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Notes de lecture

Denis Bernard, Sténopés. Histoire et théorie d’une machine naturelle

Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, « Images, médiums », 2022, 300 pages
Julie Meyer
Référence(s) :

Denis Bernard, Sténopés. Histoire et théorie d’une machine naturelle, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, « Images, médiums », 2022, 300 pages

Texte intégral

1Dans un ouvrage rigoureusement documenté, l’historien des images techniques Denis Bernard enquête sur le procédé du sténopé et sa relation avec les dispositifs pré-photographiques. Il réfute l’idée reçue qui inscrit le sténopé dans la lignée généalogique de la camera obscura. Si on suit la doxa de l’histoire de la photographie, la boîte percée d’un trou permettant d’enregistrer une image découle de l’utilisation de la chambre optique, laquelle remonte à l’Antiquité grecque. Si les écrits d’Aristote évoquent la possibilité de voir naître une image dans un lieu clos et obscur, Denis Bernard rappelle que cette expérience inclut le corps de l’observateur dans l’espace de projection, alors que la photographie réalisée avec un sténopé est exécutée par un opérateur situé hors de la machine. Alors que la chambre optique propose une vision des objets projetés à l’envers, l’obscurité du sténopé reste inaccessible à l’observateur. L’auteur rappelle aussi qu’il n’y a rien de commun entre une camera obscura permettant aux peintres d’étudier l’espace et dont la finalité est le dessin et un sténopé dont l’objet est la production d’une photographie. Denis Bernard cherche à établir une typologie des différentes chambres obscures selon qu’elles possèdent ou non un système lenticulaire, selon qu’elles sont ou non étanches à la lumière et selon qu’elles sont capables ou non d’enregistrer une image. Il contredit ainsi l’amalgame qui est fait entre le lieu où l’image se forme et le moyen optique pour l’obtenir.

2Denis Bernard s’appuie sur des textes qui ont pensé une rupture épistémologique, optique et machinique comme c’est le cas de l’article « Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique » publié par Hubert Damisch en 1963. Il étaye également son argumentation en s’adossant à l’ouvrage de Jonathan Crary, Technics of the Observer: on Vision and Modernity in the Nineteenth Century (1990), qui démontre la séparation historique et technique de la camera obscura et de l’appareil photographique.

3L’auteur consacre la première partie de son ouvrage à l’histoire du sténopé naissant au milieu du xixe siècle. Il souligne que l’engouement pour ce dispositif en Europe et aux États-Unis correspond aux années 1960-1970. C’est au moment où les appareils photographiques s’automatisent et s’ouvrent aux masses que le sténopé semble entrer en réaction face aux appareils « techniquement fermés ». Si les expériences de l’art conceptuel marquent une volonté d’émancipation technique, cette attirance repose aussi sur la montée poétique défendue par Gilbert Simondon et une recherche des limites de la photographie. Si le sténopé mobilise une expérience sensible particulière, c’est aussi à cause du mystère qui accompagne l’image en attente d’être révélée.

4Denis Bernard se penche sur le moment où les gravures représentant des chambres obscures datant du xvie et du xviie siècles sont entrées dans l’histoire de la photographie. Il démontre que ce sont les sténopéistes qui ont tenté de s’approprier le récit de la camera obscura comme instrument fondateur de l’optique photographique. C’est à cette narration consensuelle et artificielle que l’auteur s’oppose car, en dehors d’une proximité formelle, il n’y a rien de comparable entre la pratique astronomique de l’Antiquité consistant à observer l’image d’une éclipse sur le mur d’une chambre, le dessin de la Renaissance assisté par la camera obscura lenticulaire des peintres, le cadrage photographique appareillé par un boîtier et la production d’une photographie exécutée par un sténopé sans objectif ni viseur.

5Dans la deuxième partie, Denis Bernard, retrace la chronologie des sténopés. Les trous d’épingles existent avant l’apparition de la photographie. Ce sont des instruments optiques employés dans des laboratoires de physique par des spécialistes, tel l’écossais David Brewster qui publie son Traité de l’optique en 1831. C’est grâce à la stabilisation des procédés physico-chimiques au milieu du xixe siècle que les sténopés se développent conjointement aux boîtiers photographiques, mais en empruntant une direction différente. Les premières expérimentations datent de 1856, mais sont révélées au public entre 1886 et 1888. En 1889, le Congrès International de Photographie adopte à Paris un système de normes internationales, uniformisant les unités, les mesures et les formats. Selon ces normes nouvelles, l’ouverture du diaphragme des chambres photographiques ne peut se réduire à moins de 0,5 mm. Quant au diamètre du trou du sténopé, celui-ci n’excède pas 0,5 mm. Autrement dit, le champ d’expérience du sténopé va dans une direction opposée à celle de l’appareil photographique. De manière symétrique, la course au temps de pose le plus bref possible qui est engagée par les industriels de la photographie est prise à rebours par les sténopéistes qui produisent des images nécessitant de longues expositions.

6Par ailleurs, Denis Bernard contredit le lieu commun selon lequel le sténopé est un dispositif sans technicité ; le percement d’un trou d’épingle dans une plaque de métal au xixe siècle n’était en effet pas une entreprise technique anodine. Or l’idée selon laquelle les défauts de la photographie sont accentués par l’usage du sténopé existe très tôt dans l’histoire. Selon l’homme de lettres Frédéric Dillaye, l’absence d’objectif du sténopé rangerait ce dispositif dans une catégorie autre que celle de la photographie. L’utilisation du sténopé pour ses qualités de finesse du piqué s’inscrit donc dans le débat du tournant du xxe siècle partageant les adeptes du flou et ceux de la netteté, d’une petite ou une grande profondeur de champ. Tout comme la normalisation des chambres techniques à la fin du xixe siècle a vu l’essor de l’exploration des boîtes percées d’un trou, l’automatisation des appareils photographiques entre 1960 et 1980 a généré de nouvelles formes de sténopé. Depuis les années 1960, ces dispositifs devenus artisanaux ne cessent de se développer pour explorer une poétique du temps long allant à l’encontre de la facilité de l’usage des boîtiers photographiques. Par ce regain d’intérêt pour la pinhole camera, la querelle entre les « nettistes » et les « floutistes » se trouve reformulée un siècle plus tard, avec la parution en 1980 de l’ouvrage d’Ansel Adams théorisant le zone system.

7La troisième partie du livre déplace la problématique à l’heure de l’image digitale. Denis Bernard relate l’importance de la revue Pinhole Journal fondée en 1984 par Eric Renner. Cette revue a tressé pendant vingt-deux ans un réseau de sténéotipistes au travers du monde, témoignant de la capacité du sténopé à engendrer une esthétique à la fois plurielle et complexe. Or l’idée selon laquelle le sténopé découlerait de la chambre d’image continue d’infuser les écrits des théoriciens contemporains comme les États-Uniens Eric Renner, Lauren Smith et l’Espagnol Joan Fontcuberta. L’exposition Poetics of Light: Contemporary Pinhole Photography organisée par Eric Renner et Nancy Spencer au New Mexico Museum of History à Santa Fe en 2015 dresse l’état d’un engouement pour le sténopé toujours réactualisé. Le détournement d’objets du quotidien transformés en pinhole cameras, l’hybridation du sténopé à des dispositifs numériques ou la fabrication de boîtes percées d’une multitude de trous, en font une technique sans cesse repensée. C’est à cette dernière catégorie d’images que l’auteur s’intéresse particulièrement pour l’avoir lui-même expérimentée en tant que photographe. Les sténopés multiples produisant une image à partir de mélanges lumineux composites investissent l’imprévisible, tout en réalisant ce qui peut être imaginé par un opérateur mais invisible sans ce dispositif aléatoire.

8Denis Bernard affirme que c’est en départageant définitivement la camera obscura pré-photographique non lenticulaire du sténopé que l’on pourra penser le numérique comme un paradigme qui réitère la confusion entre le lieu de l’observation et celui de l’enregistrement de l’image, car l’écran rétroéclairé du boîtier numérique donne l’illusion d’observer l’image à l’endroit où elle se forme.

9Alors que la camera obscura a été pensée à la fois comme une expérience sensible et un outil technique, l’auteur rappelle qu’il n’y a rien de commun dans le contexte historique, technique, artistique, scientifique et sociétal, entre une camera obscura destinée au dessin et un boîtier d’appareil destiné à la photographie. Il affirme néanmoins que la dialectique de l’observation et de l’enregistrement nécessite d’être reconsidérée en envisageant les voix nouvelles offertes par les chambres post-photographiques. Entre l’archaïsme de la chambre pré-photographique, la créativité expérimentale du sténopé et l’hyper technologie du numérique, il y a un espace où il est possible de penser la nature de l’image optique à la fois comme expérience, phénomène et principe optique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julie Meyer, « Denis Bernard, Sténopés. Histoire et théorie d’une machine naturelle »Focales [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/focales/3837 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11r5k

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Julie Meyer

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