• 1 En 2017, plus de 26 % des personnes en emploi en zone rurale « autonome très peu dense » sont ouvr (...)

2Une première étape consiste à définir ces jeunesses rurales – au-delà du fait qu’elles n’habitent pas en ville – par ce qu’elles sont comparativement aux autres. Le premier point étant, qu’en milieu rural, la population âgée de moins de 35 ans est davantage composée (d’enfants) d’ouvriers et d’employés1. Cette surreprésentation des classes populaires dans la jeunesse éloignée des grandes villes explique beaucoup de choses en ce qui concerne les comportements, les normes et les styles de vie observés. On peut penser à leur volonté d’intégrer plus précocement le marché du travail ou d’entrer plus jeune dans la parentalité. Sur le plan des normes et des valeurs, la moindre part de jeunes détenteurs de diplômes du supérieur parmi les ruraux correspond à une distance plus grande avec les normes juvéniles du monde estudiantin, aujourd’hui les plus répandues à l’échelle nationale. Cette construction de l’objet scientifique jeunes ruraux au prisme de la surreprésentation des classes populaires est au principe de plusieurs travaux sur les mondes ruraux [Renahy 2005 ; Coquard 2019 ; Amsellem-Mainguy 2021]. Néanmoins, elle soulève encore de nombreuses questions de recherche et invite forcément à complexifier l'analyse. C’est là tout l’objectif de ce numéro d’Études rurales : appréhender les jeunesses rurales comme il en irait pour d’autres groupes sociaux mieux connus. Cela implique d’abord de regarder en face les inégalités qui structurent ce groupe et qui ont d’importantes conséquences sur les trajectoires de vie. Parmi ces jeunesses rurales, les conditions de vie et les perspectives d’avenir divergent en fonction de variables individuelles et collectives sur lesquelles nous reviendrons tout au long de ce dossier. Aussi, ces inégalités s’inscrivent dans l’espace géographique et impriment, au fil du temps, la spécificité de chaque espace social local [Bruneau et al. 2018]. Comprendre que toutes les jeunesses rurales ne sont pas logées à la même enseigne, c’est montrer que l’espace rural est lui-même fragmenté et polarisé, entre des campagnes dynamiques et d’autres en déclin. En cela, « grandir à la campagne » est une réalité plurielle, impliquant que chaque enquête sur les jeunesses rurales soit aussi une analyse fine du contexte local. Par ces analyses des mutations conjointes de l’espace social et de l’espace géographique, les travaux sur les jeunesses rurales ont alors l’opportunité de s’inscrire dans une approche plus générale en sciences sociales, dont la portée dépasse la stricte dénomination de l’objet d’étude.

• 2 Voir V. Albouy, et al., « En 2021, les inégalités et la pauvreté augmentent », 2023, Insee premièr (...)
• 3 Voir C. Brutel, « Entre ville et campagne, les parcours des enfants qui grandissent en zone rurale (...)
• 4 Idem.
• 5 Voir Y. Grelet et C. Vivent, « La course d’orientation des jeunes ruraux », Céreq bref, n^o 292, 20 (...)

4À l’heure où, en France, les inégalités économiques s’accroissent2, une partie du champ politique tente d’éluder ces inégalités de classes sociales et préfère imposer une lecture territoriale lapidaire qui renvoie simplement au fait de vivre au bon ou au mauvais endroit. S’intéresser aux jeunesses rurales en tant qu’elles sont, plus qu’ailleurs, des jeunesses de classes populaires va en cela à l’encontre des oppositions médiatisées entre jeunesses urbaines et rurales. Mais aussi, contre le discours de prédiction d’une société de plus en plus fluide où les contraintes spatiales seraient amoindries par la technologie, les enquêtes montrent que les parcours individuels et générationnels demeurent marqués par les territoires dans lesquels ils évoluent. Si l’on observe des proximités importantes dans les parcours de vie entre les jeunes des classes populaires vivant en milieu urbain ou rural, l’éloignement des pôles universitaires ou de formation dans le supérieur tout comme les tensions importantes sur les secteurs d’emplois de proximité disponibles sont caractéristiques des espaces ruraux. Dès lors, lorsqu’on regarde les chiffres sur la scolarité, on s’aperçoit que les jeunes qui restent vivre en milieu rural détiennent nettement moins souvent un baccalauréat général ou technologique (31 % contre 81 %)3 et plus fréquemment un baccalauréat professionnel (12 % contre 8 %). Aussi lorsqu’ils et elles poursuivent après le bac, cela se fait davantage dans des formations professionnelles ou de type brevet de technicien supérieur (BTS), lesquelles sont souvent implantées dans des lycées ou des centres de formation par apprentissages dispersés sur le territoire4. L’étude de l’orientation scolaire des jeunes de classes populaires rurales5 [Alpe 2006 ; Lemêtre et Orange 2016 ; Agnoux 2022] montre d’ailleurs qu’à résultats scolaires égaux des jeunes urbains, les ruraux s’orientent davantage vers des filières professionnelles, dans un contexte où les inégalités sur le marché du travail restent très marquées par niveau de diplôme. Or si la période post-bac constitue en France une étape si décisive pour l’avenir professionnel des individus, c’est qu’elle combine les effets de localisation avec d’autres variables lourdes telles que l’origine sociale. L’enquête Génération 2017 du Céreq qui permet d’étudier l’accès à l’emploi des jeunes sortis du système éducatif la même année, quel que soit le niveau ou le domaine de formation atteint, montre qu’en dépit de la part plus importante que représentent aujourd’hui les diplômés du supérieur, et notamment les bac +5 et plus, l’accès aux études supérieures reste très inégal en fonction de la catégorie socioprofessionnelle des parents : 57 % des enfants de cadres sortent diplômés du supérieur long, contre 8 % des enfants d’ouvriers [Le Bayon et al. 2022]. L’accès aux filières sélectives est encore plus inégalitaire : 19 % des enfants de cadres sortent diplômés d’une école de commerce ou d’ingénieur, pour moins de 2 % des enfants d’ouvriers et 5 % des enfants d’employés. Dans le but de comprendre les sorties du système éducatif « par défaut », les chercheurs évoquent un faisceau de motifs parmi lesquels le fait que « les jeunes ne trouvent pas tous un écho favorable à leurs aspirations, du fait de résultats scolaires insuffisants (16 %), d’une formation refusée (9 %), de l’éloignement des formations envisagées (7 %), etc. Certains se voient contraints de terminer leur scolarité pour des raisons personnelles et familiales ou pour des raisons matérielles » [Coupié et al. 2022 : 3]. Reliant la question de la scolarité aux conditions d’existence, cette enquête montre par ailleurs que la difficulté d’accès au logement est rarement citée comme motif d’arrêt des études, même si elle a pu empêcher 12 % des jeunes d’accéder à la formation choisie ou à l’établissement souhaité. Les auteurs en concluent que « les jeunes de la Génération 2017 ont donc quitté le système éducatif pour la vie active très inégalement dotés et préparés à la quête de l’emploi qui s’annonce, les exposant plus ou moins aux difficultés d’insertion » [idem]. C’est à la lumière de ces données que les contributions de ce dossier thématique viennent éclairer les inégalités socio-économiques, les rapports de genre et les mécanismes de construction du capital d’autochtonie.

• 6 Voir la note de l'Insee, « Une jeune sur trois vit dans une commune rurale », Insee flash grand Es (...)

5Depuis les travaux de Jean-Pierre Terrail et d’autres à sa suite, la littérature sociologique a bien cerné les ambivalences de l’implication des classes populaires et de leur famille dans le jeu scolaire, en montrant à la fois une adhésion recherchée à ce jeu (en particulier chez les filles, dont les résultats sont meilleurs), tout en soulignant les processus de relégation et d’exclusion qui sont à l’œuvre [Terrail 1992 ; Beaud 2009 ; Hugrée 2009 ; Périer 2005 ; Poullaouec 2010]. Dès lors, la propension plus importante de jeunes ruraux à faire des études courtes semble s’expliquer par un attachement au territoire d’origine, par la structuration de l’offre de formation de proximité, de l’économie du territoire et par l’existence de freins à la mobilité. L’aspect financier limite également la poursuite des études supérieures, notamment quand elles nécessitent le départ des jeunes du foyer parental. Les enquêtes montrent, à ce sujet, que les jeunes femmes partent plus souvent que les jeunes hommes pour leurs études [Coquard op. cit. ; Guéraut et al. 2021]. Cela est directement lié avec le constat mentionné plus haut, d’une meilleure réussite scolaire des filles de classes populaires par rapport aux garçons, mais aussi aux perspectives d’emplois locaux, qui ne sont pas toujours également réparties entre filières à recrutement plus masculin et filières à recrutement plus féminin. On en revient alors aux disparités fortes entre les régions et à l’importance de penser les jeunes ruraux dans leur hétérogénéité. Par exemple, en Marne et en Haute-Marne deux départements qui se caractérisent par une importante part d’espaces ruraux en déclin [Coquard op. cit.], les départs des jeunes autour de 18 ans sont plus fréquents que dans les autres départements. La part des 18-24 ans vivant dans le rural y est respectivement inférieure de 20 et de 17 points à celle des 3-17 ans. À l’inverse, dans le Haut-Rhin, région plus riche et dynamique en termes d’emplois, avec des campagnes proches des villes universitaires, peu de jeunes majeurs quittent le milieu rural pour l’urbain. La Meurthe-et-Moselle et le Bas-Rhin sont les départements ayant la plus faible proportion de 18-24 ans vivant dans le rural, tandis que la Meuse et les Vosges, départements plus ruraux, sont ceux où cette proportion est la plus élevée6.

• 7 Voir le rapport, La France et ses territoires. Insee références. Édition 2021…
• 8 Idem.

6L’approche par l’espace pour rendre compte des inégalités qui traversent la jeunesse prend également du sens lorsqu’on s’attache à regarder la répartition spatiale des actifs selon leur catégorie sociale. En effet, la part des cadres et des professions intermédiaires augmente au fur et à mesure qu’on se rapproche des territoires sous forte influence d’un pôle urbain. Dans les communes rurales plus éloignées des pôles, les emplois offerts correspondent davantage à des emplois d’ouvriers, en lien avec un poids plus important de l’industrie7. Les niveaux de vie sont liés au type d’emplois et aux secteurs d’activité et diminuent quand on s’éloigne des pôles. En 2018, la part des personnes pauvres varie du simple au double entre les types de territoires ruraux, passant de 8,5 % dans le rural sous forte influence des pôles, à 17,0 % dans le rural autonome très peu dense. Dans ces territoires, le taux de pauvreté est donc plus élevé que dans l’urbain (15,6 %)8. 

• 9 Voir C. Kula et I. Gueguen, Étude relative aux freins et aux leviers pour l’accès des femmes à l’e (...)
• 10 Voir L. Pinel, « Études, emploi, ressources : les jeunes ruraux sont-ils différents des jeunes urb (...)

9De par leur diversité, les enquêtes sur les jeunes ruraux ouvrent la possibilité de pointer l’hétérogénéité de la jeunesse et ce faisant, d’analyser au plus près la recomposition de la stratification sociale [Mauger 2001 ; Chamboredon 2015]. Mais si la construction localisée des rapports de classe a fait l’objet de nombreuses enquêtes rurales [Bruneau et al. op. cit.], leur imbrication avec les rapports de genre a mis plus de temps à émerger. Comme en témoigne la composition de ce numéro d’Études rurales, depuis une dizaine d’années, les recherches sociologiques sur les espaces ruraux ont commencé à montrer que les inégalités de genre en leur sein étaient particulièrement accentuées. Ainsi des enquêtes qualitatives se sont intéressées aux conditions de vie des jeunes femmes qui y résident en faisant varier les types d’espaces étudiés et les protocoles méthodologiques [Clair 2011 ; Lechien 2013 ; Amsellem-Mainguy op. cit. ; Orange et Renard op. cit. ; Agnoux op. cit.]. Ces travaux montrent que dans les espaces ruraux, le marché du travail est généralement défavorable aux femmes, malgré des variations locales, avec des inégalités de genre particulièrement marquées chez les jeunes9 [Arrighi 2004] où l’on observe une surreprésentation de l’emploi féminin peu qualifié et des conditions de travail dégradées. L’éloignement de l’offre d’enseignement (en particulier supérieur) renchérit le coût des études pour les jeunes femmes de classes populaires et influence leurs aspirations scolaires et professionnelles [Lemêtre et Orange op. cit.]. Par ailleurs, s’agissant des conditions d’emploi et de travail proposées localement aux jeunes femmes, les enquêtes montrent combien leur insertion professionnelle s’inscrit dans un marché du travail restreint où le secteur médico-social ou de l’aide à la personne est surreprésenté – plus encore dans les territoires vieillissants - et désigné comme un secteur d’avenir [Agnoux op. cit. : 27]. L’injonction à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle faite aux femmes demeure et ce, malgré les ressources de la proximité liées à l’entraide familiale qui leur permettent d’articuler les impératifs professionnels et familiaux au moment de l’entrée dans la vie adulte [Orange et Renard op. cit.]. Les différentes formes d’entraides ont d’autant plus d’importance que les jeunes femmes se trouvent plus qu’ailleurs confrontées à des emplois précaires et/ou sous qualifiés, un temps de travail partiel et/ou fractionné subi, des horaires de travail décalés ou avec des amplitudes aléatoires, une faible reconnaissance de compétences qui se trouvent alors naturalisées, avec à chaque fois des rémunérations basses10. Dans un contexte économique et social qui s’est durablement dégradé tout en encourageant l’entreprise de soi [Abdelnour 2017], les expériences des jeunes femmes qui vont vers l’auto emploi, celles qui tentent d’être indépendantes, sans patron, autoentrepreneuses ou à leur compte [Barrois et Devetter 2017 ; Jourdain 2018] mettent en lumière la persistance de difficultés et d’inégalités.

• 11 Idem.

10Si un certain nombre de traits communs aux espaces ruraux influencent l’entrée dans la vie adulte de celles qui y résident, leurs conditions de vie et leurs aspirations ne diffèrent pas radicalement de celles qui vivent dans les espaces urbains11. Cette continuité entre les modes de vie des jeunes de classes populaires urbaines et rurales a été mise en évidence notamment à propos de l’entrée dans la sexualité [Clair op. cit.] ou encore à propos des pratiques de mobilité quotidiennes dans l’espace public [Devaux et Oppenchaim 2017]. On comprend alors que si le milieu social et les ressources financières pèsent sur la durée et le niveau d’études, d’autres circonstances influent sur la décision d’entrée dans la vie active.