1L’habitude d’offrir des œuvres d’art, à l’origine essentiellement des pièces d’orfèvrerie, à des souverains ou des ambassadeurs étrangers en guise de présents diplomatiques remonte en Europe à l’Antiquité. Bien attesté à l’époque médiévale, cet usage permettait le plus souvent de sceller une nouvelle alliance, de célébrer l’avènement d’un nouveau souverain ou bien encore de remercier un ambassadeur de ses bons offices. Ainsi, avant d’appartenir à Jean de Berry au xve siècle, la fameuse bouteille en porcelaine blanche de l’époque des Yuan (1276-1364), conservée à Dublin au musée national d’Irlande, fut-elle d’abord offerte en 1381 par Louis le Grand de Hongrie à Charles de Duras, à l’occasion de son accession au trône de Naples. Elle fut très tôt dotée d’une monture de vermeil, en partie émaillée, qui la transforma en aiguière. Au xviie siècle, elle appartenait au Grand Dauphin, fils aîné de Louis XIV. Au xixe siècle, encore munie de sa monture, elle figurait à Fonthill Abbey, en Grande-Bretagne, chez l’illustre collectionneur William Beckford.
2À l’époque de la Renaissance, en Europe, l’orfèvrerie demeura le matériau privilégié des cadeaux diplomatiques car jugé le plus précieux. L’exemple le plus célèbre à cet égard est la somptueuse salière en or émaillé de Benvenuto Cellini, exécutée à Paris vers 1540 pour François Ier, et offerte en 1570 par Charles IX à l’archiduc Ferdinand II de Tyrol pour son intervention bienveillante à l’occasion de son mariage avec Élisabeth d’Autriche.
3L’usage d’offrir des œuvres d’art, témoins du savoir-faire des artisans français mais aussi de la grandeur des souverains qui les protégeaient, connut une impulsion toute particulière en France au xviie siècle avec la création des ateliers de la Monnaie des médailles, de la manufacture de tapis de la Savonnerie puis des ateliers de tapisseries des Gobelins et de Beauvais. En 1682, Louis XIV offrit à Ulrik Frederik Gyldenlove, le demi-frère de Christian V de Danemark, une tenture de L’Histoire d’Alexandre, tissée aux Gobelins d’après les cartons de Le Brun. Sous la Régence, en 1717 lors du séjour de Pierre le Grand à Paris et de sa visite à la Monnaie royale, le directeur de l’établissement, Nicolas de Launay, fit frapper devant le tsar une médaille qui portait au droit son effigie et au revers une renommée.
4La tradition des présents diplomatiques constitués d’œuvres d’art devait se poursuivre tout au long du xviiie siècle et de nombreux souverains ou ministres européens bénéficièrent des largesses des rois de France. Ainsi, le comte de Moltke, conseiller de Frédéric V de Danemark, reçut-il en 1759 de la part de Louis XV des tapisseries de la seconde tenture chinoise, tissée à Beauvais d’après les esquisses de François Boucher, désormais conservées à Besançon.
- 1 Rochebrune 2007 : 19-34.
- 2 Le présent est mentionné dans le Journal des Présents du Roi, conservé aux Archives du ministère d (...)
5En 1758, Louis XV (fig. D1) innova en offrant, successivement à Frédéric V du Danemark et Marie-Thérèse d’Autriche, deux somptueux services de table en porcelaine provenant de la manufacture royale de Sèvres créée à Vincennes en 1740 et transférée à Sèvres, en 17561. Comme à Dresde, au temps d’Auguste le Fort et de son fils, Frédéric Auguste, la porcelaine était devenue aux yeux du roi un nouvel or blanc, d’une qualité telle qu’elle était jugée digne de figurer parmi les cadeaux diplomatiques de la cour de France. Le premier bénéficiaire des largesses de Louis XV, Frédéric V du Danemark (1723-1766), reçut ainsi en mai 1758 un service de table à fond vert – une couleur nouvellement mise en œuvre à Sèvres – décoré de fleurs et d’oiseaux, composé de deux cent trente-huit pièces, qui coûtait la somme importante de 34 542 livres2. Le but de ce présent était essentiellement d’entretenir de bonnes relations avec le royaume du Danemark. Le service parvint en mars 1758 à Copenhague où il fut offert au roi par l’ambassadeur de France. À une date inconnue, l’ensemble se retrouva dans les collections impériales russes. Il est conservé aujourd’hui pour l’essentiel au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.
Fig. D1. Maurice-Quentin de la Tour (1704-1788), Portrait de Louis XV en buste
Pastel, 1748. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 27615 (h. 98 cm, l. 65 cm). Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Michel Urtado.
- 3 Archives de la manufacture nationale de Sèvres, Cité de la céramique (ci-après AMNS), Registres de (...)
- 4 AMNS, Registres des ventes, Vy 2, f. 85rv.
6À la fin de l’année 1758, un autre service, composé cette fois de plus de trois cents pièces, fut offert par Louis XV à l’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) pour sceller le renversement des alliances entre l’Autriche et la France, survenu l’année précédente, lors de la signature du traité de Versailles, le 1er mai 1757. Le service fut livré à Louis XV le 2 décembre 1758 pour la somme totale de 24 768 livres et expédié à Vienne par voie terrestre. Nous connaissons sa composition grâce aux registres des ventes de la Manufacture royale3. Il comprenait cent quatre-vingt-cinq pièces de service4. Certaines d’entre elles furent spécialement dessinées pour l’occasion. Le service était complété par cent cinquante-quatre pièces diverses : figures en biscuit, disparues aujourd’hui, et vases de formes variées. Ce somptueux présent était le couronnement de plusieurs années d’intense activité diplomatique déployée à l’initiative de l’Autriche. En effet, en 1755, l’Impératrice avait émis le désir d’entamer des négociations en vue de la signature d’un traité d’alliance avec la France. Elle avait chargé le comte de Starhemberg de conduire les négociations. Celles-ci, menées avec le cardinal de Bernis, ministre des Affaires étrangères de Louis XV, devaient aboutir au renversement des alliances et à un premier traité de Versailles, signé le 1er mai 1756. Un second traité, offensif cette fois, fut signé à Versailles, un an plus tard, le 1er mai 1757. Il scellait la nouvelle alliance nouée entre deux nations traditionnellement ennemies, alliance largement soutenue par madame de Pompadour.
- 5 AMNS, Registres des ventes, série Vy 3, f. 29rv.
7Le troisième service exécuté à Sèvres dans un but diplomatique fut offert par Louis XV à l’Électeur palatin, Charles-Théodore (1724-1799), et expédié à Mannheim en 1760 pour s’assurer de la neutralité de ce dernier dans le nouvel équilibre des alliances induit par le traité de Versailles. L’ensemble portait un décor de mosaïque, de fleurs et d’oiseaux. Plus modeste que les précédents, il comprenait cent vingt-deux pièces de service et cinquante-quatre figures en biscuit. Il avait coûté 15 736 livres5. Il est conservé pour l’essentiel à Munich, à la Résidence, où il fut transféré après que l’électeur fut devenu également électeur de Bavière.
- 6 AMNS, Registres des ventes, série Vy 5, f. 11r.
- 7 AMNS, Registres des ventes, série Vy 9, f. 113rv et f. 114r.
8Par la suite, Gustave III de Suède (1746-1792) fut à son tour particulièrement gâté par Louis XV puis par Louis XVI. En février 1771, alors qu’il n’était encore que prince héritier, il se rendit à Paris où il fut fêté par la grande aristocratie et les philosophes. Lors de son séjour, il apprit la mort de son père et devint roi de Suède sous le nom de Gustave III. Louis XV lui offrit lors de sa visite à Versailles un service de porcelaine de Sèvres à fond bleu céleste et à décor d’oiseaux, encore conservé aujourd’hui au palais royal de Stockholm6. En juin 1784, Gustave III revint en France. Il voyageait cette fois incognito, sous le nom de comte de Haga, mais fut constamment célébré sur sa route. Il reçut de Louis XVI (fig. D2) de nombreux présents parmi lesquels figuraient des porcelaines de Sèvres, notamment des vases, des biscuits et le fameux service « à frise riche en couleurs7 », primitivement commandé par la reine, Marie-Antoinette, au début de l’année 1784. L’ensemble offert à Gustave III le 22 juin 1784 comportait plus de trois cents pièces.
Fig. D2. Joseph-Siffred Duplessis (1725-1802), Portrait de Louis XVI en buste
Huile sur toile, vers 1778. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. MV 3966 (h. 80 cm, l. 62 cm). Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles)/Gérard Blot.
- 8 AMNS, Registres des ventes, série Vy 9, f. 156rv.
9L’année 1784 fut particulièrement faste en cadeaux diplomatiques car la France reçut aussi la visite du prince Henri de Prusse, le frère cadet de Frédéric II. Son goût pour les arts était aussi développé que celui de son frère. Le prince fut accueilli triomphalement à Paris et à la cour de Versailles en 1784. Le sculpteur Houdon fit son buste qui fut présenté au Salon de 1787. Louis XVI le couvrit de cadeaux, formés de tapisseries des Gobelins, de tapis de la Savonnerie et de pièces de Sèvres. Grâce aux registres des ventes, nous connaissons bien le détail des achats du Roi destinés à être offerts au prince de Prusse. Nous savons ainsi que Louis XVI acquit le 22 octobre 1784 pour lui un service de table à « fond verd » orné de « groupes de fleurs et de fruits » composé de cent trente-deux pièces de service, mais également de nombreuses pièces de sculpture en biscuit de porcelaine et un certain nombre de vases8.
- 9 AMNS, Registres des ventes, série Vy 8, f. 216r.
10Deux ans plus tôt, en juin 1782, les souverains français avaient reçu la visite du comte et de la comtesse du Nord. Ce fut l’une des plus somptueuses réceptions, assortie de cadeaux extraordinaires en porcelaine, notamment la fameuse toilette composée de soixante pièces, offerte à la princesse par la Reine lors de sa visite de la manufacture de Sèvres9.
11Louis XV puis Louis XVI cherchèrent aussi à renforcer les relations diplomatiques entre les différentes branches des Bourbon, ceux de France, de Naples et d’Espagne. À la fin de l’année 1773, Louis XV commanda un service à la manufacture de Sèvres à l’attention de Marie-Louise de Parme (1751-1819), princesse des Asturies, qui devint reine d’Espagne en 1788. Celle-ci, fille de Philippe de Parme et d’Élisabeth de France, était la petite fille de Louis XV. Le service comportait deux cent-vingt-cinq pièces et quinze groupes sculptés en biscuit. Le tout avait coûté 22 015 livres10.
- 11 AMNS, Registres des ventes, série Vy 6, f. 206v.
- 12 AMNS, Registres des ventes, série Vy 10, f. 45v, et 46r.
12Louis XV et Louis XVI gâtèrent également différents membres de la famille de Habsbourg dont était issue la future reine Marie-Antoinette. Ainsi Louis XV offrit-il en 1773 à Marie-Caroline de Naples (1752-1814), la propre sœur de la future reine, un service décoré d’enfants et de corbeilles fleuries ainsi que des pièces de biscuit. L’ensemble est mentionné dans le journal des présents du Roi en janvier 1774. En 1777, Joseph II (1741-1790), empereur d’Autriche et frère de la reine, fit un long séjour en France sous le nom d’emprunt de comte de Falkenstein. Louis XVI lui offrit alors un important service à fond vert et à décor de fleurs et de fruits, en grande partie conservé aujourd’hui à Vienne, à la Hofburg11. Deux ans plus tard, en juin 1786, Louis XVI acquit à Sèvres un service à « fond bleu céleste, Marguerites, barbeaux et Roses » à l’attention d’un autre frère de son épouse, l’archiduc Ferdinand d’Autriche, gouverneur de Lombardie, qui voyageait incognito en France en compagnie de sa femme, sous les noms d’emprunt de comte et comtesse de Nellembourg. L’ensemble comportait en tout deux cent-quatre-vingt-huit pièces et était accompagné de vases d’ornement et de pièces de biscuit12. Encore conservé à Milan au Castello Sforzesco au début du xixe siècle, il fut dispersé lors de l’occupation napoléonienne. Louis XV et Louis XVI, par les très nombreux présents de pièces de porcelaine dont ils couvrirent les souverains occidentaux, firent beaucoup pour la renommée de la Manufacture royale. Les présents offerts par les rois étaient sans aucun doute les meilleurs témoins de sa créativité et de sa vitalité.
- 13 AMNS, Registres des ventes, série Vy 4, f. 32v.
13L’empereur Qianlong (fig. D3) bénéficia également de cette manne diplomatique, sans doute à l’instigation du secrétaire d’État, Henri Léonard Bertin (1720-1792), qui était un sinophile convaincu et qui avait la tutelle sur la manufacture de porcelaine de Sèvres dans ses attributions ministérielles depuis décembre 1764. Celui-ci commanda dès cette année-là plusieurs pièces à la manufacture royale « pour envoyer en Chine ». Bertin menait une véritable diplomatie parallèle avec la Chine où les missions jésuites qu’il soutenait énergiquement étaient dans une situation fragile. Les dix-neuf pièces qui lui furent livrées en décembre 1764 pour être envoyées en Chine comportaient sept vases, dix pièces de sculpture et deux pièces pour la toilette, acquises pour 4 560 livres13. Ne figuraient pas dans cet ensemble de pièces de service de table, sans doute jugées inadaptées, mais plutôt des pièces qui devaient montrer le goût et les savoir-faire français, méconnus en Chine.
Fig. D3. Charles Éloi Asselin (1743-1804), Plaque représentant l’empereur de Chine
Porcelaine dure, bois doré, manufacture royale de porcelaine de Sèvres. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, dépôt du musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. RF 35760 (h. 56,2 cm, l. 42,3 cm). Photo © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand-Palais/Jean-Marc Manaï.
- 14 Rochebrune 2014 : 160-163.
14On peut imaginer que la plupart des pièces étaient destinées à illustrer l’habileté des artisans de la Manufacture royale et comprenaient des objets dont les formes et les décors n’existaient pas dans la porcelaine chinoise. Les pièces furent transportées en Chine par Aloys Ko et Étienne Yang, deux jeunes jésuites chinois qui avaient passé plus de dix ans en France et visité les manufactures françaises grâce à la protection de Bertin. Ko and Yang quittèrent la France en février 1765 sur un navire appelé Le duc de Choiseul et arrivèrent deux ans plus tard à Pékin14. Bertin leur avait confié d’autres missions. L’une d’entre elles était d’offrir à l’empereur une série de tapisseries exécutée à la manufacture de Beauvais. Il s’agissait là de la « Seconde tenture chinoise », tissée à la fin des années 1750 d’après les esquisses de Boucher, conservées aujourd’hui à Besançon. Avant de quitter la France, Ko et Yang reçurent aussi des subsides pour la mission jésuite de Chine de la part de la reine Marie Leszczynska (1703-1768).
- 15 Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, Ms 1520, f. 180.
15Aujourd’hui, nous savons que les tapisseries, après quelques incidents à Canton, parvinrent enfin à Pékin où elles furent très bien accueillies par Qianlong. Ce dernier fit même construire un pavillon de style européen pour les exposer dans le site du Palais du Yuanminguan, au nord-ouest de Pékin. Dans une lettre adressée à Bertin, conservée à la bibliothèque de l’Institut de France à Paris, l’un des pères jésuites présents à Pékin écrivit : « Les tapisseries avec une partie des porcelaines ont été offertes à l’empereur au début de l’année par les pères jésuites. L’empereur fut plus particulièrement charmé par les tapisseries. Il veut faire construire une nouvelle maison dans le style français pour les exposer15. » La tenture demeura dans le pavillon du Yuanmingyuan jusqu’au sac du palais d’été par les troupes françaises et britanniques en 1860. Il semble que l’une d’entre elles revint en France mais qu’elle fut malheureusement détruite par un incendie en 1871.
- 16 Rochebrune 2014 : 178-187.
16À propos de ces objets emportés en Chine par Ko and Yang en 1765, il est important d’avoir à l’esprit qu’ils n’étaient pas offerts officiellement par Louis XV à l’empereur. Bertin n’était pas ministre des Affaires étrangères, ce dernier étant traditionnellement en France responsable des présents diplomatiques. Par ailleurs, il cherchait à éviter les questions de protocole et de préséance qui seraient inéluctablement apparues à l’occasion d’une ambassade officielle. Ces présents étaient informels. C’est pourquoi ils n’apparaissent pas dans les archives diplomatiques, notamment dans le Journal des Présents du Roi. Pour Bertin, ils étaient destinés à conforter la position de la mission jésuite en Chine et à maintenir coûte que coûte des relations avec la Chine. Les jésuites étaient appréciés de l’empereur mais de nombreuses persécutions contre les Chrétiens eurent lieu en Chine à cette période. Enfin, le plus grand danger venait de France où une étrange alliance des membres des parlements, des jansénistes et des encyclopédistes, réunis par le duc de Choiseul contre la Compagnie de Jésus, avait conduit à l’expulsion des jésuites de France en 1763. Bertin était également soucieux du succès de la commande par Qianlong de la gravure des Batailles de l’Empereur de Chine16, d’après des dessins des pères Castiglione et Attiret. Grâce à Bertin, la commande, l’une des plus importantes dans le domaine de la gravure de ce temps, avait été confiée à des graveurs français et son exécution était devenue une véritable affaire d’État. En 1765, Bertin entama une correspondance régulière avec les jésuites français de Pékin qui dura jusqu’à la veille de la Révolution. Nous ne savons pas aujourd’hui si les pièces de porcelaine envoyées avec les tapisseries existent encore. Aussi ne peut-on présenter, pour donner une idée de leur aspect et de leur qualité, que les équivalents d’un certain nombre de pièces.
- 17 Savill 1988 : 70.
- 18 Inv. C226. Savill 1988 : 98-101.
- 19 Munger 1992 : 174-175, n° 121 et pl. XXVII.
17Les présents envoyés par Bertin en Chine comprenaient donc sept vases, notamment « 2 vases Hollandais rose et vert “tesnières” à 360 livres » chacun, ce qui signifie que ces vases étaient décorés de scènes peintes d’après des œuvres du peintre flamand David Téniers le jeune (1610-1690). La forme du vase hollandais avait été créée dix ans plus tôt à la manufacture de Vincennes en 1754, en trois dimensions. La première grandeur coûtait 360 livres ce qui correspond au prix de chacun des deux vases envoyés à l’empereur. La forme avait été modernisée en 1758 et elle fut produite avec succès jusqu’en 1790. Elle figurait déjà dans d’autres cadeaux diplomatiques français puisque Louis XV en avait offert des exemplaires à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche en 175817. Ces vases, composés de deux parties, étaient utilisés pour faire pousser des bulbes de fleurs ou pour contenir des fleurs en porcelaine. Ils devaient être assez proches de deux vases, à fond rose et vert, datés de 1759, conservés à Boston au Museum of Fine Arts, dans la collection Forsyth Wickes. Les deux vases hollandais rose et vert « tesnières » encadraient un troisième vase, orné du même type de décor, qui coûtait 432 livres. Ce dernier pouvait ressembler à une cuvette à fleurs dite « à compartiments », conservée aujourd’hui à la Wallace Collection de Londres, également datée de 1759-1760, dont le modèle coûtait exactement ce prix au xviiie siècle18. Il est intéressant de noter que Bertin avait lui-même reçu de Louis XV, en décembre 1760 « pour présents au Contrôleur général », deux vases « [h]ollandais tesnières rose et vert » qui pourraient bien être les vases conservés aujourd’hui à Boston dans la collection Forsyth Wickes, comme l’a montré Jeffrey Munger en 199219. On peut penser que Bertin choisit pour l’empereur de Chine des objets de grande qualité qu’il avait lui-même appréciés.
- 20 Inv. 48.590 et 48.591.
- 21 Inv. OA 10899 et OA 11306-11307.
18Les vases suivants étaient ainsi décrits dans les registres des ventes : “2 pots-pourris à feuillages Bleu Céleste mignature”, ce qui signifie qu’ils étaient revêtus d’un fond bleu turquoise et décorés de figures, c’est-à-dire de personnages. Il s’agissait là d’une forme rare, plus coûteuse puisque chaque vase coûtait six cents livres, connue aujourd’hui à peu d’exemplaires, destinée à contenir des fleurs séchées. On peut citer à titre d’équivalents deux pots-pourris à feuillages à fond petit vert et à décor chinois, acquis par madame de Pompadour en 1762, pour le château de Ménars, conservés à Baltimore dans la Walters Art Gallery20. Ils étaient intialement complétés d’un vase pendule et de deux pots-pourris à bobèches, conservés aujourd’hui au musée du Louvre21.
19Les deux derniers vases étaient dénommés, dans les registres des ventes, « vases à fond bleu nouveau », sans plus de détail sur leur forme et leur décor. Chacun coûtait 480 livres. Le fond bleu nouveau venait d’être créé à Sèvres, deux ans plus tôt. Il était destiné à remplacer le fond bleu lapis, créé en 1752 à Vincennes pour imiter les vases bleu poudré chinois. Sans plus de description de la forme et du décor, il est difficile de les identifier. Sans doute étaient-ils ornés d’un décor de figures pour coûter ce prix important.
20Les vases étaient suivis, dans les registres, d’un “pot à l’eau et sa jatte à fond vert” qui coûtaient 300 livres. Ces deux pièces nécessaires à la toilette pouvaient ressembler au broc Roussel et à sa jatte, alors fabriqués à Sèvres.
- 22 Inv. MNC 8006 et MNC 20067.
21Les pièces de sculpture qui sont ensuite mentionnées dans le document étaient composées de dix figures et groupes en biscuit. Les premières citées étaient les deux groupes de La Curiosité, aussi appelé La Lanterne magique, et de La Loterie. Chacun coûtait 96 livres. Le premier avait été créé par Étienne Maurice Falconet (1716-1791), après son arrivée à Sèvres en 1757 (fig. D4). Le sujet dérivait d’une peinture de François Boucher datée de 1736, La Foire de village, gravée par Charles-Nicolas Cochin le fils. Le deuxième groupe fut créé un an plus tard comme pendant du précédent par Falconet (fig. D5). Louis XV lui-même acheta pour son propre compte le premier groupe en décembre 1757, par l’intermédiaire du marchand Duvaux, et le deuxième en 1763. Ensuite, les registres mentionnent la figure de La Vache au prix de 96 livres. Il s’agissait probablement du second modèle de vache, créé en 1759 par Falconet. La terre cuite du sculpteur et un exemplaire en biscuit sont conservés à Sèvres, à la Cité de la céramique22. Ce modèle connut un grand succès à Sèvres qui en vendit de nombreux exemplaires au xviiie siècle. Les trois groupes suivants étaient composés d’animaux d’après Oudry, qui coûtaient 60 livres chacun, en deuxième grandeur. Deux modèles peuvent constituer des équivalents : La Chasse au sanglier, créée vers 1750 par Chabry, dont un exemplaire est conservé à Detroit, à l’Institute of Arts, et La Chasse au loup, créée à la même époque, dont un tirage est conservé au musée de Sèvres. D’autres groupes d’après Oudry furent créés en 1776 par Blondeau. Louis XVI en acheta des exemplaires pour son propre usage en 1776. Suivaient ensuite un Amour et son pendant, pour 96 livres chacun. Il s’agit de L’Amour menaçant de Falconet, créé en 1758, d’après le marbre présenté au Salon de 1757 qui appartenait à madame de Pompadour. Ce biscuit eut un tel succès que Falconet lui créa un pendant, appelé Psyché. La mythologie grecque s’introduisait ainsi par des voies détournées à la cour de Chine. Enfin, deux biscuits d’après Boucher, acquis pour 144 livres chacun, résistent encore à l’examen. Ils coûtaient un prix relativement important quand on pense que La Loterie et La Curiosité coûtaient respectivement 96 livres.
Fig. D4. D’après Étienne Maurice Falconet (1716-1791), La Lanterne magique ou La Curiosité
Biscuit de porcelaine tendre, vers 1757, manufacture royale de porcelaine de Sèvres. New-York, Metropolitan Museum of Art, inv. 58.60.10 (h. 15,6 cm, l. 17,8 cm).
Fig. D5. D’après Étienne Maurice Falconet (1716-1791), La Loterie
Biscuit de porcelaine tendre, vers 1758, manufacture royale de porcelaine de Sèvres. New-York, Metropolitan Museum of Art, inv. 58.60.11 (h. 14 cm, l. 18,1 cm).
22Dans l’ensemble, ce premier présent de pièces de Sèvres, adressé à l’empereur de Chine par l’intermédiaire de Bertin, comprenait des vases à fonds de couleur raffinés, ornés de figures, soit le type de décor le plus estimé dans la hiérarchie des genres en vigueur à Sèvres. Bertin souhaitait sans doute montrer que la manufacture de Sèvres était capable de fabriquer des formes et des fonds de couleur inconnus en Chine, notamment les fonds rose et vert. Par ailleurs, en adressant à l’empereur des vases d’ornement, des vases à fleurs et des vases pots-pourris, Bertin offrait la gamme des principales formes fabriquées à Sèvres. Les sculptures étaient également très représentatives d’une production variée totalement inconnue en Chine, qui comprenait des sujets très divers : scènes de genre, animaux, sujets mythologiques.
- 23 AMNS, Registres des ventes, série Vy 5, f. 42.
23En décembre 1772, Bertin acheta douze tasses et deux figures en biscuit pour les envoyer en Chine23. Les tasses étaient de formes variées avec des décors différents : frises dorées, oiseaux, paysages, fleurs et animaux. On trouvait là visiblement des échantillons des différents décors et formes en usage à Sèvres. Les deux biscuits étaient des figures de saint Louis et de sainte Clotilde, les saints patrons de membres de la famille royale, le roi lui-même et sa petite-fille, madame Clotilde, née en 1759.
- 24 AMNS, Registres des ventes, série Vy 7, f. 156v.
24Le 4 septembre 1779, Bertin acheta de nouvelles pièces de porcelaine pour les envoyer en Chine. Il s’agissait cette fois de cinq figures en biscuit représentant sainte Claire, saint Antoine, sainte Thérèse, et de nouveau sainte Clotilde et saint Louis, pour la somme totale de 432 livres24. Dans ce cas, il est difficile de savoir si ces pièces étaient destinées à l’empereur lui-même ou, plus probablement, aux jésuites français présents à Pékin.
- 25 AMNS, Registres des ventes, série Vy 7, f. 78r.
- 26 AMNS, Registres des ventes, série Vy 6, f. 200r.
25Enfin, en 1779, une plaque de porcelaine représentant le portrait de l’empereur Qianlong, peinte d’après un dessin aquarellé, exécuté par le frère Panzi, qui appartenait en propre au ministre Bertin, fut acquise pour le roi par ordre de Bertin pour être envoyée en Chine25. C’était une réplique de la plaque d’Asselin, acquise par Louis XVI en 1776 et conservée aujourd’hui à Versailles (fig. D1) : « Vente faite au Roy en 1776 : 1 tableau Empereur de la Chine 480 [livres]26. » On la retrouve en 1791 mentionnée dans le cabinet d’angle : « Un tableau en Porcelaine représentant un turc, Empereur de la Chine dans sa bordure de bois sculpté et doré de 14 po[pouces] de haut sur 12 po de large 600 [livres]. » Le frère Panzi, né vers 1733 en Italie, était parvenu en Chine en 1771 et à Pékin en 1773. Au palais impérial, il remplissait la charge de peintre de l’Empereur, à la suite de Giuseppe Castiglione. Le dessin de Panzi, aujourd’hui perdu, fut mis à la disposition des artistes de la manufacture royale de Sèvres par Bertin. Il demeure connu aujourd’hui grâce à la gravure de Martinet, destinée à illustrer le frontispice du premier volume des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts… des Chinois par les missionnaires de Pékin, publiés à partir de 1776, sous le patronage du ministre. Le 17 octobre 1785, l’ancien ministre acquit pour son propre compte une troisième plaque représentant l’empereur de Chine pour la somme beaucoup moins élevée de 192 livres : « 1 tableau, l’Empereur de la Chine… » Cette plaque, disparue aujourd’hui, était peut-être de plus petite dimension ou de moindre qualité. Un modèle de biscuit fut créé par Louis-Simon Boizot d’après le dessin de Panzi mais il ne fut pas envoyé en Chine. Les premiers exemplaires furent vendus en 1776 à la duchesse de Mazarin et à madame Adélaïde, pour 72 livres. L’année suivante, le 28 décembre 1777, la comtesse d’Artois achetait à son tour un exemplaire pour la même somme.
26Les dernières pièces de porcelaine envoyées par Bertin en Chine le furent en son nom propre en 1786. Le 11 septembre de cette année-là, il acheta à Sèvres pour la Chine huit tasses et leurs soucoupes, quatre sucriers et quatre théières. L’un des sucriers est sans doute un exemplaire en pâte dure conservé aujourd’hui au musée de Taipei, daté de 1783. Deux soucoupes au décor identique, également datées de 1783, sont conservées dans les collections de la Cité interdite. À cette date, Bertin n’était plus ministre mais encore soucieux de maintenir de bonnes relations diplomatiques entre la France et la Chine.
- 27 Constance Bienaimé et Patrick Michel, in Rochebrune 2014 : 150-157.
27La correspondance suivie que Bertin avait entamée en 1765 avec des jésuites français présents à Pékin est conservée aujourd’hui à la bibliothèque de l’Institut de France27. Parmi les correspondants de Bertin, on trouvait les pères Ko et Yang, cités plus haut, mais aussi les pères Cibot, Amiot et le frère Panzi. Bertin assura la publication de cette correspondance à travers les Mémoires concernant les Chinois dont le premier volume parut en 1776. Cette correspondance témoigne de l’importance que Bertin attachait aux relations avec la Chine dans la seconde moitié du xviiie siècle. Elle montre son désir de mieux connaître les ressources et les savoir-faire chinois dans de nombreux domaines afin de contribuer au progrès de l’économie et des connaissances scientifiques françaises. Aux jésuites français, il demandait en particulier de multiples renseignements sur l’agriculture, le commerce, la fabrication des porcelaines et des soieries chinoises. Bertin réunit des collections extrême-orientales importantes dans son hôtel parisien, situé à l’angle des Boulevards et de la rue Neuve des Capucines, et dans sa propriété de Chatou. On y trouvait une très importante bibliothèque qui comportait de nombreux ouvrages chinois dont beaucoup lui avaient été envoyés par le père Amiot, des naturalia et des objets d’art chinois qu’il avait rassemblés dans son cabinet, ouvert aux visiteurs. Il émigra en 1791 pour Aix-la-Chapelle et mourut à Spa en 1792. Son cabinet et sa correspondance furent confisqués et vendus en 1792. Sa bibliothèque est, pour l’essentiel, conservée aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France.
28Destinée à l’origine à conforter la position des missions jésuites françaises dans l’empire du Milieu, la politique diplomatique extrêmement volontariste, menée au nom du roi de France par Bertin dans la seconde moitié du xviiie siècle, entraîna l’envoi à l’empereur Qianlong de précieuses pièces de porcelaines de la manufacture royale de Sèvres, d’une grande variété. Elle conduisit aussi à des échanges intellectuels et scientifiques de haut niveau entre les deux pays, notamment par l’intermédiaire de pères jésuites présents à Pékin à cette date, comme les pères Amiot, Cibot ou Panzi.