Cécile Cuny, Alexa Färber et Anne Jarrigeon dir., L’Urbain par l’image. Collaborations entre arts visuels et sciences sociales
Cécile Cuny, Alexa Färber et Anne Jarrigeon dir., L’Urbain par l’image. Collaborations entre arts visuels et sciences sociales, Paris, Créaphis Éditions, « Lieux habités », 2020, 254 pages
Texte intégral
1En publiant aux éditions Créaphis, spécialisées dans le domaine de la photographie, Cécile Cuny, Alexa Färber et Anne Jarrigeon affirment d’emblée une volonté : loin de se cantonner à être une illustration inféodée au discours, la photographie prend véritablement part au processus de leur recherche. C’est ce que ne cessent de souligner les soigneux choix graphiques de l’ouvrage qui offrent aux images des conditions de diffusion optimales. C’est aussi tout le propos des onze articles réunis dans ce livre, résultant du séminaire « Penser l’urbain par l’image » qui s’est tenu en 2014 à l’initiative du Labex Futurs Urbains.
2Réparties selon trois chapitres ‒ « Agencer la complémentarité », « Les protocoles à l’épreuve » et « Rendre public : oser des objets précaires » ‒, les contributions livrent le déroulement de projets de recherche sur l’urbain, nés de la collaboration entre des artistes, des photographes et des chercheurs urbanistes, sociologues, anthropologues, etc. L’originalité de l’ouvrage est de ne pas mettre en avant les hypothèses ou les résultats des projets, mais leurs méthodologies. L’introduction des trois directrices de la publication livre avec clarté les enjeux d’une telle contribution aux savoirs sur l’urbain qui sans faire l’économie des mots se réalise avec, par et dans les représentations photographiques. L’image y est envisagée dans sa dimension documentaire, mais aussi créative, comme un processus et un support de pensée.
3Le premier chapitre est consacré à la collaboration. Les différents récits d’expérience qui y sont réunis rapportent la portée heuristique du croisement des démarches et des références. Ayant respectivement recours à la photographie et au dessin, deux modes d’observation « classiques » en ethnographie, Yuca Meubrink et Lina Tegtmeyer adoptent une approche comparative pour souligner les atouts et les écueils de leurs outils visuels respectifs, sans pour autant les hiérarchiser. Au contraire, elles en établissent la complémentarité en démontrant que chaque médium prend la relève de l’autre quand ce dernier atteint ses limites.
4La collaboration menée au Chili par Christiane Vollaire et Philippe Bazin autour de la réappropriation de lieux par des groupes autogérés des squats du MPL et par des survivants des violences d’État sous Pinochet, engendre un positionnement éthique. La forme critique du documentaire interagit avec la « philosophie de terrain » afin de penser des stratégies de représentation qui ne renouvellent pas la violence des dominations dans un contexte d’aménagement urbain agressif vis-à-vis des populations précarisées et de la mémoire de la dictature.
5Florine Ballif et Sylvaine Conord se sont livrées avec Héloïse Nez à des marches photographiques au sein du quartier Sankt Pauli à Hambourg. Soumettre au regard et à la discussion d’autrui les matériaux visuels au fur et à mesure de leur production aboutit, selon les trois photographes, à une vision négociée et affinée qui démystifie la représentation première du lieu. Pour autant, si elles opèrent souvent sur le mode de la catalyse, ces associations suscitent aussi parfois des décalages méthodologiques difficiles à concilier et des rythmes de réalisation divergents ‒ comme il est mentionné dans un entretien qu’Alexa Färber conduit avec l’urbaniste Arlette Hérat, l’anthropologue Nadja Monnet et la photographe Lourdes Segade.
6Le second chapitre s’emploie à démontrer comment l’usage de la photographie peut renouveler la méthodologie de l’enquête en sciences sociales. L’interview de Bernard Renoux, réalisé par Cécile Cuny, présente la longue coopération du photographe avec le sociologue Jean-Yves Petiteau. Il rend compte des différentes méthodologies mises en œuvre dans les enquêtes que les deux hommes ont menées conjointement et qui impliquent la photographie (entretien et itinéraires réalisés sous l’œil de l’appareil, discussion à partir d’images). Cet entretien réemploie le protocole de Petiteau et rend ainsi hommage à ce chercheur récemment disparu.
7Dans le texte suivant, les autrices s’intéressent encore aux liens entre photographie, itinéraire et entretien. Cécile Cuny, Alexa Färber et Sonja Preissing s’attachent plus particulièrement à identifier des modes mineurs de la recherche induits par la photographie, comme la dérive de l’attention ou la déviation du protocole, qui produisent du jeu et du décalage. Elles montrent que ceux-ci peuvent s’imposer aux modes majeurs (itinéraire, entretien) en devenant un moyen essentiel pour mener la description urbaine.
8Les nouveaux rapports à la ville engendrée par l’imagerie en ligne est au cœur du projet In Situ/On line analysé dans la dernière partie du livre. À Hambourg, Lucinda Groueff, Anne Jarigeon, Viviane Perelmuter et Hortense Soichet imaginent un protocole expérimental pour repenser l’immersion en contexte urbain à partir des écarts constatés entre des visites en présentiel et en distanciel via Google Street View (temps de parcours, changements d’aménagement par exemple). La réflexion théorique déployée par Christian Lallier sur le statut ambigu du film d’observation amorce le dernier chapitre consacré à la restitution de l’enquête. Depuis sa double position d’anthropologue et de réalisateur, l’auteur décrit l’identité hybride et ambivalente du documentaire, entre art et sciences sociales.
9Les deux contributions suivantes relatent des expériences de recherche relatives à des populations fort différentes qui ont en commun d’être marginalisées et stigmatisées par les discours dominants. Tout l’enjeu de la restitution est alors de changer les regards stéréotypés et de réfléchir au rôle que les images peuvent jouer dans ce retournement. Sophie Greiller et Maud Reitz publient sous la forme d’un carnet de route leur enquête sur les itinérants, vivant dans des camions aménagés à distance de la société marchande et de ses impératifs. Cette forme rend compte de l’implication des participants auxquels ont été remis des carnets de voyage, afin qu’ils aient un rôle de collaborateurs plutôt que de sujets observés. Un cahier d’images donne à voir la vie quotidienne et familiale des concernés, loin de l’ambiance festive des free party auxquelles ils sont souvent rattachés.
10Les conditions de vie des femmes qui vivent dans les ghettos insalubres d’Abidjan, devenues travailleuses du sexe pour s’émanciper de la violence familiale, sont au cœur de la recherche d’Éliane de Latour. Pour révéler cette paradoxale quête de liberté, la réalisatrice choisit de concevoir un film qui s’écarte de l’esthétique distanciée habituellement liée au documentaire pour privilégier une représentation plus sensible flirtant avec la fiction, qui lui semble en adéquation avec la situation à décrire. L’ouvrage se clôt par un entretien avec les artistes qui partagent leurs expériences de collaboration avec des chercheurs : Aurélie Pétrel et Hortense Soichet expliquent ce que ces pratiques leur apportent, cette fois, sur le plan de la création.
11L’Urbain par l’image constitue en somme un recueil précieux pour ceux qui mènent des recherches dans le champ des sciences sociales. Il offre l’occasion de penser les vertus de la collaboration, d’interroger les normes méthodologiques, d’affirmer la dimension formelle de toute enquête, de renouveler les modalités de diffusion de la recherche en sciences sociales. Il y a fort à parier qu’il éveillera la curiosité du lecteur, lui donnant envie de découvrir les ouvrages ou les films qui résultent des enquêtes mentionnées.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julie Martin, « Cécile Cuny, Alexa Färber et Anne Jarrigeon dir., L’Urbain par l’image. Collaborations entre arts visuels et sciences sociales », Focales [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/focales/2496 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.2496
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