Sur le podium de la justice
Notes de l’auteur
Ce texte est extrait d’un livre à venir consacré à la justice : les audiences comme des arènes où se heurtent les paroles, le tribunal comme machine architecturale et administrative, les vies qui défilent dépecées en public par des experts du droit et de la psyché, l’impossible quête d’une vérité et d’une équité, toute une scène judiciaire sur laquelle se tient un personnage énigmatique, nommé Bart, fil rouge du récit, spectateur silencieux et méticuleux.
Dans le sillage du précédent récit, À la folie, ce futur roman documentaire est nourri par un travail d’immersion au tribunal judiciaire de Paris.
Texte intégral
1Les juges sont en retard, le public se lève, l’audience est ouverte, vous pouvez vous asseoir.
2Les faits sont exposés au pas de charge, c’est une jeune femme de vingt-cinq ans qui a brûlé plusieurs feux à bord d’un scooter Yamaha 125 puis percuté un autre scooter après un refus d’obtempérer, et chuté. Les policiers qui l’interpellent et la fouillent trouvent de la drogue cachée sous ses aisselles, 50 grammes d’ecstasy et 48 grammes de cocaïne. Elle refuse de signer le P.V., la chambre qu’elle occupe dans un appartement en co-location avec sa sœur et le fiancé de sa sœur est perquisitionnée : 1200 euros en liquide dans le dressing, un sac Dior accroché au radiateur et deux cartes d’identité volées. Elle assure aux policiers que l’argent liquide correspond aux pourboires économisés quand elle était serveuse. Pour les cartes d’identité volées, elle ne sait pas. Des tests toxicologiques révèlent des traces de drogue sur les billets saisis, alors on insiste, elle finit par avouer qu’elle consomme et balance même le nom de son dealeur – on l’appelle Pom Pot – mais refuse de donner le code de son téléphone, un refus suspect et constitutif d’une infraction selon le tribunal devant lequel elle se tient aujourd’hui, quelques semaines après son interpellation. C’est parce que j’avais des photos et des vidéos intimes, je voulais pas que les flics tombent dessus.
3Elle a réponse à tout et regarde ailleurs quand on lui parle, s’adresse de mauvaise grâce aux juges, Bart note un tatouage près de l’oreille, les initiales V.V., une rose sur la main, ses ongles sont longs, pointus et manucurés, elle a gardé son imposante doudoune noire en cuir, sous laquelle on distingue un minuscule débardeur de la même couleur, elle a le ventre à l’air, n’a pas fait l’effort vestimentaire attendu – une tenue sage et couvrante –, n’y a sans doute pas pensé, peu au fait des coutumes en la matière, des usages de contrition et de sérieux qui s’incarnent aussi, d’abord, dans les vêtements portés à l’audience – l’impression, bonne ou mauvaise, qu’on donne –, à moins qu’elle maîtrise parfaitement ces codes mais qu’elle nous emmerde et veuille le signifier.
4Bart a ceci d’avantageux qu’il porte déjà le costume adéquat s’il venait à être jugé, et ressent une certaine appréhension à la vue de ces prévenus qui ne soignent pas leur présentation, aggravent d’emblée leur cas, le plus souvent faute de connaître les règles esthético-morales qui prévalent à l’audience, et confortent ainsi les préjugés du tribunal – le jugement étant l’expression officielle des idées reçues de la classe que la justice entend défendre, celle des honnêtes citoyens.
5Son air bravache, ses manières insolentes, le chewing-gum mâchouillé avec ostentation et qu’on lui a fait cracher au début de l’audience ajoutent encore à l’appréciation défavorable de son dossier pénal ; son comportement l’accable, on sent qu’elle ne souhaite pas collaborer avec la justice, elle n’en voit certainement pas l’intérêt, le profit qu’elle pourrait en tirer, peut-être aussi refuse-t-elle la collaboration y voyant une forme de soumission – elle en a soupé de la soumission, elle a donné. Bart se laisse séduire, impressionné peut-être, par ce mélange de maladresse et d’arrogance, tout ce à quoi il n’a pas accès, apprécie son ignorance des normes et de la bienséance, son immaturité et sa fierté, lui l’homme sec, posé et convenable ; il sent bien qu’elle agace la cour, et même son avocat à qui elle rendra la tâche plus ardue, perdue d’avance.
6Quand Bart l’a vue se poster à la barre, bien campée, il a tout de suite su – il commence à avoir une petite expérience de la justice – que la jeune femme serait jugée pour ce qu’elle est, sa conduite générale, autant que pour ce qu’elle a éventuellement commis. Peu importe ce qu’on lui reproche, d’avoir à le démontrer ou non, le doute porte davantage sur sa personne, et si elle n’a pas dealé de drogue cette fois-ci, elle le fera très certainement plus tard, ou l’a déjà fait, son tempérament criminel ne faisant aucun doute aux yeux de la cour, une mauvaise nature que confirme l’étude de personnalité : la mère de la mise en cause était schizophrène et elle n’a pas connu son père, a été placée en foyer à six ans puis en famille d’accueil à dix, elle est autonome depuis ses dix-huit ans, a passé un bac pro restauration, a connu une longue période de chômage avant une récente reconversion dans le marketing digital.
7La drogue, j’avais arrêté avec le Covid et là, avec le déconfinement, j’ai fait un achat compulsif, pulsionnel, je suis une bonne vivante, j’ai beaucoup de connaissances, je sors depuis des années, mais je n’ai jamais fait de trafic, je faisais profiter mes amis c’est tout. Et je précise que le sac Dior c’est une copie. Je suis une nouvelle femme, je change de métier, de fréquentations, de milieu, je vois un psy deux fois par semaine pour décrocher de la drogue.
8Elle n’entend pas faire acte de repentance mais le juge, qui la soupçonne de revendre, veut la faire avouer et commence à perdre patience, entre condescendance et agressivité : le trafic de stupéfiants c’est transport, détention, offre ou cession, cession vous entendez, vous encourez dix ans de détention, arrêtez de prendre les juges pour des imbéciles. Bon, abrégeons, monsieur le procureur, vous avez la parole.
9Alors le procureur bondit, souple mais vif, comme un chat sur une pelote de laine, ses yeux fixent un point invisible dans la salle d’audience, l’espace vide et indéterminé auquel il est censé s’adresser pour prononcer ses réquisitions, n’étant pas supposé dévisager le prévenu, tandis que la jeune femme regarde toujours ostensiblement ailleurs : madame dit que la drogue qu’on a trouvée sur elle était destinée à sa consommation personnelle, or les tests toxicologiques pratiqués ne font apparaître aucune trace de stupéfiants chez la prévenue, nous avons donc bien la preuve que ces substances étaient destinées à la revente. Par ailleurs, madame affirme que si elle a acheté en grande quantité c’était pour profiter d’un prix de gros, personne n’y croit, nous savons parfaitement que c’est en vue de céder cette drogue, et que ce soit à titre gracieux ou onéreux c’est pareillement réprimé par la loi. Le ministère public demande donc la confiscation de son argent, une amende de mille euros, l’annulation du permis de conduire, une peine de prison en partie aménageable, dix-huit mois dont douze assortis du sursis probatoire et six mois avec un bracelet électronique.
10Aux premiers jours de son séjour au palais, Bart aurait été stupéfié par la peine requise, aujourd’hui il s’attendait à davantage de sévérité encore, ayant appris que les délits les plus sévèrement réprimés sont ceux qui ne font aucune victime directe, que la majorité des faits jugés passibles de dix ans de prison est liée à ce petit trafic de stupéfiants, délits pourtant sans violence, sans commune mesure avec la part la plus tragique de nos actes, mais délits rentables au regard de la pénurie de moyens, de la politique du chiffre et des passions communes – c’est facile et rapide, il suffit d’une fouille au corps à l’occasion d’un contrôle d’identité, alors le nombre d’affaires résolues augmente, et avec lui le sentiment du travail bien fait, la besace remplie : aujourd’hui 50 grammes d’ecstasy, 48 grammes de cocaïne et plusieurs mois de prison. La répression est plus dure contre une activité peu dommageable, pour des actes mineurs, c’est ainsi, alimentant les prisons en foules de petits dealeurs de shit, le plus souvent des hommes mais bientôt cette jeune femme, que Bart imagine se présentant aux portes de la prison en crop top, cheveux lissés, menton haut.
11Dans l’attente, on lui a dit dix-huit mois et la prévenue ne bronche pas, regarde maintenant ses ongles manucurés, hoche la tête, ok, ok, ok, mais Bart doute que ce soit à cette peine qu’elle acquiesce.
12Quand l’avocat se lève à son tour pour plaider, avec certes moins d’allant que le procureur, Bart, comme tous ici, se doute bien que les juges se sont déjà fait une opinion. Il aura beau défendre que sa cliente ne peut pas vendre car chez elle on n’a trouvé ni attirail ni drogue, qu’aucune investigation probante n’a été menée pour le démontrer, qu’il n’y a ni fadettes ni géolocalisation pour prouver une quelconque activité de revendeuse, le tribunal n’écoutera pas et condamnera la jeune femme à quinze mois de prison dont douze avec sursis et trois mois fermes sous le régime de la semi-liberté ; cela signifie madame que vous dormirez en prison et que vous travaillerez dehors la journée. Vous avez compris ? Le scooter vous sera rendu mais pas le portable ni l’argent.
13Même regard qui s’écarte, mêmes ok, ok, ok mécaniques, aucune réaction en réalité, mélange d’incompréhension et de renoncement, catalepsie provoquée par la sidération devant une peine qui met la vie à l’arrêt, autant que par une résignation remontant sans doute à loin, à la mère schizophrène, au père inconnu, au placement en foyer, autant de couches sédimentées qui, au fil du temps, concrètent les sentiments.
14L’inertie crâne de la jeune femme est peut-être liée à cette connaissance, intime, des conséquences sociales de la politique pénale. Contrairement à Bart, elle sait dans sa chair et ses nerfs l’insécurité brandie comme enjeu électoral, les peines planchers, la prison automatique en cas de récidive légale, les circulaires transmises à la police et au parquet incitant à poursuivre tel délit plutôt qu’un autre, les forces concentrées sur le trafic de stupéfiants. Bart en a une représentation abstraite quand la jeune femme sait tout cela d’un savoir héréditaire et intuitif, qui se passe de mots, appartenant à cette catégorie désignée pour la répression, elle sait cette chose évidente et grossière, manifeste et lapidaire, et Bart aussi, à sa manière figurative, et ceux qui sont assis dans le public, amis et familles, que la police contrôle les arabes sur des scooters plutôt que des petits blancs devant la fac, qu’on ne lutte pas vraiment contre le trafic de drogue mais qu’on garde plutôt un œil sur les classes dangereuses, celles qui défilent à la 10ème chambre, sur le podium de la justice, sous l’œil aguerri et blasé du tribunal, sous l’œil diligent et studieux de Bart.
15Bart se sait physiquement ignorant de ces réalités, hors de portée, invisible dans les rues, quand cette jeune prévenue circule à découvert, lumière qui clignote dans la nuit urbaine, feu follet lancé à pleine vitesse sur un scooter débridé, déclenchant immédiatement les sirènes des voitures banalisées.
Pour citer cet article
Référence électronique
Joy Sorman, « Sur le podium de la justice », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 11 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/fixxion/11065 ; DOI : https://doi.org/10.4000/fixxion.11065
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page