1Ce livre de Thomas L. Pangle s’inscrit dans la continuité de celui qu’il a consacré aux Mémorables de Xénophon en 2018 (The Socratic Way of Life: Xenophon's Memorabilia. Chicago: University of Chicago Press, 2018). En recourant à la même méthode d’analyse héritée de Leo Strauss – un commentaire suivi des dialogues socratiques de Xénophon destiné à en révéler le sens prétendument caché – l’auteur entend montrer que le portrait de Socrate serait plus approfondi et plus complet dans les trois courts écrits que sont l’Économique (chapitres 1 à 6), le Banquet (chapitre 7) et l’Apologie (chapitre 8) que dans les Mémorables. Plutôt que quatre textes séparés d’un ouvrage jadis unique, comme certains en font l’hypothèse, les trois dialogues socratiques examinés ici seraient plutôt, selon l’auteur, des compléments et des correctifs que Xénophon aurait souhaité apporter aux Mémorables. Dans les Mémorables en effet, Socrate se défend contre les reproches d’impiété et de corruption qui lui sont adressés, et montre que lui-même se conforme au modèle conventionnel de la kalokagathia. Dans les trois autres textes en revanche, Socrate serait beaucoup plus critique envers ce modèle. Concernant la question du meilleur mode de vie, il montrerait dans l’Économique ce qui sépare celui, supérieur, du philosophe politique avec ses vertus, de celui de l’honnête homme préoccupé de sa vie domestique. De même dans le Banquet : Socrate creuserait l’écart entre, d’un côté, l’érotique conventionnelle d’un Callias et, de l’autre, le jeu érotique et philosophique qui l’anime lui-même. Il s’intéresserait moins aux enjeux de la connaissance à la façon de Platon qu’aux enjeux existentiels de ses propres réflexions sur l’amour du beau, tant en ce qui concerne la justice que le fait d’être un véritable kaloskagathos. Et dans l’Apologie, Xénophon ne présenterait pas tant une apologie à proprement parler – les Mémorables s’en sont chargées – qu’un Socrate offensif sur ce qui fait sa supériorité sur tous les kaloikagathoi au sens conventionnel.

2S’il n’est pas possible d’entrer dans le détail de chacun de ces chapitres dans le cadre de cette recension, ce n’est pas uniquement afin qu’elle n’excède pas des limites raisonnables : c’est aussi en raison de la méthode adoptée par l’auteur. Car à vouloir débusquer l’implicite dans le discours en sondant les motivations psychologiques des divers personnages de ces dialogues, et celles de Socrate en particulier – méthode que l’auteur ne prend pas la peine de présenter et de discuter – le livre tourne souvent à la paraphrase et s’empêche de faire émerger une thèse forte qu’il défendrait pour chacun des trois écrits socratiques examinés. L’exégèse se concentre sur les stratégies discursives – sans toutefois en faire un objet d’étude en tant que tel – au lieu d’examiner pour elles-mêmes les questions de contenu ou de fond qui sont débattues. Il en résulte des commentaires qui, souvent, ne manquent pas de surprendre, comme celui-ci : « […] Socrates reacted with an outburst of naively astonished, quasi-feminine admiration for the way in which [Ischomachus] did indeed combine exercise for health and strength, practice for war, and supervision of his slaves’ profitable farming : ‘By Hera ! (I said) Oh Ischomachus ! You do these things in a way that does impress me !’ » (p. 81. Je souligne). Outre qu’on voit mal pourquoi le féminin serait associé à l’étonnement naïf, la traduction du passage cité semble destinée à justifier ce commentaire étrange, car elle trahit le grec qui dit simplement : « tu accomplis cela d’une façon qui me plaît » (ἀρεσκόντως γέ μοι ταῦτα ποιεῖς, Econ. 11.19).

3« L’Appendice » final offre un instrument de travail plus utile, car l’auteur y compare le Socrate de Xénophon et celui de Platon sur une série de points particuliers. Par exemple, celui de Platon brosserait le plan d’une cité idéale fondée sur l’enseignement des disciplines scientifiques, mais impossible à réaliser, tandis que celui de Xénophon brosserait dans la Perse de Cyrus le portrait du meilleur régime, où les sciences n’occupent aucune place. Ou encore, le Socrate de Xénophon n’appellerait pas à la vie philosophique, contrairement à celui de Platon, parce qu’il mettrait l’accent sur la capacité pratique à gouverner, sur les enjeux directement pratiques de la réflexion plutôt que sur sa dimension purement théorique. Utiles dans le détail, ces comparaisons ne s’inscrivent toutefois dans aucun débat directeur qui leur donnerait un sens d’ensemble se prêtant à la discussion.

4Au final, l’absence de toute référence au débat sur la façon de lire les dialogues socratiques de Xénophon empêche l’auteur de soulever les enjeux théoriques de fond pourtant présents dans ces textes.