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Comptes rendus

Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle

Sebastian Billows
p. 173-175
Référence(s) :

Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe sièclexxe, Paris, CNRS Éditions, 2023, 210 p.

Texte intégral

1D’où viennent l’industrie laitière et l’omni­présence de ses produits dans notre alimentation ? Pour retracer les origines de ce phénomène, Fabien Knittel revient sur neuf siècles d’histoire des techniques laitières. Il se concentre sur le cas français, même s’il s’autorise des comparaisons ponctuelles avec des régions alpines limitrophes (Suisse romande principalement) et des pays du nord de l’Europe (Belgique, Allemagne, Danemark). L’auteur mobilise la notion de « système agraire », qui « correspond à l’ensemble organisé des interrelations entre une société rurale et le territoire qu’elle met en valeur » (p. 13). Il  montre la cohérence entre l’évolution des techniques d’élevage, les modes de transformation du lait et les formes d’organisationéconomique etcommerciale qui structurent ces activités.

2L’ouvrage est découpé en trois parties. La première aborde l’émergence, à partir du Moyen Âge, d’une spécialisation en élevage bovin dans certaines régions européennes. La spécialisation laitière de la Flandre commence aux xiie-xiiie siècles, portée par les grands domaines d’abbaye. Il en va de même pour la Suisse à partir du xve siècle, où « l’élevage bovin laitier domine et se trouve au fondement d’une économie d’exportation de fromages et de beurre à destination des villes et du pays » (p. 38). Le savoir-faire des fromagers suisses en matière de meules à pâte dure de type gruyère s’est ensuite répandu à d’autres régions, comme le Jura français. Parallèlement, les normes culturelles autour des produits laitiers évoluent, contribuant à leur diffusion dans l’alimentation paysanne. À partir de 1365, certaines autorités reconnaissent le beurre comme étant un aliment « maigre », pouvant être consommé lors des périodes d’interdits religieux. Dès le xviie siècle, les sauces grasses à base de beurre deviennent un pilier de la cuisine française de type gastronomique. Du côté des techniques d’élevage, les partisans de « l’agriculture nouvelle » et des « Lumières agricoles » promeuvent la sélection des bovins pour augmenter leur productivité. En France, dans la seconde moitié du xviiie siècle, la spécialisation laitière s’étend à des régions de plaine, comme les alentours de Laval en Mayenne et d’Isigny en Normandie, où le beurre est fabriqué à la ferme.

3La deuxième partie du livre de Knittel se concentre sur le xixe siècle, qui se caractérise par l’émergence de modèles agro-industriels distincts. Les fruitières de l’arc jurassien, aux confins de la France et de la Suisse, constituent un premier modèle. Les producteurs-adhérents mettent en commun une partie de leur traite pour produire des fromages à pâte dure vendus dans les grands centres urbains. En se développant, ces structures acquièrent leur propre outil de transformation, souvent localisé au centre des bourgs, à proximité des églises et des écoles. Dans l’Arc jurassien, les fruitières deviennent alors « des lieux de rencontre et de sociabilité, surtout masculine » (p. 85). Du côté de la Suisse romande, ce modèle évolue à partir des années 1870 vers celui des sociétés de laiterie dont la production est achetée par des industriels à capitaux privés. Au même moment, la production laitière connaît une forte croissance en Irlande, au Danemark et en Allemagne du Nord, portée par le libre-échange et la baisse du prix des céréales. Les pratiques d’élevage et les techniques de transformation commencent à se rationaliser, souvent sous l’égide de coopératives laitières. Le modèle danois des beurreries coopératives est importé dans le Poitou-Charentes. La première coopérative laitière française est fondée en Charente, à Chaillé, près de Surgères, en 1888. Le modèle de la fruitière et celui, plus industriel, de la beurrerie coopérative cohabitent avec des marchés centrés sur l’approvisionnement des citadins en lait frais. À partir de la fin du xixe siècle, les étables urbaines déclinent au profit de la collecte de lait dans les campagnes avoisinantes.

4La troisième partie interroge plus spécifiquement l’industrialisation du lait qui, par-delà les différentes configurations socioéconomiques abordées dans la partie précédente, s’accélère à partir de la fin du xixe siècle. Ce mouvement s’appuie d’abord sur des nouvelles techniques de transformation. L’écrémage par centrifugation permet de produire du beurre sans avoir recours à la technique traditionnelle de repos du lait. Des industriels suisses expérimentent différentes formes de condensation, y compris sous forme de poudre. Henri Nestlé dépose un brevet en 1869 pour du lait concentré destiné aux nouveau-nés. Ces innovations permettent, à partir des années 1880, « la naissance d’une industrie agroalimentaire notamment dans le domaine de la transformation du lait » (p. 123). Pendant l’entre-deux-guerres, de nouvelles spécialités laitières sont mises sur le marché comme la « crème de gruyère » (vendue sous le nom de Vache qui rit par Bel) et le yaourt, commercialisé par Danone à partir de 1929. L’industrialisation s’appuie ensuite sur l’essor des connaissances scientifiques. La microbiologie pasteurienne développe la capacité des industriels à conserver le lait, l’homogénéiser et à l’ensemencer en vue de sa transformation. La diffusion de la pasteurisation permet de lutter contre des pathologies qui se transmettent de l’animal à l’homme, comme la tuberculose bovine. Enfin, le développement de l’industrie laitière est inséparable de la modernisation des techniques d’élevage et de traite du lait. Au terme d’un long processus de sélection et de transformation des pratiques fourragères, la production de la vache moyenne française est passée de 900 litres de lait par an, en 1852, à près de 6 300 litres en 2010.

  • 1 Fabrice Poncet, Les beurres d’Isigny. Aux origines d’une Normandie laitière,xviie
  • 2 Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à no (...)
  • 3 François Vatin, L’industrie du lait. Essai d’histoire économique, Paris, L’Harmattan (« Logiques é (...)

5Cette synthèse historique des activités laitières depuis le Moyen Âge est une réelle contribution à l’histoire des sociétés rurales européennes. Elle montre la centralité des techniques industrielles dans les transformations de l’agriculture et des formes d’organisation socioéconomique qui la caractérisent. De par sa focale large et sa couverture d’une vaste zone géographique, l’ouvrage constitue un apport par rapport à la littérature existante, tantôt centrée sur un territoire spécifique1, sur les normes culturelles et la consommation2 ou sur la phase la plus récente d’industrialisation3. On peut néanmoins regretter que la dimension socioéconomique de l’analyse ne soit pas davantage poussée. Comment les différents modèles qui émergent à partir du xixe siècle se font-ils concurrence et pourquoi le modèle de la grande usine laitière finit-il par dominer les autres ? Comment s’impose, auprès des éleveurs laitiers, la norme industrielle d’une collecte fréquente du lait rémunérée mensuellement ? Loin de remettre en cause les apports de l’ouvrage, ces questions constituent, au contraire, des pistes pour en prolonger les réflexions.

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Notes

1 Fabrice Poncet, Les beurres d’Isigny. Aux origines d’une Normandie laitière,xviie

-xixesiècles, Tours, Presses universitaires François-Rabelais (« Tables des hommes »), 2019.

2 Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours, Paris, Vendémiaire, 2021.

3 François Vatin, L’industrie du lait. Essai d’histoire économique, Paris, L’Harmattan (« Logiques économiques »), 1985.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sebastian Billows, « Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle »Études rurales, 214 | 2024, 173-175.

Référence électronique

Sebastian Billows, « Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle »Études rurales [En ligne], 214 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/34012 ; DOI : https://doi.org/10.4000/136n0

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Auteur

Sebastian Billows

sociologue, chargé de recherche, Inrae, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (UMR 7177), Paris

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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