Christian Nicourt. Être agriculteur aujourd’hui. L’individualisation du travail des agriculteurs
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Christian Nicourt, Être agriculteur aujourd’hui. L’individualisation du travail des agriculteurs. Paris, Éditions Quæ, 2013, 288 p.
1Docteur en histoire, Christian Nicourt a soutenu une thèse intitulée Outils et conditions de travail des agriculteurs lors de l’évolution du labour. Ses travaux portent sur la normalisation de la production agricole et ses effets sur le travail des hommes et des femmes.
2Il analyse ici, sous l’angle du travail, les grandes évolutions du monde agricole durant le siècle passé. Le travail fabrique du lien social et modifie l’environnement et l’identité de l’homme. En tant que norme imposée par la société, puis intériorisée, le travail opère un mouvement de sélection et de désaffiliation.
3Ainsi l’ouvrage postule que l’individualisation du travail, particulièrement en agriculture, engendre l’exclusion d’une masse grandissante de travailleurs de la terre et provoque l’isolement du chef d’entreprise sur son exploitation au point de le vulnérabiliser. La démonstration s’appuie sur des enquêtes effectuées depuis la fin des années 1970 auprès d’agriculteurs dans différentes régions. Sept chapitres retracent à la fois les mutations à l’échelle nationale et la diversité des situations à l’échelle locale.
4Dans le premier chapitre, qui a trait à la période 1900-1939, l’auteur montre que, dans la commune de Marcillac (Périgord noir), la mécanisation et la standardisation des outils porte un coup fatal à la production artisanale locale, brisant une partie des liens sociaux de la communauté villageoise : « La portée sociale d’une fabrication locale disparaît. » La monétarisation développe l’individualisation des stratégies de production. La dimension collective du travail s’étiole. Les habitations elles-mêmes s’agrandissent : elles spécialisent leurs espaces, augurant, sur l’exploitation, une séparation entre tâches domestiques et travail. Cette dissociation n’acquiert véritablement de sens qu’à partir des années 1930.
5Les femmes sont les premières touchées par ces évolutions. Alors que, dans l’ancien système de production, elles participaient à la plupart des tâches, elles deviennent de simples exécutantes. La disparition de la faucille, par exemple, exclut, des moissons, la femme. La fin des grandes lessives due à l’eau courante et aux lessiveuses supprime, en même temps qu’un travail collectif, un rituel et un espace social. L’adduction d’eau, en supprimant la corvée d’eau, limite les déplacements et les rencontres. La généralisation de la cuisinière à feu continu introduit la notion de cuisine quotidienne.
6Ainsi se distinguent progressivement « travail domestique » et « travail des champs ». En même temps, ce travail domestique contribue à la différenciation des rôles entre la cultivatrice, la belle- mère et la fille, ce qui n’est pas sans incidence sur l’exode rural féminin. Cette évolution marque les débuts de l’exclusion, du métier d’agriculteur, des femmes.
7Dans le deuxième chapitre, l’ouvrage s’intéresse à l’après-Deuxième Guerre mondiale. Dans une période de pénurie, les agriculteurs ont été stigmatisés : l’agriculture ne produit pas suffisamment ou seulement pour une population qui en a les moyens. Se développe alors un discours de spécialistes, d’agronomes, qui insiste sur les nécessités d’orienter l’agriculture vers davantage de productivité (élevage porcin par exemple).
8Il faut nourrir les Français et limiter les importations. Le tracteur se généralise. Les exploitations doivent rompre avec une économie domestique. L’action politique et la planification relaient le mouvement, que les coopératives soutiennent. Les CUMA donnent accès aux intrants, et la vente des produits se généralise. Pour autant, l’agriculture peine à répondre aux objectifs du plan faute d’un niveau d’instruction suffisant de ses acteurs. Seule une élite agricole s’engage dans la modernisation des pratiques. Les représentants professionnels dirigent les coopératives, lesquelles ne tardent pas à tisser des liens étroits avec les planificateurs.
9La cogestion de l’agriculture voit le jour. Les plus fragiles sont marginalisés. Leur exode est programmé. Dans les zones témoins, les élites agricoles auraient dû entraîner la masse. Dans les faits, le nouveau modèle ne convient pas à ceux qui ne parviennent pas à sortir de l’autarcie. Les autorités s’en accommodent très bien et développent un discours de « seuils ». Le modèle collectif est également un modèle exclusif. La JAC propose une rupture, pour une entrée dans la modernité, y compris par la remise en cause des liens intrafamiliaux dont dépendait l’ancien travail agricole.
10Le troisième chapitre interroge le paradoxe d’une modernisation promulguée par les agriculteurs eux-mêmes dans la période suivante, et ce dans le cadre d’organisations collectives (GAEC ou coopératives). Ces « laboratoires d’innovations sociales » deviennent sélectifs et contribuent à forger et à différencier les identités entre agriculteurs. Une élite agricole se dégage. Les agricultrices sont exclues de cette dynamique.
11Les trois chapitres suivants cernent des exemples qui corroborent ces thèses tout en les nuançant. Ils montrent surtout les limites d’un modèle de modernisation aux effets pervers. Ainsi, l’éleveur de porc, en se transformant en entrepreneur, se spécialise dans une agriculture sans culture. Ce faisant, il se soumet aux contraintes de la gestion et des techniques d’élevage qui lui imposent une solitude liée aux normes sanitaires : le panneau « Interdiction d’entrer » est apposé aux portes des porcheries. Cet isolement renforce la vulnérabilité des éleveurs, soumis à des crises cycliques et à une concurrence farouche. Dans les cas les plus extrêmes, il peut mener au suicide.
12De même, l’agricultrice est devenue une travailleuse de l’ombre, selon les propres mots de l’auteur. D’abord considérée comme épouse, elle ne participe pas aux tâches principales du métier d’agriculteur. Son travail dépend de celui du « chef d’exploitation » (appellation statistique). Lorsque son travail est reconnu, c’est pour des tâches périphériques au métier (agrotourisme ou vente directe). Enfin, paradoxalement, les éleveurs bio, contraints par un cahier des charges, se retrouvent, du fait de la diversité de leurs parcours, tout autant isolés.
13Pour autant, l’auteur ne cède pas aux généralités : il existe une élite d’éleveurs de porcs reliée à un dense réseau. De même, en 2009, un quart des chefs d’exploitation sont des femmes, et certains éleveurs bio ont réussi leur ancrage dans le territoire par un investissement nécessaire dans une filière reconnue socialement et dynamique.
14Le dernier chapitre discute d’un autre risque pour le métier : celui de la rurbanisation, qui transforme les usages des espaces ruraux, de productifs qu’ils étaient en résidentiels. Minoritaires au sein de la population rurale, les agriculteurs doivent faire face au mitage des surfaces agricoles et à la demande de nature des périurbains, qui entre souvent en contradiction avec leurs pratiques. Les critiques sociales de l’agriculture intensive contribuent davantage encore à leur isolement et à leur vulnérabilité. Devenus étrangers sur leur propre territoire, ils sont dans l’incapacité de se défendre du fait d’une moindre solidarité professionnelle.
15Écrit dans un style limpide, l’ouvrage mêle subtilement théorie et témoignages. Ses conclusions, partielles, révèlent l’état actuel d’une profession dont les difficultés sont à rechercher dans les grandes évolutions du xxe siècle marquées par une transformation des pratiques qui a conduit à l’isolement relatif d’une profession et de ceux qui l’exercent.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Philippe Roger, « Christian Nicourt. Être agriculteur aujourd’hui. L’individualisation du travail des agriculteurs », Études rurales [En ligne], 192 | 2013, mis en ligne le 24 février 2016, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9977 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.9977
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