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Faut-il avoir des compétences sociales pour réussir la succession familiale ?

Are social skills required for successful family succession?
Heddi Yezza et Didier Chabaud

Résumés

Si la littérature sur les entreprises familiales souligne que les qualités et les attributs du successeur jouent un rôle fondamental dans la réussite de la succession, l’analyse de l’impact des compétences sociales dans ce contexte est encore négligée. Ce travail vise à combler cette lacune conceptuelle et empirique. Après avoir défini le concept de compétences sociales et ses dimensions, une étude empirique par le biais d’un questionnaire a été conduite auprès de 105 entreprises ayant connu au moins un épisode de transmission. Les résultats montrent que les dimensions des compétences sociales ont un impact différencié sur la performance post-succession, et que l’analyse gagne également à différencier les types de performance analysés.

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Texte intégral

Nous remercions les rapporteurs et l’éditeur associé pour leur remarques et suggestions qui ont permis d’améliorer ce texte. Nous demeurons, bien évidemment, responsables des erreurs et omissions.

1. Introduction

1La succession au sein des entreprises familiales (désormais EF) constitue l’un des sujets les plus étudiés dans le champ du Family business (Allouche et Amann, 2000; Arrègle et Mari, 2010; Chua et al., 2003; Daspit et al., 2016; Missonier et Gundolf, 2017). Sans doute est-ce lié au fait que la succession constitue un moment récurrent dans la vie de l’EF, et un moment particulièrement critique source d’une forte mortalité des EF (Ahrens et al., 2019; Bégin et al., 2014; Ward, 1987).

2Une grande partie de la recherche sur la succession familiale se concentre sur les qualités et les compétences du successeur (Barach et Gantisky, 1995; Chrisman et al., 1998; De Massis et al., 2008; Ibrahim et al., 2004). La volonté de prendre la relève est importante avant même le déclenchement du processus de succession (Barach et Gantisky, 1995; Sharma et al., 2001), et l’accent est mis sur l’importance des compétences en gestion financière, marketing et vente (Chrisman et al., 1998), la capacité à intégrer le réseau développé par le prédécesseur (Goldberg, 1996), à identifier les personnes clés dans l’environnement interne et externe de l’entreprise (Steier, 2001). Plus largement, la possession de « soft skills », telles que la capacité de travailler en équipe ou la communication est mise en exergue (Schlepphorst et Moog, 2014). Pourtant, Long et Chrisman (2014) regrettent l’absence d’analyse spécifique du rôle des compétences sociales (CS) – à savoir la capacité de l’individu à interagir efficacement avec les autres – du successeur dans la performance post-succession. Ce regret est en résonnance avec de multiples travaux qui montrent l’importance de ces compétences sociales, que ce soit dans le contexte du management (Theurelle-Stein et Barth, 2017; Morin et Janand, 2019) ou dans le contexte entrepreneurial (Bernoster et al., 2019; Baron et Markman, 2000; 2003; Baron et Tang, 2009; Kreiser et al., 2013; Lamine et al., 2014; Omrane, 2015). S’agissant de la succession familiale, seuls Hatak et Roessl (2015) ont, à notre connaissance, montré le rôle central des « compétences relationnelles » dans la confiance et le transfert des connaissances entre le prédécesseur et le successeur, en réalisant une étude expérimentale conduite auprès d’étudiants en management : prolonger cette ligne d’interrogation est alors pertinent.

  • 1 La question de l’extension de ce travail à des contextes de cession à des tiers, pour analyser le p (...)

3Notre objectif sera donc de tester l’impact des compétences sociales du successeur sur la performance post-succession1 pour contribuer à résorber le manque de connaissances sur ce thème. A cette fin, notre analyse se situe dans la filiation des travaux conduits en matière de CS (Baron et Markman, 2003; Baron et Tang, 2009), et dans le prolongement des débats conduits sur la nature de la performance des EF (Chua et al., 2018 ; De Massis et al., 2018). De multiples travaux soulignent, en effet, la nécessité de prendre en compte la dimension familiale, et le fait que la seule focalisation sur des critères de performance économique (rentabilité, valorisation des actifs) est réductrice car la famille a également des objectifs de performance non économique (Sharma et al., 2003 ; Berrone et al., 2012).

  • 2 Un travail complémentaire conduit sur un échantillon distinct et réduit de 77 observations, appréhe (...)

4Ce faisant, notre étude est, ainsi, la première à tester l’influence des compétences sociales sur la performance post-succession en prenant en compte la complexité de la mesure de la performance (économique et non économique)2. Cette prise en compte des CS du successeur complète – et permet de discuter – les travaux existants, et conduit à des propositions en matière de sélection, de formation, et d’apprentissage du (des) successeur(s). Pour cela, nous nous appuierons sur une étude empirique conduite auprès de 105 EF tunisiennes qui ont été confrontées à un épisode de succession familiale.

5Nous commencerons ainsi par présenter les compétences sociales et la performance des EF, avant de présenter l’étude empirique, les résultats obtenus et d’en discuter la portée et les limites.

2. Cadre conceptuel

2.1. Les compétences sociales : Une dimension cruciale pour la réussite des managers et entrepreneurs

6Les compétences sociales permettent ainsi d’être en mesure d’interagir efficacement avec les autres, en ayant une grande qualité d’écoute, en suscitant l’empathie, et en adoptant une posture et des modes d’expression adaptés (Riggio, 1986 ; Baron et Markman, 2000).

7Si l’intérêt pour les compétences sociales est ancien (Chader et Ovono Beyeme, 2019), il s’est fortement renforcé ces dernières années : le fait de posséder des « compétences sociales », des « soft skills » ou des « compétences relationnelles » est désormais considéré comme crucial pour assurer une bonne qualité de management (Theurelle-Stein et Barth, 2017), de leadership (Morin et Janand, 2019 ; Riggio et Tan, 2014), voire dans une logique de management stratégique (Feuvrier, 2014). Si les organisations en bénéficient, les compétences sociales permettent de générer nombre d’avantages pour les individus : cette capacité à agir efficacement avec les autres s’accompagne d’un plus grand nombre de contacts (Diener et Seligman, 2002) ; elle augmente les chances d’être accepté dans les entretiens d’embauche par rapport aux autres candidats (Riggio et Throckmorton, 1988), et fait bénéficier l’individu d’appréciations surévaluées par le supérieur hiérarchique (Robbins et DeNisi, 1994). Ainsi les CS améliorent-elles les perspectives de carrière (Belliveau et al., 1996) et permettent-elles l’obtention de meilleurs résultats au cours des négociations avec les parties prenantes (Baron et Markman, 2003).

  • 3 Pour une généalogie des travaux, il est possible de se référer à Ferris, Perrewé, et Douglas (2002) (...)

8Dans le contexte de l’entrepreneuriat, Baron et Markman (2000 ; 2003) sont les premiers à transposer l’analyse des compétences sociales. Ces auteurs ont conduit deux études auprès de 230 entrepreneurs qui montrent l’impact des CS sur la performance financière de l’entreprise, et soulignent à la suite des travaux de Riggio (1986 ; 2014)3 la nécessité de distinguer plusieurs dimensions dans ce concept (Baron et Markman, 2003) :

  • L’adaptabilité sociale est la capacité d'adaptation à un large éventail de situations sociales ;

  • La gestion de l’impression est la capacité à susciter des réactions favorables chez les autres. Baron et Tang (2009) ont proposé de la décomposer en autopromotion, par laquelle l’individu met en valeur ses aptitudes et ses réalisations pour être perçu comme compétent, et les bonnes grâces (ingratiation), par lequel l’individu utilise les « flatteries » et les faveurs accordées pour se faire apprécier par les autres ;

  • L’expressivité sociale est la capacité d'exprimer des émotions et des sentiments d'une manière appropriée ;

  • La perception sociale est la capacité de cerner les autres avec précisions.

  • 4 Voir l’annexe 1 à la fin de l’article pour un aperçu des études en la matière.

9Les compétences sociales apportent à l’entrepreneur de multiples avantages lors de son projet entrepreneurial4, parmi lesquels : travailler avec les autres membres d’organisation d’une manière efficace, en suscitant la motivation et la confiance (Lamine et al., 2014), créer des coopérations (Fligstein, 2001; Peredo et Chrisman, 2006), accéder aux informations importantes et à la saisie des opportunités (Omrane, 2013), « ouvrir des portes » et favoriser la formation d’alliances commerciales (Baron et Markman, 2003), et enfin l’obtention de financements (Omrane, 2015).

10L’entrepreneuriat rejoint ainsi de multiples autres champs de recherche pour accorder un intérêt particulier aux compétences sociales.

2.2. Les compétences sociales : de l’entrepreneuriat à la transmission familiale : quelles hypothèses ?

11Si les compétences sociales apparaissent comme cruciales pour l’entrepreneur, qu’en est-il pour le successeur en contexte de transmission d’entreprise ? Répondre nécessite de clarifier la façon dont la transmission d’entreprise peut se rapprocher de l’entrepreneuriat, avant de préciser la façon dont les compétences sociales du successeur pourraient affecter la réussite, ou la performance, de la transmission d’entreprise.

12Historiquement, la transmission familiale a pu sembler, à première vue, éloignée de l’entrepreneuriat (Brockhaus, 1994). Dyer et Handler (1994, p.71) soulignent ainsi que « l’entrée dans le monde des entreprises familiales se produit souvent au moment où l’entrepreneur prend sa retraite », mais ils appellent à connecter le champ de l’entrepreneuriat et du family business. Leur appel va susciter de multiples travaux qui vont montrer combien entrepreneuriat et entreprises familiales sont connectés (Hoy et Verser, 1994). Dans le contexte francophone, Deschamps (2003) a, la première, souligné combien la reprise d’entreprise par une personne physique, s’inscrit dans une démarche entrepreneuriale : le repreneur est – à l’instar du créateur – confronté à un changement important de situation et à la nécessité de se projeter dans une logique de création de valeur importante. L’approfondissement des travaux qui analysent le phénomène successoral – transmission et reprise – (de Freyman et Richomme-Huet, 2010) et ceux qui comparent reprise externe et transmission familiale, conduisent à considérer que la transmission familiale apparaît comme un phénomène entrepreneurial à part entière (Chabaud et Bégin, 2014, Deschamps, 2018). Analyser les compétences sociales du successeur, à l’instar de celles de l’entrepreneur, est alors judicieux (Long et Chrisman, 2014). Les travaux conduits dans la lignée de Baron et Markman (2000 ; 2003), Baron et Tang (2009) nous permettront de discuter les diverses dimensions et hypothèses relatives à la connexion entre compétences sociales et performance post-succession.

13L’adaptabilité sociale, qui permet d’ajuster son comportement à différentes situations sociales (Baron et Markman, 2003; Baron et Tang, 2009), semble fondamentale dans la succession familiale, car elle permet de faire face à la fois aux aspects professionnels et familiaux. Dans le cas d’une création d’entreprise, l’entrepreneur choisit son équipe et définit les rôles de chaque membre. A contrario, dans le cadre de la reprise, le successeur intègre une structure existante et doit savoir composer avec les équipes en place et les partenaires existants. L’adaptabilité sociale apparaît alors comme une condition essentielle pour renforcer l’engagement des parties prenantes : l’entrepreneur doit s’adapter à plusieurs situations en changeant sa position, son discours ou même son attitude (Lamine et al., 2014), et savoir s’adapter au changement. Identifier la nature de la relation entre les tiers et son prédécesseur, permet au successeur d’ajuster son comportement et son attitude avec des personnes ayant une culture et des habitudes différentes. Cette capacité permet plus largement de surmonter les difficultés relationnelles avec les collaborateurs et les différentes parties. La capacité du successeur à ajuster son rôle au cours du processus de succession (Morris et al. 1997) et, plus largement, sa capacité à gérer les relations familiales est perçue comme le socle de la réussite de la succession (Barach et Ganitsky, 1995; Cabrera-Suárez et al., 2001; Chrisman et al., 1998; Goldberg, 1996; Ibrahim et al., 2004). Cette capacité à gérer la sphère professionnelle et familiale renforce la légitimité du successeur à la tête de l’entreprise (Dalpiaz et al., 2014). Il est important que le successeur adapte sa communication et son comportement (Knapp et al., 2013) pour gérer sa relation avec le prédécesseur (Fattoum et Fayolle, 2008) et les autres membres de la famille. Signalons également que ces aspects ont été soulignés dans des contextes de reprise par un tiers, l’adaptabilité et la capacité d’intégration du repreneur étant considérées comme fondamentales (Deschamps et Paturel, 2009 ; Boussaguet, 2007). Il est alors possible d’énoncer une première hypothèse :

H1 : L’adaptabilité sociale influence positivement la performance

14La gestion de l’impression est définie comme la capacité de l’entrepreneur à donner une première impression favorable aux autres (Baron, 2000; Baron et Markman, 2003). Cette dimension est complémentaire à l’adaptabilité sociale car le successeur doit non seulement être capable de s’adapter, mais aussi être capable de concrétiser les actions en agissant avec les autres. Pour cela, donner une bonne impression aux partenaires est important. Le successeur doit montrer une capacité de prise d’initiative, de créativité et un sens de responsabilité (Barach et al., 1988). Un premier contact réussi avec les parties prenantes permet à la fois de garder une bonne relation avec eux et de faciliter les prochaines rencontres. Cela semble particulièrement important dans le cas d’une succession non planifiée (reprise suite à un décès). Le successeur n’est, alors, pas reconnu par les différentes parties prenantes et doit faire ses preuves en donnant une première bonne impression.

  • 5 Soulignons, bien sûr, le fait que ce problème peut renvoyer à plusieurs des dimensions des CS, tant (...)

15Goldberg (1996) et Steier (2001) montrent ainsi que le successeur doit être capable d’intégrer le réseau de son prédécesseur, pour mieux le développer. Pour ces auteurs, identifier les acteurs clés qui évoluent dans l’environnement externe et interne à l’entreprise nécessite des compétences particulières. Dans la même logique, Arrègle et al. (2004) ont souligné l’importance et montré les risques d’affaiblissement du capital social de l’entreprise si le successeur n’arrive pas à intégrer le réseau de son prédécesseur ou bien n’arrive pas à entretenir le même type de relation5. De Freyman et Richomme-Huet (2009) ont étudié les obstacles liés au transfert du réseau social d’une génération à une autre. Pour Geindre (2009), dans un contexte de reprise externe, la CS apparaît comme complémentaire à la capacité de réseautage et assure une utilisation efficace du réseau développé par le cédant. Ainsi que le souligne Baron (2004), une incapacité à gérer la première impression peut fortement altérer le maintien du réseau antérieur, ainsi que la capacité à développer de nouvelles relations d’affaires. Nous pensons que cette capacité peut également préserver le capital social familial et créer des liens sociaux entre les membres de la famille (Arrègle et al., 2007; Carr et al., 2011). La reconnaissance des réalisations des membres de la famille renforce le sentiment d'appartenance et l'identification des individus à un groupe donné (Carr et al., 2011). La gestion de l’impression semble alors constituer un facteur important de la performance post-succession. Cependant, Bolino et Turnley (1999) ont attiré l’attention sur la complexité de gestion de l’impression ; Baron et Tang (2009) ont alors différencié l’autopromotion, par laquelle l’individu met en valeur ses aptitudes et ses réalisations pour être perçu comme compétent, et les bonnes grâces (ingratiation), à savoir l’usage des « flatteries » et des faveurs accordées pour se faire apprécier des autres. Nous proposons alors de distinguer :

H2 : Les bonnes grâces influencent positivement la performance.

H3 : L’autopromotion influence positivement la performance.

16L’expressivité est la capacité d’exprimer les sentiments et les réactions aux interlocuteurs de façon adaptée (Baron et Markman, 2003; Baron et Tang, 2009). Cette expressivité joue sur la capacité du successeur à motiver son équipe et créer un esprit collaboratif entre les membres de l’entreprise (Cabrera-Suárez et al., 2001; Ibrahim et al., 2004). L’expressivité fournit des atouts pour convaincre les clients, convaincre les banquiers à obtenir des crédits (Cialdini, 2000), voire – dans un contexte successoral – obtenir une gestion plus efficace des ambiguïtés liées aux sentiments que suscite un passage de témoin. Bah (2009) montre ainsi, en analysant des cas de transmission-reprise, l’importance de ces compétences pour réussir la reprise. Si le contexte familial est différent, il demeure chargé en émotions (Astrachan et Jaskiewicz, 2008; Bertschi-Michel et al., 2019; Labaki et al., 2013; Stanley, 2010), et nécessite, de la part du successeur, une capacité à exprimer des sentiments et avoir une attitude appropriée, tant vis-à-vis du prédécesseur que des autres membres de la famille. De telles expressions ont tendance à être contrôlées par des caractéristiques familiales (Kepner, 1983). De plus, le système familial peut même empêcher les membres de la famille d'exprimer leurs émotions, en particulier dans les situations de conflit (Tagiuri et Davis, 1996). Les membres de la famille peuvent éviter l'expression d'émotions négatives pour préserver l'harmonie familiale (Memili et al., 2015). Ainsi, nous proposerons l’hypothèse (H4) :

H4 : L’expressivité influence positivement la performance

17La perception sociale est la capacité à cerner les autres avec pertinence (Baron et Tang, 2009). Cette capacité permet à l’individu de percevoir dans quelle mesure les partenaires sont fiables, de sélectionner les meilleurs partenaires, voire de conduire les négociations de façon efficace (Baron et Tang, 2009). Faire preuve de jugement et reconnaitre les différences entre les individus permet de déchiffrer les attentes des collaborateurs, mais également de son prédécesseur pour assurer la cohésion entre les deux. Il est primordial de connaitre avec précision les caractéristiques de chaque individu avant de procéder à une éventuelle réorganisation et redéfinition des rôles des membres de l’équipe. Identifier et comprendre les besoins de ses employés aide le successeur à entretenir des bonnes relations basées sur la confiance et la crédibilité (Dyer, 1986; Barach et al., 1988 ; Cabrera-Suárez et al., 2001; Goldberg, 1996). Sur un plan familial, cette capacité permet de comprendre l'écart entre les attentes des prédécesseurs et les perceptions des successeurs (Schlepphorst et Moog, 2014). Selon la structure familiale et les caractéristiques personnelles des individus, les membres de la famille n'expriment pas clairement leurs besoins. Ainsi, le successeur doit être capable de comprendre les attentes des autres. L'incapacité des dirigeants à trouver un équilibre entre la sphère professionnelle et les besoins familiaux de tous les membres de la famille (Caputo et al., 2018 ; Memili et al., 2013) peut générer des conflits et des tensions. Identifier les attentes des membres de la famille aide à assurer l'harmonie familiale et à créer une relation basée sur la confiance. De ce fait, nous proposons l’hypothèse suivante :

H5 : La perception sociale influence positivement la performance

2.3. Prendre en compte la performance socio-émotionnelle au-delà de la performance économique des entreprises familiales

18Si la performance a traditionnellement été mesurée par des indicateurs purement financiers (Chrisman et al., 2012 ; Rutherford et al., 2008), le développement de la recherche en sciences de gestion a conduit à reconnaitre que toute entreprise (familiale et/ou non familiale) poursuit également des objectifs non financiers (Chua et al., 2015). Le champ de recherche sur les entreprises familiales a rapidement été sensibilisé à cet aspect, dans la mesure où la nature familiale de l’entreprise conduit à souligner que les objectifs non financiers jouent un rôle important (Chua et al., 2018 ; Zellweger et al., 2013), voire un rôle premier puisque les membres de la famille ont une préférence envers les objectifs non économiques (Zellweger et Nason, 2008; p.203). Ces derniers accordent d’ailleurs une attention particulière à des dimensions non économiques telles que l’harmonie familiale, les relations de confiance, le statut social et la réputation de l’entreprise (Chrisman et al., 2012 ; Sharma et Manikutty, 2005), l’autonomie et le contrôle (Olson et al., 2003), la cohésion familiale et la loyauté (Sorenson, 1999), garantir un emploi aux membres de la famille (Molly et al., 2019) ou encore la satisfaction des membres de la famille (Mahto et al., 2010). L’atteinte des objectifs engendrant des avantages non financiers est cruciale pour la famille (Kotlar et De Massis, 2013). Ces avantages émanent du contrôle et de la direction de l’entreprise (De Massis et al., 2018). Les dirigeants familiaux peuvent investir pour préserver la réputation de la famille (Miller et al., 2008) ou encore accumuler des réserves financières pour répondre aux besoins familiaux (Gomez-Mejia et al., 2007).

  • 6 Ces auteurs ont développé des échelles permettant de mesurer l’importance du SEW et le qualifient c (...)

19Ces objectifs non économiques font référence à la richesse socio-émotionnelle ou « socioemotional wealth » (SEW), un concept qui a été largement développé la dernière décennie (Berrone et al., 2012 ; Debicki et al., 2016 ; Gómez-Mejía et al., 2007). La SEW représente des aspects non financiers qui répondent aux besoins affectifs de la famille, tels que l'identité, la capacité d'exercer une influence familiale et la perpétuation de la dynastie familiale (Gómez-Mejía et al., 2007 ; p. 106). Le développement des travaux autour de ce concept a permis la validation de plusieurs échelles de mesure. Debicki et al. (2016) définissent ainsi la « socioemotional wealth » comme un ensemble d'avantages non financiers spécifiquement associés au bien-être et aux besoins affectifs des membres de la famille découlant de l'exploitation d'une entreprise (p.486), tandis que Hauck et al. (2016) mesurent le SEW comme l’accumulation d’avantages affectifs. La littérature reconnait l’absence d’un consensus sur les dimensions de SEW et les objectifs non financiers de l’entreprise familiale (Chua et al., 2018).

20La SEW est souvent traitée comme un objectif qui influence le comportement des entreprises familiales (Chrisman et Patel, 2012) ou encore leur taux d’endettement (Molly et al., 2019). Les objectifs non économiques et/ou non financiers ont été souvent traités comme une variable indépendante (Chua et al., 2018). En revanche, les travaux de Basco et Rodriguez (2011) et Basco (2013) sont parmi les rares études ayant introduit la performance non économique comme une variable dépendante.

21Si la diversité des objectifs est ainsi étayée, la mesure de la performance conduit également à différencier les objectifs économiques et les objectifs non économiques (Kotlar et De Massis, 2013 ; Chua et al., 2015 ; Gomez-Mejia et al., 2007 ; 2010). Il sera alors particulièrement intéressant de différencier les mesures de performance, afin de cerner l’influence des compétences sociales.

2.4. Vers un modèle intégrateur

22Nous proposons, au final, un modèle qui prend en compte à la fois les compétences sociales et leur impact sur la performance économique et non économique.

Figure n°1 : Compétences sociales et la performance post-succession

Figure n°1 : Compétences sociales et la performance post-succession

3. L’étude empirique

  • 7 Des études qualitatives ont également été conduites (Lamine et al., 2014 ; Omrane, 2015), qui ont m (...)

23Nous avons fait le choix de réaliser une étude quantitative, et de tester les hypothèses sur un échantillon de 105 entreprises tunisiennes en adoptant un modèle de régression linéaire. Ce choix de méthode permet de situer notre étude dans le prolongement de multiples travaux qui ont testé l’impact des compétences sociales et souligné la robustesse des construits élaborés (Baron et Markman, 2003 ; Baron et Tang, 2009 ; Yezza et Chabaud, 2020)7. Après avoir présenté l’échantillon, nous préciserons le choix des échelles de mesure, la méthode de pré-test des échelles et enfin la méthode de test des hypothèses.

3.1. L’échantillon

24L’étude réalisée porte sur des EF tunisiennes. Les données ont été collectées auprès de 105 entreprises familiales tunisiennes par le biais d'un questionnaire (cf. tableau n° 1). Le choix d'un tel contexte est justifié par l'omniprésence des entreprises familiales en Tunisie : 84% des entreprises y sont familiales (Zaddem et Lakhdar, 2017 ; Zghal, 1994). En outre, le contexte tunisien est intéressant compte tenu du nombre encore limité d’études sur les pays en développement et, plus encore, du monde arabe (Ramadani et al., 2017).

25La conduite de cette recherche a nécessité de résoudre deux difficultés : l’absence de bases de données permettant de repérer les EF ayant connu (au moins) un épisode de succession dans le contexte tunisien, et la difficulté à approcher les successeurs en place, afin d’obtenir des réponses à des questions qui sont sensibles, voire jugées confidentielles. Basly (2017) souligne, en outre, la difficulté de convaincre les dirigeants des EF dans les pays arabes à participer à des recherches scientifiques. Le recours à une méthode d’échantillonnage par boule de neige (Semaan, 2010) nous est apparue pertinente pour contourner ces difficultés, dans la mesure où il s’agit d’un sujet à la fois sensible et marqué par la difficulté à repérer la population d’entreprises cible (Biernacki et Waldorf, 1981).

  • 8 Cette mobilisation des réseaux de l’un des auteurs, qui était en contact avec des dirigeants d’EF e (...)

26La première étape a consisté en l’identification, dans plusieurs gouvernorats de la Tunisie, d’entreprises qui seraient pertinentes pour notre étude, c’est-à-dire d’entreprises qui ont connu un épisode de succession. Une première série de contacts a été réalisée. Les répondants ayant estimé que la problématique était intéressante, ont été mobilisés pour aider à identifier des entreprises concernées par la transmission familiale8. Au total, ces efforts nous ont permis, après de multiples contacts, de constituer un échantillon d’entreprises qui réponde à nos critères et qui soit adapté aux impératifs méthodologiques de la recherche. La collecte de données primaires de source fiable a été possible, puisque nous avons-nous même rencontré les successeurs. La collecte des données a été effectuée en face à face afin de s’assurer de la bonne compréhension des questions posées. Nous avons ensuite choisi de ne retenir que les entreprises dont le processus de succession est déjà achevé, les successeurs ayant repris officiellement l’entreprise familiale depuis au moins 1 an.

27Notons également que la définition du questionnaire a fait l’objet d’une attention particulière. Un premier questionnaire a été réalisé sur la base de la littérature et a été pré-testé auprès de quinze successeurs, afin d’en vérifier la clarté dans le contexte des EF tunisiennes. Le pré-test a révélé que le questionnaire contenait des mots et des expressions difficiles à appréhender par la population cible. Nous avons alors apporté des modifications en tenant compte des remarques des répondants. La version finale du questionnaire contient ainsi plusieurs synonymes pour les mots signalés comme difficiles à comprendre.

3.2. La mesure des compétences sociales

28Suite à Riggio (1986), Baron et Markman (2003) ont développé une échelle de mesure qui différencie quatre dimensions : la perception sociale, l’adaptabilité sociale, l’expressivité et la gestion de l'impression. Un bon résultat de fiabilité et validité des construits a été observé pour cette échelle, sauf en ce qui concerne la gestion de l’impression. Baron et Tang (2009) ont alors modifié l’échelle en distinguant deux sous dimensions dans la gestion de l’impression : l'autopromotion (quatre items) et les bonnes grâces (quatre items). C’est cette dernière échelle que nous avons retenue, compte tenu de la meilleure qualité a priori des construits qu’elle propose (cf. annexe n° 2).

3.3. La mesure de la performance

29La littérature en EF recommande la prise en considération de deux dimensions de la performance ; économique et non économique (Chua et al., 2018 ; Chua et al., 2015 ; Kotlar et De Massis, 2013 ; Zellweger et Nason, 2008). La performance est mesurée en fonction de la réalisation des objectifs (Chua et al., 2003 ; Basco, 2013 ; Basco et Rodriguez, 2011).

30Le contexte tunisien est marqué par une réticence à fournir des états financiers. Les dirigeants des entreprises familiales refusent de dévoiler certaines informations concernant leurs activités, seules les entreprises cotées en bourse étant obligées de divulguer les états financiers (81 sont cotées)9. Compte tenu de cette particularité, nous avons suivi la recommandation de Acquaah (2013) qui propose de contourner cette difficulté en mesurant la performance financière via des évaluations subjectives fondées sur le degré de satisfaction vis-à-vis de certains indicateurs. Eddleston et al. (2008) soutiennent cette technique en montrant que les mesures subjectives sont fortement corrélées à la performance objective.

31La mesure de la performance économique repose sur 4 items : bénéfice net, flux de trésorerie, marge commerciale et retour sur investissement. Les répondants sont invités à indiquer dans un premier temps l’importance accordée à ces items (sur une échelle de type Likert à cinq points allant de « Pas du tout important » à « très important »), puis leur degré de satisfaction (sur une échelle de type Likert à cinq points allant de « Pas du tout satisfait » à « très satisfait »). L’échelle est définie par la multiplication du degré d’importance et du degré de satisfaction (Gupta et Govindarajan, 1984 ; Richard et al., 2009 ; Basco et Rodriguez, 2011 ; Basco, 2013).

32Concernant la performance non économique, nous mobilisons la même méthode sur la base de 4 autres items (Basco et Rodriguez, 2011 ; Basco, 2013) : l’argent disponible pour la famille, la qualité de vie au travail, la sécurité apportée par l’entreprise à la famille et le temps passé ou consacré à la famille.

  • 10 Nous remercions l’un des rapporteurs pour la suggestion de prendre en compte cette variable de cont (...)

33Nous avons également introduit plusieurs variables de contrôle : la taille de l’entreprise, le secteur d’activité, l’emplacement géographique (région), les membres de la famille impliqués dans l’entreprise, la modalité de succession, le genre, le niveau d’éducation du successeur, le temps écoulé depuis la prise de fonction du successeur (antériorité de la reprise)10 et, enfin, l’âge du successeur suivant en cela notamment les travaux de Arrègle et al. (2015) et Chrisman et al. (2012).

3.4. L’analyse des données

34Une analyse préliminaire a été réalisée pour évaluer la robustesse et la fiabilité des items mesurant les différentes dimensions des compétences sociales. Les analyses factorielles en composantes principales des compétences sociales montrent que cinq dimensions peuvent être distinguées : l’adaptabilité sociale (cinq items), la perception sociale (cinq items), l’autopromotion (quatre items), l’expressivité (trois items) et enfin les bonnes grâces (quatre items). Les construits ont tous été jugés comme étant de bonne qualité (mesure des alphas de Cronbach, indices KMO, et test de sphéricité de Bartlett). Des tests complémentaires ont été réalisés afin de vérifier l’absence de multi-colinéarité entre les différentes variables. L’analyse montre que la valeur de VIF (Variance Inflation Factor) est satisfaisante et atteste de l’absence de multi-colinéarité (cf. tableau n° 2). Finalement, nous avons retenu des modèles de régression linéaire par les moindres carrés ordinaires. L’objectif étant de tester des liens de causalité entre les variables, les compétences sociales ont été introduites comme une variable indépendante et la performance comme une variable dépendante. Les tests ont été réalisés en utilisant le logiciel SPSS (version 21).

4. Résultats

35Nous avons opté pour une démarche pas à pas qui permet de faire ressortir clairement l’impact des différents jeux de variables : variables de contrôle puis variables indépendantes (Eddleston et al., 2008 ; Tharenou et al., 2007). Nous pouvons remarquer que les résultats sur les variables de contrôle permettent d’observer que seules sont significatives les variables liées au nombre de membres de la famille impliqués dans la succession (impact négatif, seuil de 5% seulement sur la performance économique), tandis que la taille de l’EF a un impact négatif sur les performances – tant économique que non économique – au seuil de significativité de 5%. Inversement, les variables relatives au niveau d’éducation, les modalités de succession, ou le genre n’ont pas d’impact significatif. Nous soulignons également que l’âge du successeur, l’antériorité de la reprise, l’âge de l’entreprise, l’emplacement géographique (région) et le secteur d’activité, n’ayant aucun impact significatif, ont été omis du tableau.

36S’agissant des hypothèses principales, nous remarquons que les résultats diffèrent quelque peu, selon que l’on teste l’impact des compétences sociales sur la performance économique ou sur la performance non économique. Les tests effectués sur la performance économique montrent que les hypothèses liées à l’adaptabilité sociale, la perception sociale, l’expressivité et les bonnes grâces sont validées. L’autopromotion, quant à elle, pose question : si cette variable a un impact significatif, nous remarquons que la relation obtenue est de sens inverse à ce qui était attendu. Une augmentation de l’autopromotion s’accompagne d’une dégradation de la performance économique et non d’une augmentation, ainsi que nous l’attendions et qu’il était observé dans les autres études, conduites il est vrai en matière de création d’entreprises.

37Les tests de l’impact des compétences sociales sur la performance non économique montrent une convergence dans les résultats, avec la perception sociale, l’expressivité qui ont chacune un impact significatif et positif sur la performance non économique, tandis que l’autopromotion a un impact significatif et négatif sur la performance non économique. Par contre, cette fois-ci, les hypothèses liées à l’adaptabilité sociale et aux bonnes grâces sont rejetées, n’ayant aucun impact significatif sur la performance non économique (cf. tableau n° 3).

Tableau n° 3 : Récapitulatif des modèles

Tableau n° 3 : Récapitulatif des modèles

Variable dépendante : Modèle 1 : performance économique, modèle 2 : performance non économique

Signification : résultat significatif au seuil de 10% (*), au seuil de 5% (**), ou au seuil de 1% (***)

5. Discussion

38Les résultats obtenus sont intéressants à plus d’un titre. Tout d’abord, ils convergent avec les études conduites dans d’autres domaines, qui montrent l’importance des compétences sociales pour cerner les processus managériaux. Nous soulignons ainsi l’intérêt d’être attentif aux compétences sociales dans le contexte de la succession familiale. Les résultats permettent ensuite de discuter la particularité du contexte de succession familiale par rapport au contexte de création d’entreprise. Il convient, également, de porter une attention à l’effet de certaines variables de contrôle. Nous discuterons, enfin, les limites de cette étude.

39Les compétences sociales du successeur impactent la performance post-succession. Ce résultat conforte une littérature qui s’est développée en sciences de gestion sur ce type de compétences (Chader et Ovono Beyeme, 2019 ; Feuvrier, 2014 ; Morin et Janand, 2019 ; Riggio et Tan, 2014 ; Theurelle-Stein et Barth, 2017), en éclairant l’impact des CS du successeur sur la performance post-succession. La prise en compte des compétences sociales améliore ainsi fortement la capacité du modèle à expliquer la variance des observations (significatif à 0,01%). Il est ici intéressant d’observer la confirmation de cette relation s’agissant d’une question – la succession des EF – qui est fondamentale pour comprendre la survie des entreprises familiales (Bégin et al., 2014, Hoy et Sharma, 2010).

  • 11 Signalons que ces résultats sont en phase avec ceux obtenus sur un échantillon différent de Yezza e (...)

40Une observation plus attentive conduit à montrer la particularité des résultats obtenus dans ce contexte de succession, qu’il s’agisse de la comparaison avec les études conduites en matière de création, ou bien de souligner combien les résultats peuvent dépendre du type de performance qui est mesuré. La comparaison des résultats obtenus sur les études conduites – sur la performance économique – dans un contexte de création d’entreprise est intéressante. Notre étude montre des résultats significatifs pour chacune des dimensions des compétences sociales. Mais, si les bonnes grâces, l’adaptabilité sociale, la perception sociale et l’expressivité du successeur impactent positivement la performance post-succession, l’auto-promotion entraine un impact négatif11. Un premier constat est possible qui souligne que les résultats obtenus en matière de succession sont plus « marqués » qu’en matière de création, toutes les relations étant significatives, alors que les études similaires soulignent parfois des effets indirects via l’obtention des ressources (Omrane, 2015). En outre, à la différence de Baron et Tang (2009), en contexte de création d’entreprises, nos résultats montrent que la dimension d’autopromotion a un effet négatif sur la performance économique et non économique. Le fait que le successeur cherche à mettre en avant son action aurait ainsi un impact négatif sur la performance économique de l’entreprise. Cet effet peut être lié au contexte particulier de la succession : le successeur qui réalise une forte autopromotion peut susciter des réactions négatives de la part des partenaires de l’entreprise, des salariés voire des membres de la famille – qui lui reprocheraient son manque de modestie, ainsi qu’une tendance à « tirer la couverture à soi » en sous-estimant le travail de ses prédécesseurs. On conçoit que ce manque d’humilité – voire de reconnaissance du travail des prédécesseurs et des équipes en place – puisse être perçu très négativement dans un contexte de succession alors que, dans un contexte de création, les partenaires pourraient apprécier la capacité de l’entrepreneur à mettre en valeur son travail, ce qui créerait alors une relation de confiance avec ses collaborateurs. Ces derniers pourraient alors se sentir plus à l’aise avec une personne qui a déjà surmonté des épreuves. Cet aspect peut être, en outre, renforcé par la particularité du contexte tunisien. Dans un contexte culturel et familial marqué par le respect dû aux ainés (Fahed-Sreih, 2017), un successeur qui met en avant ses réalisations, et donne l’impression de dévaloriser le travail de son prédécesseur (ainé), sera perçu comme arrogant par son entourage, ce qui suscitera des réactions de rejet, et détériorera la performance de l’entreprise.

41Il est également frappant d’observer que les résultats diffèrent sensiblement lorsque l’on compare l’impact des compétences sociales du successeur en matière de performance économique et de performance non économique. Dans ce dernier contexte, la perception sociale et l’expressivité ont un impact positif, l’auto-promotion un impact négatif, tandis que les bonnes grâces et l’adaptabilité sociale n’ont aucun impact significatif sur la performance non économique. Rappelons que la performance non économique, prise dans le sens de la richesse socio-émotionnelle, renvoie au fait que l’entreprise familiale génère une satisfaction non matérielle, du fait de son identité, de la capacité qui lui est donnée d’exercer l’influence familiale ou de perpétuer un sentiment dynastique. Les travaux de Basco (2013) et Gomez-Mejia et al. (2007 ; 2010) soulignaient ainsi comment la richesse socio-émotionnelle pouvait expliquer une moindre performance économique, ou une aversion au risque, la famille ayant des objectifs non exclusivement économiques. Tester l’impact des compétences sociales du successeur sur ces dimensions peut, en l’occurrence, être intéressant. L’auto-promotion pourrait, dans ce contexte, apparaître comme la manifestation d’un comportement individualiste du successeur, qui pourrait dégrader ainsi les bénéfices retirés par/attribués à la famille.

42Il est sans doute intéressant de mettre, enfin, l’accent sur les résultats obtenus par les variables de contrôle. En effet, la taille de l’entreprise et l’implication des membres de la famille dans l’entreprise ont un effet négatif sur la performance post-succession. Ce résultat est intéressant : il confirme les propositions du travail conceptuel de Lwango et Cœurderoy (2011) qui soulignent que lorsque les entreprises familiales deviennent grandes et complexes, les coûts bureaucratiques tendent à augmenter. La diversification d’activité et le développement de la taille de l’entreprise peuvent créer un comportement opportuniste de la part des acteurs (Ward, 1987), ce qui engendre par la suite un conflit d’intérêts au sein de l’organisation. Plus largement, la diversification des activités réduit l’influence familiale et engendre une décentralisation du pouvoir, ce qui est en contradiction avec le maintien du socioemotional wealth (Gomez-Mejia et al., 2010). La taille de l’entreprise aurait alors tendance à diluer l’effet des CS du successeur, l’expansion de l’entreprise obligeant le successeur à déléguer une partie de son pouvoir décisionnel à ses collaborateurs. En outre, les collaborateurs peuvent se sentir frustrés suite à l’indisponibilité de successeur, ce qui entraine un relâchement et un manque de motivation.

43L’implication des membres de la famille influence négativement la performance économique. La coexistence des deux sous-systèmes (entreprise et famille), qui constitue initialement la particularité et le point fort des entreprises familiales, peut se détourner et devenir contreproductif. Nos résultats s’inscrivent dans la continuité des recherches antérieures qui supposent que les comportements opportunistes servant à répondre à des besoins et avantages individuels (Combs et al., 2010) au détriment de l’intérêt de l’entreprise engendrent des coûts de contrôle qui impactent la performance financière.

44Selon les résultats obtenus, nous signalons l’absence de relation entre le genre du successeur et la performance post-succession. Ce résultat conforte les résultats obtenus par Ahrens et al. (2015) qui soulignent la légitimité des femmes à reprendre les EF. Dans le cadre de la succession des EF, cette étude peut être considérée comme un témoignage de la capacité des femmes à prendre la relève et afficher d’aussi bons résultats que leurs homologues masculins, ce qui est particulièrement intéressant s’agissant d’un pays du Maghreb. Ce résultat est également intéressant car il confirme l’évolution du rôle de la femme dans les pays arabes, qui généralement, ne mettent pas les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes surtout dans le contexte des activités commerciales (Caputo et al., 2015). Notons que cet aspect est intéressant à souligner dans le contexte tunisien. L’émancipation de la femme date de l’indépendance de la Tunisie. L’entrée en vigueur du code du statut personnel a permis l’instauration de l’égalité entre l’homme et la femme dans de nombreux domaines, et notamment l’éducation et le travail. Ces conditions donnent à la femme tunisienne une place inédite dans la société par rapport à d’autres pays du Maghreb. Les réalisations des femmes tunisiennes sont nombreuses et font l’objet d’une reconnaissance internationale, ainsi qu’en témoignent le prix de « meilleure femme d'affaires du monde arabe » en 2013, « l’Oslo Business for Peace Award » en 2014 et enfin le prix « Nobel de la paix » attribué en 2015 au quartet parrainant le dialogue national en Tunisie, et dont le président de l'union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat est une femme.

45Pour conclure, nos contributions se situent à un double niveau. Sur le plan théorique, outre une présentation de la littérature sur les CS en entrepreneuriat, nous avons proposé une application de celle-ci au contexte de la succession. La prise en considération des compétences sociales permet d’améliorer le potentiel explicatif de l’analyse de la succession familiale. Cette recherche montre que les CS améliorent la performance de la succession, et répond ainsi au vœu de Long et Chrisman (2014). Nos résultats contribuent à améliorer l’état des connaissances sur ce point. Hatak et Roessl (2015), qui ont abordé le sujet des compétences relationnelles dans un contexte de succession familiale, l’ont fait en procédant à une étude expérimentale conduite avec des étudiants en management, alors qu’ici nous avons collecté des données auprès d’EF (observations réelles) qui ont connu un épisode de succession. Il est également intéressant d’observer que notre analyse étend des résultats obtenus par Yezza et Chabaud (2020) sur un échantillon réduit et distinct. Ceux-ci se contentaient d’analyser la connexion entre CS et performance économique. Ici, nous montrons l’intérêt de leur travail préliminaire – en ayant répliqué l’étude sur la performance économique – mais surtout nous avons souligné l’intérêt de prendre en compte la performance non économique. Les compétences sociales influencent ainsi la réussite de la succession mais de façon différenciée selon le type de performance. Ce faisant, nous répondons à l’appel de plusieurs chercheurs à prendre en compte les deux dimensions de la performance (Basco, 2013 ; Chua et al., 2018). Cette recherche s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux autour du concept « socioemotional wealth », qui suscite l’intérêt de multiples chercheurs (Chua et al., 2015 ; Debicki et al., 2016 ; Miller et Le Breton-Miller, 2014).

46En outre, ce travail permet d’articuler les travaux sur les entreprises familiales avec ceux conduits plus largement en entrepreneuriat, en recourant à des concepts et échelle de mesure communs (ceux développés par Robert Baron et ses collègues).

47Sur un plan pratique, les résultats obtenus dans cette recherche montrent que les professionnels doivent prendre en considération les CS des candidats à la succession pour assurer par la suite le bon choix du successeur potentiel. Une révision périodique du plan de succession permet de mesurer le développement des CS attendues chez le successeur. La planification successorale est considérée parmi les meilleurs pratiques pour préparer les successeurs (St-Cyr et Richer, 2005). Les compétences sociales permettent d’établir des relations positives avec les différentes parties prenantes ce qui facilite l’intégration au niveau de la structure de l’entreprise, et d’être accepté à la place du fondateur de l’entreprise. Les CS permettent d’avoir accès à des informations pertinentes relatives à des opportunités d’affaires, ce qui a un impact positif sur la performance de la firme. Tous ces constats montrent l’intérêt, pour les praticiens, de s’intéresser sérieusement aux CS des successeurs et aux différentes actions permettant le développement de ce type de compétences. Intégrer les CS dans le montage de plans ou programmes de formation sera alors pertinent : on pourrait transposer le résultat récent de Lans, Blok et Gulikers (2015) qui montrent le rôle de la formation dans le développement des compétences sociales, en l’appliquant aux programmes de formation de successeurs. De même, nos résultats confortent le constat du rôle important joué par les conseillers (externes et internes) dans la réussite de la succession effectué par Cisneros et Deschamps (2015), en soulignant l’intérêt pour eux d’accorder plus d’attention aux compétences sociales lors des choix des successeurs et d’accompagnement lors de la reprise.

48Comme tout travail de recherche, le présent article présente, bien sûr des limites et ouvre la voie à de nouvelles recherches. Cette recherche, vise à tester l’impact des compétences sociales sur la performance. Elle n’était pas conçue pour comprendre en profondeur le rôle des compétences sociales dans le contexte de succession familiale. En revanche, il serait intéressant de répliquer cette étude sur une plus grande échelle, voire de la combiner à des études qualitatives qui permettraient réellement des comparaisons internationales, afin de pouvoir discuter plus précisément tant le concept de compétence sociale, son impact, que le fait que ses dimensions semblent – selon les pays et les contextes culturels dans lesquels les enquêtes sont conduites – pouvoir jouer de façon différente, à moins, bien sûr, que cela reflète plus simplement l’écart de contexte entre des études focalisées sur la transmission d’entreprises familiales et celles conduites dans des contextes de création d’entreprise. Il est nécessaire de développer les études afin de mieux cerner la portée de ces résultats.

49Dans la même perspective que Baron et ses collaborateurs, notre recherche s'est intéressée aux compétences sociales dans la succession des entreprises familiales sans faire appel au concept de capital social. En revanche, des recherches antérieures montrent l’importance du rôle du capital social au sein de l’entreprise familiale et plus précisent dans le contexte de la succession (Arrègle et al., 2007; Coeurderoy et Lwango, 2014; Lwango et Cœurderoy, 2011; Steier, 2001). Il serait intéressant d’étudier l’effet de ces deux concepts dans le contexte de la succession pour répondre au constat du Baron et Markman (2003) qui suggèrent que : « both social capital and social competence may play distinct, but perhaps complementary roles, in entrepreneurs’ success » (p.44). Enfin, une dernière piste intéressante consisterait à contraster les résultats obtenus dans le cadre de succession au sein des entreprises familiales, de cessions ou reprises par des salariés ou des tiers, voire des contextes de changements de dirigeants dans des entreprises non familiales.

6. Conclusion

50Les compétences sociales ont retenu notre attention dans la mesure où elles ont été insuffisamment traitées dans le contexte entrepreneurial et, plus encore, successoral (Long et Chrisman, 2014). La présente recherche a permis de comprendre l’influence des CS sur la performance post succession au sein des entreprises familiales, en montrant que celles-ci influencent la réussite de la succession familiale. Plus encore, les résultats obtenus montrent l’intérêt de bien différencier les dimensions des compétences sociales : les bonnes grâces, adaptabilité sociale, perception sociale, auto-promotion, et expressivité. Si toutes les compétences sociales ont une influence sur la performance économique, nous avons souligné la particularité du contexte familial, et l’intérêt d’un accent sur la performance non économique. Bonnes grâces et adaptabilité sociale n’ayant pas d’influence significative dans ce contexte. Enfin, notre travail souligne l’importance et la spécificité de la recherche sur les successions familiales : l’auto-promotion a des conséquences négatives sur la performance, alors que toutes les études conduites en matière de création d’entreprise soulignent son influence positive.

51L’appréciation des compétences sociales du successeur constitue, au final, un élément important pour mieux comprendre la réussite des successions et ouvre, ainsi, un programme de recherche qui permet de mieux saisir la capacité du successeur à interagir avec les autres.

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Annexe

Tableau n° 1 : Les CS en contexte entrepreneurial : aperçu de la littérature

Tableau n°2 : Données collectées

Tableau n°4 : Analyse de colinéarité

Annexe n°1 : La liste des items et variables mesurés (le tableau que nous avons rajouté en annexe n1).

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Notes

1 La question de l’extension de ce travail à des contextes de cession à des tiers, pour analyser le phénomène successoral (De Freyman & Richomme-Huet, 2010) dans son ensemble, relèvera d’études complémentaires.

2 Un travail complémentaire conduit sur un échantillon distinct et réduit de 77 observations, appréhende l’impact des CS sur la performance économique des EF (Yezza et Chabaud, 2020).

3 Pour une généalogie des travaux, il est possible de se référer à Ferris, Perrewé, et Douglas (2002) et Riggio et Tan (2014).

4 Voir l’annexe 1 à la fin de l’article pour un aperçu des études en la matière.

5 Soulignons, bien sûr, le fait que ce problème peut renvoyer à plusieurs des dimensions des CS, tant la gestion de l’impression (qui peut conduire à « rompre » des liens existants), mais aussi à un manque d’adaptabilité sociale (incapacité du successeur à faire face à de nouvelles situations sociales), ou un manque de perception sociale.

6 Ces auteurs ont développé des échelles permettant de mesurer l’importance du SEW et le qualifient comme un objectif.

7 Des études qualitatives ont également été conduites (Lamine et al., 2014 ; Omrane, 2015), qui ont montré la robustesse de ce cadre théorique. Par ailleurs, Yezza (à paraître) a également réalisé une étude qualitative concordante en matière de succession familiale, ce qui étaye l’intérêt de ce cadre conceptuel, et qui souligne l’intérêt d’aller vers des études quantitatives réalisées sur des échantillons plus importants.

8 Cette mobilisation des réseaux de l’un des auteurs, qui était en contact avec des dirigeants d’EF et des responsables économiques locaux a permis de constituer un échantillon d’EF diversifié.

9 http://www.bvmt.com.tn/fr/entreprises/list consulté le10/05/2018 à 11h.

10 Nous remercions l’un des rapporteurs pour la suggestion de prendre en compte cette variable de contrôle.

11 Signalons que ces résultats sont en phase avec ceux obtenus sur un échantillon différent de Yezza et Chabaud (2020).

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Table des illustrations

Titre Figure n°1 : Compétences sociales et la performance post-succession
URL http://journals.openedition.org/fcs/docannexe/image/6712/img-1.png
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Titre Tableau n° 3 : Récapitulatif des modèles
Légende Variable dépendante : Modèle 1 : performance économique, modèle 2 : performance non économique
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URL http://journals.openedition.org/fcs/docannexe/image/6712/img-6.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Heddi Yezza et Didier Chabaud, « Faut-il avoir des compétences sociales pour réussir la succession familiale ? »Finance Contrôle Stratégie [En ligne], 23-4 | 2020, mis en ligne le 02 décembre 2020, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/fcs/6712 ; DOI : https://doi.org/10.4000/fcs.6712

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