1En 1871, à la suite d’une révolte contre les colons, la plus importante jusqu’à la guerre d’indépendance, le pouvoir français décide une mesure punitive d’une grande ampleur, à savoir le séquestre des biens d’environ 900 000 Algériens, qui perdent leurs terres, leurs maisons, leurs plantations. Dans son Algérie sous séquestre, l’historien Didier Guignard explique que, jusque-là, la colonisation avait procédé de façon différente, sélective, en distinguant, d’une part, des zones appropriées, par exemple autour d’Alger et de Bône, ou encore dans les périmètres de colonisation, et d’autre part des zones de cantonnement, dans lesquelles la population algérienne était maintenue dans ses formes sociales et juridiques. Il en a résulté une mosaïque de territoires juridiquement différents et assez étroitement imbriqués. Avec le séquestre – en fait 166 arrêtés de séquestre –, il s’agit de tout autre chose, un séquestre aux allures de confiscation, s’ajoutant à la répression militaire, aux exécutions et aux contributions de guerre exigées des douars. L’homme fort de la colonie, le député Warnier, pousse à l’expropriation collective. Au total, le séquestre portera sur 446 000 hectares, soit l’équivalent de toutes les surfaces qui avaient été offertes à la colonisation depuis 1840. L’auteur souligne qu’aucuns des 638 députés ne dénoncent ou ne s’offusquent du principe même de responsabilité collective.

2Entre Alger et Constantine, la principale zone touchée, les séquestres collectifs sont massifs. Outre leur violence, ils reposent sur des injustices flagrantes puisqu’on précipite également dans la punition des locataires, des héritiers, des bailleurs de fonds qui ne sont pas concernés par la révolte mais dont le séquestre atteint les intérêts. Même des auxiliaires algériens de l’armée française, auxquels on laisse leurs biens, se trouvent dépossédés par l’instauration des périmètres de colonisation. L’intention de punition et de revanche est prouvée par le fait qu’on pousse la mesure jusqu’à confisquer les réserves de grain et les troupeaux. Comme on veut faire vite, on ne développe pas beaucoup les enquêtes et le séquestre, par trop fluctuant, devient un nouveau ferment de division et de ressentiment.

3Ce que démontre l’étude de Didier Guignard est double. D’une part, il met en évidence le fait que le séquestre est une opportunité pour donner un coup d’accélérateur à la politique de colonisation. Du séquestre on passe à la confiscation pure et simple et à l’ouverture de nouveaux périmètres de colonisation, certains ayant été prévus dès le début de la répression. Mieux, le séquestre est l’opportunité pour lever tous les verrous qui peuvent exister dans les lieux qu’on se propose d’investir et où résident des propriétaires autochtones titrés. Le séquestre suivi de l’instauration de nouveaux périmètres de colonisation réaffirme le fait que les valeurs de la métropole sont sans effet dans les colonies. Alors que la saisie des biens est devenue exceptionnelle dans les sociétés européennes, elle devient au contraire l’instrument massif de la répression. Elle oblige les libéraux au pouvoir, au premier rang desquels Adolphe Thiers (alors vice-président du Conseil), à s’asseoir sur leurs principes.

4D’autre part, l'auteur démontre que les insuffisances de la conduite administrative du séquestre comme la résilience des paysans algériens, prompts à en exploiter les failles, ont conduit les populations locales à engager des stratégies de long terme pour se réinstaller, profiter des dédommagements, des nouveaux emplacements qu’on leur a désignés, et s’insérer dans les « ratés » de la colonisation, notamment sur ces terres que les colons abandonnent quelquefois. La reconquête des droits fonciers passera, avec le temps, par l’exploitation indirecte des propriétés des colons européens. Les familles autochtones ne redeviennent jamais propriétaires, même après l’indépendance, mais leur réinvestissement progressif et leur présence même contredisent la thèse habituelle d’un déracinement généralisé et définitif à la suite de l’expulsion.

5Dans ce livre, D. Guignard mêle deux approches avec bonheur. D’abord, celle de l’historien de métier qu’il est, fervent dépouilleur d’archives. Puis, celle du géographe et de l’anthropologue – puisqu’il a mené un véritable terrain en Kabylie auprès de paysans d’aujourd’hui – qui retient un terroir au cœur de son sujet afin d’y effectuer une plongée dans le corps social et de mesurer ce que l’événement a été, dans le concret, et ce qu’il a produit, jusqu’à 150 ans plus tard. En quelque sorte, l’événement et sa résonance, le fait et le fait hérité. Il y a aussi dans ce livre une belle réflexion sur les archives du séquestre, leur composition, leurs impasses, leurs dynamiques, au point que l’historien réussit à faire de ces documents, dans leur hétérogénéité même, un quasi-personnage de l’action. Pour toutes ces raisons, outre l’intérêt du sujet lui-même, ce livre est remarquable.