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Dossier

Les ambiguïtés de Jean Le Gac

Jean-Pierre Mourey

Résumés

Une photographie isolée peut générer une interprétation, un univers imaginaire, une fiction. Cela est encore plus efficient lorsqu’elle est agencée avec un texte, avec d’autres images. Une histoire, un univers fictionnel se construisent alors, relevant de tel ou tel genre narratif, descriptif. Cependant l’ambiguïté de la photographie tient à ce que sa dimension documentaire, sa réalité d’archive ne s’effacent pas pour autant. Une oscillation opère entre les deux plans. Jean Le Gac joue particulièrement de ces ambiguïtés dans ses agencements, fresques et installations.

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Texte intégral

1La photographie depuis ses origines est enregistrement du monde, de ses états et de ses événements. Elle est du côté de l’empreinte photo-lumineuse, de l’archivage, du constat. Sans doute les choix par le photographe du cadrage, du moment du déclic dans l’espace d’une ville ou dans un temps de guerre font qu’elle n’est pas un enregistrement dénué de sens. Et le spectateur devant la photographie muette l’interprète, lui donne telle ou telle signification. Il reste qu’elle est enregistrement d’une partie du monde. Cependant elle peut évoquer, générer un univers et, même, une histoire que l’on qualifiera d’imaginaire, au sens où ils sont imaginés par le spectateur. Cette puissance à produire de la fiction est-elle le propre de la photographie en tant que telle ou bien l’effet du dispositif textuel, iconique, sémiotique dans lequel l’image est prise ? Pour certains, la photographie détient ce pouvoir en elle-même. François Soulages écrit :

  • 1 François Soulages, « Fiction & photographie », in Marc Jimenez, L’Art entre fiction et réalité, Par (...)

Une photo de quelque chose permet toujours d’imaginer autre chose. La photographie est l’art de l’imaginaire par excellence, bien plus que le cinéma, peut-être parce qu’elle est muette, sans mouvement et sans avenir, pur morceau de non-sens qui appelle une mise en sens imaginaire de la part du récepteur ; c’est une des raisons de son possible passage du sans-art à l’art1.

2Cependant la photographie peut aussi être placée dans un ensemble de textes, d’images, d’éléments plastiques qui vont orienter son sens et lui faire générer un monde, une histoire. L’agencement des éléments tisse un univers fictionnel, imaginaire et cette opération n’est pas libre de toute contrainte. L’univers généré peut relever de tel ou tel genre, du fantastique, du polar, du récit d’aventure… Cela dépend des sémiotiques engendrées par le dispositif.

3Jean Le Gac a ourdi des opérations subtiles en tenant ensemble des langages et des univers multiples dans une grande partie de son œuvre. À la fin des années 1960, il rompt avec l’idée de devenir peintre. Bercé pendant ses années de formation par cet objectif, il l’abandonne :

  • 2 Jean Le Gac, La Machinerie Le Gac. Entretien avec Kristell Loquet et Jean-Luc Parant, Illiers-Combr (...)

Ce ne fut pas aussi simple ! Il s’ensuivit une période bizarre pour moi. À l’abandon des fameuses fournitures pour artistes dont je m’étais entouré, succède une pratique incertaine, d’abord insidieuse puis de façon de plus en plus radicale, l’utilisation de l’appareil photo en dehors du registre familial. Je me mets à l’écriture aussi2.

4Cela le conduit à explorer l’usage de la photographie de diverses façons : envois postaux à 50, 100, 200 destinataires avec textes et photographies ; photos-textes diversement agencés dans les années 1970 ; mise en dialogue, bout-à-bout de pastel et de photographie, les deux images ayant le même sujet. Dans Le Délassement d’un peintre parisien (avec Hôtel Astoria) (1984), le texte, la photographie et le pastel sont « entre-tenues » autour d’un même thème figuratif, l’envoi d’une missive. Dans les années 1990, il réalise des vastes frises de plusieurs mètres de longueur combinant encore manuscrits, pastels, images de récits d’aventures provenant des livres de jeunesse lus dans l’enfance.

5Ce tressage de la photographie avec des éléments variés se poursuit dans les années 2000, comme nous allons le voir. Ce jeu n’est ni simple, ni univoque, et cela entre autres causes en raison de la nature du photographique. En même temps qu’une fiction est générée et que la photographie y participe, celle-ci possède un poids indiciel ; elle garde sa réalité d’empreinte. Agencée dans une œuvre plus globale, la photographie est à la fois archive et amorce de fiction, enregistrement du réel et pièce de l’imaginaire, de la mise en scène.

6Dans Le Tour du monde en 1975, Jean Le Gac réalise, selon sa propre formule, un « photo-texte » (il en produira trois exemplaires). Quatre photographies (de 24 x 30 cm chacune) sont accompagnées d’un titre et d’un petit texte. Il s’est photographié dans différents lieux avec son épouse et ses enfants. Il s’agit de sites parisiens, comme l’indique le titre, mais qui sont tous marqués par un certain exotisme : la forêt vierge de la grande Serre du Jardin des Plantes, un bâtiment de style mauresque dans le Parc de Montsouris, la statue de la Liberté sur le pont de Grenelle, une sorte de pagode chinoise au 48, rue de Courcelle. Les lieux photographiés nous font voyager au-delà de l’univers ordinaire parisien. La végétation touffue de la serre nous engage dans un paysage tropical, la statue de la Liberté nous rapproche de New York. Les textes placés sous les images nous déroutent encore plus.

Jean Le Gac, Le Tour du monde, 4 photos-textes, 24 x 30 cm
(ici « Dans le Parc de Montsouris à Paris »), 1975

Jean Le Gac, Le Tour du monde, 4 photos-textes, 24 x 30 cm(ici « Dans le Parc de Montsouris à Paris »), 1975

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

7Ainsi celui placé en dessous de l’édifice mauresque du parc de Montsouris :

– L’Arabie c’est où, dites ?
– Par-là, mec !
Nous sommes descendus à la station de métro la plus proche avec en tête ce mauvais calembour. Nous aurions pu également nous souvenir d’une phrase écrite au dos d’une carte postale, envoyée de Bagdad, par un célèbre et riche voyageur, qui excursionnait aussi dans ces régions :
« … puis j’ai été à Bagdad où il y a de la glace à la guimauve extraordinaire… »
Bien que bâti à l’intérieur du parc, nettement en retrait du boulevard Jourdan, le palais porte le numéro 25, et une plaque « SERVICE DES EAUX ».
Pourvu que nous soyons bien sur la photo… moi dans le genre conseiller technique, dynamique, agissant froidement, méthodiquement, pour le compte d’une puissance étrangère.

8Nous sommes ballottés par la photographie et par le texte entre l’exotisme et le Paris ordinaire. D’un côté l’Arabie, Bagdad, la glace à la guimauve, les coupoles orientales, le monde de l’espionnage, de l’autre le métro, le boulevard Jourdan, le Service des eaux. La photographie, comme les trois autres, ouvre vers de lointaines contrées, mais en même temps elle est pour nous document autobiographique et même sociologique. Elle nous livre un portrait de Le Gac dans les années 1970, de son épouse Jacqueline et de ses enfants. Curieux face à ses images, nous découvrons la façon de se coiffer, de s’habiller dans ces années-là : la gabardine, les cols de chemise en pointe, les pulls. La photographie nous engage dans un double chemin de lecture par ce qu’elle représente, par le titre et le texte qui l’accompagne.

9Dans la suite de son œuvre, Le Gac utilise fréquemment des photographies de lui-même ou des membres de sa famille. Dans certains cas, ils se livrent à une scénographie, ils se « posturent » ou se travestissent pour jouer telle ou telle histoire. Par exemple, dans Le Peintre à cheval (1999), assemblage de photographies et textes, le récit d’aventures a pour protagonistes un Jean Le Gac déguisé en aventurier, son épouse qui est assise avec une ombrelle chinoise dans un champ de roseaux, sa fille en robe de mariée qui a peut-être été enlevée. Deux jeunes femmes, dont la mariée, ligotées sur une voie ferrée, seront peut-être sauvées par le peintre cavalier. Mais Le Gac utilise aussi des photographies plus ordinaires si l’on peut dire : vues faites lors d’une promenade, photographie d’identité venant d’un document administratif, d’une carte d’étudiant. Le Délassement du peintre français (avec prince d’Orient) (1984) est une grande œuvre constituée de pastels, de photographies et de texte (106 x 370 cm). Les pastels représentent une femme avec revolver, une autre avec parures peut-être en situation de danger, ainsi qu’un homme menaçant avec turban et arc. Aux deux extrémités de ce polyptique, il y a des photographies d’identité de Le Gac à dix-sept ans qu’il agrandies pour l’occasion. Elles sont tamponnées du mot « lycée ». Sur l’image de gauche, le visage a été maquillé, avec de l’encre à stylo et de la gouache : selon un jeu d’adolescent, le lycéen y est travesti en prince d’Orient, enturbanné. Parcourant l’œuvre, nous sommes pris entre la fiction (l’Orient, un crime à venir) et la dimension biographique, le document (il s’agit bien de Le Gac adolescent). Même si la scénographie, la fiction l’emporte, l’aspect « document biographique » n’est pas effacé.

Le Délassement du peintre français (avec prince d’Orient),
pastels, photographies et textes, 106 x 370 cm, 1984

Le Délassement du peintre français (avec prince d’Orient),pastels, photographies et textes, 106 x 370 cm, 1984

Détails : photographies de gauche et de droite.

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

10Examinons maintenant l’installation La Chasse au trésor qui fut réalisée en 2007 au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Elle fut accompagnée par un livre, Carnet de cette exposition qui rend compte du travail de l’artiste, de son « programme ». L’œuvre, sous la forme de l’installation comme du livre, agence photographies, pastels et textes. Le dispositif met en relation, relie les figures du peintre, du détective, de l’archéologue sur le thème et sous le titre de « la chasse au trésor ».

La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait

La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

11Des photographies de Le Gac habillé en explorateur, des objets tels que cordes, sac de randonnée, jumelles ou marteau, des pastels (l’un d’eux représente la momie d’une femme chamane au viiie siècle en Sibérie) sont disposés ensemble. Parmi ces images, il y a des vues d’archives : celles de l’archéologue Dorothy Garrod en tenue officielle qui fit des fouilles au Moyen Orient dans la première moitié du xxe siècle. Le Gac utilise des photographies où son équipe de chercheurs campe sous des tentes, ils sont en tenue d’aventuriers/aventurières avec bandes molletières, vareuses et casques coloniaux. Des travailleurs indigènes avec turbans et djellabas participent aux fouilles. D’autres photographies représentent l’archéologue Dominique Roussel avec Jacqueline Le Gac. D’autres encore montrent le fils de Victor Segalen, près du tombeau de Tang Kao-Tsong.

La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait

La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait

La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

12Dans l’installation, comme dans le livre qui l’accompagne, pastels et photographies, textes sont mis en réseau. Les vues d’archives, par exemple celles du fonds photographique consacré à Dorothy Garrod, participent de la « chasse au trésor ». La mise en scène et la mise en texte les insèrent dans la fiction. Leur dimension historique (des moments importants de l’archéologie), autobiographique (photographies de Le Gac et de son épouse) s’efface devant la dimension fictionnelle, le récit et les réflexions tissées par Le Gac. Pour ce qui est de l’exposition de la chapelle de Saint-Germain-en-Laye toutes les pièces sont disposées au sol sur des couvertures militaires, de couleur brune, qui rappellent la terre des champs de fouilles archéologiques.

13Mais, en même temps que nous sommes embarqués dans la fiction du peintre détective, du peintre archéologue, la réalité de chaque photographie demeure. Nous découvrons Dorothy Garrod dans ses habits d’exploratrice du début du xxe siècle : bandes molletières, vareuses. Nous découvrons les tentes et les campements, les conditions techniques des fouilles à l’époque. De même, nous voyons les grands tiroirs de rangement des archives et des pièces du musée : grands tiroirs en bois avec leurs étiquettes : « Grottes des Rideaux-85772 », « Lithique », « Osseux », « Faune »… Tout cela témoigne d’un état du savoir archéologique, précieux et désuet à la fois, loin des banques de données des ordinateurs. L’une des photographies est celle d’une statuette ancienne.

14Ces photographies participent à la fiction legacienne, au récit du peintre détective, archéologue qu’il reprend souvent. En même temps, elles ont leur poids propre, leur véridicité qui, de la fiction, nous renvoie à leur réalité documentaire : un moment de l’archéologie, Dorothy Garrod ; Le Gac s’interrogeant sur son statut d’artiste.

15Une photographie, prise isolément, peut être perçue comme l’empreinte lumineuse d’une portion de réalité et rien de plus. Dans ce cas, elle serait du côté de l’insignifiance. Comme l’écrit Philippe Le Roux :

  • 3 Philippe Le Roux, « Tous feux éteints », in Philippe Le Roux dir., De l’insignifiance, Saint-Étienn (...)

L’insignifiance, c’est le principe d’identité : chaque objet n’est que ce qu’il est, ou encore : il faut le considérer comme ce qu’il est singulièrement, sans le faire entrer dans quelque système que ce soit. Si la signification commence avec la liaison de deux objets au moins et l’allusion que l’un fait à l’autre, l’insignifiance est la chute de chacun dans sa singularité intransigeante, et dès lors, aléatoirement manifeste3.

16L’image n’est que l’image que j’ai sous les yeux, elle est l’empreinte d’une réalité.

  • 4 François Soulages, « Fiction & photographie », art. cit., p. 182.
  • 5 Propos de Justine Lévy dans l’émission de télévision C à vous, La Cinq, 25 octobre 2019. Voir Justi (...)

17Mais la photographie peut être aussi perçue comme devant être interprétée. Comme le note François Soulages, la photographie est « muette » et ce « morceau de non-sens » appelle « une mise en sens imaginaire de la part du récepteur4 ». Chacun peut y aller de son interprétation. Ainsi Justine Lévy ajoute un court texte à des photographies de familles anonymes, vues de vacances, d’anniversaires, de repas dominicaux. Ses légendes orientent la photographie dans tel ou tel sens. « Quand on voit une photo, il y a toujours une histoire à attraper. Elle flotte, faut la prendre5 ». La photographie serait toujours en attente d’une interprétation qui peut la faire entrer dans une histoire, un univers fictionnel.

  • 6 Sonia Bledniak éd., Résonances photographiques. Tout autour d’aujourd’hui, Paris, Sorbonne Universi (...)
  • 7 Ibid., p. 10. Notons que les plaques photographiques donnaient lieu, à la fin du xixe siècle, à des (...)

18Ainsi dans l’ouvrage Résonances photographiques. Tout autour d’aujourd’hui6, des photographies du xixe retrouvées dans un lycée parisien et rassemblées sous le nom du « fonds Colbert » sont présentées avec des textes en vis-à-vis : fragments d’écrits de Virginia Woolf, Pierre Tal-Coat, Marcel Proust, Homère, etc. Une cinquantaine de photographies ont été choisies à partir de 1 800 plaques de verre. Comme l’écrit Sonia Bledniak responsable de l’édition de cet ouvrage, les textes font « résonance » avec les photographies. « Loin de décrire ou d’analyser la photographie car elle ne serait renvoyée qu’à la surface d’elle-même, la plupart des textes en dessinent le relief, en animent les marges, en ternissent l’évidence7 ». Faire résonance, animer les marges, tout texte lié à une photographie la fait vivre plus ou moins fortement, lui donne un sens au-delà de sa stricte matérialité, de sa dimension d’empreinte photo-lumineuse. Y compris des textes ajoutés bien après l’acte photographique.

  • 8 Dominique Chateau, « Le jeu pervers du vrai et du vraisemblable », in Marc Jimenez, L’Art entre fic (...)
  • 9 Dans cette œuvre comme dans d’autres, Le Gac s’interroge sur le statut de l’art et sur son propre s (...)

19Cependant cette opération de fictionnalisation peut être plus ou moins développée. Construire tout un monde à partir d’une image, enclencher une histoire autour de celle-ci implique une série d’opérations sémantiques et pragmatiques8. Il faut amorcer et développer un univers de personnages, de lieux, il faut générer au moins en pointillés un récit. Celui-ci doit relever d’un genre : récit réaliste à dimension sociologique, récit policier, fantastique, etc. La photographie isolée peut générer ce monde et une histoire, en fonction du contrat de lecture qu’instaurent le récepteur et son environnement (lecture solitaire, salle de conférence, musée). Il est patent que la construction d’un monde (d’une diégèse) et d’une histoire sera plus établie lorsque les photographies seront insérées dans un ensemble de textes et d’autres objets ou images. C’est ce que fait Jean Le Gac en élaborant des installations avec textes, pastels et objets. Dans La Chasse au trésor, ses propres photographies (travesti ou non en explorateur), celles de fonds d’archives (Dorothy Garrod et autres personnes) sont agencées sur les couvertures brunes avec des pastels (momies avec parures), des cordes, un sac de randonnée datant de l’époque de Dorothy Garrod. Chaque élément, en particulier les photos-documents, est repris dans « la chasse au trésor » annoncée dès le titre. Mais l’une des ambiguïtés9 tient à ce que ces photographies s’insèrent dans la fiction créée et qu’en même temps elles gardent leur statut de document. Qui était cette femme Dorothy Garrod ? Que fait à ce jour le fils de Victor Segalen ? Et Jean Le Gac a-t-il, sur ces photographies, vieilli par rapport à d’autres photographies ou œuvres antérieures ? La dimension documentaire ne s’efface pas complètement devant la fiction élaborée par l’artiste.

20Plus généralement, on peut considérer qu’il faut un certain dispositif sémiotique pour qu’une photographie produise une fiction. Le titre, le texte qui l’accompagnent, sa mise en réseau avec d’autres éléments engendrent un univers et l’amorce d’une histoire. Fictionnalisation et narrativisation sont liées. Il faut un monde, un lieu et des acteurs, pour qu’une histoire s’ébauche. La tension entre une photographie et un titre, une photographie et un autre élément plastique, textuel, iconique est le catalyseur de ce processus qui demande l’action du récepteur. La tension entre deux photographies peut produire cela. Le processus est réussi lorsque le monde et l’histoire amorcés relèvent d’un genre tel que le récit d’aventure, le polar, le fantastique, etc. Toutes ces opérations mettent en jeu le système de représentation et de lecture, l’esthétique qui opèrent à une période donnée, même si l’artiste peut produire des écarts ou révolutionner l’ordre en place.

21On peut se poser la question de savoir si une photographie seule peut générer un univers imaginaire. Cela est possible dans la mesure où elle contient des détails, un cadrage, un angle de vue, une position des personnes photographiées qui invitent à imaginer au-delà du strict enregistrement de la réalité empirique (visage de femme avec larme de verre de Man Ray). Se photographiant avec sa famille devant une pagode chinoise, devant un édifice de type mauresque, Le Gac dote, pointe et instille l’exotisme dans les espaces parisiens. Le texte qui accompagne la photographie renforce cette tendance, mais elle est déjà amorcée par la photographie qui quitte son statut de banal document biographique.

22La photographie peut être placée dans un syntagme qui la dote d’un sens absent au moment de la prise de vue. Cependant une ambiguïté demeure, entre photographie d’archive et fiction, strict enregistrement et mise en route de l’imaginaire. C’est la force des installations et des fresques de Le Gac. Il insère des photographies documents (photographies de famille, clichés pris par des archéologues dans La Chasse au trésor) dans ses installations. Un jeu d’aspiration opère entre les photographies et les textes, les pastels, les objets disposés ensemble. Une fiction s’élabore qui participe du récit d’aventure, du récit d’espionnage. En même temps, nous ne pouvons oublier que ce sont les photographies de Le Gac, de son épouse ou d’une archéologue. Le document biographique ne s’efface pas totalement derrière la fiction tissée par le réseau des éléments de l’œuvre. L’un des plaisirs du spectateur est de balancer entre ces deux dimensions. Le Gac en joue de façon aiguisée et ce jeu exploite précisément la dimension documentaire de la photographie. Plus fondamentalement, c’est la frontière ou la non-frontière entre art et non-art qui est questionnée par Le Gac, depuis les années 1960, à travers ses diverses réalisations. Le photographique est une pièce clef dans ce jeu, cet échiquier complexe.

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Notes

1 François Soulages, « Fiction & photographie », in Marc Jimenez, L’Art entre fiction et réalité, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 182.

2 Jean Le Gac, La Machinerie Le Gac. Entretien avec Kristell Loquet et Jean-Luc Parant, Illiers-Combray, Éditions Marcel le Poney, 2008, p. 27-28.

3 Philippe Le Roux, « Tous feux éteints », in Philippe Le Roux dir., De l’insignifiance, Saint-Étienne, Publications de l’Univeristé de Saint-Étienne, 1990, p. 134.

4 François Soulages, « Fiction & photographie », art. cit., p. 182.

5 Propos de Justine Lévy dans l’émission de télévision C à vous, La Cinq, 25 octobre 2019. Voir Justine Lévy, Histoires de familles, Paris, Flammarion, 2019 (écrit à partir du fonds photographique The Anonymous Project).

6 Sonia Bledniak éd., Résonances photographiques. Tout autour d’aujourd’hui, Paris, Sorbonne Université Presses, 2018.

7 Ibid., p. 10. Notons que les plaques photographiques donnaient lieu, à la fin du xixe siècle, à des projections lumineuses accompagnées d’un commentaire relevant de la science, de la géographie, de l’histoire de l’art. Celles de l’établissement scolaire Colbert, proche de La Société de géographie de Paris, privilégiaient la lecture géographique.

8 Dominique Chateau, « Le jeu pervers du vrai et du vraisemblable », in Marc Jimenez, L’Art entre fiction et réalité, op. cit., p. 35-43.

9 Dans cette œuvre comme dans d’autres, Le Gac s’interroge sur le statut de l’art et sur son propre statut en tant qu’artiste. Il pose le problème de son rapport à l’art et à d’autres pratiques telles que l’archéologie, le travail de détective.

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Table des illustrations

Titre Jean Le Gac, Le Tour du monde, 4 photos-textes, 24 x 30 cm(ici « Dans le Parc de Montsouris à Paris »), 1975
Crédits Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1226/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 596k
Titre Le Délassement du peintre français (avec prince d’Orient),pastels, photographies et textes, 106 x 370 cm, 1984
Légende Détails : photographies de gauche et de droite.
Crédits Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1226/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 883k
Titre La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait
Crédits Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1226/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 516k
Titre La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait
Crédits Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1226/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 677k
Titre La Chasse au trésor de Jean Le Gac, livre édité par la Réunion des Musées Nationaux, 2007, « Le carnet », extrait
Crédits Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
URL http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1226/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 546k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Mourey, « Les ambiguïtés de Jean Le Gac »Focales [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/focales/1226 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.1226

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Auteur

Jean-Pierre Mourey

Jean-Pierre Mourey est professeur émérite en Esthétique et Sciences de l’art à l’Université de Saint-Étienne. Il est l’auteur de Relations paradoxales de l’art à la nature (2013). Parmi ses derniers articles, on note « Règles, schèmes, dispositifs », in Procédures & Contraintes. Figures de l’art, no 30, 2015 ; « Le crash ou l’apothéose négative des machines », in L’Art & la machine. Figures de l’art, no 32, 2016 ; « Face à l’énigme à résoudre : agencer, agrandir, amplifier », in Les Formes de l’enquête. Revue des Sciences Humaines, no 334, 2019.

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Droits d’auteur

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