Jean-Claude Monneret et Jean-Michel Steiner, Willy Ronis en reportage à Saint‑Étienne. Une enquête au cœur de la grève de 1948
Jean-Claude Monneret et Jean-Michel Steiner, Willy Ronis en reportage à Saint‑Étienne. Une enquête au cœur de la grève de 1948, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, « Histoire, patrimoine et régionalisme », 2022, 280 pages
Texte intégral
1En 2011 paraissait aux Publications de l’université de Saint-Étienne l’ouvrage 1948 : les mineurs stéphanois en grève. Des photographies de Léon Leponce à l’Histoire, sous la direction de Maurice Bedoin, Jean‑Claude Monneret, Corinne Porte et Jean-Michel Steiner. Partant du constat que l’histoire de la grève des mineurs de 1948 n’était pas encore écrite, les auteurs avaient fait le choix d’axer leur étude sur le cas du bassin minier stéphanois en partant de documents d’archives, et notamment d’un fonds de plus de 120 photographies de Léon Leponce, aujourd’hui conservées aux Archives municipales de Saint-Étienne. Le livre Willy Ronis en reportage à Saint-Étienne. Une enquête au cœur de la grève de 1948 de Jean‑Claude Monneret et Jean-Michel Steiner peut être considéré comme le deuxième volet d’une étude du conflit social qui a eu lieu sur le territoire stéphanois en octobre 1948 au regard du médium photographique.
2Ce nouvel ouvrage, imposant tant par son format (22 x 29 cm) que par son contenu (280 pages abondamment illustrées), constitue une incursion dans le reportage que Willy Ronis réalise à Saint-Étienne et Firminy, les 25 et 26 octobre 1948 sur le mouvement social des mineurs. L’étude permet de lever le voile sur cet ensemble de 130 photographies, conservées dans le fonds de l’auteur à la Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie (MPP), jusque‑là très peu connues dans la mesure où seulement quatre d’entre elles avaient fait l’objet d’une publication. Les photographies nous renseignent sur un fait historique ainsi que sur l’activité de reportage : les images, complétées au fil des pages par d’autres documents d’archives (courriers, cartes, extraits de carnets et agendas, photographies…), constituent ici le matériau principal à partir duquel s’écrivent l’histoire de la grève des mineurs dans la Loire et celle de la pratique de terrain du photographe humaniste.
3Willy Ronis en reportage à Saint-Étienne est autant un ouvrage historique qu’une invitation à découvrir les photographies d’un reportage méconnu du grand public. L’ouvrage se compose de deux grandes parties complétées par une bibliographie et un répertoire des sources consultées au sein des différentes institutions patrimoniales. La première partie se découpe en quatre chapitres. Le premier revient sur le contexte historique, sociologique et politique de la période ainsi que sur la position singulière de la ville de Saint-Étienne, à l’« épicentre du conflit national » : la grève, qui débute le 4 octobre 1948, est suivie par 300 000 mineurs, dont 22 000 dans le bassin stéphanois ; pour maintenir l’ordre, le gouvernement déploie des effectifs policiers sans précédent ; l’intervention brutale des forces de l’ordre le 18 octobre fait quatre morts, des centaines de blessés, des milliers de condamnations ; des salariés sont révoqués et des familles chassées de leurs logements. Le 29 novembre, les mineurs reprennent le travail sans avoir rien obtenu.
4Le second chapitre revient sur l’histoire du parcours professionnel et artistique de Willy Ronis. Il aborde notamment son passage à la photographie professionnelle, sa pratique de reportage, son engagement à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) et sa collaboration avec le magazine Regards qui lui permet d’approcher la condition ouvrière. Il se termine par des extraits d’un entretien de 2008 entre le photographe et Jean-Claude Monneret dans lequel Ronis confie avoir été « vigilant à ne pas manquer une image importante » lors de ce reportage. Le troisième chapitre contextualise la « médiasphère » de l’époque : des appareils et films utilisés par le photographe, aux étapes de développement des négatifs, tirages, agrandissements jusqu’à l’archivage fait par la MPP en passant par les modalités de diffusion des images au sein de magazines illustrés.
5Le chapitre 4 rend compte de l’emploi du temps de Willy Ronis depuis son voyage en train de nuit jusqu’à son retour à Paris le matin du 27 octobre où il se rend dans les bureaux de Life pour remettre ses images. Ces photographies sont ensuite envoyées à Regards sans finalement y être publiées, l’agenda du photographe et le bordereau de paiement de Life reproduits dans l’ouvrage montrant en effet que le reportage a été commandé par le magazine américain. Si l’objectif de ce déplacement est de rendre compte de l’enterrement d’Antonin Barbier qui se tient le 25 octobre après-midi à Firminy, Ronis en profite pour photographier tout un environnement ouvrier, de la Bourse du travail de Saint-Étienne où s’organise le mouvement social en passant par les sites occupés, la séance de comparution des manifestants arrêtés au tribunal, l’« atmosphère » des rues du centre-ville marquées par la présence policière et les intérieurs des « taudis à Saint-Étienne ».
6À la fin de cette partie, les 130 photographies sont reproduites en ensembles alignés, au format original 6 x 6 avec des légendes en bas de page et leur numéro d’inventaire sur le côté, de façon à proposer une vue d’ensemble du reportage tout en rappelant la forme de la planche-contact et les modalités de classement au sein des archives. La seconde grande partie de l’ouvrage consiste en une présentation détaillée du reportage, pour laquelle les auteurs font de chaque image un objet d’analyse et d’investigation. Les photographies, reproduites cette fois-ci en grand format, sont confrontées à différentes sources (articles de presse de l’époque, cartes, témoignages recueillis…) afin de retracer, quasiment heure par heure, et parfois de manière hypothétique, le déroulé des faits : les sites et les rues parcourues, les personnes rencontrées, les faits représentés, la position adoptée par le photographe pour rendre compte de chaque scène…
7Menant une véritable enquête, les auteurs remontent ainsi les pistes à partir des indices perceptibles dans les images : une horloge qui indique l’heure de la prise de vue, un élément permettant d’identifier un lieu, une ombre signalant une présence, un individu reconnaissable au sein d’un groupe… Jean-Claude Monneret et Jean-Michel Steiner retracent ainsi le déroulé de certains événements comme l’enterrement de Barbier pour lequel sont identifiés les dirigeants syndicalistes présents dans le cortège, le piquet de grève au Puits Couriot lors duquel les mineurs sont de corvée d’épluchage, le blocage du pont du Clapier par des planches de bois cloutées… ; ils relatent le détail des chefs d’inculpation et des condamnations des douze mineurs qui comparaissent au tribunal, retrouvent les noms des enfants photographiés au sein d’un car partant pour un séjour en Dordogne organisé par le Comité d’aide aux mineurs grévistes, déchiffrent les différents messages inscrits sur les affiches syndicalistes observées par les passants dans les rues, racontent l’histoire des différentes familles auxquelles Ronis rend visite, grâce aux recherches menées au sein des archives…
8Les auteurs explicitent pour finir les différences entre le reportage de Leponce et celui de Ronis, pourtant réalisés sur un même événement (l’enterrement de Barbier), en proposant une définition du photojournalisme exercé par le premier, pour lequel le cadre étroit de la presse quotidienne du Patriote impose des consignes et un horizon d’attente précis, tandis que le photoreportage de Ronis doit satisfaire une pluralité de destinataires potentiels : Regards, Life et autres groupes de presse éventuellement acheteurs. Au final, l’étude de ce corpus circonscrit permet d’approfondir un « moment décisif de l’histoire locale et nationale » comme d’accéder à une meilleure compréhension du travail de terrain de Willy Ronis. Ces images acquièrent une épaisseur temporelle à même de réactiver l’histoire d’un conflit social et de brosser un portrait sociopolitique de l’époque. L’enquête menée par les deux historiens pour reconstituer cette histoire rejoue l’enquête de terrain qui fut celle de Ronis en 1948.
Pour citer cet article
Référence électronique
Anne-Céline Callens, « Jean-Claude Monneret et Jean-Michel Steiner, Willy Ronis en reportage à Saint‑Étienne. Une enquête au cœur de la grève de 1948 », Focales [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/focales/3824 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11r5j
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