1L’ouvrage est à bien des égards le chef d’œuvre de Melissa Lane, qui livre ici la version aboutie d’un travail sur la pensée politique platonicienne qui l’occupe depuis plus d’une trentaine d’années et à laquelle elle a consacré de nombreuses études, dont sa monographie sur le Politique, en 1998 : Method and Politics in Plato's Statesman, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Historienne de la philosophie ancienne, historienne des idées politiques (elle est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur la politeia ancienne), M. Lane reprend, corrige et assemble dans Of rule and office une dizaine de publications antérieures, parues ces quinze dernières années. L’ouvrage n’est pas un recueil mais bien un essai cohérent, qui dans ses 480 pp. apporte à la fois de nouveaux matériaux et de nouvelles perspectives. La thèse qui donne à l’ouvrage son titre est aussi simple qu’elle est lourde de conséquences : la pensée politique platonicienne conjoint une réflexion sur le pouvoir (rule) et sur les charges ou les magistratures (offices). Les lecteurs contemporains, soutient M. Lane, ont une compréhension souvent abstraite du pouvoir, qui serait uniforme, et ne le comprennent pas dans son contexte, qui appelle la prise en compte de deux déterminations : il y a d’abord différentes manières d’exercer le pouvoir et, pour le ou les gouvernants que leur pouvoir met en relation avec les autres citoyens, d’en rendre compte. Et Platon les examine. Il y a ensuite, dans la constitution athénienne, des charges et des magistratures (M. Lane préfère le terme offices pour rendre arkhai et opte également, avec cohérence, pour officeholders), et il y a dans les constitutions platoniciennes de très nombreuses magistratures. La réflexion sur les formes du pouvoir ne saurait donc être conduite, argumente M. Lane, sans une réflexion sur les magistratures et les différentes manières dont elles exercent leur autorité. Et bien entendu, se prononcer sur la compréhension platonicienne du pouvoir sans comprendre comment Platon lui attribue un ordre et une fin, et comment il les inscrit dans un système organisé de magistratures, c’est s’interdire d’accéder, avec un grain d’analyse suffisant, à sa pensée constitutionnelle. À cet égard, le chap. 6, qui observe la façon dont fonctionne la reddition des comptes dans la cité de la République, parce qu’il prend la mesure très précise de ce qu’un gouvernant ou un magistrat a comme obligations de « service » à l’égard de ses concitoyens, est aussi original qu’intéressant.

2L’ouvrage répartit ses chapitres entre quatre parties. Une première partie tient lieu de longue « Introduction », la deuxième montre comment Platon se réapproprie et modifie la pensée constitutionnelle (et les institutions) de son temps : « Reconfiguration of rule and office », p. 85-246 (5 chapitres, consacrés l’un aux Lois, un deuxième au Politique et trois autres à la République ; l’ensemble forme le cœur de l’ouvrage). La troisième partie montre comment Platon conçoit l’échec du pouvoir et, partant, la manière dont les magistratures peuvent sombrer (« Degenaration of rule and office »), avant que la dernière reprenne les principaux concepts de l’ouvrage et s’attarde notamment sur le rôle de la loi dans la conception platonicienne de la constitution et du pouvoir.

3L’ouvrage examine un nombre considérable de textes platoniciens et ses analyses rigoureuses en font un guide désormais indispensable dans la lecture des arguments politiques des dialogues. Une habitude assez fâcheuse s’était installée chez certains commentateurs des Lois qui, ces dernières années, ont débattu à l’envi du caractère « libéral », « démocratique », favorable à une constitution « mixte » ou encore « pragmatique » du dialogue de Platon, sans s’engager dans l’examen des modalités constitutionnelles des différents exercices du pouvoir (de leur « ordre » et de leur « fin », dit M. Lane), ni mener une étude précise des magistratures autour desquelles Platon conçoit sa cité vertueuse. En menant ce travail exigeant, M. Lane évite la plupart des hypothèses aussi vagues qu’anachroniques de ces commentaires et elle nous donne accès au travail constitutionnel précis que mène Platon, dans un contexte athénien dont elle maîtrise les enjeux. La question de la législation et de la loi, qui joue un rôle déterminant dans la politeia de Platon, est indiqué (chap. 10, in fine) plutôt qu’il n’est analysé. Sur ce point, l’ouvrage de M. Lane est sans doute un peu bref, et la raison en est peut-être que le statut de la loi, du droit et de la législation ont été davantage travaillés, ces dernières années, dans des travaux qui n’ont pas été rédigés en langue anglaise (M. Lane mentionne allusivement le vaste commentaire des Lois de K. Schöpsdau dans une note, p. 379, et n’est pas familière de ce qu’ont pu publier, en italien, en espagnol ou en français, un certain nombre de traducteurs et de commentateurs du dialogue, dont B. Centrone, J.-M. Bertrand, F. L. Lisi, L. Brisson, pour les études non traduites en langue anglaises). Ce qu’elle écrit du nomos selon Platon peut sembler un peu rapide. Mais ce n’est pas le propos majeur de l’ouvrage, qui constitue désormais l’étude la plus intéressante qui soit de la pensée constitutionnelle de Platon.