Ian Jeffrey, Une histoire de la photographie pour tous
Ian Jeffrey, Une histoire de la photographie pour tous, Paris, Hazan, 2021, 440 pages
Texte intégral
1Écrire Une histoire de la photographie pour tous en 2021 se présente comme une tentative pour rendre à ce médium et à ses produits, devenus omniprésents, leur pouvoir de saisissement. L’auteur relève ce défi avec une concision qui, certes ne permet pas l’analyse détaillée des centaines d’images reproduites, mais réussit à suggérer leur profondeur et leur complexité, appréhendées par le biais de l’expérience esthétique. Notre curiosité se trouve éveillée comme l’est celle des personnages du cliché de Kertész intitulé Le Cirque, placé en couverture, qui regardent symboliquement l’histoire de la photographie à travers le livre. Une à cinq doubles pages sont consacrées à chaque photographe. À chaque fois, ce dernier est présenté, tandis que sont mises en regard plusieurs de ses images, dont les légendes apportent des informations sur ce qui est photographié, en pointant les détails importants ; puis viennent quelques pistes d’interprétation. Une pluralité d’enjeux est esquissée par des phrases courtes et pourtant nuancées. L’essentiel est dit sans sacrifier au superflu ou à la simplification « mutilante ».
2Le livre commence par une double page où sont analysées deux images agrestes de William Henry Fox Talbot : « L’Échelle » (avant 1845), l’objet permettant d’accéder à un grenier où figurent trois hommes, et « La Meule de foin » (avril 1844), sans présence humaine, mais figurant également une échelle de bois. La légende accompagnant la reproduction de « La Meule de foin » renseigne sur les mœurs de l’époque (la façon de ranger le foin en meule couverte de chaume que l’on entame au coupe-foin) que la prise de vue documente. Ian Jeffrey souligne la volonté d’éviter « la scène de genre sur la vie à la campagne » en limitant le nombre des personnages. L’échelle donne une idée des proportions mais comporte aussi une portée symbolique. Tandis qu’elle est un moyen d’accès pour les sujets humains, une fois montrée seule, elle peut se faire évocatrice du passage entre la terre et le ciel. En une phrase éclairante, l’auteur montre que le sens d’une photographie peut basculer avec la prise de distance, comme l’illustrent les deux planches d’Henry Fox Talbot : « Les photographes ne se lassèrent jamais de ce jeu conceptuel où un pas en avant fournit éléments et mots et un pas en arrière dévoile la scène elle-même dans toute sa complexité naturelle. »
3Cette analyse annonce la méthode qui sera déployée pour guider le regard du lecteur dans les photographies. Il faut comprendre les différents niveaux qui peuvent se superposer, entre ce qui est photographié, ce qui est propre à la représentation, à sa plasticité, et ce qui constitue sa portée symbolique. Une photographie est à la fois « indice », « icône » et « symbole », pour le dire avec les mots de la sémiotique peircienne, mais elle est aussi production sociale. Plutôt que de rentrer dans ces conceptions théoriques, Ian Jeffrey propose une réflexion sensible à partir de l’image : il s’agit de trouver à la fois en elle et dans la biographie de son auteur les éléments qui permettent de l’interpréter, tout en gardant à l’esprit que certaines photographies « en disent beaucoup plus que ce que l’on voit ».
4Ian Jeffrey revient souvent sur la dialectique du matériel et du spirituel que le pouvoir suggestif de la photographie ne cesse de révéler. « Aussi convient-il de prêter attention aux réalités tangibles pour avoir un aperçu du monde de l’esprit », écrit-il à propos d’un cliché de Frederick H. Evans montrant les escaliers de la cathédrale de Lincoln (1895). Les morceaux de réalité cadrés deviennent des formes plastiques au sein de l’image et, en retour, ces dernières excèdent l’évocation de ce dont elles sont la trace. Illusion, tromperie, association, métamorphose sont les modalités esthétiques que le médium place entre la réalité et le spectateur.
5Ainsi, pour Ian Jeffrey, dans le « Nu » (1923) d’Edward Weston, le fragment d’une ombrelle avec ses baleines « est comme l’emblème du soleil et de ses rayons ». Un savant rapport, spécifiquement photographique, relie l’extrémité des baleines à celle des seins par l’intermédiaire de leur ombre. Les deux types de pointes ne se ressemblent pas a priori, mais sont rapprochés dans la photographie. Ce qui est un rapport de forme passe pour un rapport d’analogie. Quant au morceau d’ombrelle, il ressemble moins au véritable soleil qu’à son symbole, évoqué tant par sa forme que par la place qu’il occupe dans l’image – le coin supérieur d’où arrive la lumière – et par le champ lexical développé (parasol, ombre, lumière, plage, sable, chaleur, nudité, soleil). Cette admirable composition est une leçon de photographie.
6En analysant le travail contemporain de Rinko Kawauchi, Ian Jeffrey dit aussi la capacité des prises de vue à « rimer » entre elles. Dans la série Utatane (2001), l’image d’un homme qui introduit un doigt dans son oreille vient répondre au cliché, présenté en vis-à-vis, d’une personne en pantalon humide dans un tube en plastique, renvoyant à l’idée d’un conduit auditif géant.
7En fait, l’histoire de la photographie se donne ici à reconstituer à partir de fragments dont émerge le sens. Le livre abondamment illustré par plus de 440 reproductions de qualité est agréable à lire. Texte et image dialoguent en occupant une place égale. L’ouvrage permet toutefois mal de se repérer dans les périodes et les mouvements. Aucun commentaire n’est consacré à Edward Steichen, quoique son nom soit mentionné quelquefois. Au sein d’un classement généralement chronologique, les photographes sont rapprochés avec justesse en fonction de leur implication dans une mission, dans un mouvement ou de la proximité de leurs œuvres, mais manquent les repères qui permettraient de pointer une structure, en expliquant l’ordonnancement choisi. L’avantage d’une telle manière de faire est de ne pas enfermer les artistes, et surtout leurs images, dans des catégories que leur singularité pousse toujours à dépasser. Cependant une logique explicite fait défaut à cette Histoire de la photographie pour tous, qui, peut-être, conformément à l’esthétique post-moderne, « se méfie des certitudes et sait que, étant arrivés trop tard, nous sommes voués aux impressions fausses ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Jonathan Tichit, « Ian Jeffrey, Une histoire de la photographie pour tous », Focales [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 02 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/focales/2576 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.2576
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