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Études

Tribunaux réels, tribunaux imaginaires

Christine Baron

Résumés

De nombreux textes littéraires ont été à l’origine de procès ou ont réouvert une affaire de justice. Car, parallèlement au jugement de justice, les sanctions sociales existent, et constituent l’environnement des procès les plus médiatisés. Souvent seul l’acte d’écrire permet de faire émerger un scandale, une affaire ; ainsi le mouvement #metoo s’est nourri du fait que des femmes prennent la plume pour dénoncer leurs agresseurs. De manière plus ténue, de nombreux textes littéraires montrent combien la justice recule devant l’abus sans preuve, l’envie de protéger des personnages puissants, ce qui condamne la victime au silence. En parallèle des affaires visibles traitées par les tribunaux, la littérature met au jour les injustices invisibles nous rendant sensibles à cet infra-juridique qui régit les relations sociales.

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Texte intégral

1La littérature narrative documentaire manifeste depuis le début du XXIe siècle un regain d’intérêt pour le procès ; il s’agit moins de parier sur le sensationnalisme des grandes causes ou des procès célèbres que de comprendre à travers le cas singulier ce que l’institution judiciaire laisse dans l’ombre. Cet impensé du droit est porté à son paroxysme lorsque, quand bien même la justice passe, la littérature y inscrit par son écart avec la langue du tribunal comme une ombre portée et contribue à tracer, voire à redéfinir les frontières de l’acceptable et de l’inacceptable ; réhabilitation de prévenus contre lesquels l’acharnement judiciaire et la malveillance se sont substitués à la sérénité du jugement, crimes bien réels mais impunis, difficulté de l’institution à qualifier le geste criminel, difficulté à dire le droit sont autant d’occasions de perplexité pour l’écrivain et d’intervalles de la pensée dans lesquels s’inscrit une autre parole sur le droit.

  • 1 Cette notion est empruntée à Gisèle Mathieu-Castellani dans Le tribunal imaginaire, Paris, Du Roche (...)

2Certaines affaires ont été ouvertes par l’écriture d’un livre, ainsi du Consentement de Vanessa Springora ou de La familia grande de Camille Kouchner. Mais au-delà de ces retentissants scandales, loin des feux de la notoriété des accusés, certains textes abordent des situations complexes dans lesquelles le silence du droit ou sa réponse décalée font du récit lui-même une sorte de tribunal. Le recueil Sanction (2018) de Ferdinand von Schirach, les réflexions de Yannick Haenel dans Notre solitude (2021) rendent compte de cet infrajuridique, de ce qui se joue dans l’esprit des acteurs d’un procès après un drame, ou d’un drame sans procès, en faisant du texte lui-même et de la réflexion qu’il mène sur le juste et l’injuste une sorte de tribunal imaginaire1, loin des contraintes de la doctrine. Tribunal du récit, peut-être, dans la mesure où rendre justice par la narration, c’est témoigner au plus près de la douleur, de la culpabilité, des vies engagées dans un dialogue avec l’institution judiciaire. En effet, quand bien même la justice s’exprime, elle le fait dans le sillage d’un autre tribunal, celui de la société, de cet air du temps que le Collectif Inculte avec En procès (2016) tente de capter en réécrivant l’histoire du XXe siècle à travers quelques procès marquants ou au contraire peu connus. L’hypothèse de cette proposition est qu’il existe dans l’écriture littéraire une justesse-justice qui en rendant à leur vie les protagonistes d’une affaire leur restitue une vérité autre, plus complexe, que l’institution n’approche que confusément, à travers le langage codifié du droit. C’est à travers trois œuvres que cette relation complexe entre droit et écriture littéraire sera explorée ; trois œuvres mais aussi trois focales différentes sur l’institution judiciaire ; le commentaire-documentaire sur l’affaire Dubuisson par Philippe Jaenada dans La petite femelle (2016), le sort médiatique réservé au livre de Vanessa Springora, Le consentement (2019), enfin, le traitement fictionnel d’une injustice ordinaire dans La fille qu’on appelle de Tanguy Viel (2021).

I. La peine et la sanction

  • 2 Alice Coffin, propos recueillis par Alix L’hospital, “Alice Coffin : On ne règle pas les comtes d (...)

Dans la société, il y a un ensemble de sanctions qui ne passent pas par la justice. L’école, l’entreprise... On prend des sanctions sans faire de procès. C’est admis. Le cas le plus emblématique, c’est l’entreprise : un homme accusé de violences sexuelles, vous ne lui accordez pas de promotion, vous écoutez les femmes, vous l’écoutez lui, et vous n'attendez pas – s’il y a matière – le jugement d’un tribunal pour prendre des décisions, des sanctions ou le renvoyer. Les entreprises d’un certain nombre de salariés ont l’obligation de se doter d’un référent harcèlement qui, lui-même, va procéder à des écoutes de la personne accusée et va prendre des décisions. On ne réclame pas un juge dans ces cas-là !2

3La langue juridique se signale par son refus de l’ambiguïté, de la polysémie. Tout comme le principe de non-contradiction qui régit l’ensemble les langages logiques, celle-ci est pétrie de normes qui permettent de définir un délit ou un crime par une qualification, de faire entrer un acte dans une catégorie, afin d’élaborer une réponse adaptée ; droit civil ou droit pénal, tribunal correctionnel ou assises. Mais des réalités complexes peinent à entrer dans ces cadres. Le coupable innocent (Billy Budd de Melville), le héros qui mérite à la fois récompense et condamnation à mort (Le prince de Hombourg de Kleist) posent des questions insolubles au droit ; les œuvres devenues classiques dans le champ des études sur droit et littérature explorent ces confins du droit, ceux où le pouvoir de l’institution se heurte à des faits ténus, ou prescrits, voire invérifiables. Et surtout, la société civile possède des instances régulatrices extrajuridiques qui ont le pouvoir de punir ou d’exclure, car il est bien d’autres instances de production du jugement que les cours de justice.

4Bien souvent, à travers la presse et la publicité donnée à une affaire l’opinion s’invite dans le tribunal, soit pour exonérer le coupable de son crime, soit au contraire pour conforter une image monstrueuse véhiculée par les faits divers et leur traitement journalistique.

  • 3 Guy Ledoux, propos recueillis par Philippe Jaenada (Philippe Jaenada, La petite femelle [2015], P (...)

5L’affaire Dubuisson est un cas d’école. Pauline Dubuisson accusée d’avoir tiré sur son ex-fiancé Félix Bailly est jugée en 1953 et condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Sa biographie, passée au crible par l’avocat général Lindon, qui lui vaut la sévérité du tribunal, est marquée par de nombreuses aventures amoureuses, ce qui, dans les années 50, est mal accepté pour une femme. Étudiante en médecine au moment des faits, Pauline a dans un premier temps refusé d’épouser Félix, car elle veut exercer son métier ; autre sujet de la vindicte sociale, car, dit un ami de Félix, “elle veut se montrer à l’égal de l’homme”3).

6Une femme ambitieuse, belle et passionnée est un sujet de roman idéal ; en la prenant pour modèle dans La ravageuse (1991) et Je vous écris dans le noir de Jean-Marie Fitère et Jean-Luc Seigle (2015), loin de conforter l’image d’un monstre froid que véhicule la presse à sensation de l’époque (notamment Madeleine Jacob dans Libération et Simone France dans Détective), fictionnalisent la vie de Pauline et lui restituent une complexité psychologique écrasée par le procès, mais ils continuent néanmoins de la mythifier et d’en faire, comme dans le film La vérité de Henri-Georges Clouzot, sorti en 1960, une figure sulfureuse et un symbole érotique.

  • 4 “Pour essayer de ne trahir ni Pauline, ni mon projet, il faut que je sois rigoureux et comme un (...)

7À l’inverse, le parti-pris de Philippe Jaenada dans La petite femelle consiste à libérer l’histoire de la jeune criminelle de la gangue fictionnelle qui l’entoure, et de cette aura ambiguë qui est la sienne, source de malveillance pénale. “Ce qu’il faut surtout, pour parler technique, c’est que je n’invente, ne truque rien, là aussi, elle a eu sa dose”, note-t-il dans la préface. Jaenada, qui n’hésite pas à se décrire comme un laborantin penché sur son microscope4, se veut fidèle à une vérité objective dont le but est de substituer au mythe du monstre froid l’image d’une femme prise au piège d’une société patriarcale qui ne pardonne à Pauline ni son désir d’indépendance professionnelle ni sa liberté sexuelle. Une autre vérité de l’affaire émerge alors moins du processus judiciaire lui-même que de ce prisme de regards que propose le texte littéraire ou documentaire dont le but explicite est une réhabilitation de l’accusée, mais aussi une mise en perspective historique de son histoire ; Pauline a vécu trop tôt.

Tous ces gens de vingt ou trente ans qui se rangent aux côtés des vieux magistrats pour défendre, de bonne foi et à raison leur ancien copain, mais aussi la morale, la famille, la fidélité obligatoire et la place traditionnelle des femmes sont la jeunesse et prétendument la force de l’époque, mais les parents de ceux qui manifestèrent contre eux en 1968. Pauline a une génération d’avance sur eux. (P : 583)

8À la lourdeur de la décision judiciaire s’ajoute celle d’une condamnation sociale qui ne laissera nul répit à Pauline Dubuisson. Jaenada souligne cet acharnement qui ne ressemble en rien à un exercice serein de la justice. Il cite Jacques Vergès, tout jeune étudiant en droit à peine débarqué de la Réunion et pour lequel ce procès est emblématique :

L’interrogatoire n’avait qu’une fonction : humilier pour humilier. On attendait d’elle qu’elle se mortifie, qu’elle se confonde en excuses, se répande en larmes et se couvre de honte. Elle ne voulut pas y consentir. [...] J’ai parcouru les stations de ce procès comme les degrés d’une initiation. Il fut pour moi et pour la première fois l’exemple même de l’incommunicabilité dans l’enceinte judiciaire. Toute vie pour être approchée exige le recueillement. Ce procès ne fut que tumulte et ricanements. (P : 552)

9Si le jugement social et les préjugés d’une époque font de Pauline un monstre, et doublent la peine de la sévérité de l’opinion publique, la littérature prend aussi en charge ces situations invisibles dans lesquelles il n’y a pas eu crime ni délit, mais où une personne prend part à la responsabilité d’un accident, et dans le secret de sa conscience s’en attribue la responsabilité.

10Tel est le sujet de la dernière nouvelle du recueil Sanction de Ferdinand von Schirach. Un homme richissime à qui la vie a tout offert et qui a fait un mariage d’amour se dispute avec sa femme dans leur luxueux appartement à New York. Afin de se calmer, elle va courir dans Central Park et y croise un malfrat. Violée et assassinée, elle est la victime indirecte de cette querelle qu’il ne se pardonne pas. À la justice se substitue le hasard aveugle et malheureux, mais nul ne peut empêcher le protagoniste de s’imputer indirectement ce crime dans une conversation avec le narrateur-ami qui tente de le dédouaner de sa responsabilité.

Je suis coupable et rien ne changera ça. Ni la psychanalyse, ni la drogue. […] Il s’est levé pour s’avancer jusqu’à la falaise. Je l’ai suivi. Ensemble nous avons regardé les vagues se briser contre les rochers.

  • 5 Ferdinand von Schirach, Sanction, Paris, Gallimard, 2020, <Du monde entier>, p. 168.

Peut-être que tu as raison et qu’il n’y a ni crimes ni coupables, a-t-il dit. Mais il y a sanction.5

11Par-delà l’institution qui punit, l’infortune décide bien souvent du sort de personnages plongés dans l’affliction par des événements malheureux qu’ils en soient responsables ou non. Cette distinction de la peine et de la sanction, seul le récit peut en prendre la mesure à travers l’attention qu’il porte à l’environnement d’un procès, à ses retombées invisibles, aux dégâts collatéraux de celui-ci quand bien même il n’y a pas eu crime, mais négligence ou malchance.

12Mais si la littérature manifeste une attention particulière à ce qui ne se dit pas dans le prétoire où comptent principalement les faits, elle peut être aussi par elle-même une arme contre le crime impuni.

II. Aux marges du droit : crimes et réquisitoires de plume

  • 6 INA, “Le jour où Denise Bombardier dénonçait Gabriel Matzneff” [document audiovisuel], L’INA écla (...)

13Qui eût songé il y a encore trente ans à parler de harcèlement sexuel ? Qui s’offusquait des actes de pédophilie d’un écrivain reconnu, célèbre et adulé par la presse, sinon Denise Bombardier, en 1990, dans un célèbre épisode d’une émission Apostrophes de Bernard Pivot au cours de laquelle elle semble seule à défendre les victimes de Gabriel Matzneff6 ?

  • 7 Gabriel Matzneff, La passion Francesca. Journal (1974-1976), Paris, Gallimard, 1998, <L’infini>.

14Et c’est pourtant de ce délit que se rend coupable en toute impunité Gabriel Matzneff à l’égard de Francesca Gee. Dans La passion Francesca. Journal (1974-1976)7, il retrace la passion pédophile qui dura deux ans avec une jeune femme dont il étale la vie intime dans ses écrits, mais dont il publie aussi, sans son autorisation, des photos prises au Luxembourg, qui ornent d’ailleurs l’une des couvertures de son texte publié aux éditions Gallimard. En 1993, Matzneff publie La prunelle de mes yeux et récidive avec, cette fois, un portrait de Vanessa Springora, sa nouvelle passion dont il détaille les caractéristiques physiques et morales, pillant ses souvenirs et leur donnant une forme qui lui confère le beau rôle.

15Le pouvoir de l’écrivain, l’aura de célébrité et le prestige qui environnent son personnage entourent l’abus d’un nuage épais qui ne se dissipera qu’avec le temps. Mais les victimes ne peuvent se faire elles-mêmes entendre par la voie de la justice. Les faits sont prescrits, et quand bien même il y a eu consentement celui-ci est biaisé par la distance entre le statut privilégié de l’écrivain et la fragilité psychique d’adolescentes sans défense sinon celle de parents aveugles ou complices.

16Le procès Matzneff n’aura pas lieu. Le 28 septembre, le tribunal correctionnel de Paris invalide la citation pour apologie de la pédocriminalité. L’annulation de celle-ci laisse pantois. Le milieu de l’édition ne fait guère mieux ; dès 2004, Francesca Gee tente de publier une autobiographie intitulée Le crocodile et se heurte au refus des éditions Albin Michel. Les portes se ferment. Elle devra publier en 2021 à compte d’auteur ce texte où elle démontre le vampirisme de l’écrivain et l’emprise qu’il a exercée sur elle, au risque de compromettre son avenir scolaire et personnel. La voie légale ayant échoué et la voie éditoriale refusant de donner audience à sa plainte, Francesca Gee publie à compte d’auteur.

17C’est par l’écriture que se fait reconnaître le crime. Le titre de l’ouvrage est d’ailleurs éloquent : L’arme la plus meurtrière est le récit, ce récit par lequel on assigne à l’autre une représentation de lui-même, où l’on devient, en tenant la plume, le sujet constituant, essentiel, et non plus l’objet d’un désir et d’une représentation flatteuse de celui-ci.

18Cette revendication qui consiste à passer de l’autre côté, de la plume ou de la caméra, ne date pas d’hier ; c’est bien contre une certaine représentation des femmes conforme au désir masculin que les Insoumuses Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig, dans les années 1970, réalisèrent le film Sois belle et tais-toi, faisant témoigner des actrices de ce qu’elles subissaient au quotidien et de l’image dans laquelle on souhaitait les enfermer. Cependant, le male gaze n’est pas en soi un délit. En revanche, la pédophilie assumée avec la complicité de l’entre-soi littéraire est devenue insupportable d’autant plus que les victimes, faute de porter plainte (sans grand espoir), écrivent, se plaçant ainsi à égalité avec l’agresseur qui avait usé de sa notoriété pour les subjuguer.

19Le récit constitue alors une autre forme de tribunal social, et c’est ainsi que Le consentement de Vanessa Springora et l’ouvrage de Francesca Gee, s’ils ne permettent pas d’ouvrir un procès Matzneff, constituent cependant une étape qui conduit à une disqualification sociale de l’auteur des faits. Suppression d’une pension, exil en Italie : il n’est désormais plus de chaîne de télévision ou de colloque en littérature qui accueille Gabriel Matzneff. Ce tribunal informel aujourd’hui très contesté par les juges (lorsqu’il s’agit de lynchages sur internet non accompagnés de preuves) ne peut être ignoré, mais au-delà de cette opinion publique diffuse, c’est le pouvoir propre de la littérature qui se trouve questionné. Là où la justice exige des faits, des preuves (bien souvent introuvables, car le viol ne s’effectue pas au vu et au su de tous), la littérature fait surgir la nudité d’une parole, l’espoir d’être entendu.

20En effet, la publication de Vanessa Springora, en s’inscrivant dans le mouvement #metoo, rencontre une opinion enfin sensible à l’abus, d’autant plus quand celui-ci est commis sur une mineure. Car ces cas exposent un pouvoir spécifique à l’acte d’écrire. Séduite par l’aura littéraire de Matzneff, Springora adolescente est le reflet de cette gloire, l’image constituée par une conscience masculine toute-puissante ; en prenant la plume, en inversant la perspective, elle devient à son tour, selon une expression empruntée à la phénoménologie de Merleau-Ponty, “conscience constituante”. En devenant en notoriété l’égale de son séducteur et bourreau, elle acquiert une légitimité qui la pose dans une relation de parité, elle rétablit, pour reprendre la métaphore, “les plateaux de la balance” à sa manière pour délivrer une autre vérité que celle de son agresseur.

21Le récit autobiographique de Florence Porcel publié en janvier 2023 à propos de ses relations avec Patrick Poivre d’Arvor décrit parfaitement cette situation d’emprise morale qui fait que l’on s’autopersuade d’être amoureuse de son violeur, surtout si la célébrité fait que la fonction éclipse l’homme. Le paradoxe étant que l’agresseur risque de porter plainte, à aucun moment dans le livre un nom n’est cité mais cette autobiographie à clefs est sans ambiguïtés. Le titre cru, Honte, porte plainte contre l’autre mais aussi contre sa propre soumission à la volonté de cet autre, contre sa propre passivité, voire son apparente complicité. Dans des entretiens, Florence Porcel avoue avoir conservé des relations cordiales avec son violeur, avoir gardé le silence et même avoir cru un moment à une relation privilégiée et exclusive avec le présentateur-vedette, alors même qu’il faisait subir à d’autres femmes un harcèlement sur lequel les responsables de la chaîne d’information concernée ont longtemps fermé les yeux.

22La question du consentement, déterminante en droit, est ici entourée d’une sorte de brouillard ; la victime peut-elle porter plainte si elle a été tétanisée, subjuguée, voire envoûtée, et si, dans la douleur et la honte, elle s’est elle-même forgé l’illusion rétrospective d’aimer son bourreau ? Le droit ne peut reconnaître ces nuances et risque souvent de classer sans suite ces affaires douteuses... Seule la littérature peut aborder avec finesse ces questions qui relèvent d’un rapport intime à soi-même, du secret de la conscience. Il n’en est pas moins vrai que la manipulation retorse, invisible a opéré de manière efficace, ce que démontre cette répugnance même à reconnaître le viol.

III. Sans autre forme de procès

23C’est ainsi que de très nombreuses affaires de ce type passent sous les radars du droit, que la victime refuse de porter plainte, doutant en les capacités de la justice à l’entendre et à la protéger.

  • 8 Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Paris, Minuit, 2021 ; dorénavant F.

24Le parcours de Laura dans La fille qu’on appelle de Tanguy Viel8 soulève la question de la qualification d’un délit. Dans ce roman, il y a récit d’un abus, faveurs sexuelles requises, dans une sorte de non-dit par lequel la protagoniste comprend que si elle ne cède pas aux avances d’un homme puissant, elle perdra tout ce pour quoi elle s’est battue. Mais aux yeux de la loi, il n’y a pas crime et donc nulle matière à procès. Laura, modèle pour magazines de charme qui a quitté l’école à 16 ans et dont le père est boxeur ex-champion de France et chauffeur de Quentin Le Bars, maire d’une ville maritime, demande un logement. Abusant de cette situation de dépendance, et de l’urgence de sa requête, le maire, sans lui imposer directement des relations sexuelles, considère qu’une intimité partagée est une sorte de rétribution du service rendu. Laura se plie à cette demande, sans désir, dans une sorte d’odieux contrat tacite, car elle sait que son passé de modèle dénudé ne plaide pas en sa faveur. Soucieuse de protéger l’emploi de son père, et de ne pas susciter de scandale, elle garde le silence. Elle ne portera plainte qu’a posteriori et avant que son père, prenant conscience de la situation, ne s’en prenne physiquement au maire et ne soit finalement arrêté et condamné. L’ensemble du roman réside dans le récit des faits effectué au moment du dépôt de la plainte de la jeune femme motivée par le fait que, devenu ministre, Quentin Le Bars refuse de porter secours à son ancien chauffeur, Max Le Corre, diminué à la suite d’un combat perdu (sans doute, car il vient d’apprendre la liaison de sa fille et s’est effondré mentalement de honte avant le match).

25Le roman s’achève sur un non-lieu pour la plainte de Laura et la condamnation de Le Corre, boxeur déchu, à de la prison ferme. Les atermoiements du procureur, son embarras face à la plainte de la jeune femme qui relève de cette vague #metoo si encombrante qu’il choisit de la faire taire débouchent sur un silence du droit. À chaque étape de la procédure, le témoignage de Laura suscite la perplexité et elle trébuche sur une solidarité sans faille des pouvoirs masculins qui protègent l’abus. Elle n’a pas dit “non” lui dit-on, elle s’est laissé imposer une relation sexuelle. Le procureur en proie à des sueurs froides examine les chefs d’accusation possibles et surtout choisit d’opter pour le moins grave contre un notable connu :

[Il se disait] en essuyant les gouttes de sueur qui se mettaient à perler sur son front que le jour où il fut si fier de prêter serment, il aurait dû penser aussi à ça, la casuistique qui s’y génère en même temps qu’il faisait défiler intérieurement toutes les qualifications pénales que le récit de Laura lui inspirait, corruption sexuelle ou abus de faiblesse ou trafic d’influence et même proxénétisme en même temps qu’il se disait que ce papier où il écrivait tout ça, il ne faudrait pas oublier de le déchirer en petits morceaux. (F : 137-138)

26Après avoir hésité il opte pour le moins compromettant, ayant déjà décidé d’ensabler l’affaire :

Continuant de chercher dans la nomenclature des faits lesquels seraient moins lourds à porter non pour l’accusé mais pour lui selon quel motif il pourrait y garder sa place et sa probité, réfléchissant, se levant, marchant… Se rasseyant enfin en se disant que parmi tous ces délits, ceux que l’opinion publique pouvait tolérer le mieux, par ignorance ou lassitude c’était celui dont l’énoncé était le plus flou, le plus abstrait, le plus opaque et le plus ouvert à la fois, de sorte que demain, voilà, le même procureur ouvrait une enquête préliminaire pour trafic d’influence. (F : 137-138)

27Justice de classe, eût-on dit en 1968. Le seul tribunal de ce roman est celui intérieur du personnage lui-même. À la question posée par le policier de service de savoir pourquoi dès le premier abus sexuel elle n’a pas eu l’idée de porter plainte, Laura répond : “L’idée, oui, peut-être, mais alors elle a dû être aussi furtive qu’une comète dans la nuit, parce que je ne m’en souviens pas. Ce jour-là si je peux dire, j’ai plutôt porté plainte contre moi-même” (F : 79).

28Ce tribunal informel double celui de l’institution judiciaire, se substitue à l’autre, dans le secret de la conscience du personnage. Dans le secret de sa conscience, le lecteur sait aussi que l’abus est réel, mais improuvable. Et la langue de Viel tangente ces vérités à demi-dites, comme une affaire entendue d’avance entre les protagonistes, comme l’acceptation de l’injustice, de l’inégalité, de la brutalité du viol sous couvert d’un consentement extorqué. Épanorthoses, silences, phrases inachevées, tournures négatives – “Franck n’a rien demandé, ni posé aucune question...” (F : 61) –, le roman se fond dans le monde politique qu’il représente dans une sorte d’affolement mimétique ; ce royaume du “il va sans dire” où le tranchant de la justice n’a pas sa place mais où chacun sait qu’il y a eu abus.

29Les textes de Viel regorgent de ces personnages taiseux qui, à la limite de leur conscience, enfouissent culpabilités, vexations sociales, ou acquiescent à l’injustice, choisissent le silence ouaté et complice du dominant, ou le silence lourd de colère de l’humilié. Tel est aussi le cas du héros d’Article 353 du Code pénal, Kermeur, qui au terme d’années de vexation, ruiné par un promoteur véreux et face à l’impuissance de la justice, quoiqu’il ait signé un contrat en bonne et due forme, choisit de se venger de celui qui l’a précipité dans le malheur. Son propre fils ayant saccagé le yacht du promoteur est envoyé en prison alors que l’escroc parade, libre, en attendant son procès. Dans La fille qu’on appelle, le père de Laura, à bout de forces, choisit la vengeance, et c’est du point de vue de l’agressé que se place ironiquement le récit de cette scène, du côté de celui qui ne se doute de rien, considérant comme acquises des inégalités sociales dont il ne mesure pas la rancœur qu’elles génèrent :

Alors, drapé comme il était dans les ors de sa fonction, il était loin de suspecter que dans la foule il y en eût l’un ou l’autre qui ne vît pas en lui un ministre ni un maire ni rien d’une fonction officielle mais seulement ce salaud de Le Bars, incapable, ce salaud de Le Bars, de concevoir l’énergie colérique qu’il avait pu générer ici ou là et qui circulait à plein maintenant dans les nerfs de Max, c’est-à-dire les nerfs d’un père qui se souvenait très bien qu’il n’était pas le véritable offensé mais le seul peut-être qui pût rétablir en leur point d’équilibre les poids de cette vieille balance qui penche si traditionnellement du côté des estrades. (F : 167)

  • 9 Ainsi, au plus fort de sa rancœur envers son patron, Le Corre encaisse une remarque sur la saleté (...)

30La répétition de la formule du père, sans marqueurs typographiques cette fois, en dit long sur la position du narrateur et la métaphore de la balance, si fortement connotée, donne valeur de justice à son geste désespéré. Justice-vengeance, certes, mais en l’absence d’autre instance sociale qui reconnaisse le préjudice de Laura, le geste seul révèle aux yeux de tous le crime silencieux. L’inconscience de Le Bars, son sentiment d’impunité peuvent être analysés en termes psychologiques, mais aussi et surtout en termes sociologiques. Ainsi Bourdieu note-t-il dans La domination masculine à quel point l’intériorisation de schémas de comportement exerce une action efficace en dehors de toute contrainte explicite. Or l’institution judiciaire ne peut reconnaître ces effets-là, si ténus qu’ils relèvent de comportements sociaux acquis, d’habitus si profondément ancrés qu’ils relèvent d’un impensé social9.

31Là où l’institution traque le crime vérifiable et la preuve, le crime réel et improuvable réside dans la coercition admise, reconnue, sans discussion comme la seule relation possible entre deux êtres éloignés socialement. L’onomastique est impitoyable ; le boxeur Le Corre n’est qu’un corps, tout comme Laura ; le prolétaire ne possède que son corps et ses poings pour braver l’injustice ordinaire.

  • 10 Pierre Bourdieu, La domination masculine [1998], Paris, Seuil, 2002, <Liber>, p. 59-60.

La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement et comme par magie en dehors de toute contrainte physique : mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic, c’est-à-dire avec une dépense extrêmement faible d’énergie, c’est qu’elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail d’inculcation et d’incorporation a déposé en ceux ou celles qui, de ce fait, lui donnent prise.10

32L’asymétrie entre le tutoiement imposé à Laura et le vouvoiement envers celui qu’elle considère comme un supérieur, les règles implicites de l’échange fixées et entérinées par un usage tacite, tout cela naturalise le crime, rend impossible la procédure judiciaire, tout autant que le statut social et politique du coupable, qui remplit d’angoisse un procureur prêt à tout pour étouffer l’affaire.

33Et pourtant le livre s’ouvre sur la mention du comportement exemplaire des policiers qui n’ont pas demandé à Laura de rendre compte de sa tenue lors de sa visite au maire et qui l’écoutent avec respect. La dissociation entre droit et éthique est, certes, constitutive de la notion de droit positif, et le chef d’accusation choisi contre Le Bars contribue à noyer le poisson. Le procureur, dans le tremblement des mots, choisit la qualification la moins terrible, mais surtout la moins précise, paradoxalement.

34Dans le roman de Viel, les personnages sont privés des mots, des organes de presse, des leviers publics pour accéder à ce statut ; ne reste que la royauté provisoire de leurs corps (la force physique pour le père ou la beauté pour la fille selon des stéréotypes masculins et féminins presque caricaturaux) comme le rappelle cet épisode où, au sommet de sa gloire sportive tous savent que pour Max, le ver est dans le fruit :

Ils préféraient tous leur place à la sienne… Parce que ce genre de place, par atavisme ou expérience, ils savaient combien elle était montée sur de si fragiles pilotis déjà rongés par les termites. Eux tous, ils se seraient bien gardés de poser un pied sur la plateforme déjà pourrie qui lui servait de trône, laissant seulement le champagne couler dans leurs verres depuis le haut de la pyramide et applaudissant si volontiers l’homme couronné, comme si celui-là, par exemple Max à l’heure de ses victoires, était le gouverneur d’une île imaginaire, et qu’il était seul à ne pas le savoir. (F : 55)

35La parole du romancier reste la seule instance qui rappelle le lien du pouvoir et de la certitude de l’omnipotence, le caractère potentiellement criminel de toute-puissance politique sans frein. Tribunal alternatif, l’écriture de Viel travaille de l’intérieur l’institution judiciaire en la plaçant face à ces cas insolubles qui relèvent de cette intime conviction, cet article 353 du Code pénal qui fut le sujet d’un de ses livres éponymes et où le lecteur, tel le juge, tranche, où la décision judiciaire (ou son absence) est aussi une décision politique assumée. Ce que met en balance l’écriture littéraire, c’est la souffrance intime d’une personne et son crime, quand, poussée à bout, elle n’a plus d’autre ressource qu’un acte extrême qui la transforme en coupable aux yeux du droit. Dans ce cas, la loi jusqu’alors muette pour sa défense s’abat sur elle avec toute sa rigueur. C’est ce paradoxe que met en évidence, de façon quasi obsessionnelle, l’œuvre de Tanguy Viel.

  • 11 Tel est le cas pour Shiori Ito qui raconte dans La boîte noire (Paris, Picquier, 2019) son viol e (...)

36Si le procès demeure le moment où la société statue sur un crime ou un délit, le texte littéraire explore quant à lui des territoires qui sont ceux de l’infrajuridique, ceux qui font exister d’autres vérités ; dénonciation de la médiatisation d’une affaire dont la texture influence, voire stratifie le jugement de justice et verrouille les alternatives dans le cas de Pauline Dubuisson11. Ainsi Jaenada fait-il émerger contre l’image du monstre froid portée par la presse une autre Pauline, blessée, incomprise dans sa dignité même et son refus de pleurnicher à son procès et sera d’autant plus durement jugée. Mais ce que disent aussi ces textes est un pouvoir propre au récit ; celui de faire exister le dol, le délit, le crime là où l’institution judiciaire est défaillante, ou encore lorsqu’elle s’absente délibérément. La littérature explore en effet non pas des vides juridiques mais des blancs du droit, ces intervalles où nulle réponse n’existe légalement suivant les critères et les qualifications requises, mais où il y a néanmoins transgression, souffrance infligée et endurée, enfin injustice, non pas au sens d’une infortune, mais d’une peine. Loin d’être un pansement sur les plaies d’une société, elle témoigne alors de sa capacité performative à faire émerger comme scandale ce qui était jusqu’alors invisible, faisant de la plume une arme qui montre, qui dénonce, mais aussi qui éclaire des faits d’un autre point de vue, selon des perspectives variées qui repotentialisent le jugement de justice.

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Note de fin

1 Cette notion est empruntée à Gisèle Mathieu-Castellani dans Le tribunal imaginaire, Paris, Du Rocher, 2006, <Voix intérieures>.

2 Alice Coffin, propos recueillis par Alix L’hospital, “Alice Coffin : On ne règle pas les comtes des hommes, mais on leur demande des comptes”, L’Express, 30 novembre 2021, URL : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/alice-coffin-on-ne-regle-pas-les-comptes-des-hommes-mais-on-leur-demande-des-comptes_2163356.html.

3 Guy Ledoux, propos recueillis par Philippe Jaenada (Philippe Jaenada, La petite femelle [2015], Paris, Seuil, 2016, <Points>, p. 229 ; dorénavant P) avec ce commentaire éloquent : “elle ne manque pas d’air”.

4 “Pour essayer de ne trahir ni Pauline, ni mon projet, il faut que je sois rigoureux et comme un petit chercheur en blouse blanche (au cœur tendre, allez) qui baisse les yeux sur son microscope – soucieux des détails. Où se trouve le diable, paraît-il.” (P : 17)

5 Ferdinand von Schirach, Sanction, Paris, Gallimard, 2020, <Du monde entier>, p. 168.

6 INA, “Le jour où Denise Bombardier dénonçait Gabriel Matzneff” [document audiovisuel], L’INA éclaire l’actu, 28 septembre 2021, URL : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/le-jour-ou-denise-bombardier-denoncait-gabriel-matzneff (consulté le 18 janvier 2023).

7 Gabriel Matzneff, La passion Francesca. Journal (1974-1976), Paris, Gallimard, 1998, <L’infini>.

8 Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Paris, Minuit, 2021 ; dorénavant F.

9 Ainsi, au plus fort de sa rancœur envers son patron, Le Corre encaisse une remarque sur la saleté de la voiture qu’il conduit : il n’aura de cesse de la faire nettoyer, répétant en boucle, même après son arrestation, cette injonction de son supérieur haï, méprisé, mais dont il reste, quoi qu’il en soit, le fidèle et scrupuleux serviteur.

10 Pierre Bourdieu, La domination masculine [1998], Paris, Seuil, 2002, <Liber>, p. 59-60.

11 Tel est le cas pour Shiori Ito qui raconte dans La boîte noire (Paris, Picquier, 2019) son viol en 2017 par un puissant et médiatique magnat de la télévision, viol à ce jour impuni par désir de la justice nippone d’enterrer l’affaire.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christine Baron, « Tribunaux réels, tribunaux imaginaires »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 11 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/fixxion/10700 ; DOI : https://doi.org/10.4000/fixxion.10700

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Auteur

Christine Baron

Université de Poitiers

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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