces animaux, ils expliquent au contraire leur caractère dangereux afin de démontrer leur pouvoir aux visiteurs. Ce discours seul contribue à maintenir une image négative de ces animaux sous le registre de la peur, de manière volontaire cette fois-ci. Il va ainsi à l'encontre même des enjeux de protection et de sensibilisation soutenus dans le cadre d’une pratique touristique durable.
27La présence permanente des Aïssaoua sur la place Jemaa el-Fna, même en période d’hibernation des reptiles, est un exemple de la façon dont le tourisme axé sur les spectacles de serpents peut créer une dépendance économique. Cette dépendance exerce une pression considérable sur les communautés locales, rendant souvent difficile l'adoption de pratiques plus durables et respectueuses des animaux et de l'environnement. Ainsi, il est essentiel d'initier des programmes de sensibilisation et d'éducation pour les touristes et les acteurs locaux. Ces initiatives visent à promouvoir des interactions plus respectueuses avec la faune, en équilibrant les impératifs économiques des communautés locales avec la nécessité de préserver la biodiversité et le bien-être animal. Une telle démarche est cruciale pour assurer un avenir plus durable et éthique pour le tourisme centré sur la faune.
28La réalisation des objectifs de développement durable entre valorisation et préservation des cultures utilisant des animaux est cependant complexe, compte tenu notamment de la sensibilité des espèces animales, et de la cohabitation difficile entre l’Homme et le serpent. En effet, le regard porté par les sociétés est souvent énonciatif des réussites de protection de la faune (Mauz, 2002 ; Benhammou, 2007). Ce regard est aussi variable dans le temps et dans l'espace (Descola, 2001), tout comme les modes de catégorisation du vivant qui, loin de revêtir des aspects essentialistes, constituent une véritable construction sociale (Berger & Luckmann, 1996 ; Pickel-Chevalier, 2014), rendant parfois difficile la conciliation des enjeux de développement économique, de préservation de la biodiversité et d’éthique.
29Au Maroc, la mise en œuvre de la loi n° 29-05 marque un tournant crucial dans la préservation des espèces de flore et de faune sauvages. Cette loi interdit l'exploitation et le trafic illégal de ces espèces, classant tous les reptiles du pays, y compris les serpents, dans la liste des espèces protégées. Cette classification s'aligne sur les normes internationales établies par la Convention de Washington (CITES) et la Convention de Berne, renforçant ainsi en théorie la protection des serpents utilisés sur des sites touristiques comme Jemaa el-Fna.
30Pour assurer la conservation effective des espèces et de leurs habitats, le Maroc a établi plusieurs aires protégées, dont les réserves de biosphère reconnues par l'UNESCO. Ces réserves jouent un rôle essentiel en permettant une harmonie entre la conservation des ressources naturelles et le développement touristique (Aboutayeb, 2014). Elles englobent des écosystèmes variés et complexes, soulignant leur importance pour la conservation et la gestion durable des ressources naturelles, et incluent notamment les zones de répartition naturelle des serpents.
31La proclamation de la place Jemaa el-Fna comme chef-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité par l'UNESCO en 2001 soulève des questions cruciales concernant la protection des espèces menacées dans le contexte de la préservation des traditions culturelles (Bergin & Nijman, 2014 ; Pleguezuelos et al., 2016). La reconnaissance de cet espace culturel, où les charmeurs de serpents sont identifiés comme des acteurs clés, met en lumière la « tension » entre la préservation des pratiques culturelles et le bien-être des animaux sauvages utilisés dans ces traditions.
32Bien que la labellisation par l'UNESCO, en théorie conforme aux enjeux de développement durable (Marcotte & Bourdeau, 2010), est censée permettre une alliance entre la nature et la culture, notre étude révèle que les serpents sont dans ce cas considérés comme de simples objets illustrant une tradition, et non comme une entité à protéger. Dans ce contexte, il devient crucial de reconsidérer la manière dont les pratiques culturelles impliquant des animaux sauvages, telles que l’exhibition de serpents à Jemaa el-Fna, sont abordées. Cette réflexion doit intégrer les questions éthiques mentionnées précédemment et explorer de nouvelles façons de raconter notre histoire. La nature, et en particulier les non-humains, ne doit plus être perçue comme une ressource au service de l'humanité (Lestel, 2004 ; 2008 ; Morizot, 2016 ; 2017), mais comme un acteur à part entière dans la culture (Baratay, 2012 ; 2015).
33Dans le cadre de cette interaction entre le tourisme et la faune sauvage, une approche équilibrée est nécessaire pour assurer une coexistence durable et éthique entre la conservation de la biodiversité et le respect des traditions culturelles. Cette approche implique plusieurs parties prenantes et une série de stratégies. Ainsi, il est essentiel de promouvoir la collaboration entre les charmeurs, les décideurs, les scientifiques, ainsi que les organisations touristiques et de conservation de la biodiversité, afin d'encourager un tourisme responsable. L'amélioration des conditions de détention des animaux, la mise en place de programmes de reproduction en captivité, la formation et la sensibilisation des Aïssaoua, l'adoption de pratiques de chasse durable, la collaboration avec les organismes de conservation (Jardins zoologiques et Refuges animaliers), ainsi que le suivi et l'évaluation de l'impact des activités touristiques, sont autant de mesures à mettre en œuvre. Chacune de ces stratégies présente des avantages et des inconvénients, et l’étude approfondie de celles-ci offrirait une perspective plus claire sur les différentes options disponibles pour une gestion plus responsable et respectueuse de la faune sauvage dans un contexte touristique.