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Dossier

Maradona était un être formidable, porteur de vraies valeurs, avec un esprit révolutionnaire, qui a toujours défendu ses convictions

Conversations avec Didier Roustan
Maradona was a great being, bearer of true values, with a revolutionary spirit, who always defended his convictions
Maradona fue un gran ser, portador de verdaderos valores, con un espíritu revolucionario, que siempre defendió sus convicciones
Salim Lamrani
Traduction(s) :
Maradona Was an Extraordinary Human Being, A Man of True Values, With A Revolutionary Spirit, Who Always Stood Up for His Convictions [en]

Résumés

Dans ces conversations, Didier Roustan, figure emblématique du journalisme sportif, retrace son parcours et évoque ses grandes rencontres avec les légendes du football. Cofondateur du premier syndicat mondial des footballeurs professionnels aux côtés de Diego Maradona et Éric Cantona, il en a été le secrétaire général de 1995 à 1998. Très engagé auprès des jeunes, il a créé l’association Foot citoyens, dont l’objectif est de transmettre, à travers le sport, les valeurs de respect, de courage et de tolérance. Il lègue aux générations futures son expérience, les valeurs humaines et une conception noble et exigeante du journalisme.

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Texte intégral

1Né en 1957 à Brazzaville, Didier Roustan a passé son enfance à Cannes, ville à laquelle il est resté profondément attaché et où il développe une passion pour le ballon rond. Doué d’un talent certain, il s’entraîne à l’âge de 16 ans avec l’équipe professionnelle de l’AS Cannes, qui évolue alors en deuxième division. Mais son caractère rebelle le prive sans doute d’une carrière qui aurait pu être honorable.

2En 1976, après l’obtention du baccalauréat, il effectue un stage de trois mois à TF1. Ses connaissances footballistiques et sa personnalité lui valent rapidement l’affection des journalistes. George De Caunes décide alors de l’intégrer au service des sports de la chaîne, notamment à l’émission Téléfoot, qu’il dirigera de 1986 à 1989.

3Après treize années de bons et loyaux services, Didier Roustan quitte TF1 pour rejoindre Canal+, où il présente une émission omnisport qui l’amène à parcourir le monde et à réaliser des reportages marquants. En 1992, il rejoint Antenne 2 où il se consacre au football. À partir de 1999, il collabore avec l’Équipe TV, jusqu’en 2024, hormis un interlude de trois ans chez TV5 Monde.

4Figure emblématique du journalisme sportif, considéré comme l’un des plus grands spécialistes français du football, Didier Roustan a rencontré les plus grandes légendes de ce sport. Il a également cofondé le premier syndicat mondial des footballeurs professionnels aux côtés de Diego Maradona et Éric Cantona, dont il sera le secrétaire général de 1995 à 1998.

5Très engagé auprès des jeunes, il a créé l’association Foot citoyens, dont l’objectif est de transmettre, à travers le sport, les valeurs de respect, de courage et de tolérance.

6Amoureux du beau jeu, nostalgique des footballeurs engagés, Didier Roustan a retracé son parcours si riche dans Puzzle, paru quelques mois avant sa disparition soudaine en 2024, emporté par la maladie. Il lègue aux générations futures son expérience, des valeurs humaines et une conception noble et exigeante du journalisme.

Salim Lamrani : Didier Roustan, quelle est la genèse de votre dernier ouvrage Puzzle ?

Didier Roustan : Depuis plusieurs années, on me demandait de rédiger mes mémoires, mais j’ai toujours été réticent à l’idée d’écrire une autobiographie. Je voulais néanmoins transmettre mon vécu, mes idées et mes expériences aux nouvelles générations. Comme les écrits restent, je me suis finalement décidé à réaliser ce livre. C’était aussi l’occasion de rendre hommage à des gens qui ont compté pour moi.

En revanche, je ne souhaitais pas faire une biographie classique, c’est-à-dire chronologique. Je préférais garder une certaine liberté d’écriture, avec des chapitres indépendants, sans lien direct, rédigés au gré de mes inspirations. Je voulais également en faire une sorte de « caverne d’Ali Baba » où le lecteur pourrait picorer parmi les histoires, sans avoir à suivre un ordre linéaire, puis les assembler ensuite : d’où le titre Puzzle.

On trouve de tout dans ce livre : ma philosophie footballistique, mes grandes rencontres, mes quarante-sept ans de télévision et la manière dont elle a évolué dans son rapport au sport le plus populaire au monde, ainsi que de belles anecdotes.

SL : Quel est votre premier souvenir de football ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce sport ?

DR : Je viens d’une famille de footballeurs. Mon oncle était joueur professionnel à Cannes avant-guerre. Mon père était footballeur amateur. Du côté de ma mère, antillaise, le football est aussi très populaire. Mon grand-père en était passionné.

Je suis né en Afrique et je suis arrivé à Cannes à l’âge de trois ans. Le stade, où évoluait alors l’équipe pro de l’AS Cannes en deuxième division, se trouvait à cent mètres du domicile familial. J’ai donc baigné dans le football depuis ma plus tendre enfance.

Mon premier souvenir marquant remonte à l’âge de quatre ans : mon père m’a emmené au stade un dimanche après-midi. Nous étions deux ou trois mille spectateurs dans cette enceinte de huit mille places. J’ai été frappé par les clameurs, les couleurs, les émotions partagées, les célébrations comme les sifflets. J’ai été happé par cette ambiance.

Ce jour-là, il pleuvait des cordes. Comme nous habitions juste à côté, nous étions allés au stade à pied. Nous sommes donc rentrés après le match trempés de la tête aux pieds, ce qui a valu à mon père une belle remontrance de ma mère.

SL : Racontez-nous l’aventure de Téléfoot à TF1, une émission qui va marquer plusieurs générations d’amateurs de football.

DR : Le bac en poche, j’avais entamé un cursus de professorat d’éducation physique, mais je me suis rapidement essoufflé et j’ai décidé entrer dans la vie active. Ma mère et ma sœur vivaient à Paris, ce qui m’a permis de décrocher un stage à TF1. C’était une autre époque : on pouvait entrer dans les locaux sans contrôle. Je me souviens même d’un jour où des manifestants avaient envahi les studios en plein direct.

J’ai donc fait trois mois de stage. Passionné de football, j’avais déjà une certaine culture sur le sujet. En plus de jouer à l’AS Cannes, je passais des heures à la Maison de la Presse, sur la Croisette, à dévorer les revues spécialisées. Les propriétaires, qui savaient que je n’avais pas les moyens de les acheter, appréciaient ma curiosité et me laissaient consulter les publications. Je faisais attention à ne pas les abîmer. Durant la Coupe du Monde 1970, à douze ans, j’y allais tous les jours, y compris pour consulter la presse étrangère, alors que je ne comprenais que le français. C’est ainsi que j’ai construit ma culture footballistique.

À l’époque, les rédactions sportives étaient beaucoup moins spécialisées. Sur la vingtaine de journalistes du service des sports de TF1, seuls trois étaient spécialistes de football : Jean Rénal, qui s’occupait aussi du basket, Pierre Cangioni, qui couvrait également la boxe, et George Dominique, qui était omnisport. La plupart étaient déjà d’âge mûr. Mon premier patron, Georges De Caunes, pionnier de l’ORTF, aurait pu être mon grand-père. Moi, je n’avais que dix-huit ans.

SL : Quelles étaient vos tâches quotidiennes ?

DR : Normalement, un stagiaire s’occupait des cafés, découpait les dépêches et rendait quelques services. Ma chance a été de pouvoir contribuer davantage grâce à mes connaissances footballistiques dans une rédaction qui comptait peu de spécialistes. Par exemple, quand arrivaient les images des championnats étrangers, mes collègues avaient du mal à identifier les joueurs. Moi, qui dévorais la presse sportive depuis des années, je connaissais toutes les équipes européennes. Je n’ai pas attendu le Liverpool-Saint-Etienne de 1977 pour savoir qui étaient Jimmy Case, Kevin Keegan ou Terry McDermot. Pour l’anecdote, j’étais allé à Anfield à l’âge de 14 ans.

Je crois que je les ai assez impressionnés par mes connaissances. Ils m’ont envoyé couvrir les matchs en région parisienne, à Saint-Ouen ou au Red Star. Je faisais les interviews et je revenais avec les bobines fines. Je m’occupais également du montage et je rédigeais le commentaire. Je suis rapidement devenu indispensable d’un point de vue professionnel.

En outre, je crois qu’ils appréciaient aussi ma personnalité : j’avais 18 ans et je ne me prenais pas au sérieux. Ils ont fini par s’attacher à moi. Il y avait notamment Jean Reynal, qui avait l’âge de mon père et qui est devenu en quelque sorte mon père spirituel. Il était de Montpellier. Nous partagions une passion pour le flipper et l’on passait des heures dans un bar, à côté de Cognac G, à enchaîner les parties. Mon nom est ainsi parvenu aux oreilles du patron, Georges De Caunes.

J’étais au bon endroit au bon moment. Alors que mon stage touchait à sa fin, TF1 a signé l’accord avec la Fédération française de football et la Ligue de football pour l’émission hebdomadaire Téléfoot, qui allait être lancée en septembre 1977. C’est Jean Reynal qui avait trouvé le titre. De Caunes avait donc besoin d’engager des spécialistes de football pour ce nouveau programme et de renforcer la petite équipe existante. Il m’a alors convoqué dans son bureau pour me proposer de passer des essais télévisés, ainsi qu’un contrat de stagiaire prolongé et rémunéré. « Si tu fais l’affaire, on te proposera un CDI », m’avait-il dit.

Finalement, je suis resté treize ans à TF1, avec le luxe de partir de mon plein gré.

SL : Vous avez rencontré les plus grandes légendes du ballon rond. Commençons par Diego Maradona. Parlez-nous du joueur et de l’homme que vous avez connu.

DR : Je l’ai rencontré pour la première en France, à l’occasion de la remise d’un prix. Je l’ai également revu lorsqu’il était venu avec Boca Juniors pour affronter le Paris Saint-Germain. J’ai vraiment commencé à bien le connaître lorsque j’ai réalisé un documentaire sur son parcours.

Un jour, il est arrivé en France depuis Cuba, via Madrid, pour recevoir son Super Ballon d’Or, début janvier 1995, avec un vieil ami journaliste italien, à la fois intellectuel et passionné de football : Gianni Minà. Je suis allé les chercher à l’aéroport et je me suis arrangé avec les douaniers pour pouvoir les attendre directement à la section des bagages. Après l’accolade typiquement latino-américaine, Maradona m’a pointé du doigt et m’a dit : « Didier, je sais que tu es très copain avec Cantona. Je suis ici trois jours et je veux voir Cantona. »

C’était un véritable défi car Cantona était en plein Boxing Day à Manchester, et jouait tous les trois jours. J’appelle donc Canto et je lui fais part du souhait de Maradona. Il ne l’avait jamais rencontré, mais il avait une immense admiration pour lui. Il est vrai qu’il y a quelques similitudes entre ces deux personnages hors du commun. Deux jours plus tard, Cantona était à Paris et j’ai organisé cette rencontre mémorable entre deux monstres sacrés, à l’Hôtel Intercontinental. Avec Gianni, nous avions filmé ce rendez-vous exceptionnel.

SL : Quelle était la raison de la rencontre ?

DR : L’objet de cette rencontre était de créer un syndicat mondial de joueurs. C’était un vieux projet que Maradona portait en lui depuis 1986. Il estimait, à juste titre, qu’il n’était pas normal que les footballeurs, pourtant au centre du jeu, n’aient pas droit à la parole. On ne leur demandait jamais leur avis pour les compétitions ou les évolutions des règles. Cantona, fidèle à son état d’esprit, s’est montré immédiatement enthousiaste.

À la fin de l’entrevue, Éric m’a pris à part et m’a dit : « On ne va pas tourner autour du pot. Il faut que tu t’en occupes, sinon ça ne verra jamais le jour. » J’avais mon métier, mais j’ai finalement accepté de me lancer dans l’inconnu.

Je me suis donc rendu à Buenos Aires pour soumettre l’idée à Maradona et mettre en place une structure : un président, un vice-président, un secrétaire général, puis convoquer une assemblée de joueurs. Pendant quatre ou cinq ans, je suis allé chaque mois une semaine en Argentine pour travailler avec lui et faire le point. L’Amérique latine était un bon terreau, car les joueurs sud-américains, ayant connu de près ou de loin les dictatures militaires, avaient une conscience politique beaucoup plus affirmée que les Européens, qui se consacrent presque exclusivement à leur carrière. Ils étaient naturellement plus réceptifs à l’idée d’un syndicat. C’est ainsi qu’est née l’Association internationale de footballeurs professionnels, l’AIFP.

Cela m’a donné le privilège une grande proximité avec Diego Maradona. J’ai pu découvrir l’homme extraordinaire qu’il était, au-delà du footballeur génial. C’était un être formidable, porteur de vraies valeurs, avec un esprit révolutionnaire, malgré ses déboires avec la drogue et son manque de constance dans ses ambitions. C’était un personnage hors norme. J’ai aussi connu beaucoup de ses coéquipiers de Boca Juniors ou de l’Argentine 1986 : ils l’adoraient et lui vouaient une admiration sans bornes.

Être Maradona était très difficile, car il ne s’appartenait plus. Le seul endroit où il était vraiment libre, c’était sur un terrain de football. Et, surtout, il ne s’est jamais caché : il a toujours défendu ses convictions.

SL : Éric Cantona est également l’un de vos grands amis. Que pouvez-vous nous dire du King ?

DR : C’est un homme peu ordinaire, un véritable artiste. Il a un caractère très fort, mais il est aussi extrêmement sensible. C’est quelqu’un d’une grande richesse intérieure, et c’est un privilège de l’avoir côtoyé si souvent. C’est une très belle personne. Mais, comme Maradona, il faut pouvoir le suivre.

Nous avons vécu ensemble la Coupe du monde de 1994 aux États-Unis. C’était une aventure épique, avec des moments forts et d’autres, plus délicats. C’est un homme formidable, d’une grande générosité.

SL : Que pouvez-vous nous dire de Michel Platini ?

DR : Platini a représenté un tournant majeur du football français. Sans la génération Platini, de 1976 à 1986, la France n’aurait probablement jamais gagné la Coupe du monde en 1998. Si le football français est aujourd’hui reconnu dans monde entier avec des joueurs dans tous les grands clubs, c’est en grande partie grâce à cette génération, couronnée par la victoire à l’Euro 1984 et la demi-finale du Mondial 1982.

À son arrivée sur la scène nationale et internationale, la France n’existait quasiment pas dans les grandes compétitions, puisqu’elle n’avait pas participé aux phases finales de Coupe du Monde depuis longtemps. Il faut rappeler qu’à l’époque, seules 16 nations y participaient. Aujourd’hui, elles sont 32, et demain 48, ce qui fait que les grandes nations se qualifient presque toujours, sauf accident comme l’Italie ou les Pays-Bas.

En 1978, sur les 16 qualifiés, 9 venaient d’Europe. Et les pays de l’Est étaient redoutables. La Yougoslavie, alors unifiée, était une puissance, avant d’éclater en six pays après l’effondrement de l’Union soviétique. Si la France était divisée en six entités, elle serait bien moins performante. À l’époque, l’URSS était toujours présente en phase finale, avant d’éclater en seize républiques. D’ailleurs, la première finale de l’Euro, en 1960, a opposé l’URSS à la Yougoslavie, avec la victoire des Soviétiques.

Avec les Verts de Saint-Étienne, Platini a redonné un espoir au football français. L’équipe brillait en Coupe d’Europe avec une demi-finale en 1975 et une finale en 1976. Le football français était réputé pour sa qualité technique, mais critiqué pour sa faiblesse mentale, au point qu’on disait qu’on était les « champions du monde des matchs amicaux ». Saint-Étienne a brisé cette malédiction et montré une vraie force mentale, ouvrant la voie à l’ensemble du football français. Dans cette équipe figurait le génie Platini, qui allait devenir, plusieurs saisons durant, le meilleur joueur du monde.

SL : Les jeunes générations n’ont parfois pas conscience du joueur formidable qu’il était.

DR : Platini était un véritable phénomène. À cette époque, l’arrêt Bosman n’existait pas et chaque club ne pouvait compter que deux joueurs étrangers. Quand Platini rejoint la Juventus en 1982, le club alignait déjà six champions du monde : Zoff, Tardelli, Rossi, Gentile, Cabrini, Scirea. Malgré cela, il s’impose comme le patron de l’équipe, devient le meilleur joueur de cette équipe, et termine trois fois meilleur buteur du championnat d’Italie. Platini était un joueur monstrueux.

Il était différent de Maradona : l’Argentin avait une aura incomparable. Platini était fait pour la Juventus, comme Maradona était fait pour Naples.

Dans la vie, Platini était un personnage assez complexe, comme tous les champions. Il avait tout sur les épaules : si la France perdait, c’était sa faute. La presse était moins intrusive qu’aujourd’hui, mais elle pouvait s’acharner. C’était le revers de la gloire. Parfois, il cessait de parler aux journalistes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : si Mbappé, par exemple, passe à côté d’un match, la presse sera moins dure qu’elle ne l’a été avec Platini.

Je me souviens qu’en 1981, alors que Platini avait déjà permis à la France de revenir en Coupe du monde en 1978, et qu’il comptait quatre ans d’ancienneté internationale, il s’était fait siffler au Parc des Princes à chaque fois qu’il touchait le ballon.

Mais c’est une bonne personne, sympathique, avec qui j’ai toujours eu des rapports respectueux. C’est dommage qu’il ait été piégé à l’UEFA. Sans doute a-t-il été naïf, tendre, ou trop pressé de devenir président de la FIFA. On l’a fait tomber, et ça n’a pas été une bonne nouvelle pour le football.

SL : Vous avez une affection particulière pour les joueurs rebelles. Pourriez-vous nous parler de Sócrates, le joueur brésilien, et de sa célèbre démocratie corinthienne ?

DR : J’ai connu Sócrates de manière assez intime à l’époque du Syndicat mondial des joueurs. Je connaissais bien son frère Raí à Paris, et c’est lui qui avait établi le contact entre nous. Je l’avais invité à plusieurs reprises à des réunions de l’AIFP.

Je garde en mémoire une soirée épique à Ribeirão Preto, chez lui, à 300 kilomètres de Sao Paulo. C’était un personnage hors-norme, doté d’une grande conscience politique, très intelligent, et surtout un joueur merveilleux.

La démocratie corinthienne date de 1981, lorsqu’il jouait aux Corinthians de Sao Paolo. Cette période a coïncidé avec un football spectaculaire et des résultats brillants pour l’équipe. Le Brésil vivait alors sous dictature militaire depuis 1964. En 1981, un nouveau directeur sportif, Adilson Monteiro Alves, opposant à la dictature, est nommé. Avec des joueurs politisés comme Sócrates, Casagrande ou Zé Maria, ils transforment le club en laboratoire démocratique. Les dirigeants n’étaient plus les seuls décideurs : désormais, ce sont les joueurs qui votent. Chaque décision est prise collectivement : mise au vert, prime de match, recrutement, etc.

L’objectif était clair : montrer à la société brésilienne, et plus largement latino-américaine, qu’il n’existait rien de mieux que la démocratie. Sócrates m’avait expliqué qu’ils subissaient des pressions de la part des militaires, mais que leur statut de stars leur offrait une relative protection. En 1981, Sócrates était le capitaine de la Seleção. Mais il y avait tout de même des risques : le régime restait brutal.

Avant certains matchs, profitant d’un léger desserrement politique et du retour d’élections partielles, les Corinthians entraient sur le terrain derrière une banderole où l’on pouvait lire : « N’oubliez pas d’aller voter ». Ils portaient même des maillots floqués « Votez ! » au dos. L’équipe a ainsi sensibilisé tout le pays et contribué au retour progressif à la démocratie.

Les footballeurs ont un pouvoir énorme. S’ils s’engageaient davantage socialement, il y aurait des progrès considérables. Ils sont millionnaires, pour la plupart, et pourraient contribuer à bâtir une société plus juste. Malheureusement, le privilège enferme souvent dans une bulle, loin de la réalité des gens.

C’est pour cela que Maradona était si grand : il savait qu’en créant un syndicat, il s’attirerait l’inimitié des puissants du football. Il avait déjà des problèmes avec la FIFA, mais il a choisi de s’exposer davantage pour défendre son sport et les joueurs moins célèbres que lui.

SL : Aimé Jacquet est une figure très chère au peuple français. Il nous a procuré un grand bonheur collectif en 1998 avec cette première victoire en Coupe du Monde. Que pouvez-vous nous dire de lui ?

AJ : Je l’ai assez peu connu. Dans les années 1980, il entraînait Bordeaux, qui jouait alors les premiers rôles. Il avait un côté « vieille France ».

J’ai une anecdote à son sujet. Dans son équipe, il avait René Girard, formé à l’école nîmoise, qui donnait beaucoup de coups. Gernot Rohr, un autre joueur, était lui aussi assez rugueux. Lors d’un match Bordeaux-Saint-Etienne, ces deux-là avaient passé leur temps à malmener Platini. Je n’ai jamais aimé ce genre de comportement dans le football. Dans mon résumé de la rencontre, j’avais employé le terme « les pépés flingueurs ».

Un jour, j’emmène Julien Clerc, grand supporter des Girondins, assister à un entraînement à Bordeaux. À la fin de la séance, Aimé Jacquet m’a pris à part pour me faire part de son mécontentement concernant ce terme.

C’est une personne très polie, qui vouvoie ses interlocuteurs. Sans être un révolutionnaire, c’est quelqu’un d’honnête, de droit, avec de vraies valeurs.

SL : Quel est votre plus grand souvenir de football ?

DR : J’ai tellement de souvenirs, de voyages, d’émotions… Mais je dirais que c’est le jour où, avec les minimes de l’AS Cannes, nous avons battu la Juventus de Turin aux tirs au but, lors du tournoi d’Aix en 1971.

La plus belle chose dans le football, c’est de l’avoir pratiqué. À cette époque, avant la génération Platini, lorsqu’on affrontait une équipe internationale, on parlait déjà avec un complexe d’infériorité. On se disait : « Mon Dieu, combien va-t-on en prendre ?! ». Et ce jour-là, finalement, nous avons fait 1-1… puis nous avons gagné.

SL : Quelle est la Coupe du monde qui vous a le plus marqué ?

DR : C’est celle de 1970, avec le Brésil de Pelé, qui était fantastique. J’avais 12 ans et j’ai vécu ce Mondial avec une intensité incroyable. J’ai grandi avec le Brésil de Pelé et, dans la foulée, avec l’Ajax de Cruyff. J’ai été marqué au fer rouge par un certain football. 1970, c’était magique.

Ensuite, j’hésite en 1982 et 1986. En 1982, le Brésil de Socrates et Zico aurait dû l’emporter : cette équipe était extraordinaire. J’ai eu le privilège de commenter les matchs de la Seleção à Barcelone, dans le stade de la Sarria, une enceinte à l’anglaise, où l’on était très proche de la pelouse. J’ai été bouleversé par cette défaite contre l’Italie. C’était cruel. Et ce n’était pas bon pour le football, car à l’époque, on s’inspirait du jeu de celui qui avait gagné la Coupe du monde. Aujourd’hui, le modèle, c’est plutôt la Ligue des Champions.

Et puis 1986, c’est Maradona. Et ça, c’est inoubliable.

SL : Vous êtes un amoureux du football créatif et du numéro 10, qui a quasiment disparu aujourd’hui. Quel est le football qui correspond le plus à votre sensibilité ? Que pensez-vous de l’évolution générale du football ?

DR : J’ai une préférence pour le football créatif, offensif, protagoniste. Ce football-là est devenu relativement rare. On le retrouve un peu à travers Guardiola, mais poussé à l’extrême.

Aujourd’hui, le physique a pris trop d’importance par rapport à la technique, avec une exigence constante de vitesse. Je prends moins de plaisir à regarder le football actuel : il est beaucoup moins épique qu’à certaines époques. Il y a moins de place pour les joueurs techniques. Je ne veux pas passer pour un passéiste ou un nostalgique, mais force est de constater qu’on voit désormais plus d’athlètes sur le terrain que de véritables footballeurs.

SL : Quels sont les joueurs, les entraîneurs et les équipes qui vous font rêver aujourd’hui ?

DR : « Rêver », le mot est un peu fort. Avec l’évolution actuelle, le football ne prête plus vraiment au rêve. Il est devenu un spectacle où le jeu a de moins en moins de place, noyé dans les transferts, les coulisses et tout ce qui gravite autour de ce sport. Aujourd’hui, il y a tellement d’argent dans le football…

À la base, le football, c’était cette phrase de Pasolini : « Le football est une valeur essentielle pour redonner de la dignité à ceux qui ne possèdent rien ». Il a un peu perdu ce côté populaire. Aller voir un match dans certains stades, aujourd’hui, c’est quasiment se couper un bras tant les prix ont explosé.

Le football est resté très populaire en Amérique du Sud, car il n’y a pas les mêmes enjeux financiers. Certes, il a perdu un peu en qualité, car les meilleurs joueurs partent très jeunes en Europe. Avant, ils restaient plus longtemps dans leur club d’origine. Zico, par exemple, n’a quitté Flamengo pour l’Udinese qu’à 28 ans. On parlait du Brésil 1982 : la plupart des titulaires de la Seleçao jouaient encore au pays, à l’exception de Falcao, qui évoluait à la Roma. Enzo Francescoli, ancien joueur du Racing et de l’Olympique de Marseille, aujourd’hui directeur sportif de River Plate, m’a souvent dit la même chose.

Aujourd’hui, le rêve dans le football existe encore, mais par bribes. Il renaît parfois à travers des épopées, comme avec Bielsa à Marseille ou à Leeds. Ou avec Klopp à Liverpool, car son aventure dépassait le cadre du football : il a redonné de la dignité au peuple de Liverpool.

SL : Parlez-nous de l’Olympique de Marseille et de sa figure emblématique Bernard Tapie.

DR : Marseille a un environnement très propice à la passion du football, mais avec le revers de la médaille : il y est difficile de travailler dans la durée. En plus de la régularité, le nerf de la guerre, c’est l’argent. L’exemple, c’est le Manchester City de Guardiola : il faut de l’argent et de la constance. Cela passe par une qualification régulière en Ligue des Champions et une continuité dans la politique sportive.

Tapie, lui, était un formidable catalyseur d’énergie. Il avait des idées, une force de persuasion, et était malin comme un vieux singe. Il avait surtout la conviction que rien n’était impossible, dans un pays où la tradition est plutôt au défaitisme.

Miguel Hidalgo m’a raconté une anecdote. Quand Tapie arrive à l’OM en 1986, il lui demande : « Qui est le meilleur défenseur du monde ? » Hidalgo lui répond : « Karl-Heinz Forster ». À l’époque, il jouait à Stuttgart. Tapie lui dit qu’il va le faire venir à Marseille. « Impossible, réplique Hidalgo, il ne quittera jamais Stuttgart pour l’OM. Même les clubs italiens n’ont pas réussi à le recruter. » Mais Tapie affrète un avion privé, rencontre Forster… et il signe à Marseille. C’était ça, la force de Tapie.

Il avait également une face moins poétique : un côté charmeur, manipulateur. Il valait mieux parfois garder ses distances. Comme j’étais patron de Téléfoot, je ne voulais pas être prisonnier d’une amitié qui aurait limité ma liberté de ton. J’ai toujours tenu à préserver mon indépendance, malgré son insistance.

Il faut dire qu’il voulait tout contrôler, et dans le football, il y a toujours des impondérables. Cela l’a conduit à franchir certaines limites, à aller à l’encontre d’une certaine éthique. De plus, comme il était pressé, il s’est brûlé les ailes en entrant en politique.

SL : Quels sont les stades qui vous ont le plus marqué en France et dans le monde ?

DR : Le football me ramène toujours à l’enfance. Pour moi, le plus beau stade du monde reste celui des Hespérides à Cannes, à 100 mètres de ma maison. Sa capacité n’était que de 10 000 places, mais j’y ai joué avec les équipes de jeunes et j’y ai applaudi les équipes professionnelles.

Si je mets le cœur de côté, je dirais le Vélodrome – mais l’ancien, celui où j’allais avec mon père, qui est marseillais. À l’époque, il y avait une piste d’athlétisme et des sièges en bois. Je trouve qu’il avait une âme. Le Parc des Princes est aussi un stade formidable, tout comme celui de Saint-Étienne.

J’ai également un faible pour les stades d’Amérique du Sud : ils ont une âme. J’aime par exemple le stade d’Huracán, à Buenos Aires. Il n’est pas couvert, les sièges sont en béton avec des coudières, mais tout le monde reste debout. Je préfère ce genre de stade aux enceintes ultramodernes, souvent trop lisses, presque factices. Par exemple, je garde une affection particulière pour l’ancien Wembley : il respirait le football, c’était un véritable temple, et il me semblait plus humain.

SL : Qui est selon vous le plus grand joueur de tous les temps ?

DR : Cela se joue forcément entre Maradona et Pelé. Pelé avait tout : il a en quelque sorte inventé le football. Il possédait la vélocité, la puissance, la fantaisie, la créativité, le jeu de tête, le pied droit, le pied gauche, le dribble et le courage.

Maradona avait lui aussi presque tout, sauf le jeu tête et le pied droit, mais un art du dribble encore plus prononcé. Quand on pense à Maradona, on dépasse le cadre du football : il y a un romantisme, une humanité, auxquels on s’attache et dans lesquels on se reconnaît.

J’ai connu Pelé à l’époque du Syndicat mondial des joueurs, lorsqu’il était ministre des Sports au Brésil. J’ai beaucoup aimé l’homme.

Si je devais choisir, je dirais Pelé. D’ailleurs, les anciens qui ont vu jouer les deux à leur apogée – comme César Luis Menotti – disent que Pelé était véritablement un extra-terrestre.

SL : Qui est selon vous le meilleur numéro 9 de tous les temps ?

DR : Gerd Müller est l’attaquant qui a marqué ma génération. C’était un numéro 9 à l’ancienne, un vrai renard des surfaces. Pas très grand, avec un centre de gravité très bas, des cuisses énormes qui lui permettaient de pivoter très vite, un sens du but inégalé. Il était redoutable, aussi bien des pieds que de la tête. C’était impressionnant.

Dans une époque plus récente, plus moderne, je dirais Marco Van Basten, qui avait absolument tout : efficace des deux pieds, excellent de la tête, capable de jouer en profondeur comme dos au but.

SL : Si vous deviez retenir qu’un seul joueur, qui serait-il ?

DR : Je dirais Maradona. Parce qu’il dépasse le simple cadre du football : il représentait le génie, le romantisme, la rébellion, et il incarnait une dimension humaine à laquelle on pouvait s’attacher.

SL : Parlons de votre association Foot Citoyens, dont l’objectif est de transmettre des valeurs de courage, de tolérance, de respect et de persévérance. Comment est-elle née ?

DR : Quand j’étais jeune à Cannes, mes parents n’étaient pas présents et ce sont mes grands-parents qui m’ont élevé de mes 11 à 17 ans. Ensuite, mon père et ma mère sont revenus. C’est l’âge de l’adolescence, celui où l’on découvre la liberté. On fréquente les filles, les boîtes de nuit, la drogue circule… et si l’on n’est pas bien entouré les choses peuvent basculer très vite. J’avais beaucoup de liberté et j’en ai beaucoup profité. J’étais à la frontière : je risquais de basculer, non pas dans la grande délinquance – car j’avais une base éducative solide, une chaleur familiale, et je n’ai jamais eu de sentiment d’abandon – mais dans les petites « conneries » de gosse.

Le football m’a structuré. Il m’a aidé grâce à mon entraîneur, qui était avant tout un éducateur. Ma passion pour ce sport, la présence de mes coéquipiers qui vivaient dans des familles stables, m’ont guidé vers le droit chemin. Les valeurs du football sont avant tout éducatives : être confronté à l’injustice, apprendre le contrôle de soi, vivre avec les autres, partager avec des gens de tous horizons, cultiver le goût du travail bien fait, accepter des règles, développer la générosité et le don de soi. Mon entraîneur, sans être un père de substitution, a été une vraie référence.

Le football a fait l’homme que je suis et que j’ai été toute ma vie. Plus tard, à Marseille, j’ai retrouvé des camarades avec qui j’avais joué dans les équipes de jeunes. Ils étaient devenus entraîneurs ou dirigeants dans des clubs amateurs. J’ai alors découvert les difficultés auxquelles étaient confrontés les jeunes, pour qui la vie est souvent plus compliquée.

C’est ainsi que nous avons créé l’association Foot Citoyens. Nous avons travaillé avec des psychologues du sport pour aider les jeunes à s’orienter vers les valeurs essentielles, à travers leur passion du football. Nous avons collaboré avec la Protection judiciaire de la jeunesse, avec des associations, avec les prisons, dans le but de redonner confiance aux jeunes dans leurs capacités et de les aider à lutter contre les préjugés comme le racisme ou l’homophobie.

Foot Citoyens est une aventure qui a duré quinze ans. En quelque sorte, c’était ma manière de rendre au football tout ce qu’il m’a donné.

SL : Quelles seraient selon vous les évolutions positives pour le football de demain ?

DR : Le football est malheureusement devenu un outil d’argent et de pouvoir. Il a perdu son sens premier : aujourd’hui, c’est l’argent qui commande. De plus, tout s’est mondialisé. Autrefois, les équipes avaient une identité culturelle forte, liée à leur provenance géographique. Aujourd’hui, on assiste à une uniformité du jeu : des matchs à mille à l’heure, avec davantage de buts, mais parfois au détriment de la saveur.

Or, ce qui fait la beauté du football, c’est la valeur du but. Il peut y avoir de magnifiques 0-0, mais on tend à l’oublier. Il y a une tendance à ajouter sans cesse des règles – la VAR, les cinq changements, les modifications du hors-jeu – qui finissent par américaniser ce sport.

SL : Dernière question : le football, ce sont d’abord les émotions, un « sentiment » comme disent les Argentins.

DR : Lorsque Maradona est retourné à Boca Juniors, son club de cœur, j’avais eu l’autorisation de participer à la mise au vert avant son premier match pour faire un reportage. Je lui avais demandé ce que représentait Boca pour lui. Il m’avait répondu : « Boca Juniors es un sentimiento ». Cela veut tout dire. Il n’y a rien à expliquer. Il existe d’ailleurs un très beau chant argentin sur ce thème.

Un sentiment, c’est plus fort qu’une émotion. Une émotion, c’est une explosion à un moment T. Un sentiment, lui, est beaucoup plus profond : c’est quelque chose de solidement ancré, qui remonte à l’enfance. C’est une vérité dans un monde de faux discours.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Salim Lamrani, « Maradona était un être formidable, porteur de vraies valeurs, avec un esprit révolutionnaire, qui a toujours défendu ses convictions »Études caribéennes [En ligne], 15 | Novembre 2025, mis en ligne le , consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/37714 ; DOI : https://doi.org/10.4000/15370

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Auteur

Salim Lamrani

Professeur des universités, Faculté de Lettres et Sciences Humaines, Département d’études hispaniques et latino-américaines, Université de La Réunion

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