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Notes de lecture

Jean Kempf, Les Conquérants de l’inutile. Photographes de conflit américains au tournant du xxie siècle

Dijon, Les Presses du Réel, « Al Dante », 2022, 240 pages
Clara Bouveresse
Référence(s) :

Jean Kempf, Les Conquérants de l’inutile. Photographes de conflit américains au tournant du xxie siècle, Dijon, Les Presses du Réel, « Al Dante », 2022, 240 pages

Texte intégral

1Encensée, critiquée ou accusée, la photographie de guerre suscite bien des débats et des fascinations. Les premiers à interroger le genre sont les reporters eux-mêmes, pétris de doutes et d’inquiétudes sur leur rôle et les effets de leurs images. Dans cette enquête approfondie, Jean Kempf leur donne largement la parole et apporte un éclairage nuancé sur une profession controversée.

2Professeur de civilisation états-unienne, auteur d’Une histoire culturelle des États-Unis (Armand Colin, 2015), Jean Kempf se concentre sur le « milieu » des reporters new-yorkais et sur les photographes basés aux États-Unis, un pays acteur majeur des grands conflits contemporains dont on a d’ailleurs pu dire qu’il était, sans vouloir l’admettre, défini par la guerre. Il a d’abord mené des entretiens donnant des résultats marqués par la répétition : « les premières récoltes que je faisais étaient la copie conforme de ce que je voyais par ailleurs dans d’autres documents ». Ces biais le conduisent à penser que « le discours des photographes sur eux-mêmes était intrinsèquement structuré par des schèmes tellement puissants qu’il fallait bien les considérer non comme des barrières entre le chercheur et "la réalité" qu’il essaie en quelque sorte de "démasquer", mais bien comme la réalité elle-même de la profession », comme un « élément décisif dans la construction d’un imaginaire professionnel ». Les entretiens sont donc complétés par une enquête anonyme par mail menée auprès d’une sélection de 79 photographes (présentée en annexe) et une analyse plus globale de leurs méthodes et de leurs réseaux, ainsi que des films mettant en scène la profession.

3Le premier chapitre, « Partir », examine les discours des photographes sur les motivations ‒ nobles ou carriéristes ‒ les poussant à partir sur des théâtres d’opération, leurs modèles et la façon dont ils se constituent en « générations » formées sur tel ou tel conflit. Le deuxième chapitre, « Vivre sur le terrain », aborde les méthodes de travail et les stratégies de protection employées, le calcul de la prise de risque et la place des femmes ‒ même si celles-ci sont par ailleurs présentes tout au long du texte, à commencer par la reporter Lynsey Addario, largement citée. Le troisième chapitre, « Produire », décrypte les conditions économiques précaires et dégradées du métier, avec un marché de l’image de guerre défavorable aux producteurs, et les relations avec les autres acteurs (combattants, civils, victimes, fixeurs, pigistes, éditeurs). Le quatrième chapitre, « Revenir », porte sur le contraste entre le travail de terrain et le retour au pays, le syndrome du stress post-traumatique et la sociabilité des photographes qui forment une « tribu », une communauté itinérante. Ce parcours chronologique permet de comprendre l’activité, les difficultés et les aspirations des reporters avec précision.

4Les deux derniers chapitres, « Communiquer » et « Interroger » éclairent les débats entourant les images de guerre en proposant une riche synthèse des arguments en présence. La question du pouvoir et du rôle quasiment impossibles à évaluer des images de guerre rejoint le problème initial du « droit à être là » et des motivations au départ. La fonction principale des images de guerre est de relier le front et l’arrière, pour donner aux citoyens accès à une réalité distante. Mais ont-elles encore un public ? La présence de photographes pour produire ces contenus n’implique pas que ceux-ci soient diffusés et rencontrent un auditoire ; l’offre ne correspond pas nécessairement à une véritable demande. Le livre est d’ailleurs principalement consacré aux producteurs car les données sur la réception des images restent rares. Certaines théories prêtent aux spectateurs une agentivité ; d’autres déplorent leur indifférence ou leur voyeurisme consumériste. Ces convictions reposent sur une « inférence simpliste entre stimulus (image) et réponse (psychologique ou action) » et tendent à positionner le spectateur comme un simple réceptacle.

5Quelques commentateurs plaident pour des images inattendues, décalées et plus réflexives, là où le marché valorise une iconographie reproduisant des figures stéréotypées. D’autres développent une ambition plus modeste : « l’unique justification du travail du photographe est l’impérieuse nécessité de documenter, c’est-à-dire de témoigner que ceci s’est passé ». Plusieurs photographes, enfin, imaginent des stratégies pour prolonger leur travail de terrain, sous la forme d’installations, d’initiatives humanitaires, de projets documentaires au long cours ou de travaux participatifs impliquant les communautés locales. De nombreux reporters affichent une posture modeste, empreinte d’autocritique, même si l’auteur souligne que certains photographes italiens ou français s’identifient encore à la figure téméraire de l’aventurier. Ce contraste pourrait faire l’objet d’une étude à part entière, à mettre en regard avec la diffusion spécifique de la théorie critique aux États-Unis.

6Les discours dominants sur le reportage de guerre relèvent souvent du jugement de valeur : glorification dans les médias et les expositions, déconstruction dans les textes théoriques et universitaires ; professions de foi dans le pouvoir des images, ou de défiance envers l’économie les entourant. Ce livre part de l’expérience et des témoignages des acteurs tout en contournant la mythologie héroïque qui prévaut habituellement. Jean Kempf recherche un équilibre délicat entre le surplomb et l’adhésion, espérant partager « un sentiment d’empathie avec son sujet sans lequel nulle compréhension, fût-elle critique, n’est possible. » Le titre du livre reprend d’ailleurs celui choisi par l’alpiniste Lionel Terray pour son autobiographie en 1961 : « il y a de mon point de vue une certaine grandeur à cette conquête de l’inutile au risque de sa propre vie. Toutefois, l’objectif de ce livre n’était pas de faire une analyse morale de leurs activités mais de décrire au plus près les limites, les apories mais aussi la complexité d’une profession. »

7L’une des lignes directrices de l’ouvrage est de montrer que paradoxalement, « les photographes de guerre sont peut-être aussi des travailleurs comme les autres », confrontés à la numérisation, la concurrence et plus généralement à la tension « entre des conditions effectives de travail de moins en moins favorables aux producteurs et un idéal (éthique) professionnel qui, dans une large mesure, est resté stable sur une bonne partie du xxe siècle. » Cette situation génère « une souffrance importante couplée à une croyance forte dans l’impérieuse nécessité et la grandeur de cette activité ». L’autre apport est d’offrir une vision précise du métier et de ses enjeux les plus actuels, en synthétisant et actualisant les débats qui le caractérisent.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Clara Bouveresse, « Jean Kempf, Les Conquérants de l’inutile. Photographes de conflit américains au tournant du xxie siècle »Focales [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 06 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/focales/2461 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.2461

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