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Le centre de la terre

Parcours croisés de deux démocrates-chrétiens (P. Méhaignerie et M. Deneux)
The centre of the Earth: Comparing the paths of the Christian democrats Pierre Méhaignerie and Marcel Deneux
Marie-Pierre Wynands
p. 66-83

Abstracts

This article offers a comparative study of the paths leading to the professionalisation and prominence of two Christian democrats, Marcel Deneux and Pierre Méhaignerie, and their integration into important circles in rural areas. It shows that these two political figures, far from having only distant ideological connections with Christian democracy, are above all elected officials within a vast rural network developed through the socialising actions of the Catholic Church and dedicated to their success. This network helps to explain the conditions of their entry into politics and the social rationale for why they inevitably distanced their activities from the Christian democrat label.

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Full text

Pierre Méhaignerie, ingénieur agronome, ancien ministre et député.

Pierre Méhaignerie, ingénieur agronome, ancien ministre et député.

Illustration : A. Burban - Pennanec’h

Marcel Deneux, agriculteur et sénateur de la Somme.

Marcel Deneux, agriculteur et sénateur de la Somme.

Illustration : A. Burban - Pennanec’h

1En considérant le corpus des travaux consacrés au courant démocrate-chrétien français, il apparaît qu’aucune recherche de sociologie politique ne lui a été consacrée. Ce désintérêt scientifique est toutefois partiellement compensé par la publication de quelques travaux d’histoire politique et d’histoire religieuse dans le dernier tiers du xxe siècle [Callot 1978, 1986 ; Descamps 1981 ; Mayeur 1980, 1986 ; Dreyfus 1988 ; Letamendia 1993, 1995 ; Delbreil 2000]. Ils font émerger la faiblesse de ce courant politico-religieux en France, malgré un bref « âge d’or » [Letamendia 1989 : 747] au moment de la fondation du Mouvement républicain populaire (MRP) à la Libération. Si cette formation politique est perçue comme « le pendant français de la Démocratie chrétienne italienne » [Chenaux 2003 : 323], une comparaison avec celles qui lui sont contemporaines dans les pays voisins aboutit en effet à un verdict sans appel. Alors que la Démocratie chrétienne italienne, créée en 1942, participe à toutes les coalitions gouvernementales entre 1948 et 1992 et que la CDU-CSU (Christlich Demokratische Union Deutschlands-Christlich-Soziale Union) allemande occupe le pouvoir jusqu’en 1969, puis de nouveau dans les années 1980, le parti français s’essouffle bien plus rapidement. Atteignant 28 % des voix à la Libération, il tombe à 12,5 % des suffrages supprimés dès 1951 et n’en obtient plus que 9 % en 1962. Cette débâcle électorale est d’ailleurs, si l’on en croit Pierre Letamendia, « à l’origine de sa disparition » [1989 : 750].

  • 1 Union pour la démocratie française.

2Telle qu’elle est écrite, l’histoire de la démocratie chrétienne privilégie la convocation de grilles d’interprétation expliquant « le politique par le politique » [Rémond 1996]. De cette tradition politico-religieuse française, resterait ainsi « une certaine conception de l’éthique en politique, peut-être. Le goût du réformisme social, sans doute. […] L’Europe, sûrement » [Pouthier 2003 : 333]. Quant aux membres des partis centristes qui se succèdent, bien que le « corpus intellectuel [soit] superficiellement assimilé » [Letamendia op. cit. : 750], leur origine chrétienne et la transmission de la culture politique du MRP garantissent une cohérence entre eux. Cette mise en ordre et en récit des (af)filiations démocrates-chrétiennes résiste toutefois mal à l’analyse. D’une part, l’évolution des caractéristiques des élus centristes fait douter, selon Daniel Gaxie, « de l’existence d’une véritable tradition politique » [1980 : 15]. D’autre part, Julien Fretel note qu’il est « impossible d’établir une réelle continuité entre des partis antérieurs et la Nouvelle UDF1 » bien que celle-ci soit revendiquée, notamment à travers le partage de certaines références historiques venant accréditer cette représentation – laquelle présente « une grande part d’illusion » [2004a : 555].

  • 2 Entretien avec Pierre Méhaignerie, septembre 2015.

3Les tentatives pour repérer les héritiers comme les avatars de la démocratie chrétienne sont omniprésentes dans les analyses historiques et politiques. Néanmoins, elles explorent insuffisamment ses conditions de possibilité – ou d’impossibilité – ainsi que ses modes de construction. Les relations entre le catholicisme social et le débouché partisan qu’offre l’UDF relèvent, en effet, d’une fausse évidence, étant en réalité peu probables du fait de la « conversion de soi incommensurable et moralement douteuse » [idem 2010 : 202] dont procède l’engagement partisan pour ces catholiques. Elles questionnent du même coup la pertinence du seul critère politique – et, plus encore, partisan – dans l’analyse des engagements et des réseaux démocrates-chrétiens. Force est d’ailleurs de constater que même dans le cas d’une professionnalisation politique, la référence à la démocratie chrétienne est loin d’être spontanée. Ainsi Pierre Méhaignerie, qui fut le président du Centre des démocrates sociaux (CDS) de 1982 à 1994 et préside actuellement l’Amicale du MRP, peut-il déclarer rester « dans la filière démocrate-chrétienne, mais sans plus… »2.

  • 3 Nous tenons ici à remercier Julien Fretel, ainsi que Gilles Laferté, Frédéric Nicolas et Sébastien (...)
  • 4 Au milieu des années 1950, le MRP parvient mieux à y gagner des électeurs, des électrices et des m (...)

4Afin de détacher ces questionnements des approches surplombantes et partisanes, cet article3 propose d’appréhender au plus près la formation d’habitus démocrates-chrétiens et la construction sociale, politique et symbolique de référents communs, mais aussi d’en interroger les limites et les impasses. Dans l’optique de les découvrir sans imposer a priori une frontière géographique ou institutionnelle à cet objet de recherche, nous avons analysé deux champs de relations [Champagne 2002 : 94-95] insérés dans les milieux ruraux de la seconde moitié du xxe siècle4.

  • 5 Le département compte quelques fiefs historiques, tels que Rennes, Saint-Malo, Vitré et Fougères, (...)

5Tout d’abord, un recours si timide au label démocrate-chrétien semble d’autant plus paradoxal concernant Pierre Méhaignerie que l’élu a non seulement connu une professionnalisation politique précoce, mais a surtout pu asseoir sa légitimité électorale sur une entreprise familiale labellisée comme démocrate-chrétienne dans un département, l’Ille-et-Vilaine, où ses réseaux sont très implantés, et de longue date5. Pour éclairer ce possible décalage, la focale sur les « réseaux Méhaignerie » s’accompagne d’une mise en lumière, comme par contraste, sur ceux d’un élu dont le cursus honorum a bénéficié de ressources s’inscrivant davantage dans les transformations du monde rural catholique des années 1950-1960. Nous avons retenu le cas de l’agriculteur Marcel Deneux, devenu sénateur UDF de la Somme en 1995 après avoir occupé d’importantes responsabilités professionnelles et syndicales, au niveau fédéral puis national. L’étude croisée de ces deux trajectoires de professionnalisation et de « notabilisation » permet ainsi d’analyser l’enchevêtrement de trois variables – rurale, catholique et centriste – généralement associées de manière privilégiée à la démocratie chrétienne, en les ramenant à des appartenances institutionnelles – politiques bien sûr, mais aussi professionnelles, syndicales, religieuses ou associatives –, sociales, familiales ou amicales.

6Il apparaît que malgré des capitaux inégaux s’agissant du parcours scolaire et professionnel, de l’hérédité politique et du degré d’appartenance partisane, ces deux élus ont cependant pu adosser leur légitimité politique à un vaste réseau agricole de même type. Or l’efficacité d’une mobilisation de la « terre » à leur profit ne peut être réduite au seul critère professionnel ou économique. Elle doit être rattachée à l’important travail ecclésial de socialisation et de formation professionnelle effectué au sein de la Jeunesse agricole catholique (Jac), laquelle structure ces relations et leur donne sens « politiquement ». Cette socialisation rend également compte, directement ou non, des conditions de leur propre entrée en politique et autorise une compréhension plus fine des logiques sociales de la prise de distance vis-à-vis d’un étiquetage démocrate-chrétien de leurs activités politiques.

Deux « représentants de la terre » en politique

7Marcel Deneux et Pierre Méhaignerie, dont nous proposons d’étudier les trajectoires de professionnalisation politique, n’ont pas mobilisé les mêmes capitaux économiques, culturels et scolaires au moment de leur entrée en politique, de même qu’ils n’ont pas d’égales ressources partisanes. « Sur le papier », toutes sont à la défaveur du premier. Pourtant, outre ces ressources individuelles, les deux hommes ont surtout pu compter sur d’importants réseaux ruraux. Cet élément clé mérite d’être situé dans le temps long afin d’appréhender comment ces fidélités, majoritairement agricoles, ont progressivement été construites.

Tracer son sillon

  • 6 Entretien avec Marcel Deneux, novembre 2014. Il nous précise qu’au moment de céder sa ferme, il a (...)

8Né en 1928, Marcel Deneux est resté toute sa vie agriculteur et producteur de lait, travaillant au départ dans une exploitation de 52 hectares – partagée avec ses parents à Beaucamps-le-Vieux – puis dans une de 108 hectares. Même au plus fort de ses activités professionnelles parisiennes, il précise avoir toujours procédé à la traite des vaches « plus d’un dimanche sur deux. [Il avait] deux ouvriers sur place, qui ont été de moins en moins là en heures de présence » jusqu’en 1992, date à laquelle il cède sa ferme6.

  • 7 Coopérative d’utilisation de matériel agricole.
  • 8 Groupement d’exploitation en commun.
  • 9 Centre national des jeunes agriculteurs.
  • 10 Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
  • 11 Mutualité sociale agricole.
  • 12 Centre départemental des jeunes agriculteurs.
  • 13 Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles.
  • 14 Entretien avec Marcel Deneux, février 2013.
  • 15 Idem.
  • 16 Idem.

9Dans la Somme, les réseaux agricoles sont largement organisés par ou autour de lui, dès la fin des années 1950. En cela, il incarne le passage symbolique – mais aussi très concret économiquement – de la figure du « paysan » à l’« agriculteur » [Mendras 1992]. L’institutionnalisation de méthodes de mises en commun, souvent nouvelles, et d’un système d’entraide rural sanctionne d’ailleurs cette (r)évolution modernisatrice, par le développement d’une myriade d’organisations professionnelles (Cuma7, Gaec8), syndicales (CNJA9, FNSEA10), bancaires (Crédit agricole) ou mutualiste (MSA)11, au sein desquelles Marcel Deneux prend toute sa part. Après avoir été président départemental de la Jac, il adhère en effet au CDJA12 dont il devient le président (1955-1959), avant d’occuper cette fonction au niveau national (1960-1964). Il poursuit son engagement à la FDSEA13, où il est secrétaire général puis président de 1971 à 1977, « au moment où 90 % du territoire cotisait »14. Il épouse en premières noces une responsable agricole, comme il tient à nous le préciser avec une certaine fierté : « en 1960… pour te donner mes lettres de noblesse du côté du féminisme, j’épouse la première vice-présidence du CNJA »15, qui restera « ultra-présente sur tous [ses] engagements » professionnels et politiques. C’est, par exemple, elle « qui [lui] transmet les messages de François [Bayrou] »16. Cette répartition genrée des tâches est en réalité le produit d’une très forte endogamie au sein des réseaux jacistes, qui concourt à une gestion conjugale du militantisme agricole catholique, où l’épouse occupe un rôle second sans qu’il soit pour autant secondaire puisque c’est elle qui a la charge d’entretenir les sociabilités et de veiller à l’éducation, notamment religieuse, des enfants – au nombre de quatre pour ce couple. À partir de 1973 et jusqu’en 1983, Marcel Deneux est vice-président de la FNSEA. Premier président de l’Association pour les mutations professionnelles en agriculture, il s’engage également au sein de la Confédération nationale de la Mutualité de la coopération et du Crédit agricole et préside l’Institut technique de l’élevage bovin de 1967 à 1975. Il accède à la Caisse régionale du Crédit agricole en 1977, avant d’être le président de la Caisse nationale, de 1982 à 1988, à la faveur de la déstabilisation provoquée par la victoire socialiste à l’élection présidentielle.

  • 17 Il ne s’est pas représenté en 2014.
  • 18 Entretien avec Marcel Deneux, décembre 2014.
  • 19 Selon l’enquête menée par Elsa Casalegno et Karl Laske [2016], la « ferme des 1000 vaches » a préc (...)

10Le pan économique de cette vaste transformation est certes majeur, de tels exemples de promotion agricole étant indissociables d’un large processus d’éviction professionnelle et de marginalisation sociale et matrimoniale de ceux des paysans qui échouent à effectuer une telle conversion [Champagne op. cit. ; Bourdieu 2002]. Toutefois, les trajectoires d’embourgeoisement agricole que connaissent ceux qui « ont quitté la condition paysanne tout en restant agriculteurs » [Laferté 2013 : 116] ne sauraient être réduites à ce seul aspect économique [idem 2014], comme le montre bien l’exemple de Marcel Deneux, véritable « cas d’école » en matière de « notabilisation » agricole. Fort de ses réseaux locaux et professionnels, notamment auprès des maires qui sont souvent des agriculteurs dans le département, – lui-même a été adjoint durant deux mandats dans sa commune rurale –, il est ainsi élu sénateur de la Somme en 199517. Son second mariage, à la fin des années 1990, est d’ailleurs lui aussi plus mondain et « parisien », même s’il est également le fruit d’une rencontre liée à ses responsabilités agricoles. Née en 1948, Françoise est la veuve d’un dentiste « des célébrités, près de la place Vendôme »18 ayant acheté des terres dans la Somme19, et que Marcel Deneux a été amené à conseiller à cette occasion. Devenue Françoise Deneux, elle occupe ensuite le poste d’assistante parlementaire de son époux, ainsi qu’un mandat d’adjointe au maire du Touquet.

11Marcel Deneux a donc connu une importante mobilité ascendante, comme propulsé par la possibilité d’exercer des responsabilités au sein d’organisations professionnelles dans un monde agricole en profonde mutation. Il en va tout autrement de la trajectoire de Pierre Méhaignerie, dont la professionnalisation politique est plus immédiate et repose sur des ressources plus anciennes, mais également très localisées et insérées dans des rapports sociaux entretenus en milieu rural.

« Au point de départ il y avait un nom » 

  • 20 La commune comptait 2 250 habitants au recensement de 2013.

12Pierre Méhaignerie est né en 1939 à Balazé20, une petite commune rurale d’Ille-et-Vilaine. Ingénieur du génie rural, des eaux et forêts, il épouse Julie Harding, une Américaine originaire de Rochester, ville jumelée avec Rennes, en 1965. Après huit années d’activité professionnelle, il décide d’entrer en politique et se présente en Ille-et-Vilaine, où il est une première fois battu aux élections législatives de 1968 :

J’étais à Bordeaux. J’ai fait ma campagne avec une voiture immatriculée 33. C’était pas très… [en riant] malin. [Entretien, septembre 2015]

13Suite à cette défaite, il quitte la direction départementale de l’agriculture de la Gironde et devient conseiller technique au cabinet du ministre de l’Agriculture, Jacques Duhamel. Il reste à ce poste jusqu’en 1973, date à laquelle il parvient à être élu député. Très vite, dès 1977, il est nommé ministre de l’Agriculture – au moment où Marcel Deneux est vice-président de la FNSEA. Parmi d’autres responsabilités politiques de première importance, il sera également ministre de la Justice sous le gouvernement Balladur (1993-1995).

  • 21 Si l’on excepte les périodes 1865-1871 et 1877-1882, la mairie de Balazé est tenue par un aïeul de (...)

14Cette trajectoire d’homme politique « parachuté » de Bordeaux puis de Paris, fortement doté en capital scolaire, marié à une Américaine et à qui seront par la suite confiés plusieurs portefeuilles ministériels, ne doit pourtant pas tromper sur l’importance de l’ancrage local de son engagement politique en Ille-et-Vilaine. Pierre Méhaignerie bénéficie tout d’abord d’un patronyme célèbre dans le département, du fait de la forte implantation politique de son père, Alexis Méhaignerie. Celui-ci fut maire de Balazé de 1945 jusqu’à son décès en 1976, comme son père et son grand-père avant lui21. Surtout, il a été député MRP d’Ille-et-Vilaine de 1945 à 1968. Éleveur de vaches laitières et cultivateur de céréales dans une exploitation de 25 hectares, il a, par ailleurs, endossé de nombreuses responsabilités dans le domaine agricole, à la Confédération générale de l’Agriculture puis à la FDSEA, ce qui lui vaut d’être « repéré » par Pierre-Henri Teitgen au moment de la constitution de sa liste MRP. Paul Méhaignerie, le frère de Pierre, décrit d’ailleurs avant tout leur père comme « un amoureux de la terre, qui s’est beaucoup formé par lui-même. Il avait toujours des revues dans les poches et le temps que les chevaux montent le sillon, il lisait… il s’est formé un peu comme ça ». Aussi, c’était « un homme de foi [qui] avait toujours son chapelet dans sa poche », explique-t-il (entretien, octobre 2014).

  • 22 Entretien avec Pierre Méhaignerie, octobre 2014.
  • 23 Idem.

15Alexis Méhaignerie et son épouse fondent une famille nombreuse, composée de cinq filles et trois garçons. Le fils aîné, décédé à 59 ans, était aumônier de l’Action catholique des milieux indépendants et du Secours catholique. L’activité professionnelle de trois des filles nous est connue. L’une était religieuse, auprès des ouvriers et en portant toutefois toujours « l’habit laïc »22, une autre, psychologue, a été directrice d’un centre pour handicapés à Rennes, une dernière était agricultrice, installée en Gaec avec son frère Paul. Deux des sœurs ont par ailleurs été élues municipales, en même temps que Pierre Méhaignerie à Vitré, et Paul Méhaignerie à Balazé, ce qui fait dire à ce dernier que tous avaient « le virus de la politique »23. À partir de la fin des années 1960, Pierre et Paul se partagent en quelque sorte les responsabilités politiques et agricoles du père. Après le décès d’Alexis Méhaignerie, le premier devient conseiller général de Vitré-Est et parvient à ravir la mairie de Vitré en 1977, où il est réélu sans discontinuer depuis. Le second est, quant à lui, élu à Balazé, où il occupe à son tour le siège mayoral jusqu’en 2008. Mais, outre ce mandat politique local qu’il remplit après son départ à la retraite deux ans plus tôt, Paul Méhaignerie hérite surtout de l’exploitation et des engagements agricoles d’Alexis Méhaignerie. Né en 1932 et alors que son frère aîné entrait au séminaire, il n’a eu d’autre choix que de reprendre la ferme familiale pour pallier l’absence du père, engagé en politique, comme il l’explique dans notre entretien mené en octobre 2014 :

Mon frère Pierre, qui était le plus jeune, a eu le choix de faire des études. Moi je n’ai pas eu le choix de faire des études, il fallait que je revienne à la ferme. Moi je n’ai pas fait beaucoup d’études, j’ai été jusqu'au brevet élémentaire, que je n’ai pas eu d’ailleurs.

  • 24 Idem.

16Paul Méhaignerie reprend donc l’exploitation agricole familiale en 1959, au sein de laquelle il était aide familial depuis 1946, et épouse Marielle, une fille d’agriculteurs rencontrée à la Jac. Fortement engagé à la MSA et à la chambre d’agriculture, il participe également à divers procédés coopératifs de modernisation agricole au niveau départemental. La place dans la fratrie explique donc ce partage des rôles professionnels et politiques, faisant de Pierre Méhaignerie, le frère cadet, le « successeur politique naturel »24. Libéré des charges familiales pesant sur Paul, il peut par ailleurs entreprendre des études supérieures qui légitiment en retour sa candidature à un mandat législatif. Il peut alors s’appuyer sur les réseaux agricoles de son frère, qui travaille activement à le faire (re) connaître dès sa première campagne électorale en 1968 :

Je l’ai soutenu, beaucoup. Moi j’étais quand même responsable professionnel donc je connaissais pas mal de jeunes dans le monde agricole. J’ai fait pas mal de tournées avec lui pour le faire connaître des responsables : la chambre d’agriculture, la MSA, tout ça. [Entretien, novembre 2014]

17Comme Marcel Deneux, Pierre Méhaignerie bénéficie d’importants réseaux agricoles. Cumulés à une implantation politique ancienne et à un important capital scolaire lui permettant de « retourner le stigmate » en se distinguant de réseaux auxquels il n’appartient qu’indirectement, ils lui permettent de se professionnaliser en politique de manière précoce. Dans les deux cas, ces réseaux se trouvent consolidés par le processus de modernisation de l’agriculture, qui multiplie les possibilités d’engagements professionnels et structure durablement les relations économiques et sociales. En ce sens, les structures professionnelles agricoles agissent bien comme un tremplin politique classique pour les dirigeants paysans.

18Mais l’existence et la force de ces relations agricoles doivent surtout être ramenées à une socialisation catholique particulièrement structurante. En spécifiant le rapport à leur profession et à leurs engagements respectifs ainsi que les réseaux locaux qu’ils sont en mesure d’entretenir en milieu rural, cette socialisation les distingue d’autres types de filières agricoles, plus ancrées à droite. Autrement dit, la démocratie chrétienne ne constitue pas seulement l’expression politique de certains milieux agricoles, comme l’étude de ces deux trajectoires peut le laisser supposer. Elle est aussi au fondement de ces réseaux mêmes.

Les représentations catholiques de la modernisation agricole

  • 25 À partir d’une enquête réalisée dans la région d’Ancenis, Yves Lambert [1980] a par, exemple, démo (...)

19La constitution pérenne de ces réseaux agricoles est permise et même largement facilitée par l’important travail pédagogique opéré par l’Église sur la jeunesse rurale, et plus spécifiquement agricole, à partir des années 1940. Alors que l’analyse de la sociogenèse de l’Action catholique spécialisée dévoile une orientation et des objectifs exclusivement religieux durant les décennies 1920 et 1930 [Wynands 2016a], ces mouvements ruraux connaissent en effet un « second âge » [Suaud 1982 : 74] à la Libération, avec la professionnalisation agricole. Le rôle de « pépinière » [Lefèvre 1996 : 58] joué par cette organisation de jeunesse s’agissant du recrutement des futurs dirigeants paysans [Maresca 1983] engagés en faveur de la modernisation agricole est d’ailleurs indéniable25. Deux chantres de cette transformation, René Colson et Michel Debatisse, l’incarnent bien ; le premier ayant été secrétaire général de la Jac de 1941 à 1948 et le second de 1954 et 1957.

20Cet aggiornamento des années d’après-guerre se manifeste de manière très concrète. Tout d’abord, les militants de la Jac se recrutent davantage dans les moyennes et petites exploitations [Duriez 2012 : 136]. Ensuite, la prise en charge catholique de la jeunesse populaire rurale doit dorénavant accompagner et favoriser sa promotion sociale. Éduqués dans le giron des églises, certains des jacistes sont alors, directement ou indirectement, reconnus par les aumôniers catholiques et incités par eux à s’investir davantage dans l’organisation de jeunesse. Le syndicaliste Jean Gaffet, un ami très proche de Marcel Deneux, nous confie la manière dont il a ainsi pu, peu à peu, accéder à ses premières responsabilités « rurales » :

En revenant du service [militaire], je me suis fait « goaler » je dirais… on avait réunion un dimanche après-midi, dans une pâture… vous voyez l’époque ! [Entretien, mars 2014]

21L’aumônier le contacte rapidement pour lui proposer d’être responsable de zone, puis responsable fédéral :

Ça m’avait, je dirais, mis sens dessus dessous parce que j’étais pas du style à monter sur une scène […], mon style c’était de passer inaperçu.

  • 26 Entretien avec Jacques Maille, février 2014.
  • 27 Le rapport du Congrès départemental de la Jac tenu à Rennes en 1954 présente clairement cet object (...)
  • 28 Entretien avec Jacques Maille, février 2014.
  • 29 Entretien avec Paul Méhaignerie, octobre 2014.
  • 30 Entretien avec Jacques Noyer, ancien évêque d’Amiens, janvier 2013.
  • 31 Entretien avec Marcel Deneux, décembre 2014.

22Au départ dans ses « petits souliers » selon ses propres mots, il s’aguerrit peu à peu à de nouveaux exercices, comme la prise de parole en public. Mais à la question de savoir quelles raisons ont, selon lui, incité cet aumônier à le distinguer, à le « repérer », la réponse apportée – « il a jugé que j’en étais capable » – doit être nuancée. Sans doute est-ce précisément parce que cet homme d’Église a jugé que le jeune jaciste n’aurait pas été socialement « capable » de prendre des initiatives parmi ses pairs qu’il a « poussé » son intervention sur une scène de spectacle d’abord, puis sur la scène publique. Les qualités ainsi prêtées aux « meilleurs » jacistes, telles que leur calme, leur timidité, leur volonté de « passer inaperçu », semblent adaptées au projet institutionnel [Suaud 1978]. En effet, elles correspondent peu ou prou à ce qui est attendu du rôle d’un bon chrétien dans la cité : « ne jamais se mettre en avant ». Or, la formation d’ « êtres d’institution », c’est-à-dire d’être ajustés aux « manières de faire, de sentir et de penser des institutions » [Cohen et al. 2009 : 763] s’opère d’autant mieux que de telles attitudes les rendent plus dociles à cette transformation. En retour, les diverses incitations ecclésiastiques visent à remédier aux conditions et aux logiques sociales de ces façons d’être, afin d’empêcher qu’elles ne constituent in fine une barrière à l’action publique. Ici, un parallèle peut être établi avec la volonté institutionnelle de contrecarrer les lois pesant sur les destins sociaux telle qu’elle a été étudiée dans le monde communiste par Bernard Pudal [1989]. L’imbrication des valeurs religieuses et rurales, « l’Évangile et la vie » comme les résume l’aumônier jaciste Jacques Maille26, sert de support à la formation d’individus pleinement « insérés » dans le monde, pouvant y assumer des responsabilités économiques, professionnelles, sociales, syndicales et, le cas échéant, politiques27. Selon cet aumônier, il s’agissait donc de leur « apprendre à parler, à se mettre en public devant quelqu’un. Au départ, on voulait aider les jeunes à s’exprimer, j’allais dire “à être” »28. Également passé par la Jac, Paul Méhaignerie interprète d’ailleurs ses engagements au sein des organisations agricoles comme rien moins qu’une « contrepartie professionnelle à travers le syndicalisme, la chambre d’agriculture et, plus tard, la coopération aussi »29 de la formation catholique reçue durant sa jeunesse. Par le succès de la Jac, l’Église assure ainsi la promotion sociale de certains milieux populaires et élit quelques-uns de ses représentants, à la condition que cette sélection soit vécue dans les termes d’une vocation [Suaud 1978 ; Pudal 2002 : 552]. Une telle action de (trans)formation des individus peut toutefois d’autant mieux être masquée que la formation s’y fait « sur le tas »30. Paradoxalement, la Jac offrant une pédagogie très pratique, « de chaque instant » et dans un cadre extrascolaire, ses bénéficiaires en viennent à se penser et à se présenter comme « autodidactes », à l’instar de Marcel Deneux31. Il y a, au cœur de cet important travail de socialisation, un indice majeur quant à la possibilité de « l’oubli » de ce que ces produits de l’institution doivent à la démocratie chrétienne.

  • 32 Jeunesse agricole catholique/Jeunesse agricole catholique féminine.
  • 33 De manière symptomatique, les individus que nous avons rencontrés se qualifient d’ailleurs souvent (...)
  • 34 Entretien avec Pierre Méhaignerie, septembre 2015.

23Bien plus, la formation professionnelle n’est que l’un des aspects, sans doute le plus visible, du rôle de cette instance de prise en charge de la jeunesse populaire rurale. L’entreprise catholique d’accompagnement des transformations du monde agricole porte également l’objectif de préservation d’un certain ordre social et rural, lequel donne tout son sens à la notion même d’« encadrement ». Instance majeure de socialisation et de formation, la Jac doit avant tout permettre de répondre aux impératifs de sédentarisation rurale et de défense d’un ensemble de valeurs et de pratiques catholiques, répondant à un modèle familialiste. Dans cette optique, les dispositifs de formation et d’enseignement genrés, selon une dichotomie Jac/F32, sont associés à l’organisation fréquente de loisirs et de fêtes proposés au public visé par le mouvement. Dès lors, la force des liens qui s’y tissent, qu’elle se manifeste à l’âge adulte par des processus de cooptation professionnelle ou des mariages, rend compte de l’efficacité d’un programme institutionnel qui, appuyé sur un maillage territorial, professionnel et social serré, favorise la (re) connaissance d’habitus communs33. Plus jeune et plus diplômé, Pierre Méhaignerie n’a, quant à lui, pas connu cette instance d’éducation populaire et de promotion sociale : « dans les classes préparatoires, on n’a pas le temps, on se concentre. Bêtement, peut-être. Par contre mes frères et mes sœurs ont fait la Jac »34. Il précise malgré tout avoir conservé d’importantes relations avec d’anciens et d’anciennes jacistes, qu’il « réunit » encore parfois – preuve de sa propre insertion dans ces réseaux.

24Contrairement aux organisations de jeunesse partisanes qui constituent des instances de socialisation et de véritables lieux d’apprentissage du métier politique [Bargel 2009, 2014] et peuvent aller jusqu’à offrir une « certification scolaire », à l’instar du parti communiste dès les années 1930 [Pennetier et Pudal 1996], les mouvements d’Action catholique spécialisée se tiennent en revanche éloignés de toute logique de recrutement politique. Ceci étant, il est indéniable qu’ils ont constitué des matrices privilégiées à la poursuite d’investissements politiques, associatifs et syndicaux divers dans la seconde moitié du xxe siècle. La Jac, en tant qu’institution dispensatrice de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être, a ainsi joué un rôle clé dans le façonnage de représentations du monde social de ses membres, d’ailleurs continué tout au long de l’existence par le maintien de rencontres à l’âge adulte, le plus souvent en couples, au sein du Mouvement familial rural (MFR), puis des Chrétiens dans le monde rural (CMR) à partir de 1966. Alors que ces représentations, qui imprègnent fortement le sens des engagements publics tenus au sein d’organisations agricoles, n’auraient d’une certaine manière plus qu’à être converties en politique, il reste à éclaircir les conditions d’une entrée effective en politique pour certains d’entre eux. Réalisée au prix d’un déni de son caractère proprement politique – et a fortiori partisan –, elle dévoile également les logiques de l’impossible recours à la catégorie de démocratie chrétienne.

Les logiques sociales de l’entrée en politique

25En milieu rural catholique, l’étude croisée des trajectoires révèle une dynamique engagée au profit de la réussite électorale d’un seul de ses dirigeants. La préservation d’un univers politique faiblement concurrentiel, où chacun a pourtant le sentiment de trouver « sa juste place », peut être en partie interprétée comme résultant de la socialisation catholique de ses membres. Mais il doit également beaucoup à l’accroissement exponentiel des postes et des mandats au sein des organisations, des coopératives et des mouvements agricoles durant cette période. Ainsi Jean Gaffet explique-t-il ne jamais avoir envisagé une carrière politique :

  • 35 Entretien avec Jean Gaffet, mars 2014.

Je suis syndicaliste, c’est génétique chez moi. Moi, je n’ai fait que ça et puis ça m’a bien pris. Je considérais aussi qu’on ne pouvait pas être des deux côtés en responsabilités importantes35.

26Engagé « dans les pas » de Marcel Deneux, Jean Gaffet est élu secrétaire général du CDJA « le lendemain de [son] mariage » sur proposition de ce dernier, devenu le président du syndicat. Il lui succède une nouvelle fois quelques années plus tard à la FDSEA, où les amitiés jacistes jouent à plein pour favoriser son élection. Ces mécanismes de reconnaissance et de cooptation [Wynands 2016b] favorisent une circulation des mandats professionnels permettant à l’un des dirigeants de « franchir le pas » de l’entrée en politique. Dans la Somme, c’est d’abord le cas de Pierre Maille, le frère de l’aumônier Jacques Maille, dont ce dernier raconte l’élection au siège de sénateur MRP en 1966 :

  • 36 Entretien avec Jacques Maille, février 2014.

Il était agriculteur. Il y avait un sénateur qui était décédé et je me rappelle des coups de téléphone : « eh, c’est à toi ». Il y avait tout un monde qui travaillait ensemble36.

  • 37 Entretien avec Jacques Noyer, janvier 2013.

27Ancien président de la Jac et agriculteur dans une exploitation « d’une soixantaine d’hectares » selon Marcel Deneux, Pierre Maille a pu endosser ce rôle politique de manière semble-t-il assez « naturelle », autorisé en cela par une conception hétéronome des investissements publics. En outre, l’élection au suffrage indirect, par des maires majoritairement agriculteurs, a contribué à le propulser politiquement. Jacques Noyer, ancien évêque d’Amiens, explique ainsi que « cette élection s’est faite dans l’élan de la Jac »37. Avec le décès prématuré de l’élu en 1973, la représentation politique de ces réseaux ruraux/jacistes dans la Somme n’est toutefois plus assurée. Plus encore, en fragilisant le consensus tacite s’agissant de la répartition des rôles professionnels et politiques, ce décès déstabilise les rapports sociaux entretenus au sein de ces réseaux formés de longue date, comme nous le suggère Marcel Deneux en novembre 2014 :

Pierre [Maille] est entré en politique assez vite, il est devenu sénateur très vite. Sa mort a été tellement brutale qu’ils [sa femme Paulette et son fils Luc] ont accusé le coup avec un peu de frustration, je n’ose pas dire de jalousie… parce qu’on est resté bons amis. Ça aurait pu être lui, ça n’aurait pas été nous deux à mon avis…

28L’entrée en politique de Marcel Deneux est donc interprétée, par lui comme par l’ensemble de ces réseaux agricoles, comme une reprise de flambeau. Alors même qu’il n’est élu sénateur que deux décennies plus tard, il vient en effet combler symboliquement une place laissée vacante ; celle de représentant politique du monde rural.

29Pour les quelques élus, anciens jacistes devenus responsables publics avant d’entrer « en politique », « être du métier » [Lagroye 1994], c’est ici « faire voir et faire valoir » [Bourdieu 1984 : 49] les intérêts de ce monde rural, condition sine qua non pour que cette fonction soit valorisée, que le stigmate politique puisse être retourné. Aux représentations négatives de la politique s’ajoutent, celles, positives, du politique qui imprègne déjà fortement les activités professionnelles, syndicales et associatives de ces anciens et ces anciennes jacistes. Placées sous le registre du dévouement [Collovald 2002], ces activités autorisent un prolongement et une retraduction de leur socialisation politique paradoxale. Concrètement, l’entrée en politique est donc préférentiellement présentée comme un hasard ou une opportunité (au sens le plus neutre du mot). Même dans le cas d’une professionnalisation politique indéniable comme l’est celle de Pierre Méhaignerie, son frère Paul insiste sur l’hétéronomie des engagements politiques et agricoles qui, en plus d’être hérités du père et de procéder d’un partage familial, constituent comme les deux facettes des mêmes réseaux d’engagement :

On a été bercé dans la politique. C’est comme ça que je suis devenu maire de Balazé. Mes responsabilités professionnelles, c’est un peu la même chose. [Entretien, octobre 2014]

30Dans un cas comme dans l’autre, « pourquoi s’engager… pour participer à l’émancipation, au développement du monde rural, du monde agricole », poursuit Pierre Méhaignerie. C’est donc précisément parce qu’ils sont des êtres d’institution qu’ils entretiennent un rapport paradoxal vis-à-vis de l’engagement politique et, plus encore, partisan. Idéalement, il faut être appelé à candidater sans avoir à se nommer – ce qui rend le processus d’étiquetage politique moins nécessaire, si ce n’est contre-productif –, sous peine de distinguer trop clairement ce type d’engagement et de risquer de casser le continuum des investissements catholiques en milieu rural, quand d’autres revendiquent un strict apolitisme. Marcel Deneux, dont les contacts politiques étaient pourtant nombreux, a ainsi pu éviter l’adhésion à un parti politique, quitte à ce que cette trajectoire de « notabilisation » agricole soit trop rapidement confondue avec une identité de notable [Fretel 2004b], dont les ressources seraient donc individuelles. Le regard qu’il porte sur le milieu politique est d’ailleurs révélateur de cette trajectoire :

C’est un milieu infect, le milieu politique. Mais moi quand j’arrive à Paris [au Sénat], j’ai déjà eu des responsabilités nationales très différentes. […] Ces dirigeants politiques, je les banalise… Le ministre [de l’Agriculture] ne m’impressionne pas. [Février 2013]

31Il reconnaît certes que ses investissements antérieurs « quelque part, sans doute, étaient recouverts par des engagements démocrates-chrétiens, touchaient à l’UDF », mais sa grille de lecture du monde politique reste cependant extérieure aux logiques partisanes. Il raconte par exemple, encore étonné, que Jacques Delors a refusé de le soutenir, craignant d’être « démoli » par le Parti socialiste en 1995, alors même que « rien ne [les] séparait » pourtant. S’il adhère à l’UDF cette même année, c’est donc surtout, semble-t-il, parce que le « centre », appellation et positionnement suffisamment consensuels, exprime alors le « caractère problématique de ce rapport ambivalent au jeu politique » [Fretel 2004c : 83], que la professionnalisation semble ici amplifier. Plus redoutée car plus immédiatement attachée aux intérêts économiques et aux instincts les plus bas, la politique constitue aussi un levier indispensable pour défendre des causes et des intérêts chevillés au corps.

Conclusion

32Malgré des ressources apparemment très différentes et inégales, l’étude croisée des trajectoires politiques de Marcel Deneux et de Pierre Méhaignerie révèle à quel point leur légitimité d’élus s’adosse à un socle largement commun. Celui-ci, loin de renvoyer à de vagues référents idéologiques, repose au contraire sur de solides appuis économiques et professionnels en milieu agricole. Convertibles dans le champ politique selon des logiques très spécifiques, ces réseaux doivent surtout leur homogénéité à leur inscription dans l’histoire sociale et religieuse du « tournant » modernisateur de l’agriculture des années 1950-1960. Irréductible à sa dimension économique, ce tournant nécessite de penser de manière dynamique les liens entre l’action rurale de l’Église et les formes d’engagements professionnels et/ou politiques effectivement poursuivis à l’âge adulte par les jeunes ruraux ciblés par cette prise en charge. Finalement, Marcel Deneux apparaît être autant un héritier politique que Pierre Méhaignerie, lequel pouvant être considéré comme un « représentant de la terre ». Si l’important travail de socialisation catholique n’est pas parvenu à implanter une « famille » démocrate-chrétienne en France, labellisée et donc identifiable comme telle, la force de ce qui lie ces habitus et ces trajectoires est évidente et leurs « airs de famille », aisément repérables. En travaillant sur la vocation, le dévouement, voire la dévotion de leurs membres, les organisations agricoles catholiques les socialisent à des représentations du monde économique et social singulières et façonnent des habitus très homogènes qui en retour consolident les réseaux catholiques. L’histoire de cette mise en réseaux explique que, malgré une incapacité à se coaliser politiquement et nationalement, ces deux élus aient pourtant réussi des parcours politiques qualifiables de démocrates-chrétiens.

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Notes

1 Union pour la démocratie française.

2 Entretien avec Pierre Méhaignerie, septembre 2015.

3 Nous tenons ici à remercier Julien Fretel, ainsi que Gilles Laferté, Frédéric Nicolas et Sébastien Vignon pour leur relecture attentive de ce texte et leurs remarques.

4 Au milieu des années 1950, le MRP parvient mieux à y gagner des électeurs, des électrices et des militants que dans les autres milieux [Letamendia 1995 : 204].

5 Le département compte quelques fiefs historiques, tels que Rennes, Saint-Malo, Vitré et Fougères, ainsi que des personnalités démocrates-chrétiennes d’envergure nationale, comme Pierre-Henri Teitgen. Citons également le succès de L’Ouest-Éclair (1899-1944) codirigé par un abbé démocrate, puis de Ouest-France après-guerre, également très favorable au projet et aux candidats démocrates-chrétiens.

6 Entretien avec Marcel Deneux, novembre 2014. Il nous précise qu’au moment de céder sa ferme, il a acheté 52 hectares qu’il gère sous la forme d’un groupement foncier agricole.

7 Coopérative d’utilisation de matériel agricole.

8 Groupement d’exploitation en commun.

9 Centre national des jeunes agriculteurs.

10 Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.

11 Mutualité sociale agricole.

12 Centre départemental des jeunes agriculteurs.

13 Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles.

14 Entretien avec Marcel Deneux, février 2013.

15 Idem.

16 Idem.

17 Il ne s’est pas représenté en 2014.

18 Entretien avec Marcel Deneux, décembre 2014.

19 Selon l’enquête menée par Elsa Casalegno et Karl Laske [2016], la « ferme des 1000 vaches » a précisément été rachetée à l’épouse de Marcel Deneux. Ce dernier a d’ailleurs constitué un soutien de poids au projet, autant auprès des agriculteurs samariens qu’au sein du gouvernement Ayrault.

20 La commune comptait 2 250 habitants au recensement de 2013.

21 Si l’on excepte les périodes 1865-1871 et 1877-1882, la mairie de Balazé est tenue par un aïeul de Pierre Méhaignerie depuis 1849.

22 Entretien avec Pierre Méhaignerie, octobre 2014.

23 Idem.

24 Idem.

25 À partir d’une enquête réalisée dans la région d’Ancenis, Yves Lambert [1980] a par, exemple, démontré la corrélation entre l’implantation communale de la Jac au début des années 1950 et celle des indices de la modernisation agricole deux décennies plus tard, en prenant en compte l’intensification fourragère, la participation aux Centres d’études techniques agricoles (Ceta), la création de Gaec ou de coopératives. Voir Y. Lambert, « La JAC et la modernisation de l’agriculture dans la région d’Ancenis (Loire-Atlantique) », in Jac et modernisation de l’agriculture dans l’Ouest, 1980, Inra Rennes, p. 27-51.

26 Entretien avec Jacques Maille, février 2014.

27 Le rapport du Congrès départemental de la Jac tenu à Rennes en 1954 présente clairement cet objectif : « par ses CA [cours agricoles], ses cercles d’études, la Jac forme des chefs qui sont capables d’assumer leurs responsabilités dans la société ». Rapport du congrès de la Jac, 1954. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, fonds Paul Havard , 242J 46.

28 Entretien avec Jacques Maille, février 2014.

29 Entretien avec Paul Méhaignerie, octobre 2014.

30 Entretien avec Jacques Noyer, ancien évêque d’Amiens, janvier 2013.

31 Entretien avec Marcel Deneux, décembre 2014.

32 Jeunesse agricole catholique/Jeunesse agricole catholique féminine.

33 De manière symptomatique, les individus que nous avons rencontrés se qualifient d’ailleurs souvent d’« enfants de la Jac ». Cette expression met en lumière ce qui les rattache à une même famille les ayant fait grandir et comme « maternés ».

34 Entretien avec Pierre Méhaignerie, septembre 2015.

35 Entretien avec Jean Gaffet, mars 2014.

36 Entretien avec Jacques Maille, février 2014.

37 Entretien avec Jacques Noyer, janvier 2013.

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List of illustrations

Title Pierre Méhaignerie, ingénieur agronome, ancien ministre et député.
Credits Illustration : A. Burban - Pennanec’h
URL http://journals.openedition.org/etudesrurales/docannexe/image/16699/img-1.jpg
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Title Marcel Deneux, agriculteur et sénateur de la Somme.
Credits Illustration : A. Burban - Pennanec’h
URL http://journals.openedition.org/etudesrurales/docannexe/image/16699/img-2.jpg
File image/jpeg, 96k
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References

Bibliographical reference

Marie-Pierre Wynands, “Le centre de la terre”Études rurales, 204 | 2019, 66-83.

Electronic reference

Marie-Pierre Wynands, “Le centre de la terre”Études rurales [Online], 204 | 2019, Online since 02 January 2022, connection on 18 April 2024. URL: http://journals.openedition.org/etudesrurales/16699; DOI: https://doi.org/10.4000/etudesrurales.16699

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About the author

Marie-Pierre Wynands

politiste, doctorante, Université de Picardie Jules Verne, Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (UMR 8026), Amiens

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