La photographie publicitaire entre les deux guerres : une face cachée de l’œuvre du photographe ?
Résumés
Dans les années 1920 à 1940, les photographes qui produisent des images de création, des portraits ou des vues destinées aux couvertures des journaux répondent également à des commandes publicitaires. Cet article propose d’examiner les différentes modalités de relation qui existent entre photographie et publicité à cette période : certaines publicités réutilisent des travaux photographiques déjà existants tandis que certaines images découlent directement de commandes. Par ailleurs, la publicité devient un motif de représentation privilégié pour les photographes.
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1Durant l’entre-deux guerres, la photographie se développe dans un nouvel espace : celui de la publicité. En introduction de l’exposition Coup de pub : graphisme et publicité en France, Anne-Céline Callens consigne :
- 1 Anne-Céline Callens, « Quand la publicité flirte avec l’art moderne », texte de présentation de l’e (...)
[…] de nombreux secteurs d’activité se développent, telle la grande distribution, la fabrication industrielle, mais aussi les services touristiques et les offres culturelles. La publicité naissante accompagne ces mutations, tandis que peu à peu, la réclame disparaît. […] Les entreprises capitalisent désormais sur l’image. […] Malgré sa fonction mercantile, la publicité moderne est liée à une recherche esthétique. Le graphisme émerge, nouvelle discipline combinant l’art de l’affiche, la création de caractères typographiques et la mise en page. Dessinateurs, écrivains, typographes et photographes collaborent pour donner naissance à des créations publicitaires inspirées du cubisme, purisme, futurisme, constructivisme et Bauhaus, mouvements artistiques novateurs et marquants des années 1910‑1930. Cette publicité moderne intègre les codes artistiques modernes à la vie économique1.
2De nombreux photographes, qui durant les années 1920 à 1940 exposent, publient et réalisent des reportages ou des portraits, produisent également pour la publicité. Il en va de leur survie économique : les expositions ou les livres, si prestigieux soient-ils, leur rapportent alors peu. Le critique allemand Gustav Friedrich Hartlaub écrit en 1928 dans un article intitulé « L’art comme publicité » :
- 2 Gustav Friedrich Hartlaub, « Kunst als Werbung », Das Kunstblatt, Berlin, volume 12, 1928, p. 173-1 (...)
L’art publicitaire est aujourd’hui, à côté de l’architecture fonctionnelle, le seul véritable art public. […] l’économiste ne doit pas être le seul à faire des sacrifices en s’adaptant à la liberté de création artistique, pour autant qu’elle s’autorise l’aspect commercial. L’artiste aussi doit […] « céder » dans une certaine mesure en sacrifiant tout ce qui n’est pas conforme à l’objectif publicitaire exigé. […] des artistes qui, à une époque où le « grand » art n’a aucune perspective économique, n’ont guère de meilleure chance de tenir le coup qu’en se mettant au service du commerce et de l’industrie2.
3Nous recenserons les différentes modalités de relation qui existent entre photographie et publicité durant l’entre‑deux‑guerres : certaines publicités réutilisent des travaux photographiques déjà existants ; le plus souvent, les images découlent de commandes adressées aux photographes par les entreprises ou les nouveaux intermédiaires que sont les agences. Par ailleurs, la publicité qui occupe désormais une place importante dans la ville devient un motif de représentation pour les photographes.
La photographie reprise par la publicité
Publicité pour l’orfèvrerie Bruckmann-Bestecke, publiée dans Die Dame, novembre 1929, photographie d’André Kertész

© Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dist. RMN-GP.
- 3 Association française pour la diffusion du patrimoine photographique dir., André Kertész, ma France (...)
4En 1990, une version encore peu connue de la célèbre photographie légendée « La Fourchette » paraît dans André Kertész, ma France3 : il s’agit d’une publicité de l’entreprise Bruckmann-Orfèvrerie située à Heilbronn, en Allemagne. La photographie, non recadrée, occupe la partie supérieure d’une page verticale avec, à sa gauche, le nom de l’auteur ; sous l’image, le texte inscrit sur dix lignes dans des typographies variées livre des informations sur les deux types de couverts (argent massif ou plaqué argent) et les lieux de vente. Dans cette publicité, l’image sert à illustrer le discours avec une valeur de preuve et un effet de réalité, l’image et le texte demeurant indépendants.
- 4 Die Dame, n° 4, Berlin, Verlag Ullstein & co, novembre 1929.
- 5 C’est notamment le cas de sa photographie intitulée « La danseuse burlesque » qui est publiée en 19 (...)
- 6 André Kertész, Anna Fárová et Robert Sagalyn, André Kertész, New York, Paragraphic Books/Grossman P (...)
- 7 Ibid.
5Cette publicité est parue en 1929 dans Die Dame4, revue féminine allemande dans laquelle Kertész publiait déjà des illustrations pour la rubrique culturelle5. Or, « La fourchette », réalisée en 1928, avait déjà été exposée plusieurs fois : l’année même à Bruxelles, à la galerie L’époque ; à Paris au Salon de l’Escalier, « Premier Salon indépendant de la photographie » ; à Amsterdam et Rotterdam à l’« International Foto Salon » ; et l’année suivante en Allemagne dans les expositions « Fotografie der Gegenwart » à Essen et « Film und Foto » à Stuttgart. L’extraordinaire diffusion de cette image dès ses débuts interroge : « La Fourchette » s’impose dans les années 1930 pour sa correspondance avec l’esprit de la Nouvelle Vision. Cependant, lors de sa première exposition, il y eut controverse : « Tout le monde peut prendre la photographie d’une fourchette et d’une assiette », disait-on. « Oui mais Kertész l’a fait le premier » indique Anna Fárová6. Au sujet de cette image, le photographe explique qu’il a senti son ambiguïté, entre art et commerce7.
- 8 André Kertész, cité dans Pierre Borhan dir., André Kertész, la biographie d’une œuvre, Paris, Seuil (...)
6« La Fourchette » représente avec sobriété et puissance une « nouvelle vision », bien qu’elle soit totalement ancrée dans le quotidien : elle fut prise à la fin d’un repas dans l’atelier de Fernand Léger, sans mise en scène, dans l’intuition de l’instant, alors que Kertész venait d’agencer des sculptures de l’artiste surmontées de l’almanach des Postes pour une vue d’atelier. Le photographe use alors pleinement des spécificités du médium : le cadrage qui coupe le manche de la fourchette ; l’angle de prise de vue en légère plongée ; la lumière qui redouble partiellement l’objet, l’ombre des dents de la fourchette se courbant dans le creux de l’assiette en une distorsion ; la composition dominée par l’oblique qui agence les lignes droites et les courbes. Enfin, la photographie en noir et blanc joue délicatement de la gamme des gris, équilibrant le contraste naturel par de subtils dégradés. Kertész qui pense que « la photographie doit être réaliste8 » propose une véritable composition plastique.
7Il est probable que l’orfèvre Bruckmann a repéré cette photographie lors des expositions en Allemagne. Il s’en est servi sans la modifier, convaincu que sa pureté et sa force suffisaient à promouvoir l’objet. Ici s’affiche la première modalité d’utilisation de la photographie en publicité : c’est telle que l’artiste l’a conçue, sans qu’il soit nécessaire de la remodeler, qu’elle peut servir le fabricant. Durant l’entre-deux-guerres, la vente des photographies se fait beaucoup par des réseaux interpersonnels : si Kertész traite directement avec les magazines, il côtoie également le cercle des hongrois de Paris au Café du Dôme ainsi que Lucien Vogel, éditeur de presse et directeur de Vogue. Ces réseaux servent la circulation des images.
La photographie née de la commande publicitaire
8Durant cette période, les photographes répondent également à des commandes provenant d’agences et d’organes de presse. À Paris, de 1923 à 1936, Kertész collabore ainsi avec Vu, Art et Médecine et de nombreux autres magazines, allemands en particulier, auxquels il fournit des vues illustrant des sujets. Il produit notamment des reportages sur des provinces telles que la Savoie.
André Kertész, « Ustensiles de cuisine », 1946, d’après un négatif gélatino-bromure d’argent noir et blanc sur support souple de format 10 x 12 cm, Donation André Kertész

© Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion RMN-GP.
- 9 Photographie publiée in « Your private life », House & garden, New York, Janvier 1947, p. 49.
- 10 Pierre Borhan dir., André Kertész, la biographie d’une œuvre, op. cit., p. 21.
9En 1947, Kertész collabore avec le magazine américain House & Garden et réalise à cette occasion une photographie au sujet proche de celui de « La Fourchette » : « Ustensiles de cuisine9 ». Sur un fond lambrissé, une tablette ajourée supporte une douzaine d’instruments de cuisine : louches et cuillers de diverses tailles dont les manches noirs dépassent dans la partie inférieure. Le caractère descriptif de la photographie fait écho à la dimension utilitaire de cet assemblage d’objets : prise de vue frontale, dégradé de gris, lisibilité des éléments. Les ustensiles sont présentés de façon à informer précisément l’acheteur. Seul le jeu d’éclairage, qui produit un redoublement des formes verticales qui s’estompent sur la gauche, rappelle le style subtil de Kertész. À la quête d’innovation formelle de « La Fourchette » succède ici une réponse adaptée et fonctionnelle à une commande qui ne satisfait que financièrement le photographe qui « n’est pas très attiré par la photographie de mode, de publicité ou d’industrie10. »
- 11 Aussi bien sur les clochards parisiens que sur la route de Paris à la Méditerranée.
- 12 C’est le cas de La Folle d’Itteville (Paris, Jacques Haumont, 1931).
10Germaine Krull n’a, quant à elle, pas de réticence à réaliser des images de commande et ne pose aucune limite à sa production : elle fait de la publicité, mais aussi des reportages11, des portraits, des illustrations pour la presse – française et allemande – et des romans photos en collaboration avec des écrivains tels que Simenon12. Ses photographies sont publiées dans les revues Jazz, Vu, Arts et Métiers graphiques et sa notoriété attire l’attention de grands industriels et de nombreuses marques : les firmes automobiles Peugeot et Citroën, le laboratoire pharmaceutique Sandoz, les disques Columbia, les huiles Shell, le couturier Paul Poiret...
Germaine Krull, « Étude publicitaire pour Paul Poiret », vers 1926, épreuve gélatino-argentique, 22 x 15,9 cm

© Estate Germaine Krull, Folkwang Museum, Essen.
- 13 L’étude est datée de 1926 dans Quentin Bajac et Clément Chéroux dir., Voici Paris : modernités phot (...)
- 14 On pense notamment à la série érotico-fantastique « Mr and Mrs Woodman » de Man Ray (1947) et aux c (...)
11L’étude publicitaire qu’elle réalise pour Paul Poiret en 192613 figure une situation mondaine où deux femmes devisent dans un salon. Mais ces personnages sont en réalité des mannequins, la photographe jouant de l’ambiguïté entre objets inanimés et figures vivantes, très appréciée des surréalistes14. La surimpression engendre de surcroît un effet de masque ; elle suggère la fluidité des étoffes et l’élégance des lignes. Grâce à la douceur de l’éclairage et aux contrastes prononcés, cette photographie réalise la parfaite mise en valeur de deux robes, de face et de dos.
- 15 Christian Bouqueret dir., Germaine Krull : photographie 1924-1936, catalogue d’exposition, Arles, R (...)
12La proximité de Krull avec les Delaunay, qui l’introduisent dans le tout Paris et lui font faire des photographies dans leur atelier, la conduit également à photographier les textiles et des vêtements dessinés par Sonia Delaunay. Très prolifique et sollicitée, Krull installera un studio de prise de vue photographique près de la Madeleine. Elle reconnaît cependant le peu d’intérêt et de plaisir qu’elle prend à « faire de la mode15 ».
- 16 Germaine Krull, citée dans Christian Bouqueret dir., Germaine Krull : photographie 1924-1936, op. c (...)
13Fascinée par l’architecture et les objets techniques, Germaine Krull pratique spontanément une expérimentation proche de la Nouvelle Vision. Elle déclare : « L’idée que la photographie servait simplement à la reproduction de la nature me semblait fausse. Je sentais que tout en moi était vivant et je devais exprimer ce sentiment au travers de mon œil photographique16 ». Dès 1922, elle photographie les grues géantes du port de Rotterdam ; à Paris, à partir de 1925, elle enregistre la Tour Eiffel sous des angles inattendus, avec le désir de montrer le gigantisme et le dynamisme de ces monstres de métal. En 1927, elle accède aux fonderies de Citroën à Wetzlar et exploite la photogénie des ateliers où se mêlent le feu et le métal ; ses vues célèbrent la grandeur et l’intensité informelle des flammes qui contrastent avec les structures industrielles géométriques. La mobilité et la puissance de l’industrie la conduisent à élaborer un nouveau langage plastique. La photographie publicitaire pour les firmes industrielles rencontre son goût pour la modernité et le métal. L’outil mécanique qu’est l’appareil photographique n’est-il pas en parfaite congruence avec la production industrielle nouvelle ?
Brochure publicitaire pour la Peugeot 201, photographies de Germaine Krull, Paris, P. Thévoz, 1930

© Estate Germaine Krull, Folkwang Museum, Essen.
- 17 Paru chez Firmin-Didot en 1931.
14Krull, qui ne se revendique d’aucun mouvement, se rapproche de la Nouvelle Objectivité au sein de ses images très précises de moteurs et d’automobiles. Quand Peugeot lui demande de photographier la nouvelle 201, elle demande à être payée par une voiture ‒ qui lui permet de partir vers la Côte d’Azur, son goût de la mobilité et sa vie de femme indépendante correspondant aux possibilités offertes par l’automobile. Elle réalise à cette occasion les clichés qui accompagneront le texte de Paul Morand dans le livre La Route de Paris à la Méditerranée17. Dans une autre publicité pour Peugeot, la photographe décline le nom de la marque et le blason du modèle de la Six 12 chevaux par un jeu de surimpressions multiples. L’image qui en résulte constitue une ode à la magie moderne permise par l’électricité. Elle manifeste également l’intérêt de Krull pour la « typo‑photographie », association du texte et de l’image mise en œuvre par le Constructivisme russe.
- 18 Voir Robert Delpire dir., Man Ray, Paris, Centre national de la photographie, « Photo poche », 1988
- 19 « Man Ray et la mode », exposition au Musée Cantini à Marseille et au Musée des Arts décoratifs, de (...)
- 20 Anna Topaloff, « Quand Man Ray révolutionnait la photo de mode », L’Obs, 7 novembre 2019.
15Parmi les photographes des années 1930, Man Ray est sans doute le plus apte à se faire une place dans l’univers de la communication naissante et à établir des passerelles entre ses travaux de création et la commande publicitaire18. La récente exposition « Man Ray et la mode19 » a mis en évidence le fait que « les images les plus iconiques de Man Ray étaient à l’origine des commandes de magazines – et parfois même des pubs20 ». Le succès de l’artiste fut double : très demandé en tant que portraitiste dont le style se répand comme un phénomène de mode (il photographie notamment Peggy Guggenheim dans une robe Paul Poiret en 1924), il est également sollicité par des revues internationales, en particulier franco‑américaines, telles que Vogue et Vanity Fair. Preuve des connexions entre ses travaux personnels et ses images de commande, la célèbre photographie intitulée « Le Violon d’Ingres » paraît simultanément dans les deux éditions de Vogue et dans la revue surréaliste Littérature.
- 21 Ji-Yoon Han, « Électricité et Man Ray : de la commande publicitaire industrielle aux champs magnéti (...)
16Ses rayogrammes lui offrent semblable opportunité : l’éclat de la lumière sur le papier sensible intéresse la Compagnie parisienne de distribution d’électricité qui lui passe commande en 1931 d’un recueil de dix gravures destinées à promouvoir les usages domestiques de cette énergie21. Le procédé rend les images presque abstraites : la représentation d’un ventilateur et d’un réseau de fils, réalisée en posant directement les objets sur le support photosensible, incarne la luminosité et la diffusion de l’électricité ; la blancheur des pales de l’appareil, agencées aux quatre coins de l’image en un jeu d’obliques, et la forme de toile d’araignée du réseau de lignes électriques illustrent l’idée d’une distribution de l’électricité à tous.
Les photographes capteurs de la publicité dans l’espace urbain
- 22 André Breton, « Beauté », in André Breton et Paul Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, Œuvre (...)
17La ville moderne est un lieu de déambulation, d’errance et de disponibilité pour les photographes en quête de trouvailles visuelles – les Surréalistes parlent à ce sujet de la recherche d’une qualité « magique‑circonstancielle22 ». Sous formes d’affiches, d’enseignes ou d’inscriptions, la publicité habille l’architecture et interfère avec les passants. Alors que, dans ses vues de Budapest, Kertész s’attache surtout aux humains qui animent les espaces entre les bâtiments, à Paris il porte son attention sur la publicité comme élément nouveau de l’espace urbain. Il cadre des affiches et met en évidence la confrontation d’échelles entre les piétons et les images murales géantes.
- 23 André Kertész, « Boulevard de la Madeleine, Paris, 1927 », négatif sur plaque de verre, 9 x 12 cm. (...)
18C’est le cas dans une photographie, légendée « Boulevard de la Madeleine », réalisée en 192723 : le cadre de l’image semble insuffisant pour représenter la totalité de la publicité de plusieurs mètres de long pour l’huile de sécurité Spidoléine et l’affiche domine un petit homme courbé. En 1934, Kertész réalise également une célèbre composition nommée « Paris, Dubo Dubon Dubonnet » : sur un banc public, une femme est assise, seule, adossée contre une réclame pour le film Georges et Georgette, composée d’un écriteau surmonté d’une silhouette dotée d’un chapeau haut de forme ; derrière elle, un passant qui s’éloigne longe un mur recouvert des célèbres affiches de Cassandre pour l’apéritif Dubonnet. Le photographe suggère ainsi une narration qui combine passants et figures de la publicité.
- 24 Pierre Borhan dir., André Kertész, la biographie d’une œuvre, op. cit., p. 287 et 305.
- 25 André Kertész, « Billboard, Long Island (Panneau d'affichage, Long Island), 1962 », épreuve gélatin (...)
- 26 André Kertész, « New York, 1966 », négatif souple, 9 x 12 cm, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l'a (...)
19Dans les années 1960 à New York, Kertész retrouve ce motif de l’affiche publicitaire dans l’espace urbain. Par deux fois au moins24, il cadre l’injonction « BUY » au sein de messages publicitaires : dans une image de 1962, l’inscription est accompagnée d’une souriante jeune femme qui incite à l’achat d’une bière Budweiser25 ; dans une seconde vue de 1966, elle est surmontée d’un mur pignon et d’un nuage26. En reprenant un fragment de publicité, Kertész cadre ironiquement la grande inscription « BUY », symbole de la consommation à l’américaine.
François Kollar, « Enseignes lumineuses », 1931-1934, photographie publiée dans La France travaille : Aux sources de l’énergie, volume I, album VII, p. 423

© François Kollar ; Bibliothèque Forney ; Roger-Viollet.
- 27 Anne-Claude Lelieur et Raymond Bachollet, La France travaille : François Kollar. Regard sur le mond (...)
20En 1931, le photographe hongrois François Kollar, installé à Paris depuis quelques années, répond à une commande des éditions Horizons de France : durant quatre ans, il documente à travers plus de deux mille clichés les différents aspects des activités humaines, rurales, industrielles et tertiaires du pays. Ce travail donne lieu à la publication de quinze albums thématiques sous le nom de La France travaille, qui sont préfacés par des écrivains en vogue tels que Paul Valéry, Lucien Favre et Pierre Hamp. L’opus intitulé Aux sources de l’énergie porte sur l’électricité : plus que le geste humain, c’est la technologie et la publicité qui y sont mises en valeur. Une image nocturne, réalisée grâce à la technique de la surimpression, manifeste l’importante présence de la publicité lumineuse dans l’espace urbain. La composition est guidée par un jeu de lignes obliques qui se croisent et renvoient à la présence de cheminées, de rails et d’immeubles. Les enseignes lumineuses des noms de marques – Cinéac, Le Journal, Ovomaltine, Pâtisserie, du Brésil… – apparaissent comme des mots jetés dans l’espace, parfois incomplets, qui illustrent la diversité du nouveau monde industriel et l’abondance des pratiques de consommation qui en découlent. Ces inscriptions, qui sont ponctuées de halos lumineux, justifient la légende de l’image « Les lumières dans la ville27 ».
21En 1934, l’allemande Ilse Bing semble fascinée par la Tour Eiffel illuminée de nuit par l’inscription géante « Citroën » : l’opération de communication réalisée conjointement par le fabricant d’enseignes lumineuses Jacopozzi et la marque automobile est renouvelée chaque année entre 1925 et 1935 ; comble de la modernité, l’architecture de métal et l’automobile se trouvent ici réunies. Dans certaines vues néanmoins, sur lesquelles la Tour Eiffel apparaît au loin entourée de cheminées prosaïques qui sont situées au premier plan et qui paraissent donc plus grandes, la photographe semble relativiser les symboles de la modernité. On pense également aux nombreux clichés de rue de Jean Moral qui illustrent la diversité des éléments publicitaires dans la ville : affiches et panneaux, statuettes, devantures et vitrines de commerces, homme sandwich, colonnes Morris, enseignes, étals de marché… Le photographe expérimente dans ces vues les codes formels de la Nouvelle Vision – décentrement, plongées et contre-plongées… – permis par l’utilisation des appareils de petit format, récemment arrivés sur le marché et facilement maniables.
22Nombreux sont donc les photographes à s’emparer des motifs publicitaires de la rue à cette période. Les divers signaux qui participent pleinement à l’univers urbain constituent des sujets d’attention à part entière. Mais ils leur servent également de prétexte à l’expérimentation formelle : en resserrant le cadrage sur des publicités qu’ils confrontent aux passants et en jouant des mots typographiés comme de purs signes graphiques, les photographes manifestent l’autonomie de leurs images. L’imaginaire et la force plastique de leurs photographies rivalisent de la sorte avec l’efficacité des messages de communication.
Expérimentations artistiques et publicité
- 28 Germaine Krull (préface de Florent Fels), Métal, Paris, Librairie des arts décoratifs/A. Calavas, 1 (...)
23Pour tous ces photographes, dont l’activité fut intense durant l’entre-deux-guerres, la production d’images publicitaires s’est combinée à des travaux plus personnels. Dans son ouvrage Métal paru en 1928 et composé de soixante-quatorze images28, Germaine Krull mêle des vues personnelles de Rotterdam, de Paris et du Pont transbordeur de Marseille à des images issues de commandes réalisées pour Peugeot, Citroën et Sandoz – preuve qu’elle n’instaure pas de rupture entre création et publicité. Le parcours de la photographe manifeste la convergence entre un goût personnel pour certains sujets en vue de l’expérimentation qu’ils peuvent susciter, et l’intérêt qu’ils provoquent dans le monde industriel. Man Ray, quant à lui, assume la dimension mécanique de la photographie ; se fondant sur son matériau même, la lumière, il expérimente et adhère à la modernité artistique sans que s’opposent dans son œuvre création et publicité.
- 29 Photographe allemand installé à Paris entre 1935 et 1941, Blumenfeld réalise alors des portraits et (...)
- 30 Après avoir travaillé comme directeur artistique pour le fabriquant de mannequins Siégel. Voir Fran (...)
- 31 Dans les années 1930, Maurice Tabard devient directeur artistique du nouveau studio Deberny & Peign (...)
- 32 Dans les années 1920-1930, le photojournalisme se développe dans la presse occidentale en associant (...)
- 33 Francis Elvinger, La Lutte entre le commerce et l’industrie : la marque, son lancement, sa vente, s (...)
- 34 Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité : naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Édition (...)
- 35 Vilmos Huszár, « Der reclame als beeldende kunst », Internationale revue i 10, n° 5, 1927, p. 161.
24De nombreux autres photographes ont œuvré pour la publicité dans les années 1930, que ce soit dans un domaine unique comme Erwin Blumenfeld qui ne travaille que pour la mode29, comme activité principale à l’instar d’André Vigneau qui monte un studio de photographie publicitaire au sein de l’imprimerie Lecram-Press30, ou en diversifiant leurs activités comme Maurice Tabard qui se partage entre la mode, le portrait et la publicité31. L’évolution de ce secteur d’activité, semblable en cela à celui du photojournalisme32, conduit à l’apparition d’agences intermédiaires entre le photographe, le commanditaire et le diffuseur : le Bund Deutscher Gebrauchgraphiker en Allemagne, Havas en France ou encore Young and Rubicam aux États-Unis pour n’en citer que quelques-unes. Parallèlement s’ébauchent une réflexion et un enseignement de la publicité – comme en attestent la thèse de Francis Elvinger en 192433 et la création de l’École technique de la publicité en 192734. La publicité est alors considérée comme « un art appliqué » dont on pense qu’il « doit être conçu […] plastiquement35 ».
25La photographie publicitaire de cette période manifeste parfois une exaltation de l’objet – rencontrant ainsi les intérêts de la Nouvelle Objectivité et de la Nouvelle Vision –, d’autres fois une évocation des désirs du consommateur – mieux figurée par les courants de l’imaginaire tels que le Surréalisme. Quant aux photographes, ils ont pu développer une simple résignation à cette activité alimentaire, ou comme Germaine Krull et Man Ray, développer un pan particulier de leur œuvre au service de la publicité. Il apparaît en tout cas qu’il n’y a pas d’opposition (entre liberté et contrainte), mais qu’auteurs et commanditaires ont interagi de façon complexe, la dimension fonctionnelle du message publicitaire demeurant incontournable.
Notes
1 Anne-Céline Callens, « Quand la publicité flirte avec l’art moderne », texte de présentation de l’exposition Coup de pub : graphisme et publicité en France dans les années 1930, Saint-Étienne, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, 2019.
2 Gustav Friedrich Hartlaub, « Kunst als Werbung », Das Kunstblatt, Berlin, volume 12, 1928, p. 173-175, retranscrit dans Olivier Lugon, La Photographie en Allemagne : anthologie de textes, 1919-1939, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon photo », 1997, p. 119-121.
3 Association française pour la diffusion du patrimoine photographique dir., André Kertész, ma France, Paris, La Manufacture, « Donations », 1990, p. 103.
4 Die Dame, n° 4, Berlin, Verlag Ullstein & co, novembre 1929.
5 C’est notamment le cas de sa photographie intitulée « La danseuse burlesque » qui est publiée en 1927.
6 André Kertész, Anna Fárová et Robert Sagalyn, André Kertész, New York, Paragraphic Books/Grossman Publishers, 1966, non paginé.
7 Ibid.
8 André Kertész, cité dans Pierre Borhan dir., André Kertész, la biographie d’une œuvre, Paris, Seuil, « L’œuvre photographique », 1994, p. 22.
9 Photographie publiée in « Your private life », House & garden, New York, Janvier 1947, p. 49.
10 Pierre Borhan dir., André Kertész, la biographie d’une œuvre, op. cit., p. 21.
11 Aussi bien sur les clochards parisiens que sur la route de Paris à la Méditerranée.
12 C’est le cas de La Folle d’Itteville (Paris, Jacques Haumont, 1931).
13 L’étude est datée de 1926 dans Quentin Bajac et Clément Chéroux dir., Voici Paris : modernités photographiques, 1920-1950. La collection Christian Bouqueret, catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou, Galerie d'art graphique et Galerie du musée, 17 octobre 2012-14 janvier 2013, Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 93. Mais il est dit que cette date est peu plausible dans Michel Frizot dir., Germaine Krull, catalogue de l’exposition présentée au Jeu de Paume, Paris, 2 juin-27 septembre 2015 ; Martin-Gropius-Bau, Berlin, 15 octobre 2015-31 janvier 2016, Paris, Jeu de Paume/Hazan, 2015, p. 81.
14 On pense notamment à la série érotico-fantastique « Mr and Mrs Woodman » de Man Ray (1947) et aux célèbres « poupées » d’Hans Bellmer.
15 Christian Bouqueret dir., Germaine Krull : photographie 1924-1936, catalogue d’exposition, Arles, Rencontres internationales de la photographie, Musée Réattu, 2 juillet-30 septembre 1988 ; Céret, Musée d'art moderne, 15 novembre 1988-15 janvier 1989 ; Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce, printemps 1989, Arles, Musées d’Arles, 1988, p. 15.
16 Germaine Krull, citée dans Christian Bouqueret dir., Germaine Krull : photographie 1924-1936, op. cit., p. 10.
17 Paru chez Firmin-Didot en 1931.
18 Voir Robert Delpire dir., Man Ray, Paris, Centre national de la photographie, « Photo poche », 1988.
19 « Man Ray et la mode », exposition au Musée Cantini à Marseille et au Musée des Arts décoratifs, de la Faïence et de la Mode-Château Borély du 8 novembre 2019 au 8 mars 2020 ; au Musée du Luxembourg à Paris du 23 septembre 2020 au 15 janvier 2021.
20 Anna Topaloff, « Quand Man Ray révolutionnait la photo de mode », L’Obs, 7 novembre 2019.
21 Ji-Yoon Han, « Électricité et Man Ray : de la commande publicitaire industrielle aux champs magnétiques surréalistes », in Danièle Méaux et Martine Dancer-Mourès dir., Les Photographes et la commande industrielle. Autour des Éditions Paul-Martial, Saint-Étienne, Musée d’art moderne et contemporain, 2014, p. 144-154.
22 André Breton, « Beauté », in André Breton et Paul Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1992, p. 793.
23 André Kertész, « Boulevard de la Madeleine, Paris, 1927 », négatif sur plaque de verre, 9 x 12 cm. Voir également la photographie « Sur les boulevards, Paris, 1926-1929 », négatif sur plaque de verre, 9 x 12 cm, sur laquelle une personne âgée se tient devant un grand mur couvert d’affiches, parmi lesquelles la célèbre publicité de Cassandre pour le magasin de meubles Au Bucheron.
24 Pierre Borhan dir., André Kertész, la biographie d’une œuvre, op. cit., p. 287 et 305.
25 André Kertész, « Billboard, Long Island (Panneau d'affichage, Long Island), 1962 », épreuve gélatino-argentique, 24,6 x 16,5 cm, Musée national d'art moderne/Centre de création industrielle, Inv. AM 1978-189 (1).
26 André Kertész, « New York, 1966 », négatif souple, 9 x 12 cm, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, Inv. 72L000170.
27 Anne-Claude Lelieur et Raymond Bachollet, La France travaille : François Kollar. Regard sur le monde du travail à la veille du Front Populaire, Paris, Chêne, 1986, p. 29.
28 Germaine Krull (préface de Florent Fels), Métal, Paris, Librairie des arts décoratifs/A. Calavas, 1928.
29 Photographe allemand installé à Paris entre 1935 et 1941, Blumenfeld réalise alors des portraits et des photographies publicitaires parallèlement à des expérimentations plus personnelles menées avec Raoul Ubac et Raoul Hausmann. Il se lance en 1936 dans la photographie de mode et signe un contrat avec Harper’s Bazaar en 1939. Voir à ce sujet William A. Ewing, avec la collaboration de Marina Schinz, Blumenfeld : le culte de la beauté. Deux cent trente-cinq illustrations dont quarante‑sept en couleurs et cent quarante-huit en noir deux tons, Paris, La Martinière, 1996.
30 Après avoir travaillé comme directeur artistique pour le fabriquant de mannequins Siégel. Voir Françoise Denoyelle, La Lumière de Paris. Les usages de la photographie, 1919-1939, Tome II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 1997, p. 178-182.
31 Dans les années 1930, Maurice Tabard devient directeur artistique du nouveau studio Deberny & Peignot pour lequel il réalise des mises en page et compositions publicitaires influencées par le Surréalisme et l’École du Bauhaus. Il multiplie également les expérimentations de laboratoire (photogrammes, surimpressions, solarisations…). Voir Dominique Baqué, Maurice Tabard, Paris, Belfond/Paris audiovisuel, « Les Grands photographes », 1991.
32 Dans les années 1920-1930, le photojournalisme se développe dans la presse occidentale en associant photographie et texte grâce à une maîtrise technique de la reproduction imprimée.
33 Francis Elvinger, La Lutte entre le commerce et l’industrie : la marque, son lancement, sa vente, sa publicité, thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, 1924. Voir à ce sujet Pierre Bruneau, « Une thèse de doctorat lance Francis Elvinger dans la publicité », Market Management, volume 3, no 3‑4, 2003, p. 121-126.
34 Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité : naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Éditions, « CNRS Histoire », 2002, p. 38-49.
35 Vilmos Huszár, « Der reclame als beeldende kunst », Internationale revue i 10, n° 5, 1927, p. 161.
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Titre | Publicité pour l’orfèvrerie Bruckmann-Bestecke, publiée dans Die Dame, novembre 1929, photographie d’André Kertész |
Crédits | © Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dist. RMN-GP. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1829/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 84k |
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Titre | André Kertész, « Ustensiles de cuisine », 1946, d’après un négatif gélatino-bromure d’argent noir et blanc sur support souple de format 10 x 12 cm, Donation André Kertész |
Crédits | © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion RMN-GP. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1829/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 101k |
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Titre | Germaine Krull, « Étude publicitaire pour Paul Poiret », vers 1926, épreuve gélatino-argentique, 22 x 15,9 cm |
Crédits | © Estate Germaine Krull, Folkwang Museum, Essen. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1829/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 93k |
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Titre | Brochure publicitaire pour la Peugeot 201, photographies de Germaine Krull, Paris, P. Thévoz, 1930 |
Crédits | © Estate Germaine Krull, Folkwang Museum, Essen. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1829/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 733k |
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Titre | François Kollar, « Enseignes lumineuses », 1931-1934, photographie publiée dans La France travaille : Aux sources de l’énergie, volume I, album VII, p. 423 |
Crédits | © François Kollar ; Bibliothèque Forney ; Roger-Viollet. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/1829/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 99k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Évelyne Rogniat, « La photographie publicitaire entre les deux guerres : une face cachée de l’œuvre du photographe ? », Focales [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 06 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/focales/1829 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.1829
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