Navigation – Plan du site

AccueilNuméros8Entretien(s)« Interroger l’habiter »

Entretien(s)

« Interroger l’habiter »

Entretien avec Hortense Soichet
Danièle Méaux

Texte intégral

Danièle Méaux : Tout le monde aspire à disposer d’un « chez soi », si modeste ou exigu soit-il. Chacun ressent le besoin de pouvoir se ressourcer en un lieu familier, susceptible de prendre valeur de refuge ou de repère. Une telle assise spatiale ‒ qu’elle soit à usage individuel ou partagée avec d’autres personnes ‒ permet de se reposer, de reprendre pied, peut-être aussi de réassurer en son sein le sentiment de son identité, puisque les gestes routiniers s’y inscrivent, en vertu d’ajustements progressifs, en des configurations balisées. C’est sans doute là ce que signifie le verbe « habiter » : non pas posséder une « habitation » (dont il serait loisible d’estimer la valeur foncière, la superficie, le luxe ou la précarité), mais se nourrir d’une relation d’intimité avec un décor qui est devenu, au gré des actions les plus quotidiennes, facteur de bien-être.

Au fil de votre itinéraire de photographe, vous avez consacré de nombreux travaux à cette question de l’habiter. À ce sujet, vous avez publié plusieurs ouvrages. Il y a d’abord eu Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or en 2011, puis Aux Fenassiers en 2012 et Ensembles en 2014. Ces trois livres ont été publiés aux Éditions Créaphis (qui croisent un intérêt pour la photographie à un tropisme marqué pour la sociologie). Le quartier de la Goutte d’Or à Paris est classé « Zone urbaine sensible », mais tend progressivement à se gentrifier. Vous donnez à voir des logements dont les occupants sont absents, mais dont l’aménagement livre une multitude d’indices sur les manières de vivre de leurs habitants. Réalisés dans le cadre de résidences, Aux Fenassiers et Ensembles présentent les intérieurs de logements sociaux, qui permettent d’imaginer des gestes quotidiens et des histoires individuelles. Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans la façon dont les gens aménagent et investissent leur espace de vie ?

Hortense Soichet : Dès mes études en photographie, je me suis intéressée à la manière dont les personnes investissent les espaces pour en faire des lieux de vie, les habitent, tant à l’échelle du logement qu’à celle d’un quartier, d’une commune ou d’une région. Je suis particulièrement sensible à la capacité que nous avons de composer avec les espaces. Habiter est un besoin, un droit, une nécessité. Il s’agit d’une pratique à la fois ordinaire et fondamentale.

Un tel sujet débouche sur les questions de la mémoire accrochée aux lieux, de la culture matérielle, mais aussi des migrations. Entamer une discussion en demandant simplement à une personne : « Pouvez-vous me raconter ce qui vous a amené à vivre ici ? » ouvre un échange qui permet le déploiement de récits personnels. Ce qui m’intéresse est de conserver la mémoire des histoires individuelles liées aux images des lieux qui témoignent d’une époque, d’un rapport aux objets, aux bâtis ou aux paysages. Le quartier de la Goutte d’Or, où j’ai photographié une centaine de logements entre 2009 et 2010, a par exemple beaucoup évolué en treize ans. Il y a eu plusieurs démolitions, puis reconstructions d’immeubles et le départ de nombreuses personnes chez lesquelles j’avais eu l’occasion de réaliser des prises de vue. Les photographies que j’ai réalisées s’inscrivent déjà dans l’histoire passée du quartier.

Pour Aux Fenassiers, j’étais invitée par le centre d’art municipal Le Pavillon blanc à mener un travail avant la démolition de certains bâtiments : le rapport au passé est donc d’autant plus fort que le quartier que j’ai photographié n’existe plus. De nombreuses personnes en sont parties, malgré les propositions de relogement sur place qui leur ont été faites. Le travail mené là était douloureux car il est triste de voir disparaître l’endroit où on a passé une partie de sa vie. Je me souviens d’une habitante qui était arrivée au moment de la livraison des appartements dans les années 1960, fuyant un logement inconfortable de l’ancien centre-ville de Colomiers pour un appartement qui représentait à l’époque l’accès au confort et à une vie sociale plus aisée. Lors de ma résidence en 2012, elle y vivait seule, après le décès de son mari et de sa fille, et n’avait plus aucun ami en vie dans l’immeuble. Elle n’espérait qu’une chose : y mourir avant la démolition.

Danièle Méaux : En 1981, paraît un ouvrage de François Hers et de Sophie Ristelhueber (intitulé Intérieurs) qui présente les intérieurs d’habitats sociaux. Vous connaissez sûrement ce livre. Ce travail découle d’une commande des services officiels du logement social dans la partie wallonne de la Belgique, qui était initialement destinée à des chercheurs en sociologie. S’écartant du cahier des charges initial qui se focalisait sur l’architecture, François Hers se concentra sur l’intérieur des logements. Il en visita un très grand nombre qu’il photographia en couleur, de façon systématique, en employant toujours la même optique et un éclairage au flash direct « pour que tous les éléments, dit-il, aient la même valeur et qu’aucune ambiance particulière ne soit privilégiée ». Au sein des images, les volumes sont écrasés et les aménagements se trouvent scrutés avec une certaine ironie. François Hers invita également Sophie Ristelhueber à participer à l’entreprise et cette dernière s’attacha aux relations des personnes avec leurs espaces de vie ; elle réalisa des vues en noir et blanc et en plan moyen, où les habitants prennent la pose dans leur logement. À la fin du livre, figure aussi un texte du sociologue René Schoonbrodt qui contribue à donner sens à l’ensemble du travail. Est-ce que cet ouvrage a joué un rôle dans l’intérêt que vous avez porté à la question de l’habitation, du « chez soi » ?

Hortense Soichet : Intérieurs parisiens d’Eugène Atget (1910) ainsi que ce livre constituent pour moi des ouvrages de référence. C’est en hommage à ces deux ouvrages que j’ai nommé mon livre sur la Goutte d’Or « Intérieurs ». Lorsque j’ai entamé mon travail sur ce quartier, je ne pensais pas m’intéresser aux espaces domestiques. Mais la quantité importante de travaux photographiques, cinématographiques, picturaux ou encore de recherches déjà effectués sur la Goutte d’Or m’a poussée à m’intéresser aux logements. J’ai compris qu’il pouvait être pertinent de prendre le contre-pied de ce qui était donné à voir dans l’espace public en allant davantage à la rencontre de ceux qui habitent le quartier. La Goutte d’Or est un lieu central pour de nombreux Franciliens issus de la diaspora africaine qui viennent y faire leurs courses ou en fréquentent les bars et les restaurants exotiques. Mais la vie du quartier telle qu’on la perçoit depuis l’espace public n’a rien à voir avec l’existence des personnes qui y habitent.

À la découverte des travaux photographiques portant sur les intérieurs (et notamment du livre que vous citez), j’ai pris conscience de la richesse des images qui montrent des espaces domestiques et regorgent d’indices sur les personnes qui y vivent, sur la manière dont les lieux sont investis, alors même qu’aucune personne n’apparaît sur les photographies. La force du travail de François Hers est de donner à voir des habitations ordinaires qui, cinquante ans plus tard, ont une valeur testimoniale. Grâce au mobilier, aux objets qu’on y voit, à l’agencement des pièces, on peut se représenter le quotidien des personnes qui habitent les lieux. Leur absence dans les vues de François Hers ouvre à l’imaginaire et invite à s’interroger sur ceux qui vivaient là. Quant aux vues de Sophie Ristelhueber (qui figurent dans le même ouvrage), elles manifestent plus de retrait, alors même que les personnes apparaissent dans le cadre. Son travail me fait penser aux photographies de l’ouvrage HLM de François-Xavier Bouchart (1983) qui montrent également des habitants en train de poser dans leur intérieur, tout en mettant en exergue la différence entre la place attribuée aux hommes (qui occupent les espaces comme lieux de repos ou de représentation de soi) et les femmes qui sont en retrait ou occupées à des tâches ménagères.

Danièle Méaux : Un ouvrage très intéressant a également été publié en 2007 aux Éditions Créaphis, par Philippe Bonnin, intitulé Images habitées. Il conjuguait des photographies et les textes de sociologues. Est-ce que cet ouvrage vous a également interpelée ?

Hortense Soichet : C’est à la découverte de cet ouvrage que j’ai contacté les Éditions Créaphis en 2009 alors que j’étais en train de produire la série sur la Goutte d’Or. L’analyse des espaces habités proposée par Philippe Bonnin m’a ouverte à une approche disciplinaire que je ne connaissais pas jusque-là, celle de la sociologie visuelle. Cette rencontre a été décisive pour moi : elle m’a amenée à envisager des collaborations avec les sciences humaines et sociales ‒ que je n’ai cessées de développer depuis. J’ai pris conscience de la manière dont ces disciplines peuvent se saisir des images, tant sur le terrain en tant que matériaux d’observation et relevés d’information qu’au moment de l’analyse afin de nourrir certains éléments de réflexion.

Je me suis souvent interrogée sur le besoin très présent en sociologie de faire parler les images en vue de l’obtention de résultats ; ce n’est pas exactement ce que fait Philippe Bonnin, mais il y a dans son approche la volonté de s’appuyer sur la photographie pour décrire un contexte social. C’est davantage l’exhaustivité de la représentation des espaces intérieurs qui est recherchée, afin d’en faciliter l’examen minutieux, que l’affirmation du point de vue du photographe.

Le premier texte de Philippe Bonnin présent dans l’ouvrage présente l’intérêt de s’appuyer aussi bien sur des images issues de la photographie documentaire que sur des photographies faites par des sociologues. De tels croisements disciplinaires m’intéressent particulièrement et c’est justement avec le travail sur la Goutte d’Or que j’ai pu rencontrer, par l’intermédiaire du sociologue Yankel Fijalkow, le groupe de chercheuses qui ont fondé le collectif Penser l’urbain par l’image (notamment Cécile Cuny). Ensemble, nous avons travaillé durant plusieurs années à des collaborations entre arts visuels et recherche urbaine sous forme de séminaires, mais aussi de workshops expérimentaux dont nous rendons compte au sein de l’ouvrage L’Urbain par l’image paru aux Éditions Créaphis en 2020.

Danièle Méaux : Pourriez-vous expliquer la manière dont vous procédez pour entrer en relation avec les personnes dont vous photographiez les logements. Il est délicat de pénétrer chez les gens, de rentrer ainsi dans leur intimité. Comment choisissez-vous les personnes chez lesquelles vous allez vous rendre ? Comment procédez-vous pour qu’elles acceptent votre démarche et vous admettent au sein de leurs intérieurs ?

Hortense Soichet : Le processus est toujours long. Il y a souvent plusieurs mois de présence régulière, l’aide de structures locales pour faire connaître le projet, déterminer les ressources sur lesquelles je pourrai m’appuyer afin de commencer à rencontrer les premiers habitants. C’est plus compliqué dans certains endroits que dans d’autres. Actuellement, je suis en résidence avec l’association Diaphane à Clermont de l’Oise et je travaille au sein d’un petit quartier de maisons HBM construites dans les années 1930. Il y a une trentaine d’habitations, vides pour certaines. Un certain nombre d’entre elles sont occupées par des personnes très vieilles qui ne sont plus en capacité de me recevoir. Ce quartier s’étend dans l’ombre d’un grand bâtiment qui a été récemment inscrit comme monument historique. Pour le moment, j’ai du mal à rencontrer les habitants car il n’y a aucun endroit où je peux les croiser en dehors des habitations elles-mêmes.

La prise de contact est plus facile dans un quartier où je peux, dans un premier temps, tisser des liens dans un espace public tel qu’une maison de quartier, parler de mon projet, faire accepter la démarche (et non effectuer du porte-à-porte). Faire des photographies chez les gens nécessite de prendre son temps, de faire preuve de patience et peut-être d’engager les personnes dans une démarche collective de coconstruction d’une mémoire visuelle des lieux, qui fait sens à partir du moment où un nombre conséquent de volontaires acceptent d’y contribuer.

Le choix des personnes est déterminé par le lieu où la recherche prend place. Je travaille avec des contraintes plus territoriales que sociales. Par exemple, pour le projet Espaces partagés qui a donné lieu au livre Ensembles, j’ai travaillé dans les quartiers de grands ensembles de quatre communes distinctes, en incluant des habitants de copropriétés des quartiers concernés à proximité des logements sociaux. En fait, je ne choisis pas les personnes, ce sont davantage elles qui font le choix ou non de participer. Et leur implication est déterminée par ce qu’elles souhaitent dire de leur lieu de vie. Certaines personnes acceptent parfois de contribuer au projet pour dénoncer une situation publiquement, d’autres le font par simple curiosité. Des personnes isolées acceptent aussi pour la sociabilité que cela occasionne.

Lorsque je travaillais sur Espaces partagés, j’ai fait des rencontres très fortes, de personnes dont les parcours de vie étaient particulièrement chaotiques. À un moment donné, j’ai dû arrêter les prises de vue quelques semaines, car je devenais le réceptacle de la tristesse des gens et c’était pour moi particulièrement pénible. La force d’un tel sujet tient au lien que chacun entretient tout au long de sa vie avec son logement ; parler de son espace d’habitation éveille des sentiments très forts liés à l’histoire personnelle.

Danièle Méaux : Comme les vues très sobres d’Eugène Atget permettaient d’imaginer des actions qui s’étaient déroulées au sein des espaces figurés, vos photographies en disent long sur les manières de vivre des habitants. La dimension cognitive de la vision et des images a longtemps été sous-exploitée. Mais, aujourd’hui les sociologues, les anthropologues sont conscients des manières dont les photographies peuvent contribuer à leurs recherches. Seriez-vous prête à dire que votre travail comporte une dimension sociologique ou anthropologique ? De quelle manière ?

Hortense Soichet : Toute image peut être source d’inspiration et document pour la recherche en sociologie et en anthropologie. Sylvain Maresca le montre bien dans son ouvrage La Photographie, un miroir des sciences sociales (1996) où il propose de s’appuyer sur la photographie documentaire pour éclairer des sujets sociaux. Un autre texte me semble fondamental sur le sujet : il s’agit de « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme » (2001) où Howard Becker analyse une même image, utilisée dans différents contextes qui conditionnent la lecture que l’on peut en faire.

Depuis quelques années, je réponds régulièrement à des commandes pour lesquelles je suis associée à des sociologues, des anthropologues ou encore des géographes afin de mener avec eux des recherches portant sur les modes de vie. La photographie devient alors une des disciplines mises à contribution, au même titre que les autres (et non pas un simple outil). Il ne s’agit pas pour moi de faire de la photographie sociologique ou anthropologique, mais de mener une recherche-création en réponse à un sujet qui est d’ordinaire traité pour l’essentiel par les sciences humaines et sociales. C’est grâce à des partenaires comme Leroy Merlin Source ou encore le Forum Vies mobiles que j’ai pu progressivement affirmer une telle forme d’interdisciplinarité. Ces instituts de recherche qui m’accordent leur confiance sont également à l’initiative de réflexions sur l’apport des arts visuels dans la recherche en sciences humaines et sociales.

Danièle Méaux : La plupart du temps, dans vos livres, les photographies ne se présentent pas seules. Dans Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or, les vues de logements sont accompagnées de fragments d’entretiens que vous avez réalisés. Dans Aux Fenassiers, ce sont de brefs récits de vie qui sont placés en vis-à-vis des représentations visuelles. Quelle importance accordez-vous aux textes qui viennent dialoguer avec les photographies ?

Hortense Soichet : Mon approche est fondée sur la rencontre. Je commence toujours par m’entretenir avec les personnes et à récolter des informations sur leur histoire et celle de leurs lieux de résidence. Leurs paroles orientent les prises de vue et me semblent complémentaires des réalisations photographiques, de sorte que j’en garde une trace dans les ouvrages que je réalise. Par exemple, pour le travail sur la Goutte d’Or, la mention de la rue, du nombre des pièces, de la surface du logement et de l’année d’entrée dans les lieux permet de mieux saisir la diversité de l’habitat du quartier, sa densité et la diminution des espaces habitables pour les personnes arrivées récemment. Parallèlement à ces informations factuelles, j’ai choisi de transcrire dans l’ouvrage une phrase extraite de l’entretien réalisé avec chaque personne qui apporte un éclairage singulier sur son lieu de vie (logement ou quartier).

À l’époque, je n’enregistrais pas mes entretiens, je prenais des notes et je n’écrivais donc que ce qui me semblait le plus pertinent sur le moment. Pour les projets suivants, j’ai commencé à enregistrer et à prendre conscience du potentiel des paroles conservées, qu’elles soient associées ou non aux images. D’ailleurs, lors de mon exposition Les Territoires de l’ordinaire à la fondation Écureuil à Toulouse en 2012, j’ai présenté un travail en cours portant sur le logement en milieu périurbain sous la forme de trois témoignages d’habitants diffusés à l’aide d’un casque, sans présenter d’images. Cette œuvre a longtemps été consultable sur un site internet qui permettait de naviguer sur le territoire sud toulousain et de découvrir une soixantaine de témoignages d’habitants associés à des diaporamas.

Pour le projet Espaces partagés, je voulais donner la parole aux habitants des logements sociaux et les placer au centre du dispositif : les quartiers sont montrés à partir des espaces privés et les récits mentionnent depuis quand les personnes y vivent ainsi que leurs ressentis sur ce lieu. Les propos rapportés dialoguent avec les photographies. Il ne s’agit pas de légendes ou d’un complément apporté aux images, mais du recueil de la « petite » histoire de ces territoires populaires.

Danièle Méaux : Récemment, vous avez effectué une résidence dans le sud du département du Lot. Vous avez séjourné au sein de quatre structures : un Ehpad, un foyer de vie pour adultes, une maison d’accueil spécialisé et un ensemble de logements suivis par l’association Lot Aide à domicile. Là, vous ne vous êtes pas cantonnée à de rapides séances de prises de vue ; vous avez pour ainsi dire vécu en immersion dans ces lieux, afin de vous familiariser avec les personnes qui y vivent (patients, soignants, animateurs…) et de favoriser une forme d’adaptation réciproque. Cette lente démarche d’acclimatation vous a permis de vous écarter des constats superficiels, des clichés et des représentations alarmantes diffusées dans les médias (dès les débuts de la pandémie, ces établissements ont fait la une, les chiffres livrés en cascades occultant la réalité des situations et des modes de vie). Afin de vous donner les moyens de porter un regard réflexif sur votre propre travail, vous avez tenu un journal de bord. Toutes ces manières de faire ne se rapprochent-elles pas de celles des ethnologues ?

Hortense Soichet : Cette résidence, portée par l’artothèque du Lot, dans le cadre d’un dispositif Culture et Santé de la Drac et de l’ARS Occitanie, s’est déployée sur un temps plutôt long, de neuf semaines, où j’étais plongée durant la journée dans les différentes institutions, et seule le soir dans un gîte, le plus souvent privée de réseau. Toutes les conditions étaient réunies pour une immersion totale. J’en ai profité pour tenir un journal de bord, exercice que j’expérimente depuis plusieurs années lors de projets au long cours, mais pas avec une telle assiduité. Même si je tiens toujours un carnet de travail en parallèle de mes projets, je prends rarement de façon quotidienne le temps de relater le contenu de chaque rencontre et mon ressenti sur le terrain.

Pour cette nouvelle résidence qui me conduisait à travailler dans des lieux que je n’avais pas l’habitude de fréquenter, avec des personnes qui souffraient de handicaps ou dont le parcours de vie était complexe, j’ai cherché un moyen de placer l’expérience humaine au centre de mon travail. À l’issue de chaque semaine de résidence, j’ai condensé la douzaine de pages que j’avais écrites en un résumé d’une ou deux pages que je partageais avec les partenaires de la résidence et que je publiais sur mon site internet. Dans cette version publique, j’ai veillé à ne pas communiquer d’informations confidentielles sur les personnes rencontrées. Chaque résumé hebdomadaire permettait de rendre compte de l’avancée du projet et de mes doutes, en mettant mon travail en perspective avec d’autres réalisations artistiques.

Depuis plusieurs années, je m’intéresse aux journaux de bord déployés dans le cadre de projets de création. Les formes observées sont assez diverses : elles ne sont pas normées et souvent partagées afin de rendre public le processus créatif. Ces écrits s’inspirent peu ou prou des journaux de bord des ethnologues ; ils ne sont toutefois pas privés, mais valorisés. L’accueil du journal de bord par les personnes impliquées dans la résidence a motivé la réalisation d’un ouvrage par l’artothèque du Lot. Articulé sur la publication de ce journal, le livret rend compte des neuf semaines de résidence.

Danièle Méaux : Il s’agissait encore pour vous, dans ces structures de soin, d’interroger les modes d’habiter. Les personnes âgées ou handicapées qui y vivent voient souvent leur espace privé rétréci à quelques mètres carrés, mais elles y conservent des objets qui se présentent comme des reliques de leur existence passée. Les espaces communs font également l’objet d’une forme d’investissement puisque s’y tisse une multitude d’habitudes quotidiennes. En vous focalisant cette fois sur une population singulière, cette résidence dans le Lot vous permettait encore de porter votre attention sur la question du « chez soi ».

Hortense Soichet : Au départ, je pensais me concentrer sur les pièces les plus symptomatiques du « chez soi », à savoir les chambres qui constituent les seuls espaces privés lorsque l’on vit en institution. Mais en passant du temps sur place, j’ai pu observer une extension du « chez soi » dans les parties communes ‒ où se côtoient résidents et personnel. Le foyer de vie de Lalbenque prend place dans une maison ancienne du centre bourg avec une cuisine commune, mais aussi un salon et des salles de bain partagées. C’est presque une vie de famille qui s’y développe, même si la chambre reste pour chaque résident le lieu préservé où l’on ne peut entrer que si l’on y est invité. Sont d’ailleurs accrochés sur chaque porte des panneaux au verso desquels un sens interdit figure, afin d’indiquer les moments où l’entrée n’est pas souhaitée.

À la maison de retraite, c’est différent : les résidents expérimentent pour la première fois la vie en collectivité. J’avais imaginé passer davantage de temps, de façon individuelle, avec chaque personne dans sa chambre, mais finalement nous nous retrouvions plus facilement au sein des espaces communs où des objets personnels étaient parfois apportés afin de profiter à l’ensemble du groupe. C’était par exemple le cas du lecteur de CD de Marie-Thérèse qu’elle installait à l’entrée de l’établissement pour diffuser de la musique. Elle était surnommée la DJ de l’Ehpad. La vie collective qui se réinvente dans ces espaces m’a donné envie de réaliser une vidéo en complément du travail photographique afin de témoigner du quotidien de l’établissement, de la manière dont les personnes participent à une redéfinition des lieux au travers des usages qu’elles en font.

Danièle Méaux : Vous avez récemment publié Hier, on est sorties faire des photos. Cet ouvrage édité en 2022 chez Créaphis, se présente comme la restitution d’un projet mené dans une maison de quartier d’Ivry-Port, essentiellement fréquentée par des femmes vivant seules et des mères de famille. Avec elles, vous êtes allée réaliser des prises de vue, et le livre présente des images réalisées par les participantes aussi bien que par vous-même. Les photographies traduisent la manière dont vous avez procédé et porté ensemble un regard neuf sur l’espace environnant. Grâce à cette expérience, ces femmes ont pris le temps d’observer les lieux quotidiens de façon inédite. Il s’agissait là d’investir le quartier de manière renouvelée. Au travers du « faire photographique », c’était aussi une manière de donner la parole à ces personnes. Cette pratique de cocréation possède-t-elle selon vous une dimension sociologique ou ethnologique ?

Hortense Soichet : On peut dire que la méthode s’inspire de l’anthropologie, puisqu’il s’agit de s’inscrire dans une communauté, de partager des moments avec ses membres et d’en observer le fonctionnement. Ce n’était pas ce que j’envisageais, lorsque j’ai entamé cette résidence. J’étais invitée par le Collège International de Photographie dirigé par Michel Poivert et le cahier des charges était de travailler avec la maison de quartier d’Ivry-Port. Mais en rencontrant le groupe de femmes qui fréquentent quasi quotidiennement le lieu, la nécessité de mettre en place un « atelier photo » m’est apparue comme une évidence. J’ai été impressionnée par la force de ces femmes, par les liens qui les unissent. Je me suis laissée porter par leurs envies et, progressivement, je me suis intégrée à leur groupe. À partir de là, j’ai commencé, avec leur autorisation, à les photographier. Comme nous travaillions en groupe, nos approches étaient presque contagieuses et nous avons commencé à nous photographier les unes les autres dans le quartier d’Ivry-Port qui est en pleine mutation. Mais les vues réalisées parlent moins de l’évolution d’un quartier du Grand Paris que de la place que nous, femmes photographes, pouvons occuper dans un tel espace.

Ce qui me semble primordial est que le travail produit est pluriel ; il est le fruit d’une approche collective : nous avons photographié ensemble, réfléchi ensemble à la manière d’aborder le terrain ; nous avons construit ensemble la série, en accord les unes avec les autres, afin d’en faire un livre collectif. Cette forme de collaboration fait écho à des méthodes participatives, exploitées en sciences sociales, qui impliquent certaines communautés ou accordent une place importante aux enquêtés dans la production de données. Avec la sociologue Cécile Cuny, nous réfléchissons à la manière de mettre en place des approches participatives avec des publics dits « empêchés » (c’est-à-dire des personnes qui n’ont a priori pas l’occasion de fréquenter des lieux culturels). Une telle approche vise à éviter d’imposer un point de vue (celui de la photographe ou de la sociologue) et à impliquer les sujets des photographies afin de leur donner la parole.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Danièle Méaux, « « Interroger l’habiter » »Focales [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/focales/3777 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11r5t

Haut de page

Auteur

Danièle Méaux

Spécialiste de la photographie contemporaine, Danièle Méaux est professeur émérite de l’Université de Saint-Étienne. Elle a écrit La Photographie et le temps (1997), Voyages de photographes (2009), Géo-photographies. Une approche renouvelée du territoire (2015), Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire (2019), Photographie contemporaine & anthropocène (2022) et Quand la photographie pense la forêt (2024). Elle a aussi publié Anatomie d’une ville avec Guillaume Bonnel (2020) et Saint-Étienne : grammaire de formes avec Éric Tabuchi, Guillaume Bonnel et Jordi Ballesta (2021).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search