Laurent Lespez ed. Paysages et gestion de l’eau. Sept millénaires d’histoire de vallées et de plaines littorales en Basse-Normandie
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Laurent Lespez ed., Paysages et gestion de l’eau. Sept millénaires d’histoire de vallées et de plaines littorales en Basse-Normandie. Caen, Presses universitaires de Caen, « Bibliothèque du Pôle rural no 3 », 2012, 336 p.
1Voici une étude qui, pour les archéologues, est dans l’air du temps. Il s’agit d’une approche diachronique, de très longue durée, dans laquelle les auteurs font défiler sept millénaires d’action anthropique sur les écosystèmes. Les sociétés se succèdent et agissent sur un milieu changeant en raison des mutations bioclimatiques. Les sociétés du Néolithique ne sont pas les mêmes que celles de la fin de l’Âge du Fer, de l’époque gallo-romaine ou du Moyen Âge. Les paysages ne sont pas davantage stables, ni même les cours d’eau, modelés par l’action des hommes, transformés par des biefs et des canaux, qui deviennent, à leur tour, une hydrographie modifiée, des « hydrau-systèmes », comme les appelle l’auteur.
2En fait, en un peu plus de 300 pages, cet ouvrage, fruit de divers projets de recherche (dont un ACI), présente l’histoire d’une région : les plaines littorales de la Basse-Normandie. À laquelle s’ajoutent vingt pages de bibliographie et un atlas comprenant 18 évocations paysagères par périodes des régions concernées. Dans la lignée d’autres histoires paléo-environnementales régionales (bassin de la Loire, Rhône…), les auteurs proposent une approche systémique s’articulant sur trois grands ensembles de données – la géographie, le paléo-environnement, et les sources archéologiques et textuelles – mis « sur un pied d’égalité », dans le cadre de « ce qu’il est convenu de nommer archéologie du paysage » (p. 68).
3Trois grandes parties composent le volume.
4Une première, intitulée « Les sources de l’histoire du paysage », décrit les archives sédimentaires, l’archéologie, les sources écrites.
5Une deuxième, divisée en trois chapitres, constitue autant de monographies régionales : la péninsule de la Hague et les bassins versants de l’Anse Saint-Martin, de la Grande-Vallée et de la Mare de Vauville ; le bassin versant de la Seulles ; et, enfin, les marais de la basse vallée de la Dives. Les trois chapitres ont une structure commune : les paysages actuels ; les méthodes mises en œuvre ; les séquences historiques d’occupation. L’argumentation est parfaitement complétée de cartes et de photographies ainsi que de modèles graphiques de cette évolution.
6Une troisième partie, intitulée « Questions d’histoire paysagère », est, elle aussi, divisée en trois chapitres. Le premier, signé par l’éditeur scientifique de l’ouvrage, propose une vue d’ensemble de la région, qui s’appuie sur des cartes très parlantes. Deux autres parties nous invitent à comprendre le paysage actuel en fonction des héritages et transformations millénaires et proposent des alternatives, soigneusement réfléchies, qui prétendent apporter des arguments favorables à la gestion des cours d’eau à l’échelle locale face à des politiques d’aménagement faites de « copier-coller ».
7Ce travail de synthèse tient néanmoins compte des nuances microrégionales abordées dans les différentes « fenêtres » d’analyse. Il permet de proposer un premier scénario de dynamique régionale, qui dépasse la diversité des évolutions locales et tient compte des « forçages d’origine naturelle, comme les oscillations climatiques, et des forçages d’origine anthropique, comme les mutations socio- économiques ».
8En somme, cette évolution, dont l’armature générale commence à être connue dans toutes les régions qui font l’objet d’analyses comparables, est inaugurée dans une espèce de préface : le temps qui précède l’Holocène. Suivent deux grands temps de la Nature, I (9500-6900 av. J.-C.) et II (6900-3500 av. J.-C.), précédant le « temps des métamorphoses ». Dans ces transformations de la Nature, l’Homme a une responsabilité de plus en plus prégnante. La synthèse historique, qui court du Mésolithique à l’époque médiévale, est modélisée par les figures 3a et 3b (pp. 208-209). Le Mésolithique a des conséquences écologiques sans transformations paysagères tandis que le Néolithique suppose une transformation différée des paysages des vallées. L’ouverture discrète des paysages, une première déforestation (sans rupture notable de l’enregistrement sédimentaire), n’est appréciable qu’à partir de l’Âge du Bronze, époque qui apporte beaucoup plus de nuances car l’apparition de la culture des céréales n’est pas homogène dans toutes les régions concernées par l’étude.
9Avec le premier millénaire avant notre ère, c’est-à-dire l’Âge du Fer et le début de la période gallo-romaine, on assiste à une rupture par rapport à cette altération discrète de l’environnement. Les fonds de vallées et les plaines littorales subissent un atterrissement, les pollens arboréens ne représentent plus que 20 % du total de tous les pollens tandis que ceux des céréales et des plantes rudérales s’accroissent, avec des divergences locales très bien exprimées sur la carte « Anthropisation des paysages végétaux » (figure 4, p. 212). Ces ruptures supposent une période d’« affirmation des paysages ruraux », entre 800 avant J.-C. et 500 après J.-C. Cette phase est suivie du « temps de la maîtrise hydraulique » (entre 50 av. J.-C. et 1500 ap. J.-C.), avec une recrudescence des témoins de l’activité agropastorale, une deuxième poussée des plantes cultivées, des adventices et des rudérales, avec, parfois, dans certaines vallées, une période intermédiaire (du vie au ixe siècle) marquée par une reprise des formations arborées et arbustives des fonds de vallées (« fermeture provisoire des paysages »).
10C’est dans cette phase de métamorphose que l’auteur de la synthèse situe une première grande crise environnementale d’origine anthropique. Les données archéologiques signalent une complexification et une densification du modèle d’occupation, une « véritable gestion de finages agricoles de plusieurs centaines d’hectares par des groupes de fermes localisés sur les plateaux », qui sera parachevée grâce à la maîtrise hydraulique, bien qu’il y ait peu d’indices pour l’Antiquité et le haut Moyen Âge. En revanche, c’est au bas Moyen Âge que l’ensemble des fonds de vallées est géré et complètement aménagé (ouvrages, engins et infrastructures hydrauliques, dont la documentation écrite donne beaucoup de traces directes et indirectes, ainsi que la toponymie). Les conséquences sont directement repérables dans le processus de sédimentation qui se poursuit jusqu’à nos jours. C’est la « révolution paysagère » de la fin du xviie et du début du xviiie siècle, la densification radicale du maillage des fossés, « l’hybridation » définitive de la nature et de la culture, « l’hydrau-système » qui nourrira l’élevage bovin pour le marché, ainsi que la privatisation des biens communaux et la corrélation entre les aménagements paysagers et l’essor des prix.
11Mais, aujourd’hui, ce mode d’exploitation, qui est aussi un mode de vie, est en train de disparaître avec les nouveaux usages piscicoles et cynégétiques, et le mauvais entretien de « l’hydrau-système » construit par les sociétés qui ont occupé précédemment cet espace. Ainsi, le paysage qui s’offre à notre regard est, avant tout, une réalité moderne et contemporaine, un palimpseste (formule un peu désuète, exprimée à la page 273, et que dément l’ouvrage lui-même) de tous ces héritages millénaires. Mais il reste notamment des motifs relictuels ou rémanences, dont les auteurs de l’ouvrage nous offrent des clés de lecture afin de pouvoir « lire » les moulins et les biefs déconnectés des systèmes productifs contemporains, dans le cadre d’un processus de patrimonialisation et de conservation de certains motifs.
12Ce livre est donc une contribution fondamentale qui n’élude pas la complexité d’une explication dynamique des paysages de la Basse-Normandie. On pourrait reprocher aux auteurs quelques questions de détail comme l’allusion aux invasions de la période comprise entre le iiie et les ive-ve siècles, lesquelles ne trouvent pas leur place dans l’explication systémique explicitée dans l’ouvrage. Ou bien l’absence d’utilisation de données purement archéologiques dans l’argumentation. À titre d’exemple, nous aimerions bien connaître la position géographique des fours à sel de la Tène finale ou la typologie des sites qui montrent une complexification de l’occupation du sol à partir de cette même période.
13Un peu plus important, à mon avis, est le manque d’attention porté aux formes d’aménagement de l’espace (parcellaires historiques) qui sont pourtant l’objet scientifique sous-jacent à des expressions telles que « l’affirmation des paysages ruraux », « la révolution paysagère » ou « les hydrau-systèmes », qu’on peut déduire sommairement des cartes de synthèse de la basse vallée de la Dives. Une si forte intervention humaine laisse une trace, dont l’analyse du parcellaire permet l’identification des formes utilisées dans l’aménagement, ce qui autorise une spatialisation et une quantification surfacique déterminantes quand il s’agit de comprendre l’ampleur de l’intervention anthropique.
14Ces détails n’ôtent rien à cette étude des paysages et de la gestion de l’eau en Basse-Normandie. Après cette lecture, on n’observera jamais plus de la même façon les vallées fluviales, les marais et les plaines littorales.
Pour citer cet article
Référence électronique
Ricardo González Villaescusa, « Laurent Lespez ed. Paysages et gestion de l’eau. Sept millénaires d’histoire de vallées et de plaines littorales en Basse-Normandie », Études rurales [En ligne], 192 | 2013, mis en ligne le 24 février 2016, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9972 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.9972
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