Alessandro Stanziani, Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique
Alessandro Stanziani, Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique, Paris, La Découverte (« Sciences humaines »), 2024, 341 p.
Texte intégral
1Le nouvel ouvrage d’Alessandro Stanziani est un essai bouillonnant d’idées et de pistes de travail. Il ne résulte pas d’une enquête sur un sujet précis et délimité, à partir d’un corpus d’archives et de sources bien défini, mais s’apparente plutôt à une étape de réflexion dans le parcours d’un historien, qui vient d’obtenir la médaille d’argent du CNRS. Son principal mérite réside, en effet, dans sa capacité à bâtir une synthèse à partir des multiples chantiers – que l’auteur a menés au fil de sa carrière sur les thèmes du travail, des fraudes alimentaires, de l’organisation des marchés et des statistiques – et de suggérer des nouveaux terrains à explorer.
2La mention « éco-histoire » du sous-titre (Une éco-histoire écologique et géopolitique) nous renvoie à la préface signée par Thomas Piketty dans Capital Terre. Une histoire longue du monde d’après (xiie-xxie siècle), qu’A. Stanziani avait publié chez Payot en 2021. Comme le précédent, le nouveau volume s’inscrit donc dans ce projet promouvant une autre façon d’écrire l’économie, qui soit capable de prendre en compte le poids et les évolutions des inégalités à travers le temps. Il met l’accent sur les mécanismes de distribution des produits de l’agriculture et de partage de la valeur qui en découlent (parfois de manière fictive), comme c’est le cas des spéculations sur les marchés à terme. À l’encontre des traditionnels arguments malthusiens pointant du doigt la pression démographique sur les ressources, l’auteur explique que la quantité comme la qualité de la nourriture accessible à chacun et chacune constituent les clés de lecture des processus de hiérarchisation de l’ordre social et des rapports de domination à travers le monde.
3Ainsi, le livre entend proposer une histoire globale de la construction de l’État moderne « au prisme du blé » (p. 331). Il examine la fonction sociale et économique de cette céréale, mais aussi le rôle qu’elle joue dans les tensions géopolitiques. Cette histoire, qui s’étend du xviie siècle jusqu’à notre époque, avec les émeutes de la faim en 2008-2011 ou l’attaque russe contre l’Ukraine, témoigne du retour dans l’actualité des conflits mettant en cause le blé. Si certains arguments peuvent renvoyer aux thèses de l’anthropologue James C. Scott (sur le rôle de la céréaliculture sédentaire dans la naissance des premiers États), l’auteur choisit plutôt comme point de départ les changements structurels qui accompagnent l’émergence d’un État dit « moderne », sous la forme d’un pouvoir territorial sur les populations et les récoltes (recruter des armées et organiser l’approvisionnement céréalier seraient les deux leviers de cette montée en puissance). Une telle chronologie va de pair avec la volonté de bâtir une histoire « globale » non seulement dans la mesure où elle traite une grande quantité de terrains notamment des quatre empires coloniaux : Chine, Russie, France et Angleterre (par ordred’apparition). Cette histoire est globale surtout car elle invite à transformer le regard sur des questionnements historiques construits trop souvent à partir de grilles de lecture européo-centrées.
4Le cadre analytique ainsi posé contribue sinon à mettre en discussion, du moins à réinterroger la périodisation traditionnellement proposée par l’approche en termes de food regimes, dont la borne initiale (1870) tiendrait l’hégémonie occidentale sur les marchés mondiaux pour acquise. Ce n’est pourtant pas le seul élément de nouveauté de cet ouvrage. En effet, le prisme du blé permet à A. Stanziani d’« avancer une thèse forte » (p. 10) composée de deux volets. Premièrement, il souligne que les céréales – le blé en particulier – étaient la source principale d’énergie pour un travail humain et qu’aussi bien en ville qu’à la campagne demeure le véritable carburant des évolutions économiques du xixe siècle, bien plus que l’innovation technique ou les machines. Deuxièmement, en prolongeant l’analyse de l’historien Arno Mayer sur La persistance de l’Ancien Régime (Pantheon Books, 1981), l’auteur suggère que l’expansion des marchés mondiaux et le pillage des territoires colonisés depuis le xviiie siècle auraient permis à l’alliance entre les intérêts des rentiers et des capitalistes de perdurer, en Europe, jusqu’à 1914, en dépit des changements institutionnels intervenus dans nombre de pays. Malgré des tensions récurrentes, cette alliance se serait « fondée précisément sur l’absence de droits du travail » (p. 10) et son éclatement aurait contribué à expliquer les violences de l’entre-deux-guerres.
5L’ouvrage est organisé en sept chapitres chronologiques. Chacun est une immersion dans un univers historiographique spécifique et, s’il n’y a pas de bibliographie finale, les notes renvoient l’image des lectures disparates de l’auteur. Devant cette tentative d’opérer à la fois des synthèses et d’ouvrir des nouvelles pistes interprétatives, le lecteur pourrait se demander ce que sont finalement ces « guerres du blé ». Il s’agit de tensions géopolitiques pour le contrôle de ressources stratégiques ; de conflits commerciaux et spéculatifs à l’apparence fictive, mais dont les conséquences peuvent être aussi dramatiques que la perte d’une récolte ; d’affrontements au sens propre avec des États qui lèvent des armées mais doivent surtout en assurer l’approvisionnement. Du côté de celles et ceux qui produisent le blé ou le consomment, ces guerres prennent la forme d’émeutes voire de véritables luttes sociales au nom du « juste prix » des grains ou de la défense des revenus agricoles. Mais il y a surtout – et partout – des « batailles », telles que les entendent les régimes fascistes des années 1920-1930, c’est-à-dire au sens d’une mobilisation générale des forces économiques et sociales au service de la puissance nationale.
6Indéniablement, le statut du blé n’a de cesse de varier au fil des pages. Il est à la fois une céréale cultivée par des populations tantôt attachées à une terre tantôt mobiles au gré des défrichements, une denrée à transporter et à stocker (ch. 1), un produit d’autoconsommation ou une marchandise, dont les échanges sont plus ou moins régulés (ch. 2). Il est le carburant de l’énergie humaine et animale qui est à l’origine de l’expansion industrielle mais aussi de la mise en culture de nouvelles terres au xixe siècle, notamment dans les steppes eurasiatiques et dans les grandes plaines américaines (ch. 3). Les grains sont un actif pour des opérations financières que la libéralisation des Bourses de commerce rend possibles à partir des années 1860, tout en entraînant des nouvelles formes de pénurie. Ils sont, dans le même temps, une matière première destinée à la transformation industrielle pour des populations de plus en plus urbaines… et on perçoit combien la révolution des pâtes sèches de blé dur tient à cœur à l’auteur (ch. 4) ! Le blé est une « arme » qui peut décider du sort d’un conflit (ch. 5) autant qu’une semence que les variétés hybrides entendent mettre au service de la « grande accélération » agro-industrielle de la seconde moitié du xxe siècle (ch. 6). C’est un vecteur de dépendance postcoloniale dans le Sud global, par le biais des aides au développement, et une réserve qui redevient stratégique à l’heure de la réaction néolibérale et de la prise de conscience de l’ampleur des dommages écologiques (ch. 7).
7Sur un arc chronologique de près de quatre siècles et croisant des espaces divers, A. Stanziani cherche à identifier des permanences, des changements de rythmes, éventuellement des ruptures ou des bifurcations. Pour y parvenir, il accepte de s’aventurer dans une pluralité de sujets, de terrains et de périodes, montrant tout l’intérêt qu’il y a à s’ouvrir au dialogue en dehors des domaines de spécialisation et au-delà des frontières disciplinaires. Si ce livre vise, avant tout, à renouer le dialogue de l’histoire économique avec les autres sciences sociales et avec les défis qui animent actuellement la sphère civique et politique, il a aussi l’indiscutable mérite de prendre en rendre compte la complexité du réel de front, tout en montrant que l’inéluctable n’est pas une catégorie d’historien car plusieurs futurs restent possibles.
Pour citer cet article
Référence papier
Niccolò Mignemi, « Alessandro Stanziani, Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique », Études rurales, 214 | 2024, 176-178.
Référence électronique
Niccolò Mignemi, « Alessandro Stanziani, Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique », Études rurales [En ligne], 214 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/34027 ; DOI : https://doi.org/10.4000/136n1
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