Madeleine Sallustio, À la recherche de l’écologie temporelle. Vivre des temps libérés dans les collectifs néo-paysans autogérés : une analyse anthropologique
Madeleine Sallustio, À la recherche de l’écologie temporelle. Vivre des temps libérés dans les collectifs néo-paysans autogérés : une analyse anthropologique, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Essais »), 2022, 441 p.
Texte intégral
1Ce livre, issu d’une thèse de doctorat en sciences politiques et sociales, a un double objectif : d’une part rendre compte d’un terrain particulier, l’organisation de collectifs autogérés ruraux des Cévennes dans leur rapport au temps, et d’autre part contribuer par l’exemple à la théorisation d’un paradigme de socio-anthropologie du temps issu des travaux de William Grossin, celui de l’« écologie temporelle ». Le livre propose ainsi, notamment dans son dernier chapitre qui discute avec les précurseurs de l’étude du temps depuis Héraclite et Durkheim, de « contribuer à penser l’évolution de [l’anthropologie] » (p. 361) en mettant aussi bien à distance les approches objectivistes du temps que les perspectives structuralistes et culturalistes conduisant à un relativisme dans l’expérience du temps selon les sociétés, en insistant au contraire sur la « coexistence d’une multiplicité de rapports que les individus entretiennent au temps » (p. 13) : horizon temporel (dystopique, nostalgique…), milieu temporel composé de rythmes et cycles naturels et sociaux, cadres temporels composés de normes rigides, équations temporelles biographiques…
2Après un historique des « utopies du retour » néo-paysannes en France depuis le début du siècle dernier, rattachées à une projection pessimiste de l’avenir, teintée de nostalgie, qui, paradoxalement, devient moteur d’action, le premier chapitre justifie le choix terminologique de parler de néo-paysans. Il s’agit de se référer au choix d’un mode de vie (et non d’une profession) caractérisé par l’autonomie et l’autodétermination temporelle plus que sur la dimension migratoire accentuée par le terme antérieur et ambigu de « néorural ». Ce chapitre procède ensuite à une présentation synoptique des différents collectifs étudiés, à laquelle il est utile de se reporter au cours de la lecture lorsque l’approche par un plan thématique fait perdre de vue la cohérence des différents lieux et trajectoires des enquêtés.
3Le deuxième chapitre est consacré aux tentatives des enquêtés de « bâtir la civilisation du temps libéré » (p. 17), selon les mots d’André Gorz, qui se caractérise par un rejet des cadres temporels contraignants du salariat, de la division du travail et par une aspiration à vivre des temps choisis. Les personnes enquêtées sont ainsi conduites à remettre en question le terme de « travail » pour lui préférer ceux d’« activité », voire de « jeu » et insister sur « l’unité du travail et de la vie » (p. 158). Pourtant, comme le montre le cinquième chapitre, les nécessités nombreuses de l’entretien des lieux et du travail agricole comme une insertion progressive dans la société locale et une réappropriation symbolique de l’identité cévenole peuvent aussi conduire, à l’inverse, à un retour de la « valeur travail ». Dans les collectifs, l’inactivité est souvent jugée négativement, tandis que l’importance du travail agricole peut réintroduire une idéologie paysanne de la dureté à la tâche empreinte de virilité ; les rapports genrés traditionnels au travail, que certains collectifs tentent de subvertir, peuvent alors se reproduire, notamment lorsqu’il s’agit de s’occuper des enfants en bas âge.
4Le troisième chapitre livre une critique des clichés culturalistes et nostalgiques sur une lenteur supposée du temps des campagnes – perception extérieure de vacancier – en montrant la faiblesse épistémologique d’une telle généralisation face aux multiplicités des temporalités, le travail agricole pouvant ainsi prendre la forme d’une « course contre l’avancée incontrôlable des saisons » (p. 191) dans des journées au rythme de travail effréné. Cela conduit à développer une description passionnante et minutieuse – que seule peut permettre une telle enquête en immersion prolongée – des variations saisonnières que connaissent les collectifs étudiés : frénésie des plantations et des récoltes estivales renforcée par des visites incessantes ou engourdissement des mois d’hiver, mais aussi temporalités agricoles dictées par la météo, les besoins des animaux, les temps biologiques de croissance ou de fermentation.
5Le quatrième chapitre décrit les temporalités induites par l’organisation en collectif autogéré, à la fois modalités concrètes d’organisation (réunions hebdomadaires, tableaux de partage des tâches, horaires fixes) et évolution temporelle des collectifs eux-mêmes, souvent caractérisés par des successions de départs et d’arrivées du fait desquels les participants passent par des temporalités biographiques similaires : l’enthousiasme des débuts pour de multiples projets, la stabilisation de la place et de l’identité dans le collectif, puis parfois un certain essoufflement ou une lassitude qui conduisent à une mise en retrait ou à une évolution du fonctionnement collectif. Des trajectoires de professionnalisation, de renouvellement ou d’essaimage lorsque des membres partent fonder un autre collectif plus petit sont possibles, tandis que se posent des questions comme celle de la retraite des membres de collectifs, étroitement liée à celle des formes de propriété et des patrimoines inégaux dont peuvent avoir hérité les différents membres.
6Ce livre témoigne donc d’un travail à la fois théoriquement ambitieux et d’une grande richesse. On peut néanmoins regretter que l’objet d’étude ne soit pas assez mis en perspective avec d’autres types de lieux ou de collectifs de la nébuleuse néo-paysanne, voire avec d’autres populations cévenoles. Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure ces différentes analyses s’y appliquent (d’autant que pour neuf collectifs retenus dans l’enquête, huit autres ont été écartés car « ils ne correspondaient pas exactement à la définition de l’échantillonnage » [p. 76]).
Pour citer cet article
Référence papier
Jean Autard, « Madeleine Sallustio, À la recherche de l’écologie temporelle. Vivre des temps libérés dans les collectifs néo-paysans autogérés : une analyse anthropologique », Études rurales, 212 | 2023, 164-166.
Référence électronique
Jean Autard, « Madeleine Sallustio, À la recherche de l’écologie temporelle. Vivre des temps libérés dans les collectifs néo-paysans autogérés : une analyse anthropologique », Études rurales [En ligne], 212 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/32471 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.32471
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