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Résumés

À partir de l’exemple du Jeu de Paume, cet article se propose de confronter la notion de White Cube aux nombreuses analyses et critiques politiques qui animent les études curatoriales. Dans cette institution, la reconduction de cette scénographie n’est pas le signe d’une indifférence à ces critiques. Son utilisation dans des expositions de photographies illustre au contraire le dépassement d’un certain nombre d’entre elles et indique un changement de régime politique des expositions.

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Texte intégral

  • 1 Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny dir., L’Invention d’un art : cent-cinquantième anniversaire de l (...)
  • 2 Alain Sayag, « La photographie est l’Art », in ibid., p. 9.
  • 3 Stuart Alexander, « L’institution et les pratiques photographiques », in Michel Frizot dir., Nouvel (...)
  • 4 Gaëlle Morel, « La figure de l’auteur. L’accueil du photoreporter dans le champ culturel français ( (...)
  • 5 Olivier Lugon, « ‟Kodakoration”. Photographie et scénographie d’exposition autour de 1900 », Études (...)

1En 1989, pour l’anniversaire de la divulgation de la photographie, les deux conservateurs Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny montent une exposition intitulée « L’invention d’un art » qui repose en grande partie sur la reconstitution d’expositions célèbres, de la galerie 291 à « New Documents1 », afin d'affirmer que « La photographie est l’Art2 ». De fait, la mention des expositions occupe à la fin du xxe siècle une place centrale dans les recherches portant sur la légitimation de la photographie, comme en témoigne en 1994 le chapitre de Stuart Alexander consacré aux rapports de la photographie avec les institutions3. Les expositions occupent également une place importante dans les recherches que Gaëlle Morel consacre à la reconnaissance artistique du photoreportage4. Parallèlement à cet intérêt, il est étonnant de constater que les expositions particulières n’ont que rarement fait l’objet d’études spécifiques. La bibliographie abordant l’histoire des expositions photographiques, des théories qui les sous-tendent ou des effets qu’elles provoquent reste pauvre. Le constat fait par Olivier Lugon en 2005 reste valable aujourd’hui : « L’histoire des modes d’exposition de la photographie […] [demeure] un large champ à défricher5. »

2Alors que la photographie parachève son processus d’artification, cette faible théorisation des expositions engendre paradoxalement des décalages avec le champ de l’art contemporain, où les études curatoriales sont en expansion. Les zones d’ombres, notamment dans l’analyse des scénographies, s’avèrent sans doute susceptibles de favoriser l’uniformisation des expositions photographiques, telle que la décrit Olivier Lugon :

  • 6 Ibid.

L’avènement de la photographie dans l’institution artistique depuis une vingtaine d’années s’est en effet joué à travers la prédominance d’un unique modèle de présentation […] : des images soigneusement séparées l’une de l’autre, isolées par un cadre, accrochées à hauteur des yeux, à plat sur un mur apparemment plein et de couleur unie6.

  • 7 Dans la préface de l’ouvrage de Brian O’Doherty, Patricia Falguières estime ainsi que « Le “cube bl (...)

3Si l’on reconnaît sans peine dans ces lignes le modèle scénographique du White Cube, il est remarquable que cet usage répété dans les expositions de photographies n’ait pas provoqué d’analyse plus approfondie, alors qu’il constitue presque un domaine d’étude dans le champ artistique. De fait, les choix scénographiques ne peuvent être appréhendés uniquement par le prisme des enjeux de légitimation : depuis les années 1970, le White Cube fait l’objet d’analyses et de débats, et sa dénonciation politique est presque devenue un lieu commun des études curatoriales7. La perpétuation silencieuse de cette forme dans les expositions photographiques interroge donc. Cet article se propose d’ouvrir la discussion sur les façons d’exposer la photographie (au-delà des questions d’institutionnalisation) en y posant de manière centrale la signification, les enjeux et la portée politiques du White Cube.

  • 8 L’expression revient souvent dans les articles de presse qui entourent l’ouverture du Jeu de Paume. (...)
  • 9 Le Jeu de Paume est le résultat de la fusion de trois institutions : la Galerie nationale du Jeu de (...)

4Faute de pouvoir embrasser l’ensemble des expositions photographiques contemporaines, il s’agira ici de s’intéresser aux expositions du Jeu de Paume et aux discours qui les accompagnent : par sa taille, son histoire récente et sa réputation de « lieu phare de la politique photographique de l’État8 », cette institution créée en 2004 offre un point de vue intéressant. Prenant la suite du Centre national de la photographie (CNP), instance forte de légitimation depuis sa création en 1982, le Jeu de Paume hérite du statut de centre d’art contemporain et symbolise à de nombreux égards l’aboutissement du processus d’artification de la photographie en France9. L’institution qui affiche un certain engagement peut également être interrogée à l’aune de ses choix politiques. Elle se définit elle-même dans son magazine :

[Le Jeu de Paume] est appelé à témoigner des évolutions des arts visuels et de leurs conséquences sur la société contemporaine […]. L’image et ses discours historiques, esthétiques, politiques et idéologiques constituent ainsi le champ du savoir dans lequel prennent forme toutes les activités du Jeu de Paume10.

5La richesse des discours portés par (ou sur) le Jeu de Paume en fait un objet d’étude privilégié pour caractériser les régimes politiques de la photographie. Après avoir constaté que les expositions de cette institution sont très proches de la forme dénoncée par les études curatoriales au nom de l’inclusion des publics, je montrerai que la perpétuation du White Cube au sein du Jeu de Paume ne correspond pas à une prise de position par rapport à ces critiques. Cette forme scénographique révèle plutôt un régime politique spécifique qui s’éloigne du souci du public pour se concentrer sur les contenus présentés.

Le White Cube en question

  • 11 Ces textes ont été récemment publiés en français, dans une édition dirigée et présentée par Patrici (...)
  • 12 Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie » [1976], in ibid., p. 36.
  • 13 Cette généalogie classique du White Cube est rappelée par Jérôme Glicenstein dans L’Art : une histo (...)
  • 14 Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie », art. cit., p. 49.

6Dans une série de textes fondateurs, le critique Brian O’Doherty a donné une description très claire du White Cube11. Comme l’expression l’indique, ce concept désigne avant tout une convention spatiale : il s’agit de clore une galerie artistique sur elle-même, d’en fermer toutes les ouvertures pour qu’elle devienne un cube : « Le monde extérieur ne doit pas y pénétrer ‒ aussi les fenêtres en sont-elles généralement condamnées ; les murs sont peints en blanc12. » Dès les années 1930, en opposition aux accrochages de type « salon » ou period room, très courants au xixsiècle13, le White Cube vide le plus possible l’espace et réduit drastiquement le nombre d’œuvres présentées ; ces dernières sont disposées en ligne, à la hauteur des yeux. L’espacement entre les cadres est généreux, puisqu’il semble que chaque œuvre ait besoin de « respirer14 ».

Arno Gisinger, « Vue de l’exposition de Rineke Dijkstra au Jeu de Paume », 2005

Arno Gisinger, « Vue de l’exposition de Rineke Dijkstra au Jeu de Paume », 2005

© Arno Giginger.

  • 15 Ibid., p. 36.

7Les expositions du Jeu de Paume révèlent une mise en pratique de ces conventions. Ainsi, dans l’exposition de Rineke Dijkstra en 2005, les tirages sont tous du même format, alignés à la même hauteur, très espacés les uns des autres. Le lieu est complètement clos et l’éclairage vient uniquement du dessus. On retrouve même, dans cette exposition, le parquet mentionné par Brian O’Doherty15. De la même façon, les expositions de Willy Ronis produites par le Jeu de Paume à la Monnaie de Paris en 2010 ou au Château de Tours en 2017 mettent en jeu un dispositif du type White Cube : de grandes salles vides sont ceintes de cimaises immaculées sur lesquelles sont accrochées des œuvres, alignées le long du mur. La lumière arrive du plafond, et rien ne vient de l’extérieur. Ces dispositions scénographiques exemplifient « l’unique modèle de présentation » évoqué par Olivier Lugon, que l’on retrouve dans la plupart des expositions du Jeu de Paume (on pense encore à celles de Pierre Bourdieu, de Laure Albin Guillot ou de Taryn Simon). La forme du White Cube constitue la convention scénographique du centre d’art.

Arno Gisinger, « Vue de l’exposition de Willy Ronis au Château de Tours », 2010

Arno Gisinger, « Vue de l’exposition de Willy Ronis au Château de Tours », 2010

© Arno Gisinger.

  • 16 Olivier Lugon, « “Kodakoration”. Photographie et scénographie d’exposition autour de 1900 », art. c (...)

8Le choix de ce dispositif est d’autant plus remarquable que le White Cube ne peut être considéré comme l’unique solution pour exposer la photographie. Au contraire, l’histoire du médium est jalonnée de nombreuses expérimentations scénographiques, et Olivier Lugon décrit l’avènement du White Cube comme « […] le refoulement d’un siècle d’expérimentations et d’innovations d’une infinie variété, une liberté d’invention bien supérieure à la présentation picturale, où les modes d’accrochage sont restés jusqu’à aujourd’hui beaucoup plus unitaires et codifiés16 ».

  • 17 Sur ces expositions et leurs enjeux politiques, voir Jorge Ribalta dir., Public Photographic Spaces (...)
  • 18 On pense notamment aux travaux précurseurs de Barbara Kruger ou aux caissons lumineux de Jeff Wall (...)
  • 19 La commissaire explique par exemple dans le catalogue : « Les modalités d'exposition cherchent égal (...)

9De nombreuses expositions de la première moitié du xxsiècle illustrent cette richesse, telles que « Pressa », « FiFo » ou « The Family of Man17 ». Alors même que la légitimation de la photographie s’est largement faite à travers des innovations scénographiques18 ‒ et malgré quelques expérimentations contemporaines, comme celles que développe Gaëlle Morel lors du Mois de la Photo à Montréal19 ‒ le White Cube passe souvent aujourd’hui pour la seule scénographie photographique possible. Cette omniprésence du White Cube a sans doute contribué à l’occultation des interrogations sur la manière d’exposer la photographie.

El Lissitzky et Sergei Senkin, « Frise photographique, pavillon de l’URSS », « Die Pressa », Cologne, 1928

El Lissitzky et Sergei Senkin, « Frise photographique, pavillon de l’URSS », « Die Pressa », Cologne, 1928
  • 20 Brian O’Doherty, « La galerie comme geste » [1981], in Patricia Falguières dir., White Cube. L’espa (...)
  • 21 Patricia Falguières, « Préface ‒ À plus d’un titre », in ibid., p. 6.
  • 22 Simon Sheikh, « Positively White Cube Revisited », e-flux, no 3, 2009, p. 4 : < https://www.e-flux. (...)
  • 23 Nataša Petrešin-Bachelez, « For Slow Institutions », e-flux, no 85, 2017, p. 9 : < https://www.e-fl (...)
  • 24 Elena Filipovic, « The Global White Cube » [2005], OnCurating, no 22, 2014, p. 46. Je traduis. Char (...)

10À l’inverse de la relative indifférence qui l’entoure dans le champ photographique, le White Cube est vivement critiqué dans le monde artistique depuis les années 1970. Selon Brian O’Doherty, ce dispositif a un impact politique très négatif, puisqu’il oblitère le contexte social et laisse supposer une neutralité consensuelle qui n’existe pas. L’espace du White Cube se présente, selon lui, comme le lieu d’une transformation de l’art en divertissement et d’une « anesthésie des masses20 ». Plusieurs décennies après la publication des textes de Brian O’Doherty que l’historienne de l’art Patricia Falguières qualifie de « sources majeures d’inspiration de la nouvelle génération de curateurs et d’artistes21 », le rejet politique du White Cube est encore vif. En atteste la convocation de Brian O’Doherty dans des textes récents de Simon Sheikh, commissaire indépendant qui souligne l’opposition qu’implique le White Cube « entre ce qui doit être gardé dehors (le social et le politique) et ce qui se trouve à l’intérieur (la valeur toujours reconduite de l’art)22 ». Cette critique trouve un écho singulier au sein du Jeu de Paume, puisque deux commissaires invitées de la programmation Satellite ont publié des articles sur le White Cube : Nataša Petrešin-Bachelez considère que le dispositif est susceptible de « promouvoir la liberté de l’art comme fondement d’une société démocratique et capitaliste, du ‟rêve américain”23 » et Elena Filipovic ose un rapprochement particulièrement violent, mentionnant les liens historiques entre ce dispositif scénographique et le IIIe Reich : « Quand l’esthétisation de la politique atteignait des proportions terrifiantes, le White Cube était impliqué. New York et Munich, 1929 et 193724. »

  • 25 Brian O’Doherty, « Le contexte comme contenu » [1976], in Patricia Falguières dir., White Cube. L’e (...)
  • 26 Elena Filipovic, « The Global White Cube », art. cit. Je traduis.

11Les critiques du White Cube se focalisent tout particulièrement sur le rapport aux spectateurs qu’implique ce type de scénographie. Elles développent l’idée que le White Cube engendre un rapport déséquilibré : Brian O’Doherty affirme que, par ce biais, « [l]’esthétique s’est muée en une sorte d’élitisme social – l’espace de la galerie est exclusif25 » et, pour Elena Filipovic, l’usage du White Cube au MoMA « vis[e] sans équivoque à extraire le spectateur ‟du monde”26 ». Au travers de l’attention qu’elles portent aux visiteurs, à leur position et aux rapports qu’ils entretiennent avec les œuvres, les critiques du White Cube s’inscrivent pleinement dans une conception politique de l’art et de ses publics. Cette dimension était précisément déjà au cœur des expérimentations scénographiques de l’entre-deux-guerres :

  • 27 Olivier Lugon, « L’exposition moderne de la photographie », in Gaëlle Morel dir., Les Espaces de l’ (...)

[…] cette forme nouvelle de l’exposition possède alors d’indéniables résonances politiques […]. Pour eux, en effet, mettre le spectateur en mouvement, ce serait le délivrer de sa supposée passivité spectatorielle pour en faire un agent actif, le réveiller en tant qu’individu et sujet responsable, et par là même le « mettre en mouvement » jusque dans l’action collective […]27.

  • 28 André Gob et Noémie Drouguet, La Muséologie. Histoire, développements, enjeux actuels, Malakoff, Ar (...)
  • 29 La rédaction, « Éditorial », Transbordeur. Photographie histoire société, n° 2, 2018, p. 3.

12Or, dans la période récente, la question des publics est devenue une question récurrente dans l’approche politique des expositions : « Le renouveau muséologique du dernier tiers du xxe siècle […] a proposé de placer le public, l’expérience du visiteur, plutôt que l’objet, au centre de la démarche muséale28. » Dans cette perspective, il est loisible de considérer qu’une exposition est politique en fonction des comportements qu’elle peut engendrer chez les visiteurs : « Exposer, en définitive, c’est construire des publics29. »

Le cas du Jeu de Paume

  • 30 Brian O’Doherty, « L’Œil et le Spectateur » [1976], in Patricia Falguières dir., White Cube. L’espa (...)
  • 31 Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie », art. cit., p. 37. Mary Anne Staniszewski, Th (...)

13Les expositions du Jeu de Paume présentent néanmoins de nombreuses caractéristiques décrites et critiquées par Brian O’Doherty en raison de leur impact sur le public. Ainsi, dans les expositions consacrées à Willy Ronis à Tours ou à la Monnaie de Paris, aucune salle ne contenait de siège ou de banc, signifiant au spectateur qu’il n’était que de passage, qu’il était un « fantôme » qui « sent[ait] confusément qu’il ne devrait pas être là30 ». Les visuels qui ont été proposés de ces expositions ‒ dont Brian O’Doherty ou Mary Anne Staniszewski soulignent qu’ils expriment souvent les intentions des commissaires31 ‒ sont totalement vides de spectateurs. Ce choix ne saurait être minimisé, ni passer pour naturel : les vues d’expositions sont, historiquement, peuplées de spectateurs. Le choix d’effacer le public ne correspond pas non plus à une contrainte du droit à l’image, puisque des vues de foules, une pose longue ou le choix de modèles volontaires règlent couramment ce genre de problème. Ces vues d’expositions ne correspondent pas non plus à la volonté d’inclure le plus d’information possible, mais au contraire, comme l’a montré Staniszewski, au choix de montrer de grandes salles prestigieuses et closes plutôt qu’une exposition populaire et ouverte. Du reste, la comparaison des vues d’exposition du Jeu de Paume avec les vues des mêmes expositions circulant hors du Jeu de Paume montre que certaines institutions continuent à y inclure des spectateurs.

« Vue de l’exposition de Willy Ronis du Jeu de Paume, en circulation au Museo Patio Herreriano, Valladolid », 2018

« Vue de l’exposition de Willy Ronis du Jeu de Paume, en circulation au Museo Patio Herreriano, Valladolid », 2018
  • 32 Jeu de Paume, « Willy Ronis, une poétique de l’engagement. 16 avril – 22 août 2010 », Petit Journal(...)
  • 33 Jeu de Paume, « Pierre Bourdieu. Images d’Algérie, une affinité élective. 16 juin – 4 novembre 2012 (...)
  • 34 Vincent Lavoie, Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse, Paris, Hazan, 2010, p. 7 (...)

14Cette exclusion des visiteurs tend à gommer le rapport au monde. Cela est particulièrement gênant quand les photographes exposés sont de ceux qui tiennent un discours social : le prospectus qui accompagne l’exposition de Willy Ronis à la Monnaie de Paris mentionne « ses images des démunis de la société » et son « engagement actif auprès des laissés-pour-compte32 » ; celui de l’exposition de Pierre Bourdieu explique que « l’intellectuel engagé » immortalise dans ses images « la misère et les bidonvilles, le déracinement des paysans et les camps33 ». Par le biais de l’autonomisation de chaque image, le White Cube concourt pourtant à neutraliser les photographies, présentées la plupart du temps hors des séries dont elles faisaient partie, rompant la cohérence ou les qualités discursives des essais visuels34. Dans les expositions de Willy Ronis, par exemple, les séries du photographe ont cédé la place à des icônes, dont la beauté semble être le principal critère de sélection, au détriment du sens. L’œuvre court dès lors le risque de ne plus être la description de son époque et de ses injustices, mais une compilation d’images séduisantes sorties de leur contexte. Le White Cube ne tient pas à la couleur des murs, mais au rapport esthétisé, autonome, neutralisé qu’il crée avec les photographies.

  • 35 Roxana Azimi, « Le paradoxe du cartel », Le Quotidien de l’art, n° 1789, 12 septembre 2019 : < http (...)

15Comment expliquer ce hiatus entre les effets du dispositif et les ambitions des expositions du Jeu de Paume ? Plutôt qu’une indifférence à l’égard des enjeux politiques, ces choix scénographiques travaillent à faire ressortir les spécificités du médium, dont on peut penser qu’il possède en lui-même un pouvoir de résistance. Ces expositions mettent également en jeu d’autres éléments qui viennent en quelque sorte perturber le rapport esthétisé aux œuvres. C’est en particulier le cas des multiples textes qui accompagnent les clichés : le Jeu de Paume est connu pour accompagner ses expositions de cartels, nombreux et complets, au point d’avoir parfois été critiqué dans la presse spécialisée à ce titre35. La présence importante des textes vient en tout cas perturber la neutralisation engagée par le modèle du White Cube en ce qu’elle introduit dans l’espace pur de l’exposition des objets qui ne sont pas des œuvres d’art. Les cartels qui commentent et contextualisent les photographies tissent en outre un lien explicite entre les images et ce qu’elles représentent, contrevenant ainsi à la clôture de la galerie.

  • 36 « Programmation 2008 du Jeu de Paume », non publié, p. 7. Il est ici question du projet « Résonnanc (...)

16Cette perturbation d’un dispositif esthétisant se trouve poursuivie par la portée des photographies elles-mêmes et la façon dont les expositions mettent en avant la lisibilité documentaire. Le centre d’art privilégie en effet les œuvres qui entendent « tirer des conclusions sociales, historiques et politiques36 » et n’a par exemple jamais consacré d’exposition à la photographie abstraite. Or, cette clarté et le caractère dénotatif des images viennent s’opposer à la neutralisation opérée par le dispositif scénographique. La photographie engage un processus transitif qui transgresse la clôture du White Cube de façon à ce que la portée discursive des images ne soit pas limitée.

  • 37 L’auteur est un adversaire résolu de ce qu’il nomme « la théâtralité » du minimalisme, au profit d’ (...)

17Malgré cela, les choix scénographiques du Jeu de Paume restent étonnants dans les rapports qu’ils instaurent avec le public. Davantage que les potentialités du médium c’est peut‑être le changement de contexte critique qui peut expliquer les choix scénographiques pratiqués. Alors que Brian O’Doherty s’inscrivait dans le cadre d’une critique minimaliste, la légitimation de la photographie a fait appel aux cadres conceptuels du modernisme, à travers des théoriciens comme Michael Fried37. Les expositions du Jeu de Paume seraient alors le signe d’une mise en cause du régime politique de l’art s’appuyant principalement sur la scénographie pour évaluer la dimension politique d'une proposition.

  • 38 Entretien avec Marta Gili, le 6 novembre 2020.
  • 39 Jacques Rancière est très proche du Jeu de Paume : en plus du séminaire qu’il y a dirigé, il y a do (...)

18De fait, les actions du Jeu de Paume en direction des publics ne semblent pas faire l’objet d’un propos politique spécifique. L’institution est relativement discrète sur ce point et son attention au régime politique des publics semble réduite. Dans un entretien où la question du rapport du Jeu de Paume avec le White Cube lui était posée, notamment en termes d’inclusion du public, Marta Gili convenait « que l’on puisse dire que les scénographies des expositions historiques [y étaient] assez classiques », mais ajoutait : « Je ne pense pas que ce soit la scénographie de l’exposition qui fait venir le public, cela serait vraiment délirant38 ! » La critique du régime politique de la scénographie revient au sein des conférences que Jacques Rancière a tenues parallèlement au séminaire qu’il dirige au Jeu de Paume en 2005-200639. Le philosophe critique notamment

  • 40 Jacques Rancière, « Les paradoxes de l’art politique », in ibid., p. 62.

[…] le modèle de l’art qui doit se supprimer lui-même, du théâtre qui doit renverser sa logique en transformant le spectateur en acteur, de la performance artistique qui fait sortir l’art du musée pour en faire un geste dans la rue, ou annule à l’intérieur même du musée la séparation de l’art et de la vie40.

  • 41 Ibid., p. 64.
  • 42 Ibid., p. 74.

19Se trouve ici visé le modèle de certaines avant-gardes artistiques. Si ce régime ‒ que le philosophe nomme régime « de l’immédiateté éthique41 » ‒ permettait la critique du White Cube, il se trouve remis en question pour son inefficacité : « On ne passe pas de la vision d'un spectacle à une compréhension du monde et d'une compréhension intellectuelle à une décision d'action42. » Le philosophe pointe aussi le paradoxe d’un art qui s’identifie à la vie, mais qui doit dans le même temps s’en distinguer pour pouvoir être remarqué.

  • 43 Sylvain Amic, « Introduction », L’Argument de Rouen, n° 5, 2021 : < https://youtu.be/au2TOeERwL4  ( (...)
  • 44 Jean-François Chevrier, « Rencontre Jean-François Chevrier : “Intimité territoriale et espace publi (...)

20Cette critique du régime politique des publics renvoie au constat d’échec des nombreuses initiatives auxquelles il a donné lieu ces dernières décennies, comme le rapporte Sylvain Amic, Directeur de la Réunion des Musées Métropolitains, qui confessait récemment avoir été déstabilisé par les résultats d’une étude « qui n’étaient pas toujours satisfaisants et en tout cas pour le moins contrastés43 ». Une telle déception pourrait expliquer la très rare politisation par le Jeu de Paume de la scénographie et de l’adresse aux publics, au profit d’une attention portée à la discursivité des images. En effet, au sein de cette institution, c’est ce qui est dit ou montré qui fait l’objet de la plus grande politisation, comme l’expliquait Jean-François Chevrier dans une conférence au Jeu de Paume, à l’occasion de l’exposition de la photographe palestinienne Ahlam Shibli : « La force des images d’Ahlam Shibli tient évidemment aux sujets qu’elle traite44. »

 

21On le voit, si le dispositif d’exposition du White Cube est utilisé par le Jeu de Paume, ce n’est pas en raison d’une indifférence de l’institution aux enjeux politiques ou d’une volonté de réhabilitation de ce modèle contesté. La reconduction du White Cube s’appuie sans doute pour partie sur le constat de la transitivité spécifique du médium photographique, qui lui permet d’en dépasser pour partie l’effet esthétisant. Si la lisibilité et la discursivité documentaires déjouent l’enfermement de la scénographie, elles inscrivent aussi le Jeu de Paume dans un nouveau régime, dans lequel le critère principal de politisation n’est plus le rapport au public mais bien ce qui est représenté. L’exemple du Jeu de Paume permet donc d’observer, dans un centre d’art contemporain, l’adoption ou la réhabilitation d’un nouveau régime politique de l’art, qui s’appuie de manière centrale sur le contenu des œuvres.

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Notes

1 Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny dir., L’Invention d’un art : cent-cinquantième anniversaire de la photographie, Paris, Adam Biro/Centre Georges Pompidou, 1989.

2 Alain Sayag, « La photographie est l’Art », in ibid., p. 9.

3 Stuart Alexander, « L’institution et les pratiques photographiques », in Michel Frizot dir., Nouvelle Histoire de la Photographie, Paris, Bordas/Adam Biro, 1994.

4 Gaëlle Morel, « La figure de l’auteur. L’accueil du photoreporter dans le champ culturel français (1981-1985) », Études photographiques, n° 13, juillet 2003, p. 35-55.

5 Olivier Lugon, « ‟Kodakoration”. Photographie et scénographie d’exposition autour de 1900 », Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 182-197.

6 Ibid.

7 Dans la préface de l’ouvrage de Brian O’Doherty, Patricia Falguières estime ainsi que « Le “cube blanc” est devenu l’une des plus précieuses boîtes noires de l’art contemporain, le plus répandus de ses lieux communs. », in Brian O’Doherty, White cube. L’espace d’exposition et son idéologie [2008], Zurich, JRP Ringier, « Lectures Maison rouge », 2017, p. 6.

8 L’expression revient souvent dans les articles de presse qui entourent l’ouverture du Jeu de Paume. Voir par exemple, Michel Guerrin, « Les grands chantiers du futur établissement », Le Monde, 25 juin 2004.

9 Le Jeu de Paume est le résultat de la fusion de trois institutions : la Galerie nationale du Jeu de Paume, le CNP et le Patrimoine photographique.

10 Palm, le magazine du Jeu de Paume : < http://lemagazine.jeudepaume.org/magazine/ > (consulté le 15 septembre 2022). Voir aussi le communiqué de presse annonçant le départ de Marta Gili, qui plaçait « l’engagement politique » en tête des « thématiques fortes » de sa programmation. Luciana Richard, « Marta Gili part du musée du Jeu de paume [sic] », Connaissance des arts, n° 25, 2018.

11 Ces textes ont été récemment publiés en français, dans une édition dirigée et présentée par Patricia Falguières : Brian O’Doherty, White Cube. L’espace d’exposition et son idéologie, op. cit.

12 Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie » [1976], in ibid., p. 36.

13 Cette généalogie classique du White Cube est rappelée par Jérôme Glicenstein dans L’Art : une histoire d’expositions, Paris, PUF, « Lignes d’art », 2009, p. 39.

14 Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie », art. cit., p. 49.

15 Ibid., p. 36.

16 Olivier Lugon, « “Kodakoration”. Photographie et scénographie d’exposition autour de 1900 », art. cit.

17 Sur ces expositions et leurs enjeux politiques, voir Jorge Ribalta dir., Public Photographic Spaces. Exhibitions of Propaganda, from Pressa to The Family of Man, 1928-55, Barcelone, MACBA, 2008.

18 On pense notamment aux travaux précurseurs de Barbara Kruger ou aux caissons lumineux de Jeff Wall montrés sous vitrine lors de sa première exposition.

19 La commissaire explique par exemple dans le catalogue : « Les modalités d'exposition cherchent également à mettre en valeur le rôle du public dans l'appréhension et la compréhension des œuvres. Interactive ou contemplative, la mise en espace accorde au spectateur une place visible et déterminante. Détachées des conventions de la ‟forme tableau”, les installations appellent au contact ou au déplacement. » : Gaëlle Morel, « Les Espaces de l’image », in Gaëlle Morel dir., Les Espaces de l’image/The Spaces oh the Image, Monréal, Le Mois de la Photo de Montréal, 2009, p. 166. On peut aussi penser à certaines scénographies du BAL à Paris.

20 Brian O’Doherty, « La galerie comme geste » [1981], in Patricia Falguières dir., White Cube. L’espace d’exposition et son idéologie, op. cit., p. 124.

21 Patricia Falguières, « Préface ‒ À plus d’un titre », in ibid., p. 6.

22 Simon Sheikh, « Positively White Cube Revisited », e-flux, no 3, 2009, p. 4 : < https://www.e-flux.com/journal/03/68545/positively-white-cube-revisited/ > (consulté le 15 septembre 2022). Je traduis.

23 Nataša Petrešin-Bachelez, « For Slow Institutions », e-flux, no 85, 2017, p. 9 : < https://www.e-flux.com/journal/85/155520/for-slow-institutions/ > (consulté le 15 septembre 2022). Je traduis.

24 Elena Filipovic, « The Global White Cube » [2005], OnCurating, no 22, 2014, p. 46. Je traduis. Charlotte Klonk développe les liens historiques entretenus entre le White Cube et le IIIReich, dans Spaces of Experience: Art Gallery Interiors from 1800 to 2000, New Haven, Yale University Press, 2009, p. 130 et suivantes.

25 Brian O’Doherty, « Le contexte comme contenu » [1976], in Patricia Falguières dir., White Cube. L’espace d’exposition et son idéologie, op. cit., p. 106.

26 Elena Filipovic, « The Global White Cube », art. cit. Je traduis.

27 Olivier Lugon, « L’exposition moderne de la photographie », in Gaëlle Morel dir., Les Espaces de l’image/The Spaces of the Image, op. cit., p. 204.

28 André Gob et Noémie Drouguet, La Muséologie. Histoire, développements, enjeux actuels, Malakoff, Armand Colin, 2014, p. 101.

29 La rédaction, « Éditorial », Transbordeur. Photographie histoire société, n° 2, 2018, p. 3.

30 Brian O’Doherty, « L’Œil et le Spectateur » [1976], in Patricia Falguières dir., White Cube. L’espace d’exposition et son idéologie, op. cit., p. 65 et 75.

31 Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie », art. cit., p. 37. Mary Anne Staniszewski, The Power of Display. A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, Cambridge, MIT Press, 1998, p. xxiii-xxviii.

32 Jeu de Paume, « Willy Ronis, une poétique de l’engagement. 16 avril – 22 août 2010 », Petit Journal : < https://jeudepaume.org/petitjournal_willyronis/ > (consulté le 15 septembre 2022).

33 Jeu de Paume, « Pierre Bourdieu. Images d’Algérie, une affinité élective. 16 juin – 4 novembre 2012 », Petit Journal : < https://jeudepaume.org/petitjournal_pierrebourdieu/ > (consulté le 13 octobre 2022).

34 Vincent Lavoie, Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse, Paris, Hazan, 2010, p. 73 et suivantes.

35 Roxana Azimi, « Le paradoxe du cartel », Le Quotidien de l’art, n° 1789, 12 septembre 2019 : < https://www.lequotidiendelart.com/articles/15958-le-paradoxe-du-cartel.html > (consulté le 12 novembre 2019).

36 « Programmation 2008 du Jeu de Paume », non publié, p. 7. Il est ici question du projet « Résonnances ».

37 L’auteur est un adversaire résolu de ce qu’il nomme « la théâtralité » du minimalisme, au profit d’une défense de l’autonomie des œuvres, qu’il retrouve dans la photographie contemporaine, comme en témoigne son ouvrage au titre explicite Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007. Ailleurs, il écrit : « On peut donc dire que l’une des fonctions importantes de la forme tableau est de […] mainten[ir] le spectateur à distance ». Voir du même auteur, Pourquoi la photographie a aujourd’hui force d’art [2008], Malakoff, Hazan, 2013, p. 188.

38 Entretien avec Marta Gili, le 6 novembre 2020.

39 Jacques Rancière est très proche du Jeu de Paume : en plus du séminaire qu’il y a dirigé, il y a donné de nombreuses conférences. Il a aussi écrit dans plusieurs catalogues d’exposition et a participé à des expositions. Il souligne à la fin du Spectateur émancipé que sa « réflexion sur l’image pensive doit beaucoup au séminaire tenu en 2005-2006 au musée du Jeu de Paume. » : Jacques Rancière Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions, 2008, p. 142.

40 Jacques Rancière, « Les paradoxes de l’art politique », in ibid., p. 62.

41 Ibid., p. 64.

42 Ibid., p. 74.

43 Sylvain Amic, « Introduction », L’Argument de Rouen, n° 5, 2021 : < https://youtu.be/au2TOeERwL4 > (consulté le 13 octobre 2022).

44 Jean-François Chevrier, « Rencontre Jean-François Chevrier : “Intimité territoriale et espace public 1/3” », 29 mai 2013 : < https://jeudepaume.org/evenement/intimite-territoriale-et-espace-public-1-3/ > (consulté le 15 septembre 2022).

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Table des illustrations

Titre Arno Gisinger, « Vue de l’exposition de Rineke Dijkstra au Jeu de Paume », 2005
Crédits © Arno Giginger.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1710/img-1.jpg
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Titre Arno Gisinger, « Vue de l’exposition de Willy Ronis au Château de Tours », 2010
Crédits © Arno Gisinger.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1710/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 302k
Titre El Lissitzky et Sergei Senkin, « Frise photographique, pavillon de l’URSS », « Die Pressa », Cologne, 1928
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1710/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 773k
Titre « Vue de l’exposition de Willy Ronis du Jeu de Paume, en circulation au Museo Patio Herreriano, Valladolid », 2018
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1710/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 88k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Louis Boulet, « Exposer la photographie »Focales [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/focales/1710 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.1710

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Auteur

Louis Boulet

Louis Boulet est doctorant en histoire de l’art et en philosophie de l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Tours (laboratoire InTRu). Il a codirigé le deuxième numéro des Cahiers de l’ARIP, « La photographie au risque de l’environnement » en 2020 et codirige avec Margot Renard, Raphaële Bertho et Laurent Gerbier l’ouvrage à paraître Groupes, Foules, Classes, Masses. Les arts visuels et le collectif, xixe-xxie siècle chez Créaphis Éditions (2023).

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