Enquêtes photographiques en établissements fermés
Résumés
Les travaux menés ces dernières années sur les prisons françaises par Mathieu Pernot et Maxence Rifflet ou sur les institutions psychiatriques par Jean-Robert Dantou et Claire Chevrier permettent de déceler une diversité de conduites qui rend ces artistes capables d’éviter toute position de surplomb à l’égard des personnes concernées et de mener des investigations sensibles, riches d’enseignements. Les travaux de ces photographes rencontrent incontestablement le champ des recherches en ethnologie ou en anthropologie.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Voir à cet égard Allan Sekula, « Le corps et l’archive » (1986), in Allan Sekula, Écrits sur la pho (...)
1Pénétrer dans des prisons ou des hôpitaux psychiatriques afin d’y réaliser des prises de vue à dessein documentaire s’avère incontestablement délicat. Des autorisations sont nécessaires pour photographier au sein de ces espaces régis par des protocoles stricts. Les personnes qui vivent dans ces établissements sont soumises à une surveillance (variable selon les cas) de sorte qu’il est difficile pour l’opérateur d’échapper à une posture où il redouble peu ou prou, par le biais du dispositif photographique, le geste d’encadrement et de domination accompli par l’institution1. Les résidents de ces structures se trouvent par ailleurs en situation de fragilité, si bien que celui qui est muni d’un appareil est contraint d’essayer de concevoir des tactiques qui lui permettent de se soustraire à une esthétique du voyeurisme. Les questions éthiques ou méthodologiques que se posent, dans ce cas, les enquêteurs photographes rejoignent à certains égards celles qui préoccupent les ethnologues ou les anthropologues quant à la façon d’approcher les milieux humains qu’ils étudient.
- 2 Mathieu Pernot, La Santé, Paris, Atelier EXB, 2015.
- 3 Maxence Rifflet, Nos prisons, Cherbourg, Le Point du Jour, 2022.
- 4 Jean-Robert Dantou, Les murs ne parlent pas, Bonn, Kehrer Verlag, 2015.
- 5 Claire Chevrier, Espaces traversés, Paris, Éditions Loco, 2021.
- 6 Voir Jean-Didier Urbain, Ethnologue, mais pas trop. Ethnologie de proximité, voyages secrets et aut (...)
2Les travaux menés ces dernières années sur les prisons françaises par Mathieu Pernot2 ou Maxence Rifflet3, sur les institutions psychiatriques par Jean-Robert Dantou4 ou Claire Chevrier5 permettent de déceler une diversité de conduites qui rend ces artistes capables d’éviter toute position de surplomb à l’égard des personnes concernées et de mener des investigations sensibles, riches d’enseignements. Les visées de ces photographes rappellent celles de cinéastes ‒ Frederick Wiseman aux États-Unis ou Raymond Depardon en France ‒ qui ont adopté des manières de faire novatrices pour documenter le fonctionnement d’institutions telles que les tribunaux, les commissariats de police ou les hôpitaux. À l’instar des productions cinématographiques de ces auteurs, les travaux de ces photographes rencontrent le champ des recherches en ethnologie ou en anthropologie ‒ ces disciplines s’intéressant souvent aujourd’hui à des milieux humains dont l’altérité ne tient pas tant à la distance géographique6 qu’à d’autres formes de césures.
Mathieu Pernot : La Santé
- 7 Mathieu Pernot, La Santé, op. cit. (ouvrage non paginé).
3La Santé est le nom d’une prison, construite en 1861 dans le quatorzième arrondissement de Paris, sur un site précédemment occupé par une maison de santé – ce qui explique son nom même si, comme le remarque José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre (où l’œuvre fut exposée), cette appellation « claque comme un objectif, une fonction, une morale : reconditionner les condamnés de la société7 ». Au printemps 2015, la prison fut vidée de ses occupants, afin d’être profondément restaurée. Les travaux de modernisation devaient permettre d’aller vers de meilleures conditions de détention : la capacité de la prison se trouverait réduite à huit cents places (contre neuf-cent vingt auparavant), tandis que le quartier de semi-liberté accueillerait toujours le même nombre de personnes. Les portes du nouvel établissement pénitentiaire ouvrirent en janvier 2019.
- 8 Mathieu Pernot, Hautes Surveillances, Arles, Actes Sud, 2004.
- 9 Voir le site de l’artiste : < https://www.mathieupernot.com/ > (consulté le 14 août 2023).
4Juste après le départ des derniers détenus, Mathieu Pernot se rendit dans la prison. Il parcourut l’intégralité des cellules et photographia minutieusement l’intérieur du bâtiment ; il inventoria les inscriptions que portaient les murs, préleva les images qui y étaient collées. Ce travail d’investigation gagne à être resitué dans la continuité de travaux antérieurement consacrés par l’artiste à la question de l’enfermement. Dans Les Hurleurs8 (2004), le photographe mettait en scène des parents ou des proches de détenus, criant depuis l’extérieur de la prison des paroles de réconfort ou des nouvelles à ceux qui étaient incarcérés à l’intérieur. La série Panoptique9 (2005) fait ressortir la manière dont les établissements pénitentiaires sont pensés, dans leur structure même, comme des « machines à voir ». Entre 2010 et 2013, Mathieu Pernot est également invité, avec l’historien Philippe Artières, par le Centre d’art du Point du Jour, à travailler sur les archives photographiques de l’hôpital psychiatrique du Bon Sauveur de Picauville dans la Manche : il associe ses propres photographies à des images d’archive afin de reconstituer une mémoire de l’institution. L’enquête réalisée sur La Santé s’inscrit donc au sein d’un engagement, maintenu dans la durée, concernant la question de l’incarcération.
5Au sein du livre publié à l’issue de ce travail, un court texte de Mathieu Pernot résume la manière dont il a procédé. Les pages suivantes combinent des éléments hétérogènes : il y a d’abord des photographies verticales de la structure panoptique qui invitent le regard du spectateur à plonger au sein de couloirs autoritaires. Ces vues, aux lignes de fuite puissantes, reviennent dans l’ouvrage, suggérant ainsi une froide déambulation sous surveillance. D’autres pages du livre portent la transcription d’énoncés qui figuraient sur les murs : « Le soir du meurtre je mangée un chewing um » ; « j’espere qu’un jour liberte m’appelleras » ; « AU REVOIR LA SANTÉ. LES FOUS S’EN VONT D’ICI » ; « Si ca aller bien je serai pas ici » (sic). Ailleurs, des photographies sobres et neutres des cellules montrent les lavabos, les étagères ou les lits abandonnés, mais marqués des traces d’une occupation récente. Viennent encore des vues de pans de mur ornés par les détenus d’images probablement prélevées dans des magazines : des vues plus ou moins érotiques, des clichés de voitures de course, de motos, de footballeurs, mais aussi des images pieuses constellent les revêtements craquelés. Les vingt-neuf dernières pages du livre sont enfin occupées par des photographies réalisées plus tard, figurant le chantier de rénovation de la maison d’arrêt : les ailes du bâtiment sont éventrées, des gravats encombrent le sol, les pelleteuses sont à l’œuvre. L’ensemble des éléments rassemblés, si divers qu’ils soient, renvoie à l’investigation menée sur le terrain, au fil de la temporalité des travaux.
Mathieu Pernot, photographie du mur d’une cellule, in La Santé

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
6Les différentes photographies et la reprise des inscriptions murales se font évocation de la vie carcérale. Les perspectives sévères des vues qui représentent la structure panoptique renvoient à un univers accablant et réglé où chaque être se trouve placé en ligne de mire et où aucune intimité n’est possible. En revanche, les photographies prises dans les cellules montrent des arrangements spatiaux qui renvoient à des gestes quotidiens ; les dispositions rudimentaires permettent d’inférer les manières dont les détenus se lavent ou se reposent, rangent leurs vêtements ou se hissent sur la pointe des pieds pour regarder à l’extérieur. Les meubles les plus frustes donnent à imaginer des actions réitérées et des habitudes prises. Des existences singulières se sont, de fait, développées dans ces espaces resserrés, les corps s’adaptant à l’exiguïté des lieux et à l’absence de confort. Les cellules se présentent comme des bulles spatiales désaffectées, des coquilles inconfortables où des vies se sont pourtant établies selon des durées variables. Les photographies renvoient à la façon dont des hommes ont pu « faire avec » l’enfermement. Mathieu Pernot a agi à la manière d’un archéo-anthropologue : il a recueilli des indices qui lui ont permis de reconstruire partiellement des modes de vie, jusque-là invisibles.
7Les inscriptions et les images découpées dans les magazines, qui ornaient les murs des cellules, donnent à imaginer des désirs et des solitudes, des imaginaires cabossés mais profondément humains. Ces arrangements muraux se présentent comme des dispositifs vernaculaires dont les formes ont été choisies par les détenus ; réalisés avec les moyens du bord et avec des objets de seconde main, ces assemblages relèvent du bricolage et constituent autant de tentatives pathétiques pour apprivoiser, domestiquer un espace étriqué et hostile. L’ensemble des éléments collectés, puis agencés par Mathieu Pernot au sein de son livre ou de l’espace d’exposition, stimule l’activité interprétative et projective du lecteur/spectateur ‒ incité à se figurer comment il est possible de vivre en état d’enfermement.
- 10 L’exposition a duré du 13 octobre 2018 au 6 janvier 2019.
8Au Centquatre à Paris, plusieurs salles étaient consacrées à l’exposition dont le dispositif scénographique amenait le visiteur à une plongée progressive au sein de l’univers carcéral10. D’abord venaient les photographies très composées des coursives et une vidéo qui donnait à comprendre l’investigation de la maison d’arrêt par le photographe : les images mobiles étaient accompagnées de la sonorité de ses pas résonnant dans les couloirs ; elles le montraient également en train de pénétrer dans les cellules vides. La reconstitution de ces dernières, au travers de l’accrochage mural de leur contenu iconographique et de la reproduction des inscriptions qui y figuraient, occupaient les pièces suivantes de l’exposition. Le visiteur était ainsi amené à pénétrer virtuellement à l’intérieur de la maison d’arrêt, afin d’éprouver peu ou prou ce type d’espace, à partir du dedans.
Maxence Rifflet : Nos prisons
- 11 Les établissements pris en compte sont la maison d’arrêt de Cherbourg, la maison centrale de Condé- (...)
- 12 Maxence Rifflet, in < https://gwinzegal.com/interview-des-artistes/maxence-rifflet (consulté le 9 (...)
- 13 Maxence Rifflet, in Contemporanéités de l’art : < https://contemporaneitesdelart.fr/exposition-maxe (...)
9Pendant cinq ans, Maxence Rifflet a mené, à travers sept cas d’étude11, une recherche exigeante sur l’architecture des prisons françaises et la manière dont elle façonne l’existence des détenus. Pour lui, « la prison est une peine d’architecture12 » ; « l’espace dans lequel un prisonnier est contraint constitue la réalité de sa peine13 ». L’organisation architecturale s’avère d’autant plus déterminante que la vie carcérale engendre une perte des repères temporels. Maxence Rifflet insiste sur la diversité des conditions matérielles de détention : elles ne sont pas les mêmes dans les « maisons d’arrêt » (qui accueillent des prévenus en attente de jugement ou purgeant des peines de moins de deux ans), dans les « centres de détention » où sont placés des prisonniers condamnés à des peines supérieures à deux ans (une cellule, ouverte le jour et fermée la nuit, étant attribuée à chacun) et dans les « maisons centrales » qui concernent des peines longues et où la surveillance est renforcée (les cellules individuelles y sont fermées de jour comme de nuit). Au sein même de chacune de ces catégories d’établissement, les conceptions architecturales diffèrent encore.
- 14 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, « Tel », 19 (...)
- 15 Maxence Rifflet, in < https://gwinzegal.com/interview-des-artistes/maxence-rifflet (consulté le 9 (...)
10Selon Maxence Rifflet, les travaux de photographes qui se sont attelés à traiter de la prison regorgent de stéréotypes ; reviennent par exemple, dans les images réalisées, les barreaux et les grilles symbolisant la privation de liberté ; de ces poncifs, l’artiste veut s’écarter. Dans la foulée de la pensée de Michel Foucault14, il envisage la prison comme une machine optique mise au service de la surveillance : « Ce que voit le surveillant, ce que ne voit pas le prisonnier depuis la cellule ou le passant dans la rue, tout a été prévu par l’architecte15. »
- 16 Ibid.
11Maxence Rifflet précise également qu’au départ il lui semblait difficile de réaliser des photographies en prison, dans la mesure où la prise de vue, qui encadre les corps, semble répliquer le mécanisme du pouvoir et de l’enfermement. Afin de couper court à de tels travers, il choisit de pénétrer au sein des établissements en proposant la mise en place d’ateliers de pratique photographique. C’est dès lors engagé dans un travail, par le biais d’un « faire » partagé, qu’il approche les détenus et les lieux où ils vivent ; le déroulement des ateliers lui réserve aussi la possibilité, indique-t-il, d’être éventuellement surpris par les propositions des prisonniers ‒ comme il aime l’être en laboratoire lors du développement des épreuves argentiques16.
Maxence Rifflet, « Mesure du corps 1, Jacques P. dans sa cellule, Caen, jeudi 7 juillet 2016 », in Nos prisons, p. 143

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
12Les réalisations photographiques faites avec les détenus s’avèrent conditionnées par les espaces architecturaux, à la compréhension desquels elles contribuent par voie de conséquence. Certaines productions confinent à la performance de sorte qu’il est presque possible de mesurer les espaces au travers des postures corporelles adoptées. Un détenu montre par exemple au photographe que, lorsqu’il se tient debout au milieu de sa cellule, bras écartés, il lui est possible d’en toucher les deux murs opposés. Lors de certaines séances, sont proposés aux participants des miroirs en plastique qui leur permettent de ramener symboliquement dans le champ des espaces situés hors des murs de l’institution. Certains prisonniers conçoivent des installations avec le mobilier rudimentaire des parloirs, quand d’autres choisissent de se mettre en scène, nantis d’accessoires divers, au sein de la cour de promenade. Il en est encore qui se livrent à des exercices gymniques, s’accrochant en équerre aux barreaux de leur fenêtre ou au montant métallique de leur lit, se suspendant aux tuyaux massifs qui surplombent les coursives. Maxence Rifflet consigne de la sorte, en collaboration avec les détenus, une expérimentation concrète des lieux menée à partir de la pratique photographique. L’exercice de la prise de vue est modalité d’interaction avec les prisonniers, mais aussi outil de compréhension de leur relation corporelle à l’espace dans lequel ils vivent. Une position d’observation extérieure n’aurait pas permis une telle exploration.
Maxence Rifflet, « Prises de vues dans la cour de promenade avec Nicholas T. et Maximilien L., Cherbourg, mercredi 6 avril 2016 », in Nos prisons, p. 27

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
- 17 Il s’agit de la superposition solarisée d’un négatif et d’un positif.
13Parallèlement à cela, Maxence Rifflet réalise lui-même des photographies. Certaines d’entre elles montrent les sites environnant le centre de détention ; d’autres présentent les salles d’audience, les cours de promenade, les couloirs vus depuis les postes de surveillance, les lits superposés dans les dortoirs, l’intérieur des cellules… Les vingt objets contenus dans le « paquetage arrivant » de chaque détenu figurent dans des vues rapprochées, tirées selon un procédé de « fossilisation17 » qui leur confère de chaudes tonalités : Maxence Rifflet ne se cantonne pas, on le voit, à une neutralité dont on pourrait penser qu’elle est le propre du documentaire ; il s’autorise des jeux plastiques.
Maxence Rifflet, « Des espaces autres, 2019. Vues aériennes de sept prisons dans lesquelles je me suis rendu et de leur implantation (échelle 1/2500) ». Exposition au Centre d’art Le Point du Jour, juin-novembre 2022

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
14Le photographe ne s’en tient pas non plus à la pratique de la prise de vue ‒ qu’il en soit l’auteur ou l’adjuvant auprès des détenus. Il collecte des documents visuels dont il exécute des reproductions : cartes postales ou photographies faites au début du xxe siècle qui amènent à mesurer les évolutions intervenues, articles tirés de la presse, dessins humoristiques, vues satellitaires qui permettent de visualiser aussi bien la situation géographique que l’organisation intérieure de chacun des sept établissements concernés ‒ dont sont précisés le (ou les) concepteur(s) et l’année de construction. L’iconographie qui attire l’attention du photographe n’a pas toujours un rapport immédiat avec ces lieux de détention. Ainsi Maxence Rifflet s’intéresse-t-il aux gravures de la série des Carceri d’invenzione (Prisons imaginaires, 1761) de Piranèse ‒ dont il réalise une maquette en argile pendant la période de pandémie de la Covid 19 (quand il lui est impossible d’aller travailler au sein des lieux d’internement). Quelques pages relatent également l’entretien du photographe avec Robert Badinter au sujet du centre de détention de Mauzac ‒ qu’il avait commandité en 1984, alors qu’il était garde des Sceaux, et dont la conception permet aux prisonniers une relative convivialité et liberté de déplacement.
Vue de l’exposition « Nos prisons » de Maxence Rifflet, à la galerie Le Bleu du ciel, du 1er avril au 21 mai 2022

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
- 18 Au Centre photographique Rouen-Normandie en 2019, au centre photographique de GwinZegal à Guingamp (...)
15Dans son enquête sur les prisons françaises, Maxence Rifflet conjugue prises de vue réalisées de façons variées et souvent en collaboration avec les détenus, reproductions de documents visuels et compte rendu d’entretiens. Il met en espace cette constellation d’éléments divers au sein des expositions de son travail18. Quant au livre Nos prisons (2022), il se trouve structuré en sept sections correspondant aux différents centres de détention que le photographe a pris en considération ; mais, au sein de chacun de ces chapitres, se croisent des composants relativement disparates, renvoyant à des époques différentes et relevant de statuts variés. L’ouvrage comme l’exposition tiennent du montage, dans la mesure où l’assemblage des pièces qui les composent en détermine la portée documentaire.
Claire Chevrier : Espaces traversés
- 19 Claire Chevrier s’est rendue au Centre thérapeutique et de recherche de Nonette ; à la Fondation Je (...)
16Ce sont encore des problématiques spatiales qui retiennent l’attention de Claire Chevrier lorsqu’à partir de 2017, pendant plus de quatre ans, elle visite des établissements (CHU, centres psychiatriques, IME…) dédiés au handicap physique et/ou mental19. L’artiste s’intéresse toutefois moins à la structure des bâtiments qu’aux trajectoires, circulations, haltes et éventuelles relations d’interférence que l’agencement des constructions autorise. Les images sobres que Claire Chevrier réalise au sein de ces institutions se présentent comme le fruit d’une minutieuse observation. Sans jamais céder à l’anecdote, la photographe se concentre sur les déplacements des résidents et la façon dont les dispositifs spatiaux les induisent.
17Si certaines vues sont réalisées à l’intérieur des bâtiments, bon nombre de photographies montrent leurs abords : périmètres clos où pousse une végétation pauvre et domestiquée, prise entre des allées goudronnées et ponctuée de pièces de mobilier standardisé (bancs, poubelles, luminaires…). D’un centre de soin à l’autre, ressortent les similitudes d’un équipement fonctionnel et peu onéreux. Ces ressemblances signent le caractère générique de l’aménagement (et de la conception) de l’institution dédiée aux soins physiques ou mentaux. Au sein de ces espaces, les allées qui autorisent d’éventuels cheminements ne sont jamais bien longues ; elles bordent les constructions de sorte que le regard qui s’y engage bute rapidement sur des parois ou des recoins : l’horizon est la plupart du temps bouché.
18L’ouvrage de Claire Chevrier s’ouvre sur quelques images figurant des extérieurs vides de toute présence humaine : sont d’abord données à voir les organisations spatiales qui précèdent les pas des résidents. Si la structure des sites ressort davantage lorsqu’ils sont déserts, cette disposition traduit aussi l’antériorité du cadre sur son investissement corporel par les personnes. Précédant le sommaire, cet ensemble d’images constitue un « préambule », au sens propre du terme. Comme pourrait le faire le pré-générique d’un film, il annonce la démarche de l’auteur, conduisant le lecteur/spectateur à s’intéresser à la façon dont le bâti contraint les usages. Au sein des photographies, les sites semblent de fait conçus pour structurer des gestes simples : marcher, s’asseoir, se croiser ou s’éviter… Les lieux paraissent en attente de présences physiques ultérieures ‒ qu’ils portent presque déjà en eux, de façon latente.
19Ce n’est qu’après le sommaire que le lecteur/spectateur découvre des vues figurant des résidents qui traversent les lieux, s’y promènent ou s’y reposent. Souvent solitaires, ces personnes se croisent ou s’aperçoivent de loin : leurs présences ponctuent l’espace, comme des notes au sein d’une partition. Le format des photographies de Claire Chevrier oscille entre le plan d’ensemble et le plan moyen (adapté à la dimension du corps humain), de sorte que l’espace représenté ne semble pas assez grand pour constituer les vues en paysages (on se rend bien compte que ce sont les individus et leurs gestes qui intéressent l’opératrice), mais demeure sensiblement trop large pour cerner les sujets de près. Pour le dire autrement, le champ paraît un peu trop grand pour les personnes qui y figurent, de sorte qu’elles semblent flotter dans un périmètre mal ajusté à leur corps ‒ où elles cherchent, comme par tâtonnements, à établir une position ou une trajectoire. C’est donc par le biais d’options formelles, au travers d’un traitement plastique, que l’artiste attire l’attention sur les relations des personnes et des espaces où elles se meuvent. Dans un environnement doté d’une relative vacuité, les trajets entrecoupés de pauses se déploient de façon hésitante. L’enchaînement de vues montrant des patients en marche (même si ce ne sont pas les mêmes personnes) renvoie à une durée des déplacements. Certaines pages, regroupant plusieurs photographies, suggèrent également le mouvement, à l’instar des planches d’un roman-photo.
20Les légendes laconiques traduisent le dessein de laisser parler d’elles-mêmes les images qui montrent les circulations des corps au sein des sites : « personne espace extérieur », « personne espace intérieur », « groupe extérieur », « groupe intérieur », « duo concentration », « espace extérieur circulation ». Ces formules lapidaires sont suivies d’un numéro, du nom de l’institution concernée et de sa localisation. La mise en page, très soignée, s’avère d’une particulière importance. Les photographies sont de taille relativement modeste au sein de larges pages blanches où elles semblent manquer d’ancrage. Ce flottement des images à la surface du papier redouble, pour ainsi dire, celui des personnes au sein du champ ainsi que dans les périmètres des établissements. Ce triple « jeu » (au sens où l’on emploie ce terme en mécanique) exprime l’importance d’un espace qui est certes pauvre et normé, mais où les êtres ont une certaine marge de manœuvre pour tracer leur chemin (au propre comme au figuré).
- 20 Rodophe Olcèse, « Cheminer comme dans la vie. Chemins et “lignes d’erre” selon Fernand Deligny », i (...)
- 21 C’est le titre d’un film de Fernand Deligny, intitulé Le Moindre Geste, réalisé en 1971 en noir et (...)
- 22 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio Essai », 1 (...)
- 23 Fernand Deligny, « Voix et voir », Cahiers de l’immuable, no 1, 1975, in Œuvres, Paris, L’Arachnéen (...)
21Au sein de ces lieux, la présence physique des personnes paraît d’autant plus forte qu’elles sont en proie à un relatif désœuvrement. Aucun de leurs gestes, aucune de leurs trajectoires ne donne le sentiment de s’inscrire dans une fonctionnalité : les résidents n’ont pas de courses à faire, de repas à préparer ou d’animaux à promener… Exempts de buts concrets que le lecteur/spectateur pourrait identifier, leurs itinéraires semblent plutôt correspondre à des mobiles intimes, pensés ou impensés. Véritables « lignes d’erre » au sens que Fernand Deligny confère à cette expression, leurs trajectoires sont mouvements d’existence autant que cheminements géographiques20. À l’instar du « moindre geste21 », ils possèdent une part d’invention ; ils relèvent des « tactiques utilisatrices22 » définies par Michel de Certeau qui permettent de rompre avec les pures logiques fonctionnelles. Dans ces environnements très réglés, les résidents développent des « arts de faire » qui leur permettent de s’approprier les lieux, d’y tisser des habitudes et d’y pratiquer parfois peut-être même des innovations. « Se peut-il qu’à force de les suivre, ces “erres” là, trajets ou gestes dont le projet nous échappe […], se fraye un voir qui percerait cette taie langagière dont notre regard hérite dès notre naissance23 ? » écrit Fernand Deligny ‒ dont Claire Chevrier relance à sa manière les réflexions.
- 24 Raymond Depardon et Sophie Rietlhueber, San Clemente, film en noir et blanc d’une heure et quarante (...)
- 25 Dora Garcia, The Devient Majority. From Basaglia to Brazil, film en couleur de 34 minutes et 54 sec (...)
22Les recherches menées en psychothérapie institutionnelle ont inspiré le projet de l’artiste. Mais Espaces traversés diffère fortement de travaux plus spectaculaires, tels ceux de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber dans San Clemente24 ou de Dora Garcia dans The Devient Majority. From Basaglia to Brazil25. Claire Chevrier se tient en retrait ; elle s’efface presque pour s’absorber ‒ et laisser le lecteur/spectateur s’absorber ‒ dans une observation méticuleuse qui acquiert une dimension anthropologique : sous son regard, les êtres se frayent des chemins en bricolant, instant après instant, sans raison extérieure ni mobile identifiable, de lentes trajectoires : ils mènent ainsi leur vie.
Jean-Robert Dantou et Florence Weber : Les murs ne parlent pas
- 26 Jean-Robert Dantou, « La photographie armée par les sciences sociales », entretien avec Christian C (...)
23À la différence des autres œuvres dont il a été ici question, Les murs ne parlent pas porte la double signature d’un photographe et d’une anthropologue. Dès 2009, Jean-Robert Dantou s’éloigne du photojournalisme pour s’orienter, selon ses propos, vers une pratique photographique plus « attentive à ses propres effets26 ». Il se rapproche alors d’une équipe de chercheurs, coordonnée par Florence Weber, avec laquelle il expérimente des collaborations. Au démarrage, les travaux du photographe sont plutôt envisagés par les sociologues ou les anthropologues comme outils de diffusion ou de valorisation des résultats obtenus, mais Jean-Robert Dantou devient progressivement un membre à part entière de l’équipe dont tous les membres s’accordent bientôt sur le fait qu’il contribue à la recherche par le biais du recours au médium photographique, quand d’autres le font au travers d’outils plus académiques.
- 27 Ibid., p. 85-86.
- 28 Voir Philippe Bazin, « Jean-Robert Dantou. L’air de rien », in Focales, no 2 : Le Recours à l’archi (...)
24Jean-Robert Dantou confie sa répulsion quant à la manière dont les troubles psychiques ont été mis en images, des années 1850 à nos jours27 : les patients sont la plupart du temps montrés au paroxysme de leur crise ‒ s’agitant, bavant ou grimaçant ‒ de sorte que les photographies contribuent (parfois malgré la volonté de leur auteur) à bannir du « monde normal » des personnes qui se trouvent réduites aux symptômes extrêmes de leur pathologie28. Confronté au monde des institutions psychiatriques qu’il ne connaissait nullement auparavant, Jean-Robert Dantou constate l’écart qui se creuse entre ces images sensationnelles et le comportement ordinaire de ceux que l’on classe sous le nom de « malades ». C’est afin de rompre avec cette iconographie stigmatisante et trompeuse qu’il choisit d’enregistrer, en plans serrés, sur fond clair et uni, des objets appartenant aux patients, et aux yeux desquels ils revêtent une importance particulière.
Jean-Robert Dantou, « La brosse à dents cassé d’Agathe », in Les murs ne parlent pas, p. 11

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
- 29 Jean-Robert Dantou, « Objets sous contraintes », in Les murs ne parlent pas, op. cit., p. 10.
- 30 Ibid.
25Chaque gros plan d’objet est accompagné d’un texte : « Cette brosse à dents tordue, objet d’un quotidien qui se fissure, est un déclencheur : c’est en la voyant qu’Agathe décide de convaincre son mari d’aller avec elle aux urgences psychiatriques29. » Et le photographe d’ajouter : « C’est en la découvrant que je décide de suivre cette piste d’objets que j’appellerai plus tard des “objets seuils”, objets de frottement30. »
Jean-Robert Dantou, « Le téléphone d’Auguste », in Les murs ne parlent pas, p. 21

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
- 31 Ibid., p. 20.
26« Auguste a un téléphone, et je constate qu’avoir un téléphone quand on est considéré comme fou, notamment parce que l’étiquette de fou rend souvent pauvre, c’est comme avoir un téléphone en prison, c’est un grand privilège. Son téléphone, il ne le quitte pas31. » Au travers de cet outil, c’est tout un pan de la biographie du patient qui se trouve convoqué, tant la vie s’accroche à la concrétude des choses.
- 32 Jean-Robert Dantou, « La photographie armée par les sciences sociales », entretien avec Christian C (...)
27Une telle approche croise « l’intérêt des musées d’anthropologie pour les traces matérielles de la culture32 ». Les objets pris en compte renvoient à des scénarios d’usage ; souvent émoussés ou détériorés, ils suggèrent les actions à l’accomplissement desquelles ils ont contribué. Les vues neutres qui incitent le lecteur/spectateur à scruter la morphologie des choses (dont rien ne vient le détourner) se trouvent relayées par les mots, placés en vis-à-vis ; mais la lecture du texte n’intervient le plus souvent que dans un second temps, le regard étant tout d’abord happé par les images, instantanément disponibles. L’observateur aborde l’objet, exhibé en gros plan, comme une sorte de pièce à conviction, comme un maillon à même de le renseigner sur tout un épisode biographique qu’il ne connaît pas, ou pas encore. Brosse à dents ou téléphone, pipe ou sac-poubelle portent en eux comme une réserve d’intelligibilité possible qui retient l’observateur. Le texte propose ensuite les linéaments d’une histoire qui demeure cependant incomplète.
- 33 Ibid., p. 96.
28Les objets mis en images rattachent également leurs propriétaires à un monde concret qu’ils partagent avec les autres, « bien portants » ou « mal portants ». Les difficultés rencontrées par les patients ne paraissent dès lors plus engendrées par le seul dérèglement mental (doué d’évolutions qui lui seraient propres), mais liées à la manière dont ces personnes tissent des liens avec leur milieu. Le trouble s’en trouve pour ainsi dire symboliquement extériorisé et les « malades » y gagnent en intériorité : une teneur biographique leur est octroyée. Jean-Robert Dantou écrit : « […] en photographiant une bague, une brosse à dents, une fourchette, comme des objets appartenant implicitement à des sujets, je place de facto les personnes décrites comme souffrant de troubles psychiques comme des sujets, je les “resubjectivise”33 ».
- 34 Jean-Robert Dantou, Psychadascalies, in Les murs ne parlent pas, op. cit., p. 101-132.
- 35 Vincent Debaene, « L’humide et le brûlé. Rituel et photographie en terre lafkenche », in Ritual Inh (...)
29Plus tard, dans une autre institution de soin, Jean-Robert Dantou réalise cependant une série de vingt portraits ‒ qu’il intitule Psychadascalies34. Mais il procède de manière bien particulière : en plans rapprochés, il photographie sans distinction des patients et des professionnels du service qui prennent la pose devant son objectif. Les visages se détachent sur fond sombre, pareillement mis en valeur par le clair-obscur. Les prises de vue sont faites avec un appareil moyen format, un pied et une boîte à lumière, de sorte que la situation s’écarte en tout point d’une capture à la sauvette : les modèles et l’opérateur ont manifestement collaboré à la réalisation du portrait. Le photographe se positionne par ce biais aux antipodes des tendances des ethnologues qui, dès la fin du xixe siècle, apprécient les clichés pris sur le vif qui placent les autochtones dans un rapport de domination35.
30Chaque séance permet la réalisation de dix vues : pour les cinq premières images, le photographe guide ses sujets, en leur suggérant des attitudes comme il le ferait avec n’importe quelle autre personne ; pour les cinq suivantes, il les laisse adopter l’expression qu’ils désirent. Dans la série Psychadascalies, tous les visages paraissent anoblis par l’éclairage ; les signes (bijou, lunettes, foulard, cravate…) susceptibles de révéler une appartenance sociale ont été retirés, de sorte qu’il n’est pas possible de distinguer professionnels et patients. L’observateur est somme toute contraint d’aborder les personnes en dehors du paramètre que constitue leur pathologie.
Jean-Robert Dantou, Psychadascalies, in Les murs ne parlent pas, p. 113

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
- 36 Jean-Robert Dantou précise que les personnes et les lieux se sont vus attribués des pseudonymes (à (...)
31Le photographe a enfin réalisé une dernière série, intitulée Hôpital Bellevue36, qui est présentée dans le même ouvrage. Pour ce faire, il a régulièrement participé aux réunions de l’équipe des soignants et il a passé, pendant plusieurs mois, des journées entières au sein des lieux. Il s’agissait pour lui de tester, heure après heure, ce qu’il lui était possible de photographier, en raison des volontés exprimées par les uns ou les autres, du règlement de l’établissement ou des protocoles régis par le droit. Les textes placés face aux images produites (montrant des scènes de vie, des personnes ou des espaces communs) explicitent la manière dont les prises de vue ont pu être faites ‒ des négociations avec les gens ou la direction de l’établissement ayant toujours été nécessaires.
32Les trois séries réunies dans Les murs ne parlent pas se complètent et se répondent ; elles participent d’une même volonté de soumettre les milieux dévolus aux soins psychiatriques à une expérimentation reposant sur la pratique photographique. La prise de vue se fait, d’une façon ou d’une autre, mise à l’épreuve du fonctionnement des institutions et de la situation faite aux patients, au sens où elle permet de mieux les connaître, dans leur frottement avec l’exercice de l’enregistrement, la pratique de la prise de vue se voulant complémentaire d’autres outils mobilisés par les chercheurs en sciences humaines.
Anthropo-photographie ?
- 37 Sylvain Maresca, « Photographes et anthropologues », Ethnologie française, 2007/1, volume 37, p. 61 (...)
33Les travaux de Mathieu Pernot, Maxence Rifflet, Claire Chevrier ou Jean-Robert Dantou dont il a été ici question participent d’une approche photographique documentaire de milieux fermés (prisons, hôpitaux psychiatriques, centres de soins pour handicapés mentaux…). Ces artistes ‒ qui refusent tout penchant au spectaculaire ou à la commisération ‒ s’avèrent conscients de la nécessité de recourir à des biais concertés afin de s’écarter de stéréotypes vains et possiblement stigmatisants. Ce faisant, ils croisent les préoccupations d’anthropologues contemporains, curieux d’une exploitation des images37.
- 38 Danièle Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Trézélan, Filigranes Éditio (...)
- 39 Albert Piette, « La photographie comme mode de connaissance anthropologique », Terrain. Anthropolog (...)
- 40 John Dewey, Logic. The Theory of Inquiry, New York, Henry Holt and Company, 1938. Traduction frança (...)
34Mathieu Pernot, Maxence Rifflet, Claire Chevrier ou Jean-Robert Dantou ne visent pas à montrer, mais plutôt à comprendre (et à faire comprendre). Ce qu’ils veulent appréhender ne relève pas exclusivement du visible (puisque cela concerne des situations de vie, des rapports de force, des attachements, des sentiments, etc.) Leur recherche se situe ainsi au croisement de l’art et des sciences humaines, notamment de l’anthropologie. Ils mènent un minutieux travail d’investigation et leur exigence fait que cette entreprise s’apparente à une expérience opérant par le biais d’une interaction avec les milieux qu’ils explorent38. Leur démarche se développe donc selon un schéma ternaire : les artistes se trouvent aux prises avec des situations qui sont susceptibles d’infléchir leur posture et leurs comportements ; leurs productions se présentent comme les résultats de ce processus, et c’est dans la mesure même où elles laissent transparaître ce conditionnement qu’elles peuvent informer avec justesse sur le monde auquel les photographes sont confrontés39. Cette expérience, dynamique et située, est analogue à celle qui est vécue par les chercheurs40.
35Les investigations menées par ces artistes ne se cantonnent pas à la saisie de fragments du visible, mais incluent une multiplicité d’opérations qui visent à alimenter la compréhension des réalités dont ils veulent rendre compte : consultation d’ouvrages, examen d’archives, séjours prolongés et répétés sur le terrain, repérages, rencontres de personnes susceptibles d’apporter des informations, entretiens, collecte d’objets de natures diverses… Les photographes ne sont pas de simples opérateurs : ils se font enquêteurs et cherchent à adapter leurs manières de faire aux réalités qu’ils souhaitent approcher.
36Mathieu Pernot choisit d’arpenter les locaux d’une prison désaffectée où il prélève des vestiges et des traces qui permettent d’imaginer des manières de vivre antérieures : il se comporte à la manière d’un archéologue ou d’un archéo-anthropologue. Maxence Rifflet ou Claire Chevrier affichent, l’un comme l’autre, un questionnement de départ bien déterminé (concernant à chaque fois l’organisation spatiale et ses conséquences vécues) : l’affichage d’un angle d’approche précisément identifié, correspondant à une hypothèse de travail, est un prérequis de la recherche en sciences humaines et sociales.
- 41 Sylvaine Conord, « Usages et fonctions de la photographie », Ethnologie française, 2007/1, volume 3 (...)
- 42 Mondher Kilani, L’Invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot-Lau (...)
37Il arrive que les artistes fassent de l’exercice même de la photographie un biais concret de mise à l’épreuve des milieux sur lesquels ils travaillent. C’est ce que fait Maxence Rifflet lorsqu’il met en place des ateliers au sein des prisons : il s’agit certes pour lui d’instaurer de cette façon une situation de partage et de relative égalité avec les détenus, mais les images produites par ceux qui participent à cette activité livrent également beaucoup d’informations sensibles sur l’architecture des centres de détention et la manière dont ils la vivent. Une mise à l’épreuve des institutions au travers de la pratique de la prise de vue, c’est également ce qu’enclenche Jean-Robert Dantou lorsqu’il s’interroge sur ce qui est photographiable (ou non) dans une institution psychiatrique. L’exercice de la photographie peut ainsi se faire subtil instrument d’analyse pour l’anthropologie, dans la mesure où il fait émerger des réalités qui autrement seraient restées indiscernables41. Il participe d’une « invention de l’autre42 », selon l’expression de Mondher Kilani.
38Si la photographie s’avère apte à servir la recherche en anthropologie, instrumentaliser le médium en vue d’une illustration ou d’une simple diffusion de ce que l’on sait déjà reste d’un intérêt limité. Véritablement opérante, la prise de vue le devient lorsqu’elle se distingue d’autres approches par la nature même des résultats qu’elle permet d’obtenir. Comme le chercheur, le photographe peut initier un questionnement, puis se confronter empiriquement à un terrain ; il enquête (et éventuellement fait évoluer la manière dont il enquête) au contact du réel. Mais il le fait aussi au travers des savoir-faire techniques et esthétiques qui sont les siens. Ainsi les travaux de Claire Chevrier doivent-ils leur fécondité à un savant dosage en matière de cadrage et de distance qui révèle (au sens photographique du terme) les rapports des corps aux espaces. C’est par ce prisme sensible que l’artiste parvient à penser les situations de circulations (et conduit le lecteur/spectateur à les éprouver et à les comprendre, dans le même temps – ces deux opérations s’avérant indissociables).
- 43 Jim Jarmusch, Down by Law, film noir et blanc de 107’, 1986.
- 44 Aby Warburg, Atlas Mnémosyne, Paris, L’écarquillé, 2012.
39De même, les mises en relation avec des images préexistantes que propose Maxence Rifflet contribuent à une fine intellection des lieux de détention. L’artiste réplique certaines gravures de Piranèse ; il reprend des photogrammes du film Down by Law43 de Jim Jarmusch (dont une partie de l’histoire se déroule en prison). Si ces représentations ne montrent pas les établissements visités par Maxence Rifflet, ni même des prisons françaises, elles font écho aux réflexions du photographe ‒ qu’elles viennent indirectement nourrir. La création de dispositifs mettant en relation des représentations hétérogènes (à l’instar de ce qui se passe dans L’Atlas Mnémosyne44) éloigne les manières de faire de l’artiste d’une méthode strictement académique pour admettre les apports de l’analogie et du transfert, de l’intuition ou de l’imagination. Dans le même temps, les associations proposées favorisent une montée en généralité de la réflexion.
Notes
1 Voir à cet égard Allan Sekula, « Le corps et l’archive » (1986), in Allan Sekula, Écrits sur la photographie, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2013, p. 227-297.
2 Mathieu Pernot, La Santé, Paris, Atelier EXB, 2015.
3 Maxence Rifflet, Nos prisons, Cherbourg, Le Point du Jour, 2022.
4 Jean-Robert Dantou, Les murs ne parlent pas, Bonn, Kehrer Verlag, 2015.
5 Claire Chevrier, Espaces traversés, Paris, Éditions Loco, 2021.
6 Voir Jean-Didier Urbain, Ethnologue, mais pas trop. Ethnologie de proximité, voyages secrets et autres explorations minuscules, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2003 ; Marc Augé, « L’autre proche », in Martine Segalen dir., L’Autre et le Semblable, Paris, Presses du CNRS, 1989, p 19-33.
7 Mathieu Pernot, La Santé, op. cit. (ouvrage non paginé).
8 Mathieu Pernot, Hautes Surveillances, Arles, Actes Sud, 2004.
9 Voir le site de l’artiste : < https://www.mathieupernot.com/ > (consulté le 14 août 2023).
10 L’exposition a duré du 13 octobre 2018 au 6 janvier 2019.
11 Les établissements pris en compte sont la maison d’arrêt de Cherbourg, la maison centrale de Condé-sur-Sarthe, le centre de détention de Caen, la maison d’arrêt de Rouen, le centre de détention de Mauzac, le centre de détention de Val-de-Reuil, la maison d’arrêt de Villepinte.
12 Maxence Rifflet, in < https://gwinzegal.com/interview-des-artistes/maxence-rifflet > (consulté le 9 octobre 2022).
13 Maxence Rifflet, in Contemporanéités de l’art : < https://contemporaneitesdelart.fr/exposition-maxence-rifflet-nos-prisons-lyon/ > (consulté le 9 octobre 2022).
14 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, « Tel », 1993.
15 Maxence Rifflet, in < https://gwinzegal.com/interview-des-artistes/maxence-rifflet > (consulté le 9 octobre 2022).
16 Ibid.
17 Il s’agit de la superposition solarisée d’un négatif et d’un positif.
18 Au Centre photographique Rouen-Normandie en 2019, au centre photographique de GwinZegal à Guingamp en 2020, à la galerie Le Bleu du ciel à Lyon et au Centre d’art Le Point du Jour à Cherbourg en 2022.
19 Claire Chevrier s’est rendue au Centre thérapeutique et de recherche de Nonette ; à la Fondation Jean-Bost, La Force ; au Restaurant thérapeutique Ferme Ménard et aux ateliers pavillon Penuel ; au centre hospitalier Georges-Sand, à Bourges et au Centre hospitalier spécialisé Chezal Benoît.
20 Rodophe Olcèse, « Cheminer comme dans la vie. Chemins et “lignes d’erre” selon Fernand Deligny », in Philippe Antoine et Jean-Yves Laurichesse dir., Voyages contemporains, n° 5 : Chemins de France, Paris, Lettres modernes Minard, 2023, p. 169.
21 C’est le titre d’un film de Fernand Deligny, intitulé Le Moindre Geste, réalisé en 1971 en noir et blanc, qui dure 99 minutes.
22 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio Essai », 1990, p. 55.
23 Fernand Deligny, « Voix et voir », Cahiers de l’immuable, no 1, 1975, in Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2017, p. 812.
24 Raymond Depardon et Sophie Rietlhueber, San Clemente, film en noir et blanc d’une heure et quarante minutes réalisé en 1982. Un livre intitulé San Clemente a également été publié par le Centre national de la photographie en 1984.
25 Dora Garcia, The Devient Majority. From Basaglia to Brazil, film en couleur de 34 minutes et 54 secondes, réalisé en 2010.
26 Jean-Robert Dantou, « La photographie armée par les sciences sociales », entretien avec Christian Caujolle et Florence Weber, in Les murs ne parlent pas, op. cit., p. 73.
27 Ibid., p. 85-86.
28 Voir Philippe Bazin, « Jean-Robert Dantou. L’air de rien », in Focales, no 2 : Le Recours à l’archive : < https://journals.openedition.org/focales/1134 > (consulté le 13 août 2023).
29 Jean-Robert Dantou, « Objets sous contraintes », in Les murs ne parlent pas, op. cit., p. 10.
30 Ibid.
31 Ibid., p. 20.
32 Jean-Robert Dantou, « La photographie armée par les sciences sociales », entretien avec Christian Caujolle et Florence Weber, in Les murs ne parlent pas, op. cit., p. 94.
33 Ibid., p. 96.
34 Jean-Robert Dantou, Psychadascalies, in Les murs ne parlent pas, op. cit., p. 101-132.
35 Vincent Debaene, « L’humide et le brûlé. Rituel et photographie en terre lafkenche », in Ritual Inhabitual, Forêts géométriques. Luttes en territoire Mapuche, Arles, Actes Sud, 2022, ouvrage non paginé.
36 Jean-Robert Dantou précise que les personnes et les lieux se sont vus attribués des pseudonymes (à quelques exceptions près).
37 Sylvain Maresca, « Photographes et anthropologues », Ethnologie française, 2007/1, volume 37, p. 61-67.
38 Danièle Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Trézélan, Filigranes Éditions, 2019, p. 215-226.
39 Albert Piette, « La photographie comme mode de connaissance anthropologique », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, 18/1992, p. 129-136.
40 John Dewey, Logic. The Theory of Inquiry, New York, Henry Holt and Company, 1938. Traduction française : Logique. La Théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1967.
41 Sylvaine Conord, « Usages et fonctions de la photographie », Ethnologie française, 2007/1, volume 37, p. 22.
42 Mondher Kilani, L’Invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot-Lausanne, « Anthropologie », 2000.
43 Jim Jarmusch, Down by Law, film noir et blanc de 107’, 1986.
44 Aby Warburg, Atlas Mnémosyne, Paris, L’écarquillé, 2012.
Haut de pageTable des illustrations
![]() |
|
---|---|
Titre | Mathieu Pernot, double-page du livre La Santé |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 325k |
![]() |
|
Titre | Mathieu Pernot, photographie du mur d’une cellule, in La Santé |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 229k |
![]() |
|
Titre | Mathieu Pernot, photographie d’une cellule, in La Santé |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 935k |
![]() |
|
Titre | Maxence Rifflet, « Mesure du corps 1, Jacques P. dans sa cellule, Caen, jeudi 7 juillet 2016 », in Nos prisons, p. 143 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 900k |
![]() |
|
Titre | Maxence Rifflet, « Prises de vues dans la cour de promenade avec Nicholas T. et Maximilien L., Cherbourg, mercredi 6 avril 2016 », in Nos prisons, p. 27 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 135k |
![]() |
|
Titre | Maxence Rifflet, « Des espaces autres, 2019. Vues aériennes de sept prisons dans lesquelles je me suis rendu et de leur implantation (échelle 1/2500) ». Exposition au Centre d’art Le Point du Jour, juin-novembre 2022 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 241k |
![]() |
|
Titre | Vue de l’exposition « Nos prisons » de Maxence Rifflet, à la galerie Le Bleu du ciel, du 1er avril au 21 mai 2022 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 419k |
![]() |
|
Titre | Claire Chevrier, Espaces traversés, p. 3 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 77k |
![]() |
|
Titre | Claire Chevrier, Espaces traversés, p. 39 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 157k |
![]() |
|
Titre | Claire Chevrier, Espaces traversés, p. 40 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 112k |
![]() |
|
Titre | Jean-Robert Dantou, « La brosse à dents cassé d’Agathe », in Les murs ne parlent pas, p. 11 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-11.jpg |
Fichier | image/jpeg, 371k |
![]() |
|
Titre | Jean-Robert Dantou, « Le téléphone d’Auguste », in Les murs ne parlent pas, p. 21 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-12.jpg |
Fichier | image/jpeg, 643k |
![]() |
|
Titre | Jean-Robert Dantou, Psychadascalies, in Les murs ne parlent pas, p. 113 |
Crédits | Avec l’aimable autorisation de l’artiste. |
URL | http://journals.openedition.org/focales/docannexe/image/3384/img-13.jpg |
Fichier | image/jpeg, 663k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Danièle Méaux, « Enquêtes photographiques en établissements fermés », Focales [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/focales/3384 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11r5a
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page