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Chronique

Animalisme versus humanisme ?

Bernard Formoso
p. 204-209

Notes de la rédaction

Chronique sur : Corine Pelluchon, Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Paris, Alma Éditeur, 2017, 108 p.  ; et Jean-Pierre Digard, L'animalisme est un anti-humanisme, Paris, CNRS Éditions, 2018, 128 p.

Texte intégral

  • 1 Cette notion a été initialement forgée par Jeremy Bentham dans son ouvrage Introduction aux princi (...)

1Depuis une vingtaine d’années des voix véhémentes et de plus en plus influentes se font entendre dans l’espace public. Elles prônent un alignement de la condition animale sur la condition humaine et, dans leurs slogans les plus radicaux, militent pour une libération totale des animaux des formes d’exploitation et de prédation dont ils seraient victimes. Ces revendications sont portées par des philosophes, des personnalités en vue et une nébuleuse d’associations qui font du lobbying auprès des médias et des responsables politiques. Leur idéologie se dit « anti-espéciste », car luttant contre le prédicat « espéciste » (ou « spéciste ») de la supériorité de l’Homme sur les autres espèces et les inégalités de traitement qui en résultent. Elle repose sur la conviction que tous les êtres vivants sont « sentients »1, c’est-à-dire qu’ils sont capables de tirer des enseignements de leurs expériences et qu’ils ressentent de manière subjective du plaisir et de la souffrance. Dès lors, garantir non plus seulement la bientraitance, mais le bien-être des animaux et donc le respect de leur vie est l’objectif que se fixent les militants « anti-espécistes », parfois par l’intermédiaire d’actions violentes qui ciblent les élevages industriels, les abattoirs et les étals des bouchers. Inciter leurs concitoyens à renoncer à la consommation de produits animaliers selon les déclinaisons graduelles du végétarisme, du végétalisme et du véganisme est également à l’agenda politique de ces activistes.

  • 2 Sue Donaldson & Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma (...)

2Deux ouvrages parus en 2017 et 2018 expriment parfaitement les termes et les enjeux de l’âpre débat dont les thèses animalistes font l’objet, tant leur point de vue et leurs arguments s’opposent. Le premier est l’œuvre d’une militante engagée dans la promotion de la cause animale, Corine Pelluchon, qui est par ailleurs professeur de philosophie à l’Université Paris-Est-Marne-La-Vallée. L’auteur du second, Jean-Pierre Digard, est ethnologue, directeur de recherche émérite au CNRS et membre de l’Académie d’agriculture. Il a consacré un volet important de ses recherches à l’étude des processus de domestication, dont il a affiné la typologie et dont il est un spécialiste reconnu en France et à l’étranger. Autant le premier ouvrage se veut un manifeste politique en faveur d’un modèle inédit de démocratie élargi aux animaux – une « zoopolis » pour reprendre la notion forgée par les philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka2 –, autant l’essai de Jean-Pierre Digard mobilise la raison scientifique pour expliciter les évolutions socioculturelles et idéologiques ayant débouché sur la production de l’utopie animaliste et en dénoncer les dangers.

3La thèse de Corine Pelluchon part du présupposé que la maltraitance animale reflète les violences, discriminations et rapports d’exploitation protéiformes que l’humanité s’impose à elle-même. L’homme est un animal qui s’ignore et de ce fait la guerre de conquête et d’asservissement qu’il conduit à l’endroit des autres êtres vivants est d’abord une guerre contre lui-même et une atteinte à sa dignité. « En étant indifférents au sort des animaux, qui partagent avec nous le fait d’être des êtres sensibles, nous nous déshumanisons » écrit-elle (p. 12). Dès lors, seul un puissant élan volontariste, désireux de dépasser les préjugés « espécistes », décidé à rompre radicalement avec la doxa capitaliste et porteur d’un contrat social « transpécifique », permettrait l’avènement d’une communauté élargie du vivant qui serait plus juste et respectueuse de l’altérité sous toutes ses formes. Il reviendrait aux militants animalistes de porter cet idéal révolutionnaire, car « à la déshumanisation engendrée par le besoin de maîtrise, la peur de l’autre et la volonté de domination, ils opposent une éthique de la vulnérabilité associant l’acceptation de la finitude, la responsabilité envers la nature et envers tous les vivants, et l’amour de la vie » (p. 63). Ainsi investis par l’auteur d’une sagesse et d’une vision toute platonicienne, ces militants seraient les messies d’un humanisme non-« espéciste », applicable à tous les êtres vivants.

4Le livre de Corine Pelluchon consacre de longs développements à l’énoncé des principes relationnels homme-animal au cœur du nouveau projet de société. Ces règles doivent rompre avec toutes les formes d’anthropocentrisme, bien que seuls les humains soient à même de les formuler, avec pour conséquence un paternalisme indépassable qu’il convient de rendre le plus bienveillant possible. Rejoignant Sue Donaldson et Will Kymlicka, l’auteure préconise la mise en œuvre de droits différenciés selon le statut des animaux. Dans son programme, les espèces sauvages se voient garantir une souveraineté absolue sur leur territoire et ne peuvent être maintenues en captivité. Leur exploitation à des fins mercantiles dans les zoos, les cirques, les delphinariums et les aquariums est donc proscrite, tout comme la chasse et la pêche sous toutes leurs formes. Les animaux de compagnie et de rente ont pour leur part droit au bien-être. S’il est illusoire de vouloir interrompre brutalement toute forme d’exploitation, Corine Pelluchon imagine une phase transitoire où les structures de production industrielles seraient remplacées par des formes extensives d’élevage et les professionnels du secteur seraient salariés, afin qu’ils puissent éviter les maltraitances induites par une trop forte pression économique. À terme, les pratiques de dressage et d’élevage seraient abandonnées. Des cours de cuisine végétalienne seraient assurés à grande échelle et les consommateurs seraient incités à se déshabituer des aliments carnés, afin d’évoluer sans heurts vers un mode de vie végane. Les actes de maltraitance envers les animaux de rente et de compagnie seraient passibles de sanctions pénales augmentées par rapport au régime actuel. Le gavage des oies, la corrida et le dépeçage pour la production de fourrures n’auraient plus droit de cité. Durant cette période intermédiaire, dont l’auteure se garde bien d’estimer la durée, les personnels d’abattoir recevraient une formation particulière pour éviter la souffrance animale. Ils seraient astreints à un suivi psychologique pour limiter l’impact mental de la mise à mort quotidienne des bêtes et seraient incités à la reconversion dans d’autres métiers. Enfin, les vivisections devraient être remplacées par des expérimentations ex vivo, sur des tissus prélevés sans douleur, ou bien par des méthodes in silico, s’appuyant sur des modèles biomathématiques et des simulations informatiques.

5Les propositions de Corine Pelluchon ayant été exposées dans leurs grandes lignes, elles appellent plusieurs critiques. La première concerne le tableau sans nuance et très manichéen que l’auteur brosse de l’impact humain sur la nature. En effet, l’Homme, extrait de tout contexte historique et culturel, est dépeint dans l’ouvrage sous les traits caricaturaux d’un sujet hyper-dominateur et destructeur, aveuglé dans ses rapports à la nature par l’obsession du pouvoir et la soif du profit. À l’inverse, quelle que soit leur position dans la toile des prédations qui organisent le vivant, les animaux sont campés en victimes innocentes de la violence humaine. Autrement dit, l’auteur les absout par omission de toute implication dans les mécanismes darwiniens de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle. Quant à l’élevage, il est conçu comme une forme d’aliénation assimilable à de l’esclavage. Sa contribution fondamentale au processus d’hominisation, mais aussi les multiples coopérations symbiotiques à bénéfices partagées qu’il a créées entre l’Homme et de nombreuses espèces, de mammifères notamment, sont totalement ignorées.

6De par cette présentation très tendancieuse, l’ouvrage de Corine Pelluchon s’inscrit pleinement dans cette vulgate animaliste et plus largement écologiste qui, selon Jean-Pierre Digard (p. 83) : « distille dans la société une conception péjorative et pernicieuse de l’Homme comme d’un être malfaisant, éternel prédateur, indifférent au sort des autres espèces et ravageur de la biodiversité ». Raisonnant de la sorte, l’idéologie animaliste se mue en un « espécisme » antihumain et finalement en un antihumanisme, ajoute J.-P. Digard (d’où l’intitulé de son essai). Certes, admet-il, un examen raisonné de l’histoire de l’Homme depuis le Pléistocène montre qu’il a beaucoup détruit, volontairement ou involontairement. Néanmoins il a en retour protégé des espèces qui sans lui auraient disparu. De surcroît il a créé de nombreuses races d’animaux domestiques et de variétés de végétaux. Or cette contribution de l’Homme à la biodiversité est tenue sous silence par les animalistes, tant ceux-ci procèdent à une lecture partisane des faits.

7L’animalisme est aussi un antihumanisme, selon Jean-Pierre Digard, car il ne se préoccupe guère des effets pervers qui pourraient être ceux de son programme politique s’il était mis en œuvre. La capacité de charge de la biosphère, déjà mise à mal par la croissance économique et une démographie humaine galopante, serait irrémédiablement compromise à très brève échéance par la « libération » des animaux de rente et l’interdiction de les tuer. La compétition entre les espèces échapperait alors à toute régulation et aboutirait à l’expression débridée de la loi du plus fort, aux antipodes du droit universel à l’existence que les animalistes souhaitent imposer. Privés des moyens de lutter contre les nuisibles et les parasites, les agriculteurs verraient les rendements de leurs récoltes chuter. Des populations plus nombreuses seraient exposées à la famine. Finalement, c’est le devenir même de l’humanité et de nombreuses espèces d’animaux qui s’en trouverait compromis à très brève échéance.

8L’absence de réflexion prospective qui caractérise l’animalisme tient à un dogmatisme d’autant plus affirmé qu’il néglige, selon Jean-Pierre Digard, l’extraordinaire diversité des formes du vivant au profit d’un alter ego fictionnel de l’Homme : l’Animal, sujet philosophique énoncé en majuscule et au singulier. De plus l’animalisme procède d’un obscurantisme notoire envers la somme considérable de savoirs et de savoir-faire (incluant des modalités de bientraitance) que les sociétés humaines ont constituée au fil de millénaires de domestication. À défaut d’être éclairée par ce formidable retour sur expériences, l’utopie « animalitaire » puise ses ressorts motivationnels et son idéologie dans un idéal-type relationnel : celui de l’animal de compagnie, pleinement intégré à la cellule familiale, au point d’être fréquemment assimilé à un enfant. Ce transfert psycho-affectif et le « doudounage » qui l’accompagne sont érigés en mantra du bien-être animal par bon nombre d’urbains et de rurbains. Ils ouvrent pourtant la voie à une maltraitance qui s’ignore, remarque Jean-Pierre Digard, car bien souvent le maître impose à son compagnon de telles marques d’« amour » qu’elles finissent par contrarier les schèmes comportementaux typiques de son espèce. L’équilibre psychique de l’animal est alors sacrifié au profit de celui de ses propriétaires, tant l’anthropomorphisation des chiens ou des chats, dont le nombre a crû de manière spectaculaire ces dernières décennies, semble pallier le sentiment de déshumanisation des rapports sociaux suscité par notre époque.

  • 3 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion (« Champs – essai (...)
  • 4 Op. cit., p. 146.
  • 5 Idem, p. 148.

9L’anthropomorphisation de nombreuses espèces par extension du modèle des animaux de compagnie rejoint dans ses effets monistes un autre phénomène affectant les représentations qu’Ulrich Beck avait identifié dès les années 1980, et qu’il qualifiait de « sociétisation de la nature »3. D’après le célèbre sociologue allemand, l’industrialisation et les risques écologiques de plus en plus perceptibles qu’elle génère ont mis à mal l’opposition conceptuelle nature/société. Les hommes de la « modernité avancée » ont pris conscience que les « problèmes d’environnement ne sont pas des problèmes qui se jouent dans les « environs »4, que la « “nature” n’est plus ni prédéterminée ni donnée, elle est devenue un produit historique, un équipement interne du monde civilisé en butte aux destructions et aux menaces des conditions naturelles de sa reproduction »5.

  • 6 Voir Philippe Descola, Par delà nature et culture, Gallimard (« Bibliothèque des Sciences humaine (...)

10Si Jean-Pierre Digard ne fait pas référence aux travaux d’Ulrich Beck, il analyse, en revanche, très finement l’impact que cette « sociétisation » de la nature a eu sur les sciences de l’homme en ce début de xxie siècle. En anthropologie sociale a émergé dans le sillage des thèses poststructuralistes et monistes de Philippe Descola6, un courant qui minore les différences entre humains et non-humains et dont Jean-Pierre Digard regrette qu’il conduise souvent à l’anthropomorphisation des animaux d’élevage. La manière dont les classes moyennes conçoivent et traitent leurs animaux de compagnie rejaillit alors directement sur la manière dont certains ethnologues, perméables aux idéologies du moment et manquant de recul critique, appréhendent les processus de domestication. Victimes collatérales de la zoomanie et donc de la misanthropie ambiante, cherchant aussi à contourner l’écueil méthodologique que constitue l’intersubjectivité inhérente à l’enquête ethnographique, ils construisent des communautés interspécifiques totalement arbitraires, car relevant d’outrances interprétatives et opérant in fine sur le mode paradoxal de l’hyper subjectivité débridée.

11C’est dans cet ordre d’idées sans fondement qu’il faut classer le rapprochement opéré par l’animalisme entre « anti-espécisme » et antiracisme. Il s’agit, selon Jean-Pierre Digard, d’une supercherie intellectuelle car si l’absurdité du racisme tient à l’inexistence des races humaines, les races animales existent bel et bien (p. 37). D’autre part, aucune corrélation ne peut être démontrée entre humanisme et passions animalitaires. L’auteur en veut pour preuve le fait qu’Hitler vouait un amour sans bornes à sa chienne Blondi et qu’il était végétarien. Autrement dit, la compassion pour les animaux ne protège en rien les humains des violences et des totalitarismes, contrairement à ce qu’affirme Corine Pelluchon et d’autres « anti-espécistes » avant elle.

12Retraçant au deuxième chapitre de son livre l’histoire de la législation française en matière de bientraitance animale, Jean-Pierre Digard note qu’un cap dangereux fut franchi en 2015 lorsque l’Assemblée nationale, sous la pression des lobbys animalistes, a modifié le Code civil pour y introduire une clause selon laquelle « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » et que « sous réserve des lois qui les protègent » ils « sont soumis au régime des biens » (Art. 515-14). Bien que la formulation de l’amendement maintienne l’ambiguïté entre « êtres vivants » et « biens [meubles] », elle est une concession significative à la théorie de la « sentience » et pourrait ouvrir la voie à des clauses plus précises sur les droits relatifs au « bien-être » animal dans un proche avenir. Or il s’agit d’une notion vague qui, si elle avait force de loi, pourrait être interprétée de multiples façons dans les tribunaux et mettre un peu plus sous tension une filière de l’élevage déjà mal en point.

13Dans le dernier chapitre de son essai, intitulé « Résister, comment ? », Jean-Pierre Digard plaide en faveur du maintien d’une approche anthropocentrée. Selon lui, « la seule manière réaliste d’envisager la question de nos rapports aux animaux consiste […] à se poser la question suivante : qu’est-ce que l’Homme […] a intérêt à faire ou à ne pas faire aux animaux ? ». Affirmant sans ambiguïté son souci de la bientraitance, il répond qu’il faut « changer ou améliorer ce qui peut l’être » (p. 86). Si l’Homme a des devoirs envers la nature en général et les animaux en particulier, reconnaître à ces derniers des droits sur la base d’une supposée conscience qu’ils partageraient avec nous est vaine et irresponsable.

14En fin de compte, vouloir faire entrer en démocratie les animaux dans l’espoir de revivifier la part d’humanité qui sommeille en nous est un projet bien illusoire. Au vu des solutions absurdes qu’il préconise et qui ne feraient qu’exacerber la compétition intra et interspécifique, l’animalisme porte en lui les germes du chaos et de l’épuisement accéléré des ressources de la planète. Tout en prétendant le contraire, il est aussi fondamentalement antihumaniste, ainsi que le démontre Jean-Pierre Digard de manière certes provocatrice mais très convaincante.

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Notes

1 Cette notion a été initialement forgée par Jeremy Bentham dans son ouvrage Introduction aux principes de morale et de législation paru en 1789.

2 Sue Donaldson & Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma, 2016 [2011].

3 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion (« Champs – essais »), Paris, 2008 [1986].

4 Op. cit., p. 146.

5 Idem, p. 148.

6 Voir Philippe Descola, Par delà nature et culture, Gallimard (« Bibliothèque des Sciences humaines »), Paris, 2005.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bernard Formoso, « Animalisme versus humanisme ? »Études rurales, 202 | 2018, 204-209.

Référence électronique

Bernard Formoso, « Animalisme versus humanisme ? »Études rurales [En ligne], 202 | 2018, mis en ligne le 01 juillet 2018, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/15409 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.15409

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Auteur

Bernard Formoso

professeur d’anthropologie sociale et culturelle, Université Paul Valéry (Montpellier 3) /Cerce-Lersem (EA 4584)

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