1Numéro spécial « L’enseignement créatif et critique du management »
2Entreprises libérées, holacratiques, agiles, empowerment, Open Strategy : de nombreuses tendances managériales actuelles encouragent l’adoption d’approches plus participatives. Elles s’inspirent d’approches plus anciennes ayant étudié les liens entre participation et management, comme par exemple Follett (1926) sur l’importance des interactions sociales comme processus démocratique dans les entreprises ; ou Lewin (1944) sur la dynamique des groupes et l’efficacité des approches participatives.
3Les approches participatives partagent l’idée que l’on peut et que l’on doit compter sur les voix des employés quel que soit leur niveau hiérarchique dans l’organisation. Derrière toutes ces tendances, il y a l’idée très ancrée qu’il est bon de rechercher et de trouver un consensus, c’est-à-dire un accord de volontés de l’ensemble des parties prenantes. Ce consensus, associé à l’idée de démocratie, est connoté très positivement au niveau sociétal et dans le monde des organisations.
4Mais des auteurs ont dénoncé ce consensus qui, en fait, masquerait et entretiendrait des relations fondamentalement inégalitaires (Mouffe, 2013 ; Rancière, 2000) : le consensus serait en réalité un processus permettant de faire accepter les opinions des groupes dominants en prétendant les faire émerger démocratiquement. Ce qui a été dénoncé à ce niveau sociétal l’a été aussi au niveau managérial : certaines méthodes participatives ou inclusives masqueraient en réalité, selon plusieurs auteurs, une « fausse participation » et une manipulation normative (voir par exemple Ezzamel et Willmott, 1998 ; Willmott, 1993 ; Sewell, 1998 ; Barker, 1993 ; Vidal, 2007 ; Brown et Tredidga, 2017).
5Pour s’opposer aux « temps consensuels » qu’il dénonce, le philosophe Jacques Rancière (2000 ; 2011 ; 2012a) a forgé le concept de dissensus. Le dissensus, par opposition au consensus, n’est pas seulement une divergence d’opinion ou un désaccord qui peut se résoudre grâce à une discussion raisonnée : c’est un conflit sur la question de savoir qui est autorisé à définir le sens des choses. Mais il est diffus, spontané et inattendu : il est un moment au cours duquel la « voix des sans voix » s’exprime, contestant l’ordre habituel des choses.
6En tant que facilitateurs utilisant la méthode LEGO® SERIOUS PLAY©, (LSP dans la suite du texte), nous nous interrogeons dans cet article sur la manière dont cette méthode peut permettre l’émergence de moments de dissensus. En effet, tout en considérant que ces moments restent fondamentalement insaisissables et fugaces, nous faisons néanmoins l’hypothèse qu’il est possible d’en créer les conditions. Dans quelles conditions la méthode LSP peut-elle favoriser ces moments de dissensus ?
7Dans la première partie, nous montrons l’intérêt théorique de ce concept de dissensus pour ne pas tomber dans le piège de la fausse participation, en ouvrant réellement la possibilité de la prise en compte de ceux qui ne « comptent pas » habituellement ; puis nous montrons que la méthode LSP semble particulièrement adaptée pour faire émerger ce dissensus. Ensuite, au travers de la description autoethnographique d’un atelier LSP mené par un des auteurs, nous montrons comment les conditions d’émergence du dissensus peuvent être mises en place (partie 2). Enfin, nous discutons de l’intérêt de la notion de dissensus pour l’enseignement et la formation au management (partie 3).
8Dans cette première partie théorique, nous présentons les limites du consensus, puis l’intérêt du concept de dissensus. Ensuite, nous montrons les affinités qui existent entre la méthode LSP et le dissensus.
9Dans nos sociétés, le consensus est connoté positivement, car il est associé à l’idée de démocratie (Moscovici et Doise, 1992). C’est notamment Habermas (1987) qui a établi cette idée, largement admise aujourd’hui, qu’une société hautement civilisée et avancée est celle qui met les individus en situation de « conversation idéale », où le point de vue du plus éclairé s’impose grâce à un processus de rationalisation des arguments. Un management qui se veut participatif et inclusif s’inscrit donc tout naturellement dans cette quête du consensus.
10Mais, malgré cette idée largement admise, les sociétés démocratiques occidentales modernes sont de plus en plus traversées par des mouvements sociaux qui expriment un sentiment d’inégalité de la part des populations, qui se sentent écartées des processus de décision importants. Pour des intellectuels critiques comme, notamment, Chantal Mouffe et Jacques Rancière, l’explication à ce paradoxe réside dans la manière dont l’idée de consensus dépolitise la société et renforce, simultanément, l’ordre dominant (voir par exemple Laclau et Mouffe, 1985 ; Mouffe, 2013 ; Rancière, 2000).
11Pour Rancière, en effet, nous vivons des « temps consensuels » qui reflètent en réalité une véritable « haine de la démocratie » (Rancière, 2005). Les espaces politiques sont bornés par les technologies néolibérales de « gouvernementalité » au sens de Foucault (rationalité instrumentale, management technocratique, pouvoir des experts, partenariats consensuels) qui éliminent les points de vue qui ne relèvent pas de cette rationalité. Dès lors, « la » politique (de gouvernement) serait devenu l’art de supprimer « le » politique (la vie en société et les débats nécessaires à son fonctionnement). Les gouvernements chercheraient à tout inclure dans un consensus pluraliste, et à exclure radicalement tous ceux qui se positionnent en dehors de ce consensus (Swyngedouw, 2010).
12Les espaces politiques permettant d’exprimer un désaccord disparaissent donc dans ce mode de gouvernance. Les enjeux sociaux et environnementaux y sont réduits à des questions d’administration dont les paramètres sont définis par un savoir socio-scientifique autorisé (Swyngedouw, 2010). La fameuse expression « TINA » (« There is no alternative ») résume cette pensée qui ferme les débats et ne permet pas l’expression des désaccords. Cela crée une « illusion du pluralisme sans antagonisme », où les citoyens sont alors privés des opportunités de faire entendre leurs voix et de choisir entre de vraies alternatives (Mouffe, 2013). Dans le vocabulaire de Rancière, le consensus est une configuration du monde commun comme un monde du nécessaire, qui échappe au pouvoir de ceux qui vivent au sein de cette nécessité. C’est un monde fermé où il n’existe pas d’alternative, mais seulement le choix de la meilleure manière de gérer la nécessité (Rancière, 2012a).
13Chez Rancière, la « police », par opposition au politique, est ce qui est chargé de maintenir ce consensus. La police désigne un ordre social dominant, qui distribue les noms, les places et les fonctions (Brown et Tregidga, 2017). Ce faisant, la police délimite ce qu’il est autorisé de penser, de dire et de voir ; et ce qui sort de ce cadre et qui se fait entendre malgré tout est simplement considéré comme du bruit (Rancière, 2000). Policer, c’est diviser et donner de la visibilité à différentes parties de l’ordre social et en exclure d’autres. Par opposition, une action réellement « politique » (et non policière) est celle qui remet en cause ce consensus par l’émergence de voix de personnes qui ne sont pas normalement autorisées à participer à cette configuration.
14Il est intéressant de noter que ce constat, fait par Rancière et Mouffe au niveau sociétal, se retrouve dans les recherches en management sur un plan organisationnel.
15Dans la pratique managériale, le consensus s’obtient par l'emploi de méthodes participatives grâce auxquelles, après avoir fait exprimer les opinions de chacun, le groupe ou ses animateurs s'efforcent de dégager et de recueillir un accord pouvant être présenté comme unanime, ou quasi unanime. A l’opposé des méthodes de management autocratiques et hiérarchiques, ces méthodes sont supposées permettre la participation active des employés à la prise de décision dans l’entreprise.
16Mais de nombreux auteurs, s’apparentant souvent au courant des Critical Management Studies, ont constaté que les techniques de management basées sur la participation des employés, leur « empowerment » ou leur « involvement », sont souvent factices. Par exemple, Sewell (1998) a montré que l’autonomie accordée aux équipes autogérées est en réalité fortement limitée par les attentes de comportements intégrés aux valeurs organisationnelles. Barker (1993) souligne comment cette technique de gestion, lorsqu'elle est intégrée dans un contexte non collaboratif, peut conduire à un contrôle paradoxalement renforcé, exercé par les employés eux-mêmes. Vidal (2007) a montré que l'autonomisation des employés par le Lean Management était limitée par les routines organisationnelles et la structure d'autorité existantes. Il en est de même pour le Management par la Qualité Totale, censé s’appuyer sur la participation active des employés, mais qui, loin de les responsabiliser, renforce au contraire leur contrôle (Rothschild et Ollilainen, 1999 ; Boje et Winsor, 1993). Par ailleurs, Oakes et al. (1996) ont décrit comment un processus participatif dans les musées canadiens avait abouti à faire entériner par les acteurs eux-mêmes une orientation stratégique déjà décidée à l’avance, et à exclure les visions alternatives. Plus récemment, Brown et Tregidga (2017) ont explicitement fait référence au dissensus de Rancière pour décrire comment la comptabilité sociale et environnementale est dépolitisée par un consensus qui empêche l’émergence de politiques environnementales réellement nouvelles et efficaces. Les Critical Management Studies ont donc mis en évidence ces situations de « fausse participation » ou de « fausse autonomie », au point d’en faire un trait caractéristique du management depuis les années 80. En somme, les méthodes participatives, loin d’aboutir à un dissensus, accompagnent en fait le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999), mettant en scène une fausse mise en valeur des capacités créatives des individus.
17Le consensus organisationnel, permettant d’éviter les discussions réellement ouvertes sur ses valeurs ou ses orientations stratégiques, fonctionne à l’intérieur de l’organisation, comme dans la société, comme un moyen d’exclure les voix dissidentes. En cela, il est un moyen puissant de contrôle (de « police »), même s'il est moins visible.
18Le dissensus, par opposition au consensus, n’est pas une divergence d’opinion, ou désaccord, qui peut se résoudre grâce à une discussion raisonnée. Le dissensus tel que défini par Jacques Rancière est un conflit sur la question de savoir qui est autorisé à définir le sens des choses (Rancière, 2011). Cette définition va donc bien au-delà d'une divergence de vue ou d'un désaccord : elle met en évidence la différence de statut au sein de l'ordre social entre ceux qui sont autorisés à parler, et ceux dont la voix ne compte pas réellement. Un moment de dissensus, s’il émerge, prendra donc la forme concrète d’une lutte entre ceux qui se posent comme capables de gérer l’ordre social, et ceux qui sont seulement supposés entrer dans ce cadre et y obéir (Rancière, 2011).
19Dès lors, le dissensus, latent dans une société ou une organisation, peut se révéler lors de « moments » politiques. Une action politique, pour Rancière, est une action qui bouscule le « partage du sensible » communément admis, qui remet en cause les frontières habituelles : ce qui était considéré comme domestique, par exemple, devient politique (Rancière, 2011). C’est une intervention qui opère un recadrage d’une situation, et provient souvent de lieux et d’endroits supposés non politiques (comme la sphère domestique, l’atelier de production, etc.).
20Ainsi, Rancière a souvent focalisé sa réflexion sur ceux qui refusent la place que l’ordre social leur assigne. Il s’intéresse aux voix des « sans-voix », aux parts des « sans-parts ». Grâce à des actions de dissensus, ceux-ci transforment ce qui est considéré comme du « bruit », inintelligible, en quelque chose de compréhensible. Le plus célèbre exemple, sans doute, est celui de Rosa Parks refusant de s’asseoir à la place assignée aux noirs dans un bus de l’Alabama en 1955. Mais les actions de dissensus ne prennent pas forcément la forme classique de l’activisme (et tout activisme n’est pas nécessairement politique : une manifestation, même contestataire, peut par exemple parfaitement s’inscrire dans l’ordre autorisé). Ainsi, Rancière (2012b) a particulièrement étudié ces ouvriers, qui, au 19e siècle, se faisaient écrivains et poètes le soir venu après des journées de travail d’usine pourtant éreintantes : ce faisant, ils accomplissaient un acte politique de dissensus en refusant leur place assignée par l’ordre social. Le politique n’a pas de sujet, thème ou place « propre » : il peut (et, en fait, il doit nécessairement) surgir n’importe où et n’importe comment, car il est inattendu, rare, et imprévisible (Rancière, 2000). De même, le moment dissensuel n’est pas nécessairement « spectaculaire », comme le montre l’exemple de ces ouvriers écrivains : le seul acte de prendre la plume, dans un lieu et dans un endroit non prévu pour cela, crée un moment dissensuel. Selon la synthèse réalisée par Brown et Tregidga (2017), trois signes distinctifs permettent de reconnaitre le dissensus :
-
Il y a l’émergence de nouvelles voix, qui étaient jusqu’alors du « bruit » (et donc remettant en cause l’ordre du sensible habituel).
-
Les individus font l’assertion, contre l’évidence de l’ordre social dominant, qu’ils sont égaux (en droit, en intelligence, en capacité, …). Ils émergent en sujets politiques quand ils revendiquent et affirment l’égalité. La manière dont ils se racontent eux-mêmes est donc essentielle. Ils se « dés-identifient » de leurs identités et de leurs places telles que définies par l’ordre habituel. Des exemples récents sont donnés par les 99 % du mouvement Occupying Wall Street ; le mouvement Black Lives Matters ; ou encore le mouvement des Gilets Jaunes en France.
-
Il y a une création esthétique. Les individus construisent des discours ou des représentations qui excèdent et s’opposent aux catégories « policières » (par exemple, réinterpréter des concepts, ou connecter des choses d’une nouvelle manière). Par l’utilisation des mots et des images (appropriation de concepts, d’espaces, de métaphores, recours aux techniques artistiques) et de diverses formes de communications (débats, polémiques, grèves, …), différentes visions du sensible se manifestent. Dans ce cadre, l’esthétique fait référence à la manière dont les sans voix s’approprient le visuel (ex : les tags dans les rues), le langage (ex : l’argot), les vêtements (ex : les gilets jaunes). Ce sont toutes les manières de se faire entendre en mobilisant une dimension esthétique.
21Le dissensus est cependant inattendu, éphémère, diffus, insaisissable, car il émerge de ce qui est hors-cadre, de ce qui est ordinairement non pensé et non compté. C’est un moment, qui ne peut être à coup sûr volontairement déclenché ou instrumentalisé par ceux qui représentent l’ordre dominant. Dès lors, on ne peut que réfléchir à des conditions, qui, éventuellement, pourraient favoriser l’émergence d’un dissensus. Une approche créative et critique de l’enseignement du management serait donc celle qui mettrait en place les conditions pour que puissent émerger ces moments de dissensus, c’est-à-dire cette reconfiguration du sensible par l’émergence de la « voix des sans-voix ». Dans la suite de ce travail, nous montrons que la méthode LSP est particulièrement adaptée pour créer les conditions de ce dissensus.
22La méthode LSP est née d'une idée de Johan Roos et Bart Victor pour aider l’entreprise LEGO® à repenser sa stratégie au milieu des années 90. Cette idée a été transformée en méthode opérationnelle par Robert Rasmussen ; puis diffusée à l’extérieur de l’entreprise à partir des années 2000 par Rasmussen et Kristiansen (Roos et Victor, 1999 ; Kristiansen et Rasmussen, 2014). D’un point de vue académique, les recherches soulignent l’intérêt de la méthode pour l’animation de réunions, le partage de problèmes, la co-création ou encore les apprentissages collectifs (Al-Jayyousi et Durugbo, 2020 ; Zenk et al., 2021). Les travaux cherchent à différencier et à positionner l’approche par rapport à d’autres méthodes de créativité telles que les groupes de discussions, les réunions classiques ou encore le design thinking (Zenk et al., 2021). Ces dernières auraient tendance à reproduire les dynamiques et les interactions existantes dans les organisations en raison des pressions sociales (McCusker, 2020). Par contraste, la méthode se fonde sur l’idée que les leaders, dans un monde complexe et en perpétuelle évolution, n’ont pas toutes les réponses et que leur réussite dépend de leur capacité à écouter leurs collaborateurs, qui ont envie, naturellement, de contribuer positivement à un projet. Faire émerger des voix inhabituelles est donc un des objectifs essentiels de la méthode, qui mise sur l’intelligence collective pour rendre accessible des problèmes complexes.
23Pour ce faire, la méthode LSP repose sur plusieurs éléments. Tout d’abord, la méthode s’appuie sur les vertus du jeu, dorénavant bien connues en management (Brown, 2009). Les participants sont mis en situation de jeu et ont un large éventail de briques à leur disposition, ce qui permet de faire émerger leurs idées, en restant ouverts à la sérendipité et aux nouvelles opportunités.
24Par ailleurs, il faut souligner l’importance de la matérialité des briques LEGO. La méthode s'inspire explicitement des enseignements des théories de l'apprentissage qui s’appuient sur des artefacts matériels, notamment le constructivisme de Piaget (1964) pour lequel l’individu construit son savoir en le mettant en perspective avec son vécu et ses représentations, et le constructionnisme de Papert selon lequel la construction de connaissances est plus efficace lorsqu'elle passe par la fabrication d'objets tangibles et partageables (Papert et Harel, 1991).
25Ainsi, tous les participants à une session construisent en briques LEGO leurs réponses aux questions successives posées par un facilitateur, qui anime le processus collectif. Les idées de chacun sont matérialisées dans un artefact (la création individuelle), qui est ensuite intégré dans un « modèle partagé » qui peut ensuite être collectivement. La matérialité des briques posées sur les tables, permet de formaliser, d’exprimer et de conserver les idées de chacun. En référence au courant de la sociomatérialité (par exemple Pickering, 1995 ; Orlikowski, 2007), les briques apparaissent comme des « objets frontières » entre le social et le matériel : De Vaujany (2011, p. 20) observe que « les objets (qui ont alors une capacité d’agence) sont indissociables des mouvements d’association qu’ils constituent, légitiment, matérialisent et rendent irréversibles ». De ce fait, par les interactions qu’elles permettent, par l’imbrication du matériel et du social, les briques ont un pouvoir évocateur, elles permettent de raconter des histoires de manière instinctive. L’utilisation de briques permet donc de construire des représentations métaphoriques de concepts abstraits (McCusker et Swan, 2018 ; Jensen et al., 2018) tels que l’identité de l’organisation, sa stratégie, ou son environnement concurrentiel. La discussion au sein du groupe de participants est ainsi encouragée autour des créations des participants, et cela permet l’émergence et le partage de récits (McCusker et Swan, 2018). En ce sens, les briques évoquent diverses émotions et une émulation cognitive consciente et inconsciente (Bettiga et al., 2017).
26Ensuite, la méthode fonctionne autour de l’idée de « Flow » (Csikszentmihalyi, 2009) inhérent aux « jeux sérieux », qui renvoie à l’idée d’immersion dans les activités créatives et d’expression (Statler et al., 2011). Il s’agit de maintenir un niveau d’attention et d’engagement des participants, qui leur permet d’exposer et de partager leurs idées, et d’être créatif le cas échéant. Ce processus créatif, dans le cadre de la méthode LSP, est appelé le « core process ». Il s’articule autour de quatre étapes : (1) une question est posée aux participants (par exemple : « construisez un élément de l’identité actuelle de votre organisation ») ; (2) qui construisent un modèle métaphorique ; (3) puis le partagent (les participants explicitent ce qu’ils ont voulu exprimer dans leur construction) ; (4) et sur lequel une réflexion est permise par le questionnement (un moment de prise de recul et d’échange sur ce qui a été dit). Les travaux révèlent notamment que les phases de ce processus avec des temps de réflexions individuels et des temps de partage collectifs, sont le mieux à même de maintenir ce flow (Zenk et al., 2021).
27Plusieurs travaux récents, sans aller jusqu’à la notion de dissensus, soulignent la diversité des opinions et des idées que la méthode permet de faire émerger. Par exemple, selon Bernstein et al. (2018), l’alternance entre temps individuels et temps collectifs permet de réfléchir en « sécurité » sans sentir l’influence du groupe. De ce fait, en garantissant une forme d’indépendance, de liberté créative qui annihile ou, tout du moins, limite les tentatives d’influences et de manipulations des autres participants. Zenk et al. (2021) montrent le rôle de la grande diversité des briques de LEGO et de leurs infinies combinaisons possibles dans la génération d’idées divergentes ou décalées. Par ailleurs, certaines recherches insistent sur l’intérêt de la méthode LSP pour remettre en cause, le temps des ateliers, les relations hiérarchiques. Cela permet ainsi l’égalité des voix des participants, de sorte que chacun puisse exprimer ses points de vue ou ses opinions, qui recevront la même considération et la même légitimité. Cette « promesse » permet a priori un meilleur niveau d’engagement des participants, une meilleure inclusion, un spectre plus large d’idées mais aussi le développement d’une vision partagée (Mc Cusker, 2020). Nerantzi (2018) montre que l’approche LSP est une expérience affective qui peut être libératrice, redonnant des marges de libertés aux participants « dominés ». Cette perspective critique est aussi soulignée par Curhan et al. (2021) pour encourager la production d’idées plus créatives.
28Comme on le voit, la méthode LSP paraît intéressante à plusieurs égards pour encourager l’émergence du dissensus. A partir de ces constats, nous formulons donc trois propositions sur le lien entre dissensus et méthode LSP :
-
La méthode LSP permet de poser les conditions d’une écoute des voix inhabituelles, dissidentes et décalées ;
-
La méthode LSP permet de poser les conditions d’un postulat d’égalité entre les participants ;
-
La méthode LSP permet l’expression d’une création esthétique favorable à l’expression des « sans voix ».
29Tous ces aspects sont régulièrement notés dans la littérature sur la méthode LSP, mais ces recherches n’abordent pas explicitement et directement la question du dissensus. C’est dans cette perspective que s’inscrit cet article. L’ambition de l’article est donc de faire un lien plus explicite, dans une perspective critique, entre la méthode LSP et sa capacité à faire émerger des moments de dissensus.
30Dans cette partie, nous décrivons un atelier LSP mené pour le compte d’une entreprise réelle, tel que vécu de l’intérieur par un des auteurs/facilitateurs. Nous précisons tout d’abord le design méthodologique de la recherche, puis nous décrivons son déroulé.
31Le design méthodologique mobilise une approche « auto ethnographique » pour faire ressentir l’ambiance d’un atelier LSP réel tel qu’il s’est déroulé. L’approche auto ethnographique est en effet une forme de narration de soi qui intègre la relation aux autres dans des contextes culturels et sociaux spécifiques (Reed-Danahay, 1997, Walsh, 2015). Celle-ci nous est apparue pertinente dans la mesure où, les auteurs étant facilitateurs LSP et donc praticiens familiers de la méthode, elle permet de raconter une expérience personnelle telle que vécue de l’intérieur. De plus, les moments de dissensus étant par nature subtils et diffus, donc difficilement saisissables de manière objective, cette approche permet de comprendre le sens des interactions complexes propres aux ateliers LSP, ainsi que de sentir et d’identifier les moments de dissenssus à travers les dynamiques interindividuelles et collectives. L’immersion inhérente aux ateliers LSP permet en effet de prendre en compte la dimension contextuelle, tacite et non verbale des interactions. De plus, la méthode auto ethnographique est cohérente avec la perspective socio matérielle évoquée plus haut en considérant les interactions subtiles entre le social et le matériel. Cette démarche méthodologique est d’ailleurs souvent mobilisée dans le cadre des travaux de recherche sur la formation à l’enseignement (Rondeau, 2011). De plus, il convient de préciser que le cas Fédération est appréhendé à travers une approche instrumentale au sens de David (2004) : nous nous appuierons sur ce cas pour explorer de manière réflexive nos trois propositions de recherches formalisées à partir de la revue de littérature.
32Les données collectées reposent donc sur l’étude et l’analyse d’un atelier LSP qui s’est déroulé sur plusieurs mois en 2019, et animé par un des auteurs, qui jouit d’une grande expérience de facilitateur (et aussi en tant que formateur de facilitateurs). En complément du cas Fédération exposé ci-dessous, au cours duquel de nombreuses photos et vidéos ont été collectées, le facilitateur a été interrogé sur la manière dont il a mené l’ensemble du processus, à partir d’un guide d’entretien qui reprend l’ensemble du processus d’animation d’un atelier LSP (Core Process). Nous avons enfin exploité les nombreux documents de travail réalisés par le facilitateur au cours du processus d’accompagnement de « Fédération », en amont de l’atelier, pendant l’atelier, et après.
33Le cas Fédération qui est présenté ici a été anonymisé de manière à garantir la confidentialité des données, des informations et des contextes. Fédération est une organisation d’une trentaine de collaborateurs dont l’activité est de faire de la représentation sectorielle (du lobbying). Plus concrètement, les employés représentent les intérêts de leurs clients auprès des institutions, de la commission européenne et des législateurs nationaux afin de peser sur les évolutions réglementaires et législatives. Les employés exercent tous une profession intellectuelle à fortes compétences linguistiques et ont un niveau d’expertise sectoriel avancé.
34Début 2019, le facilitateur est contacté par la Fédération pour l’aider à réfléchir à une stratégie de développement de son personnel, car fidéliser des profils très qualifiés est crucial pour cette activité de service intellectuel. En effet, l’entreprise fait face à des vrais enjeux en termes de recrutement dans un secteur où il existe une concurrence très forte sur les ressources humaines très qualifiées. Leur fidélisation apparaît comme un véritable enjeu stratégique car l’avantage concurrentiel dans ce secteur repose sur la qualité des travaux réalisés par les consultants internes. Face à cet enjeu stratégique majeur, nous décrivons ci-après le déroulement du cas Fédération pour mieux rendre compte du processus LSP en rapport avec le dissensus.
35Cette partie présente le cas en profondeur du point de vue du facilitateur et en entremêlant les témoignages du facilitateur sur sa pratique et la description du déroulé de l’atelier. Nous décrivons tout d’abord les conditions, notamment matérielles et spatiales, dans lesquelles se déroulent l’atelier : il semble en effet utile de montrer comment le facilitateur crée les conditions pour que des moments de dissensus puissent émerger. Puis nous analyserons des moments de dissensus qui se sont produits durant l’atelier. Enfin, nos trois propositions de recherche seront examinées de manière réflexive.
36Début 2019, le facilitateur est sollicité par Fédération afin d'établir une stratégie de développement de son personnel. Un premier rendez-vous est organisé en février 2019 avec trois employés motivés par la démarche. Il s’agit, lors de cette rencontre, de mieux se connaître, et surtout de chercher à rendre explicite la demande du commanditaire, de façon à s'assurer que LSP est, dans ce cas, une méthode adéquate. Cette rencontre est physique. Il s’agit de se déplacer chez le commanditaire afin de bien comprendre son contexte mais également de « sentir » l’état des forces en présence, d’évaluer le langage verbal mais aussi le langage non verbal, d’autant plus dans le cadre de problématiques complexes : « Au-delà de ce que les gens me disent, je vais les voir. Je ne vends pas un produit, parce que dans les problématiques complexes, c’est présupposer qu’une réponse standardisée à une problématique complexe fonctionne, mais cela n’est pas possible. Je vais donc voir les gens pour comprendre et proposer une solution sur mesure, même si ça ralentit le processus. ».
37Les trois employés ont un problème dans la gestion des formations : alors que le travail de représentation demande des compétences intellectuelles et relationnelles pointues, les formations ne sont pas définies selon un plan clair, et semblent plutôt attribuées arbitrairement selon des critères flous (voire clientélistes, les employés ayant le sentiment qu’elles sont attribuées par proximité relationnelle entre la direction et les salariés).
38Seulement, pour notre facilitateur, il n’est pas pertinent de travailler sans impliquer la direction, qui est alors absente de la réunion. Pour lui, en effet, une stratégie de formation doit être établie avec la présence des dirigeants et des employés. Au regard de l’absence du commanditaire, le facilitateur ne fait pas de proposition d’accompagnement et demande à ce qu’une nouvelle réunion de travail soit organisée avec la directrice générale (DG par la suite) : « Je leur dis que je ne fais pas d’offre s’il n’y a pas la DG autour de la table. Ils sont à la fois gênés et embêtés mais également contents que je mette le problème sur la table, car cela va forcer la DG à se mouiller. ».
39Une deuxième réunion a lieu en mai 2019, avec les trois employés et la DG. Cette dernière explique longuement son point de vue sur la stratégie de développement du personnel. Pour le facilitateur, elle essaie d’instaurer une relation asymétrique (la direction explique, les employés écoutent), contre laquelle il s’agira de lutter. Le but du facilitateur est donc de convaincre la DG de participer aux ateliers LSP : « c’est essentiel que vous soyez là parce que si vous n’êtes pas là, il n’y a aucune chance que la stratégie fonctionne. », lui dit-il. Celle-ci s’engage à participer à un atelier LSP d’une journée, prévu en juin 2019, en présence du facilitateur et des trois employés. Ceux-ci se déclarent surpris, mais satisfaits de sa présence. Ils restent sceptiques quant à son implication réelle dans la mise en œuvre ultérieure.
40Pour le facilitateur, cette phase de préparation est très importante pour mettre en place les conditions d’un travail utile et impactant. Il s’agit de préciser la demande et de vérifier que chaque participant est suffisamment ouvert à une discussion commune. En particulier, il s’agit de vérifier que la DG accepte le principe de l'intelligence collective comme outil de progrès pour l'organisation, ou plus concrètement, accepte que la stratégie ne soit pas son domaine réservé, et se nourrisse de la contribution des collaborateurs. Le contact personnel direct avec le commanditaire est donc un passage obligé. Il est important de noter que, lorsqu’une entreprise contacte le facilitateur pour faire accepter une décision stratégique déjà entérinée, celui-ci refuse généralement la mission : il s’agit chez lui d’une éthique de travail, qui est d’ailleurs explicitement présente dans les principes de la méthode LSP (Kristiansen et Rasmussen, 2004). Pour le facilitateur, cette étape de contractualisation est indispensable pour mettre en place les conditions d’une relation égalitaire qu’il entend faire régner lors de l’atelier. A l’issue de cette réunion, trois séquences de travail sont décidées : une première avec la DG et l'équipe projet pour poser, en s’appuyant sur la méthode LSP, les principes directeurs de la stratégie de développement du personnel ; une seconde séquence, 2 mois plus tard, avec tout le personnel, afin d’avoir leur avis sur les principes directeurs qui auront été posés lors de la séquence 1 ; une troisième, un mois plus tard, pour planifier concrètement les actions de développement du personnel en application des principes construits et partagés.
41L’atelier LSP est organisé en juin 2019 en présence des 3 employés, de la DG et du facilitateur. Il vise à faire émerger et à formuler les principes d'une stratégie de développement du personnel. Pour ce faire, le processus a été mené autour de différentes phases de questionnements portant sur les facteurs de développement professionnel dans le contexte de l’organisation, puis sur les besoins de la fédération en termes de compétences. Ces thèmes, déclinés en différentes questions dans l’atelier ont été abordés en construisant des modèles individuels, puis deux modèles collectifs. L’encadré 1 présente le déroulé de l’atelier rédigé et mené par le facilitateur.
42Objectif : Exprimer les principes directeurs les mieux adaptés pour améliorer le développement du personnel.
43Modèle individuel : Construisez un modèle qui raconte l'histoire d'un développement professionnel que vous avez vécu et qui vous a fait vous sentir engagé et heureux de progresser. Nous explorons votre point de vue personnel sur le développement professionnel (vous pouvez puiser dans votre expérience, que ce soit à Fédération ou ailleurs).
44Modèle individuel : Construisez un modèle qui raconte l'histoire des facteurs qui ont rendu ce développement possible, qu'est-ce qui a contribué à votre développement professionnel dans ce cas ou en général ?
45Modèle individuel : Nous faisons une analyse de succès sur ce qui s'est passé à la Fédération : construisez un modèle qui explore un succès, une réalisation (grande ou petite) à Fédération (que vous avez vécue d'une manière ou d'une autre) à partir de laquelle nous pouvons apprendre quelque chose lié au développement du personnel.
46Modèle partagé : Construisez collectivement un modèle qui indique les facteurs qui peuvent avoir une influence positive sur le développement du personnel de la Fédération. Sélectionnez parmi les modèles que vous avez construits tous les facteurs qui peuvent être pertinents. Les facteurs dont nous devons tenir compte pour faire grandir et se développer notre personnel. Vous pouvez en ajouter de nouveaux pendant la construction.
47Modèle individuel : Construisez un ou plusieurs aspects de l'identité de Fédération qui sont particulièrement pertinents pour comprendre les besoins en matière d'habiletés ou de compétences du personnel (de toute nature).
48Modèle individuel : construisez un ou plusieurs besoins actuels et réels de la Fédération en matière d'aptitudes ou de compétences. Puisez dans votre expérience à la Fédération, et dans vos contacts avec vos parties prenantes.
49Modèle partagé : Revenez à votre modèle collectif pour ajouter ce que le groupe trouve utile des 2 tours précédents.
50Construisez un ou plusieurs PDS pour guider notre action dans le développement du personnel. PDS sont écrits, mis en ordre et reformulés, et approuvés par le groupe.
Encadré 1 : Déroulé l’atelier LSP Fédération
51La mise en place d’un atelier LSP passe par le choix d’un lieu et d’un espace. Le facilitateur exige que l’atelier se déroule hors des murs de l’entreprise, pour ne pas mettre en difficulté les participants, qui, « jouant aux LEGOs », pourraient être l’objet de moqueries par des collègues peu au courant du sérieux de la méthode. La question du lieu de l’atelier et de l’ambiance qui y règne est fondamentale. Il s’agit de créer les conditions permettant une libre expression des participants : « On ne peut pas avoir une dynamique d’intelligence collective si les gens sont coincés. […] Il faut qu’ils sentent une liberté et le lieu participe à ce sentiment de permission de pouvoir exprimer des choses importantes. ». Il est donc important d’avoir des lieux neutres qui permettent la libre circulation, des lieux qui ne sont pas chargés symboliquement d’une injonction. Le choix du lieu est laissé aux organisateurs, avec l'idée qu'un lieu choisi par le groupe soit plus propice à l'engagement dans l'intelligence collective, parce qu'il a été choisi par eux. Le facilitateur précise certaines conditions matérielles (taille et disposition des tables ; possibilité pour les participants d'aller et venir facilement d'une table à l'autre) ; et des règles de comportement (participation active tout au long de l'atelier ; fermeture des téléphones portables pendant les ateliers).
52Le facilitateur cherche à entrer en relation avec chaque participant, pour lui faire sentir que son avis compte : « directement, je les appelle par leur prénom, (…) Je veux établir une relation personnelle avec chacun. (…) ça permet que les gens soient plus engagés. Ça permet aussi de montrer que je les considère comme une personne. » Une attention particulière est apportée aux personnes récalcitrantes, pas pour mieux les gérer, mais, au contraire, pour les « mettre dans les conditions d’exprimer une opinion différente. ».
53Ensuite, le facilitateur essaie, dès le début de l’atelier, d'instaurer une atmosphère de sérieux et à « marquer l’importance du moment », et faire comprendre à chacun que tout ce qu’il dira sera pris en compte : « J’essaie de mettre une atmosphère de sérieux. Le sérieux étant que tout ce que vous dites a de l’importance. ». Il s’agit de ne rien passer sous silence, de faire attention aux non-dits, aux mouvements du corps, aux expressions, aux silences également. Quand d’inévitables blagues fusent, souvent à la vue des briques LEGO©, le facilitateur cherche à voir ce qu’il y a de fond de vérité derrière l’humour, afin de montrer que les idées et les mots comptent, et que rien de ce qui sera exprimé ne sera négligé : « Par exemple, quand quelqu’un sort une vanne, j’ai très bien compris que c’était une vanne, mais je lui demande d’expliquer si je sens qu’il y a un petit pourcentage de vérité, même si ce n’est pas très drôle. Tout ce qu’on dit reçoit le statut sérieux ». Par ailleurs, le facilitateur veut montrer que, pour la durée de l’atelier, « c’est lui le patron » : il est le garant des règles et du bon déroulement du processus, mais laisse les participants maîtres du contenu. Son attitude est donc de rester neutre, de ne pas marquer de préférence pour tel ou tel participant, afin de ne pas créer d’alliance asymétrique.
54Au travers de ces éléments d’espace, d’ambiance et d’attitude, le facilitateur tente de mettre tous les participants sur un pied d’égalité. Ainsi, il essaie de suspendre temporairement les relations hiérarchiques habituelles asymétriques (la relation entre le N et « son » N+1) en endossant ce rôle de chef (du processus) le temps de l’atelier ; à créer un espace neutre et ouvert ; à faire ressentir que, pour le jeu sérieux, chaque contributeur est également important.
55Durant la phase de construction, chacun est amené à s’exprimer au travers de la matérialité des briques. Le facilitateur veille à ce que le silence règne, afin que chacun soit respecté dans son processus de construction. Notamment, il évite que les participants commentent les constructions des autres, afin de ne pas s’influencer mutuellement. Cette atmosphère est importante car elle permet de mettre les participants à égalité vis-à-vis de l’expression de leurs idées : « ça permet aussi de ne pas favoriser les gens qui sont performants dans le discours ». Le silence est aussi une manière de sortir du cadre habituel des participants : « Quand les gens construisent chacun dans leur coin, c’est une manière de briser ce qu’on voit dans les réunions, les gens qui parlent sans arrêt ; là on casse le truc…. Cela permet d’exprimer l’avis de chacun au mieux ».
56Durant la phase de partage, le facilitateur ne cherche pas à donner un temps de parole strictement égalitaire mais, en revanche, fait en sorte que chacun exprime tout ce qu’il y a à dire : « je m’assure que tout le monde a bien dit ce qu’il a mis dans son modèle. L’égalité n’est pas sur le temps de parole mais sur la garantie que tu pourras exprimer tout ce que tu as construit. ». Aucune brique LEGO n’est laissée à part : si elle est posée, c’est probablement que le participant a voulu qu’elle y soit pour exprimer quelque chose. Le facilitateur veille également à ce qu’on mémorise les idées telles qu’elles sont exprimées pour ne pas les dénaturer. Là encore, il veut montrer l’importance de ce que chacun a à dire. Comme les briques resteront là, sur la table, jusqu’à la fin de l’atelier, chaque idée restera présente et disponible, car mieux mémorisée sur ce support en 3D. L’attitude du facilitateur est à ce moment essentielle : « énormément de choses se jouent dans la subtilité ; quand les gens s’expriment, le fait que tu les regardes, que ton non-verbal montre que ce que dit la personne est digne d’intérêt ; que tu poses des questions, que tu fasses un temps de silence, 2 ou 3 secondes après leur expression, pour t’assurer mentalement que tu as compris. A partir du moment où tu accordes une importance égale aux personnes, cela se sent. Tu pourrais avoir le biais de considérer que les gens avec du pouvoir disent des choses plus importantes que les autres. Donc si tu ne fais pas attention, tu peux très bien être dans le renforcement de structures de domination tout en faisant le gentil…Je suis très attentif à ça. ».
57Les constructions ont un aspect esthétique évident (elles sont plus ou moins belles, plus ou moins ingénieuses, plus ou moins réussies). Néanmoins, la beauté et la laideur des constructions proposées ne sont pas prises en compte par le facilitateur. Pour lui, les jugements et évaluations esthétiques nuisent au processus : « La dimension esthétique, je la refuse, je l’évacue. […]. J’essaie que le côté esthétique soit neutre. Si des gens font quelque chose de beau et que leurs collègues le disent, si je sens qu’il y a besoin, je le dis « tant mieux si vous trouvez ça beau, mais cela n’a pas besoin d’être beau pour répondre à la question ».
58Les pièces LEGO à disposition stimulent la réflexion et l’expression des participants, car certaines sont utilisées comme « métaphores instantanées ». Requins, couronnes, crocodiles, fouets, etc. font référence à des éléments de menace, de conflit et de pouvoir. A l’opposé, personnages souriants, mécanismes, éléments de végétation, connotent des éléments positifs comme la collaboration, le travail d’équipe et le plaisir au travail. Les briques appellent donc l’expression de sentiments positifs et négatifs. Le fait de recourir à un tiers objet facilite cela : « Un participant prend le requin ou le crocodile et dit : « voilà dans mon modèle, il symbolise les clients mécontents », par exemple. Et donc le tiers objet diminue l’intensité dramatique ».
59Ici, le modèle partagé (construit collectivement à partir des modèles individuels) donnera lieu à des moments de dissensus exprimant des désaccords profonds sur plusieurs aspects du fonctionnement de l’entreprise. Malgré des « attaques » plutôt fortes, et directement adressées à la DG, l’atmosphère n’était pas tendue ou agressive : « je l’ai sentie plus relaxe au fur et à mesure, alors que des désaccords s’exprimaient ; il m’a semblé qu’on arrivait à un dialogue plus vrai et que cela faisait du bien à tout le monde. ». Selon le facilitateur, il ne faut pas avoir peur du dissensus, ou le dramatiser : le modèle partagé exprime plutôt l’idée qu’une organisation peut, jusqu’à un certain point, « vivre avec » le dissensus.
60Rappelons que le dissensus n’est pas un simple désaccord : c’est un moment durant lequel l’ordre des choses habituel est remis en question par des personnes qui n'ont habituellement pas le pouvoir de définir le sens des choses, qui ne sont pas réellement écoutées. Les images présentées ici sont autant d’exemples de contestation de sens, qui mobilisent les trois aspects du dissensus : (1) expression de voix que l’on n’entend pas habituellement (ici les participants ordinairement peu écoutés par la DG) ; (2) affirmation d’un principe d’égalité par les salariés de Fédération, qui saisissent l'occasion se se mettre en position de redéfinir les fondamentaux de la stratégie de développement du personnel ; et (3) création esthétique sous la forme d’une construction LEGO®. Ci-dessous, nous avons mis, directement sur les images, des verbatims des participants quand ils étaient amenés à décrire leurs constructions.
Encadré 2 : Cinq exemples de constructions donnant lieu à un moment de dissensus
61Ainsi, des conflits sur la définition de l’ordre des choses se produisent : les participants contestent ce que signifie avoir confiance (image 1), ce que signifie une ambiance saine de travail (image 2), ce que devrait être le développement professionnel et qui devrait en décider (image 3), revendiquent une réelle autonomie (image 4), et cherchent à faire émerger des dimensions ignorées du travail (image 5).
62Lors du second temps de l’atelier portant sur les besoins en compétences, un moment de dissensus encore plus manifeste se fait jour.
Encadré 3 : Un moment de dissensus autour d’une création
63La photo de gauche entoure la partie du modèle construit par la DG, celle de droite entoure celle construite par un chargé de projet. Les deux parties de modèle se font directement face, et ce placement a été voulu explicitement comme une contradiction lors de la construction du modèle. La différence de style a aussi été utilisée, tout à fait explicitement, comme une manière de montrer l'opposition entre ce qui est voulu par la DG d'une part, et la réalité du travail de gestion de projet d'autre part. Le modèle de la DG est ordonné, stable, clair. Le modèle du collaborateur est informe, mouvant, déséquilibré, difficilement compréhensible. Le sens donné aux deux parties de modèle partagé est en contradiction forte. Dans les photos suivantes, on peut suivre les deux récits entourant les constructions.
Encadré 4 : Deux récits exprimant deux visions opposées du travail
64Sur la photo de gauche, la dirigeante a représenté sa volonté que la fédération soit la meilleure, en haut du podium, avec des collaborateurs qui excellent chacun dans tous les domaines. Sur les deux photos de droite, un des collaborateurs exprime la réalité du travail vécue : le côté mouvant des projets, sans clarté, avec des parties prenantes multiples aux objectifs difficilement compatibles, rendant la gestion des projets hasardeuse et épuisante. Ici, apparait un dissensus sur le sens de l’organisation du travail : ce qui est mis en avant par la DG est un discours managérial quelque peu idéalisé et déconnecté, alors que les participants veulent faire entendre leur réalité au travail. Le travail, tel que vécu par les participants, est généralement chaotique et mouvant ; et, surtout, il est ignoré : la construction LEGO® est l’occasion d’essayer de la représenter. Ils se saisissent donc de l’atelier pour exprimer leur voix, faire entendre leurs points de vue.
65On peut noter que le dissensus s’exprime ici clairement sur le fond et la forme : la difficulté de travailler est exprimée esthétiquement par des constructions déséquilibrées et désordonnées (ce « style » est clairement choisi par opposition au style ordonné de la DG). On peut noter que la matérialité de la brique LEGO permet plus aisément et plus clairement qu’avec le seul usage des mots et des discours, de représenter cette activité réelle vécue de manière douloureuse. Alors que, dans le cours ordinaire des choses, le dissensus peine à trouver des leviers pour s’exprimer (les voix discordantes sont considérées comme du bruit, inaudible et informe) ; ici, la création esthétique qui est permise par les briques s’exprime plus facilement et plus clairement.
66A l’issue de l’atelier, les participants ont été amenés à formuler par écrit les facteurs de développement professionnels importants pour eux. On y voit le sens exprimé dans les constructions par les participants (Tableau 1).
Tableau 1 : Exemples de facteurs de développement professionnels issus de l’atelier
Facteurs de développement professionnel selon la DG.
|
Facteurs de développement professionnel selon les membres du personnel.
|
Se dépasser : cela peut être très motivant de réaliser plus que prévu, de réaliser des choses que nos membres apprécient.
Donner du temps, ressource essentielle pour le développement professionnel.
Travailler dur pour développer ses compétences.
Une attitude positive, volontariste, un enthousiasme pour réaliser des choses en équipe.
Garder un état d'esprit tourné vers l'apprentissage, regarder, observer, ouvrir les yeux et apprendre des autres, utiliser les références du secteur.
Rechercher le nec plus ultra en termes de formation, rechercher les meilleures ressources de développement.
Utiliser le savoir construit collectivement par Fédération, en se connectant aux collègues et à leur expérience.
|
La personne qui se dépasse et réalise plus que prévu doit en obtenir des fruits d'une manière ou d'une autre.
Un environnement de travail agréable, à l'opposé d'une ambiance de stress permanant.
Travailler dans un environnement qui reconnaît la diversité des personnalités et des talents.
Un espace privé protégé au travail.
Un temps pour jouer et s'amuser, se détendre.
La sécurité émotionnelle, un environnement de travail qui reconnaît qu'on a des hauts et des bas, où il est permis d'échouer, que l'échec est un moyen d'apprendre.
Un degré de liberté pour faire notre travail, prendre nos propres décisions et grandir professionnellement.
Voyager pour rencontrer les membres dans leur environnement professionnel concret. Une interaction riche avec eux, pour comprendre la réalité de leur métier.
|
67On voit, dans les choix sémantiques effectués par les participants, la distance entre deux visions. Pour la DG, la stratégie de développement du personnel doit servir à une plus grande performance de l'organisation pour ses membres, en étant excellent dans tous les domaines qui comptent, et il faut pour cela développer la volonté de travailler dur et d'en faire plus, pour être les meilleurs. Pour le personnel, la stratégie doit plutôt reposer sur une attention aux facteurs de motivation, de bien-être au travail, en faisant le pari que la motivation naturelle du personnel pour se développer professionnellement sera le moteur principal de cette stratégie. C’est un réel moment de dissensus au sens de Rancière : il y a de la part des salariés une réelle volonté de contester le sens de la stratégie de développement du personnel telle que défini habituellement par la DG, remettant ainsi en cause les hiérarchies et les structures de pouvoir inégalitaires.
68A l’issue de cet atelier où des moments dissensuels ont émergé, on est en droit de se demander si cela a eu un impact réel. Dans le cas Fédération, la réponse est mitigée. Juste après l’atelier, les participants exprimeront leur satisfaction de ce niveau d’écoute inhabituel, mais resteront méfiants pour l’avenir. La DG, quant à elle, a clairement entendu les désaccords auxquels elle ne s’attendait pas au départ.
69Par la suite, trois nouvelles rencontres auront lieu entre les participants et le facilitateur pour aboutir à la formalisation d’un plan de formation (une des dimensions du développement du personnel). Trois mois après l’atelier LSP, l’ensemble du personnel a été invité à se positionner sur les principes généraux qui ont été dégagés par les participants. Ces rencontres ne reposeront pas sur la méthode LSP – celle-ci étant plus indiquée pour faire émerger des idées avant de les travailler plus formellement. De ce travail, naîtront des retombées concrètes. Ce fut tout d’abord l’occasion d’une reconnaissance officielle de l’importance du développement professionnel, avec la nomination de trois personnes en charge du développement professionnel et des formations. Plus concrètement, il sera décidé que chaque employé sera doté d’un budget personnel de formation dépensé à sa convenance, mais avec l’accord de sa hiérarchie. Enfin, un document stratégique écrit sera produit précisant le plan de développement du personnel (dont la formation, l'accompagnement, l'évaluation du fonctionnement). Néanmoins, il faut nuancer ce constat plutôt positif : d’après le facilitateur, cela n’a pas insufflé un véritable esprit participatif au sein de l’organisation. Les clivages entre décideurs et exécutants restent forts dans cette organisation pourtant de petite taille.
70Dans le déroulé de cet atelier LSP, nous avons donc pu examiner nos trois propositions selon lesquelles : (1) la méthode LSP permet de poser les conditions d’une écoute des voix inhabituelles, dissidentes et décalées ; (2) elle permet de poser les conditions d’un postulat d’égalité entre les participants ; et enfin (3) elle permet l’expression d’une création esthétique favorable à l’expression des « sans voix ».
71Premièrement, nous avons pu voir que les participants ont pu en effet exprimer des points de vue contestant l’ordre habituel des choses. Les collaborateurs, jusque-là globalement silencieux par rapport aux dispositifs de développement du personnel, ont exprimé leurs points de vue, et amené la DG à faire évoluer ses représentations et décisions. Cela est favorisé par un principe central de la méthode LSP, qui est en effet de faire en sorte que tous les participants s’expriment équitablement : Kristiansen et Rasmussen (2014) insistent particulièrement sur leur volonté de lutter contre la règle des 20/80, qui veut que, habituellement, lors d’une réunion, 20 % des participants monopolisent 80 % du temps de parole. Cela est aussi favorisé par l’attitude du facilitateur, qui veille à ce que chaque création individuelle soit considérée avec le même poids dans la discussion collective, et que l’intention exprimée par le participant ne soit pas déformée. Ainsi, quelles que soient les « pressions » pour faire disparaître un point de vue dérangeant, ou quels que soient les arguments qu’on y oppose, la brique est là (elle conserve la mémoire, elle a une fonction mnémotechnique), incontestable, support d'un point de vue qui n’est pas forcément consensuel.
72Deuxièmement, le facilitateur a tenté de faire régner par diverses stratégies (par le choix d’un lieu neutre, par ses attitudes, par sa manière d’endosser le rôle du chef, et par sa volonté que la DG soit présente) un sentiment d’égalité entre les participants, condition essentielle à l’émergence du dissensus. Au sein du groupe de participants, il existe généralement des relations hiérarchiques formelles ou des rapports de force informels. On peut donc avoir autour de la table des supérieurs hiérarchiques qui n’ont pas l’habitude d’écouter la voix des sans-voix, et des personnes qui n’ont pas l’habitude d’être entendues. Durant la session LSP, c’est l’animateur qui prend le pouvoir en conduisant le processus d'une façon à instaurer une stricte égalité entre les participants (chacun construit, chacun partage le sens qu'il a mis dans la construction, chacun écoute). Les temps de construction, individuels et silencieux, permettent aux participants d’explorer ou d’inventer des idées indépendamment des autres participants de l’atelier (Zenk et al., 2021). Par ailleurs, la phase d'ouverture du jeu sert à mettre sur un pied d’égalité les participants : loin des ressources discursives qui établissent des hiérarchies, le jeu n’établit pas, a priori, des « bonnes » et des « mauvaises » constructions (la « beauté » ou la pertinence des créations produites est explicitement évacuée du processus, pour supprimer la compétition et toute idée de conformité à une réponse préétablie). Ainsi, dans le cas Fédération, les participants ont pu, à travers leur production individuelle et collective, exprimer ce qu’ils avaient à dire. De plus, en cherchant à repenser la stratégie de l’organisation, les participants sont amenés à prendre de la distance avec leur position habituelle, et à réfléchir à l’organisation dans son ensemble. Le temps de l’atelier, les participants se sont investis dans un rôle inhabituel : la DG s’est mise en posture d’écoute, à laquelle elle n’était pas forcément habituée, et les « sans-voix » ont profité de l'ouverture et saisi le rôle « égalitaire » qui leur était proposé. La méthode LSP permet donc de poser les conditions d’une forme d’égalité entre les participants. Cependant, il ne s'agit pas de faire semblant que la structure de pouvoir a disparu, c’est-à-dire d'instaurer une fiction égalitaire dans l'organisation : il s'agit de donner formellement le même pouvoir à chacun le temps de l'atelier par un processus dont le facilitateur est gardien.
73Enfin, la création esthétique est inhérente à la manipulation des briques LEGO®. Elles offrent des possibilités d’emboîtement et de combinaisons multiples, et, en proposant des métaphores instantanées négatives ou positives, les briques font naître l’envie d’exprimer des idées plus ou moins latentes qui n’auraient pas été exprimées autrement. On peut noter l’effort esthétique des participants de faire une construction informe, déséquilibrée, bancale pour exprimer le chaos organisationnel qu’ils ressentent au quotidien, a contrario de la construction symétrique et ordonnée produite par la DG. Les possibilités offertes par les briques LEGO® permettent l’expression du dissensus dans toute sa complexité, ses nuances, ses errances, ses incohérences.
74La méthode LSP, telle qu’elle est menée par ce facilitateur, nous semble donc bien adaptée à l’expression du dissensus. La formulation de la stratégie qui en découlera n’est pas pour autant déterminée par cet atelier : il est toujours ensuite possible d’ignorer les points de vues exprimés (ce qui peut d’ailleurs être, d’un point de vue stratégique, parfaitement justifié). Mais, en tous les cas, l’atelier LSP peut poser les conditions pour l’émergence du dissensus (proposition synthétisée dans le Tableau 2) :
Tableau 2 : Dissensus et méthode LSP
Caractéristiques du dissensus
|
Principes de la méthode LSP pouvant favoriser l’émergence du dissensus
|
Emergence de nouvelles voix
|
Tous les participants s’expriment au travers des briques LEGO
La brique a entre autres une fonction mnémotechnique : le point de vue exprimé ne disparaît pas.
|
Principe d’égalité
|
Toutes les créations individuelles des participants ont la même importance et doivent être prises en compte dans le modèle partagé. Les participants sont amenés à redéfinir leurs rôles et identités dans une perspective plus égalitaire.
|
Création esthétique
|
Les briques conduisent à des créations métaphoriques : émergence de points de vues différents grâce à la combinabilité des briques LEGO©, sur le fond et sur la forme
|
75Cette rencontre entre la méthode LSP et le concept de dissensus constitue selon nous un exemple intéressant d’approche créative et critique du management. L’intérêt de cette approche pour la conduite des ateliers LSP et pour le management en général, puis pour l’enseignement du management, est discuté ici.
76Rappelons que le dissensus n’est qu’un moment, diffus, fugace et insaisissable. Si la méthode LSP permet de créer des conditions pour son émergence, elle ne garantit en rien que celui-ci se produira effectivement. Dans cet article, nous avons décrit ces conditions qui, modestement, peuvent permettre l’émergence de moments de dissensus. Ajoutons que dans cette réussite, deux personnages apparaissent particulièrement cruciaux. Le facilitateur, tout d’abord, est garant des règles fondamentales de la méthode LSP qui, en principe, ne varient pas d’un facilitateur à l’autre. En revanche, son « style » peut différer : certains facilitateurs ont tendance, naturellement et souvent inconsciemment, à lisser les désaccords et à privilégier la recherche d’un consensus. Au contraire, le facilitateur présenté ici est particulièrement attentif à l’expression des conflits et des désaccords. La recherche du dissensus n’est pas unanimement partagée dans la communauté des facilitateurs LEGO© – et c’est d’ailleurs une des ambitions de cet article que d’ouvrir ce débat. Le commanditaire, ensuite, commande (et paye) l’atelier LSP et, à ce titre, fait très souvent partie du groupe des « dominants ». Le commanditaire doit accepter (et même activement rechercher) une position d’écoute et de forte remise en cause de ses méthodes de management, voire de sa personne. Il est du rôle du facilitateur (adepte du dissensus) de le préparer à cette éventualité. De ses réactions et de sa capacité d’écoute dépendent la réussite du processus. Nous ne pouvons, modestement, garantir l’émergence du dissensus (mais seulement les conditions pour qu’il émerge), mais on peut en revanche penser que sans ces conditions il y a peu de chance que le dissensus advienne.
77Par ailleurs, même si un moment de dissensus parvient à émerger, cela ne garantit en rien que celui–ci aura un impact réel sur les modes de fonctionnement habituels de l’organisation. Le dissensus, rappelons-le, en tant que phénomène émergent du hors cadre, du non compté, est par nature inattendu dans ses causes et dans ses effets. Cependant, il est particulièrement intéressant pour reconsidérer et affronter la question de la fausse participation sous un nouvel angle. En effet, un moment de dissensus se heurte de manière frontale à la normalité des relations hiérarchiques habituelles au sein des organisations. Chacune des trois caractéristiques est une remise en cause évidente des principes d’une hiérarchie classique, c’est-à-dire pensée par le top management, communiquée de manière descendante, et imposée par le haut sans être discutée par les niveaux hiérarchiques inférieurs. Donner la voix aux sans-voix, c’est remettre en cause le principe de la communication descendante. Postuler l’égalité de participants, c’est remettre en cause l’ordre hiérarchique bureaucratique, le principe de séparation entre les penseurs et les exécutants, et donc des fonctions clairement délimitées. Enfin, encourager la création esthétique (la création d’artefacts matériels) remet en cause les modes traditionnels de présentation en entreprise, qui privilégient habituellement des chiffres, des textes, et qui, par ailleurs, ignorent souvent la matérialité et son influence sur les pratiques (Barad, 2003). Comme toutes les méthodes participatives, elle revêt une dimension carnavalesque au sens de Bakhtine (1988), c’est-à-dire un moment durant lequel la vie normale est suspendue, incluant les distances hiérarchiques établies par la société, les traditions, la famille ou les organisations, et durant laquelle une conversation « franche », débarrassée des pesanteurs sociales, peut se tenir.
78Toute la question (qui se pose pour toutes les méthodes participatives) est alors de se demander si ce moment « carnavalesque » n’aura un impact positif que le temps du carnaval, ou bien s’il aura un impact au-delà de l’atelier. Si ce n’est pas le cas, le risque est de frustrer davantage encore les « sans voix », qui, ayant eu l’occasion d’être écoutés, se voient ensuite, à la sortie de l’atelier, encore plus manifestement ignorés. La méthode risque alors de provoquer les effets corrosifs habituels de la « fausse participation » souvent dénoncée dans la littérature critique en management (Ezzamel et Willmott, 1998 ; Willmott, 1993 ; Sewell, 1998 ; Barker, 1993 ; Oakes et al., 1998). Faire exprimer le dissensus le temps d’un atelier peut se révéler contre-productif (voire néfaste) si, ensuite, la communication descendante habituelle n’est pas remise en cause et les participants, après avoir été entendus, retournent à leur anonymat habituel. En somme, la méthode LSP peut, pour reprendre la distinction de Rancière, peut devenir un outil de « police » (c’est-à-dire de construction de consensus, puis à terme de fausse participation). Ou bien, elle peut être un outil de politique, c’est-à-dire de dissensus, et de réelle inclusion. Nous savons qu’il n’est pas rare que certains dirigeants, enchantés par l’atmosphère réellement participative de l’atelier, souhaitent le prolonger en emportant avec eux à l’issue de l’atelier la construction partagée, résultat des constructions communes des participants. Certains l’exposent ensuite dans leur entreprise. Ce geste, qui souligne au passage l’importance de la matérialité dans les organisations, est une manière symbolique d’essayer de prolonger le dissensus et de promulguer une réelle participation. Une voie de recherche future serait donc d’approfondir la question des conditions du prolongement des moments de dissensus, la manière dont on peut tenter de prolonger ces moments pour encourager la réelle participation plutôt que la fausse participation.
79En tous les cas, il n’est sans doute pas inutile de se doter d’un concept comme le dissensus qui permet de distinguer des organisations pour lesquelles la participation des employés se limite au consensus et ne va pas jusqu’au dissensus, et pour lesquelles les méthodes participatives sont plutôt des outils de police et non des outils de politique.
80Par ailleurs, qu’apporte cette approche par rapport à d’autres pédagogies innovantes et critiques ? Tout d’abord, notons que certaines expériences pédagogiques, notamment en entrepreneuriat, reposant sur la matérialité (souvent au travers de pratiques artistiques), sont très proches d’une démarche dissensuelle. Par exemple, elles recherchent la subversion (Bureau et Komporozos-Athanasiou, 2017), la découverte par l’enquête (Barry et Meisiek, 2015), ou encore l’émancipation intellectuelle (Kogut et al., 2021). On peut aussi penser aux approches par la pédagogie inversée ou le blended learning (Guilbault et Viau-Guay, 2017 ; Martineau et Calcei, 2019). Ces dispositifs mettent les apprenants dans des postures plus « actives » (jeux d’acteurs, déambulations, productions artistiques, déplacements dans l’espace, etc.) afin de dépasser les enseignements jugés trop stéréotypés et simplistes dans les écoles de management (French et Grey, 1996). Ces méthodes peuvent, bien entendu, mettre en place les conditions pour qu’arrive un moment de dissensus. Il serait intéressant, néanmoins, de les approcher davantage par ce concept : tout comme avec la méthode LSP, les animateurs de ces expériences ne sont pas nécessairement en recherche de dissensus, et peuvent être naturellement tournés vers un consensus. Par exemple, les approches artistiques peuvent être subversives, mais néanmoins tournées vers la recherche d’un nouveau consensus. La recherche du dissensus se déploie dans une attitude d’écoute et de remise en cause des hiérarchies, et pas seulement dans une création esthétique. Ainsi, cette approche appliquée à ces démarches, serait un moyen d’étoffer à la fois l’approche par le dissensus (pour en alimenter une meilleure connaissance), et ces dispositifs pédagogiques (pour les analyser différemment).
81Enfin, nous avons décrit un cas ancré dans un contexte managérial, et notre pratique en tant que facilitateurs LSP amène habituellement à travailler avec des organisations qui se posent des problèmes concrets de management. On peut néanmoins s’interroger sur la mobilisation possible d’une telle approche dans la salle de classe pour des étudiants en management, notamment en formation initiale. Dans son utilisation classique (qui ne focalise pas sur le dissensus), la méthode LSP, parfois utilisée auprès de ce public, permet de faire mieux comprendre certains enjeux stratégiques et/ou marketing à des étudiants tout en les engageant davantage dans cette activité. Pour ce public, l’approche par le dissensus peut apporter davantage en faisant émerger différents points de vue et désaccords dans un groupe d’élèves autour d’un sujet précis. Par exemple, cela serait une méthode intéressante sur des sujets à fort enjeu comme le rôle des entreprises dans la transition écologique ou les discriminations au travail. Cela permettrait peut-être d’éviter qu’un consensus s’instaure sur ces questions, comme cela est souvent le cas (Rancière, 2012a ; Brown et Tredidga, 2017). Néanmoins, on en resterait tout de même à une version édulcorée du dissensus. En effet, rappelons-le, le dissensus est plus qu’un désaccord, qu’une divergence de point de vue : c’est un conflit sur le partage du sensible, c’est-à-dire un conflit sur qui a le droit de parler, de définir le sens. Lorsque l’atelier LSP est mené pour les membres d’une organisation, les structures hiérarchiques en place et les relations de long terme entre les individus, portés vers un objectif commun font que le dissensus émergera sans doute davantage : il y a presque toujours des inégalités de pouvoir et d’accès à la parole dans ces configurations. Dans une salle de classe, avec des élèves en position d’égalité et qui se connaissent souvent peu, il nous semble que le dissensus émergera moins facilement. Malgré ce bémol, il n’est pas interdit de penser que de réels moments de dissensus émergeraient, notamment sur la question des discriminations, qui sont prégnants à l’école.
82A rebours du consensus, le dissensus est diffus, spontané et inattendu : il est un moment au cours duquel la « voix des sans voix » s’exprime, contestant l’ordre habituel des choses. Tout en considérant qu’il reste fondamentalement insaisissable et fugace, nous faisons néanmoins dans cet article l’hypothèse qu’il est possible de créer les conditions pouvant favoriser l’émergence de moments de dissensus, notamment grâce à la méthode LSP. Celle-ci présente en effet des affinités avec le dissensus : par sa manière d’encourager l’expression de tous les participants ; sa façon de promouvoir un principe d’égalité le temps de l’atelier ; et par les créations esthétiques sur lesquelles elle repose.
83L’examen d’un atelier LSP réel mené par l’un des auteurs confirme que la méthode LSP semble indiquée pour créer les conditions de l’émergence de moments de dissensus, notamment grâce à l’attitude et la posture de deux acteurs-clés : le facilitateur, qui doit rechercher ce dissensus, et le commanditaire, qui doit accepter de s’y ouvrir. Avec ces éléments réunis, rien ne garantit néanmoins la réussite du processus : le dissensus reste fondamentalement insaisissable, on ne peut que créer des conditions pour son émergence. Ce modeste apport est néanmoins important pour penser une approche créative et critique du management : en effet, le dissensus permet de mieux se méfier des pièges de la fausse participation qu’induisent trop souvent les approches participatives. Il permet aussi de remettre en cause la manière dont on présente les enjeux importants du management aux futurs managers, sous forme peut être trop consensuelle. Ce travail exploratoire pourrait trouver de nombreux prolongements fertiles. Par exemple, il serait intéressant de faire un lien plus explicite entre les dynamiques du dissensus et l’activité des entreprises. La culture de l’entreprise et la culture managériale ne sont pas étanches à la culture du secteur d’activité. Une analyse comparative permettrait notamment d’approfondir ces liens.