1En Suisse, la majorité des jeunes sortant·e·s de l’école obligatoire entrent dans une formation professionnelle (66,9 %) (OFS, 2021). Le tiers restant se dirige vers une formation générale (gymnase – équivalent du lycée général en France – ou école de culture générale). Des différences régionales s’observent toutefois avec une importance plus marquée de la formation professionnelle dans les régions germanophones du pays et une plus grande place prise par la voie générale dans les régions francophone et italophone (OFS, Ibid.).
2La formation professionnelle se décline en deux modalités : l’école plein-temps (équivalent du lycée professionnel en France) et le dispositif d’apprentissage ou formation duale, qui repose sur l’alternance hebdomadaire entre formation en école (équivalent des centres de formation d’apprenti·e·s (CFA) en France) d’un à deux jours et formation en entreprise de trois à quatre jours. Pour suivre une formation professionnelle duale, l’apprenti·e doit trouver une place d’apprentissage dans une entreprise formatrice, avec laquelle elle ou il signe un contrat d’apprentissage. Il s’agit de la voie la plus fréquentée, bien que les jeunes des régions francophone et italophone s’engagent davantage dans les écoles plein-temps (respectivement 23,9 % et 30,2 % pour les régions francophone et italophone vs 3,8 % pour les régions germanophones) (SEFRI, 2021).
3Deux filières de formation reposent sur le dispositif dual. La première, d’une durée de trois à quatre ans et d’exigence moyenne, est la plus empruntée et conduit au certificat fédéral de capacité (CFC). La seconde, d’une durée de deux ans et de plus faible exigence, mène à l’attestation fédérale professionnelle (AFP). Elle est destinée à des jeunes ayant notamment des difficultés scolaires. La formation professionnelle duale est souvent louée pour ses succès en termes d’apprentissage d’un métier et d’intégration sur le marché du travail. En effet, elle offre de bonnes perspectives d’emploi. À la suite de l’obtention du diplôme, les deux tiers des diplômé·e·s d’une AFP ou d’un CFC quittent le système sans obtenir d’autre certification afin d’entrer sur le marché du travail. Une grande majorité d’entre elles et eux (84 %) accèdent au plus tard dans les trois mois suivant leur titre à un premier emploi, ceci grâce notamment à leur formation (OFS, 2018a).
4Cette contribution porte sur un aspect particulier de la formation professionnelle duale, le recrutement des apprenti·e·s. Ce dernier est très peu régulé par l’État, qui fixe un âge minimum seulement (Imdorf, 2018). Il est largement laissé à la charge des entreprises formatrices. En cela, la situation est très proche de celle de l’apprentissage en France (Moreau, 2015). Les logiques de recrutement sont similaires à celles à l’œuvre sur le marché du travail, et on peut dès lors parler d’un véritable marché des places d’apprentissage (Imdorf, Ibid. ; Moreau, 2003) (voir Encadré 1). Ainsi, les candidat·e·s à l’apprentissage sont confronté·e·s à la concurrence, aux discriminations et à la reproduction des inégalités sociales (Fibbi, 2006 ; Imdorf, op. cit. ; Kergoat, 2015 ; Moreau, 2015). En Suisse, l’attention portée aux situations de pénurie de places d’apprentissage (début des années 2000) ou aux secteurs particulièrement demandés fait apparaître ces phénomènes de façon aigüe (Imdorf, Ibid ; Ruiz & Goastellec, 2016).
- 1 « Les formateurs et formatrices en entreprise, personnes-clefs de la socialisation professionnelle (...)
5Cet article vise à mieux comprendre, dans le contexte helvétique, les processus de sélection et de recrutement des apprenti·e·s ainsi que les risques de discrimination qui en découlent. Pour ce faire, elle s’attache aux discours des formateurs et formatrices en entreprise, en s’appuyant sur une recherche les concernant1. Selon leur statut et leur fonction de formation dans l’entreprise (responsable de formation rattaché·e ou non au service des ressources humaines (RH), formateur ou formatrice au quotidien), elles et ils jouent un rôle plus ou moins décisif dans ces processus. En se fondant sur l’analyse de contenu thématique de 69 entretiens semi-structurés, une attention particulière sera portée aux critères de sélection évoqués par les personnes formatrices. Cela permettra de mieux saisir les processus de sélection et de recrutement à l’œuvre dans les entreprises formatrices.
6Dans les parties qui suivent, le cadrage théorique se focalise sur les inégalités et discriminations à l’œuvre sur le marché des places d’apprentissage ainsi que sur la diversité des procédures et critères de recrutement. Deux encadrés offrent respectivement un aperçu sur le contexte du marché des places d’apprentissage en Suisse et les principaux aspects méthodologiques. Les résultats portent sur les critères de sélection tels qu’ils ressortent des discours des personnes interviewées. La discussion finale insiste sur les risques de discrimination et de reproduction des inégalités sociales qui leur sont rattachés.
Encadré 1. Le contexte du marché des places d’apprentissage en Suisse
En Suisse, les entreprises de toutes tailles participent, sur base volontaire, à la formation professionnelle (Schweri, 2018). Les PME apparaissent cependant comme les principales pourvoyeuses de places d’apprentissage. En effet, plus de 80 % des places de formation en entreprise sont proposées par des PME (Imdorf, 2018).
Selon le Baromètre des transitions (2019), qui propose des enquêtes annuelles menées auprès des entreprises et des jeunes sur le passage entre l’école obligatoire et la formation post-obligatoire, les entreprises suisses proposaient 90 173 nouvelles places d’apprentissage en 2019(*), à savoir 82 459 (91 %) dans la filière menant à un CFC et 7 714 (9 %) dans la filière conduisant à une AFP. 88 % d’entre elles étaient attribuées en août 2019 (79 128) (88 % dans la filière CFC et 82 % dans la filière AFP). La situation est variable selon les secteurs. De nombreuses places d’apprentissage restent vacantes (une sur cinq) dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration, de l’éducation et de l’enseignement, ainsi que de la construction. D’autres secteurs présentent une situation plus tendue, comme l’administration, les transports, la technique et l’informatique.
(*) Nous avons opté pour les résultats d’enquête de 2019 qui correspondent davantage à la période durant laquelle notre étude a été menée. Les résultats plus récents sont marqués par la pandémie de coronavirus. En effet, l’attribution de places d’apprentissage a connu différents obstacles durant cette période, à savoir la difficulté de mise en place de stages d’orientation, les procédures de recrutement sans rencontre en présentiel, les dispositions en matière de protection et la conjoncture économique incertaine (Baromètre des transitions, 2021).
Sigles : CFC : certificat fédéral de capacité ; AFP : attestation fédérale professionnelle.
7Dans le contexte helvétique où la formation professionnelle duale (en alternance) occupe une place prépondérante dans l'enseignement post-obligatoire, l’accès aux places d’apprentissage peut être comparé à l’entrée sur le marché de l’emploi. On parle ainsi d’un marché des places d’apprentissage régi, à l’instar de celui du travail, par des logiques de positionnement, de concurrence, de compétition et de sélection. Ce contexte conduit à perpétuer certaines inégalités parfois déjà à l’œuvre durant la scolarité et ainsi à produire ou reproduire des logiques d’inégalités et de discriminations. Ces dernières seront esquissées dans une première sous-partie. La seconde s’intéressera plus avant aux procédures de sélection et aux critères multiples utilisés par les entreprises formatrices dans l’identification de leurs futur·e·s apprenti·e·s.
8L’allongement et la complexification de la transition de l’école obligatoire au monde du travail sont au cœur de nombreux travaux en Suisse (Bergman, Hupka-Brunner, Keller, Meyer & Stalder, 2011 ; Scharenberg, Hupka-Brunner, Meyer & Bergman, 2016). Les enjeux de la transition croisent ceux de la formation professionnelle initiale duale : l’accès difficile au dispositif (recherche d’une place d’apprentissage), le décalage entre l’offre et la demande de places selon les secteurs, le taux relativement élevé (22 %) de résiliations prématurées de contrat d’apprentissage, les parcours de formation discontinus ou encore les échecs aux examens (OFS, 2016, 2018b, 2019a).
9Certains facteurs influencent la transition, de même que l’accès à une place d’apprentissage : l’origine ethnique ou nationale, l’origine sociale et le sexe (Meyer, 2018).
10Ainsi, les jeunes d’origine étrangère connaissent des difficultés d’intégration sur le marché des places d’apprentissage. Outre les discriminations subies (Imdorf, op. cit.), les primo-arrivant·e·s, surtout, souffrent d’un manque de connaissances du système de formation suisse et d’une faible inscription dans les réseaux informels utilisés par les entreprises pour trouver un·e apprenti·e (Imdorf, Ibid.). Par ailleurs, le type de permis de séjour détenu peut aussi expliquer les difficultés rencontrées par les jeunes d’origine étrangère sur le marché des places d’apprentissage. Ainsi, les jeunes disposant d’une autorisation de séjour (permis B), du statut d’admission provisoire (permis F) ou de requérant d’asile (permis N) sont désavantagé·e·s (Bolzman, Felder & Fernandez, 2018). La division sexuelle du travail et la ségrégation horizontale qui structurent le marché du travail (OFS, 2019b ; Kergoat, 2015) cantonnent les jeunes femmes à un choix limité de métiers. Dès lors, elles connaissent un phénomène de sur-sélection sur le marché des places d’apprentissage (Moreau, 2015), auquel s’ajoutent des discriminations de genre, notamment lorsqu’elles s’aventurent dans des domaines majoritairement occupés par des hommes (Marry, 2015). Enfin, les jeunes d’origine populaire se retrouvent plus souvent dans les filières à exigences élémentaires, comme celle qui mène à une AFP, dans laquelle sont aussi regroupé·e·s les jeunes les plus faibles scolairement (Imdorf, Ibid. ; Meyer, op. cit.). Enfin, s’ajoutent à cela des discriminations indirectes, liées à l’importance grandissante de critères tels que le savoir-être, largement fondé sur les normes des classes intermédiaires (Kergoat, 2014). Ces critères excluent de fait toutes les personnes n’ayant pas été socialisées à ces normes (milieux populaires, immigré·e·s, parfois jeunes femmes).
11Un argument fréquemment utilisé pour justifier l’exclusion de certaines catégories est celui de la rentabilité (Schweri, op. cit.) et de la limitation des risques. Il est particulièrement mobilisé par les PME (Imdorf, Ibid.). Ainsi, engager des jeunes d’origine étrangère, des jeunes femmes dans un métier où elles seraient minoritaires (pionnières) ou des jeunes plus faibles scolairement est envisagé comme une prise de risque en termes d’intégration dans l’entreprise (relations entre collègues ou avec la hiérarchie), d’acceptation par la clientèle ou de réussite de la formation (école professionnelle en particulier). Un autre aspect, concernant en particulier les jeunes d’origine étrangère, est d’éviter une clientèle issue d’une origine donnée en excluant des apprenti·e·s de la même origine (Imdorf, Ibid.).
12Malgré la tendance à la professionnalisation et à l’externalisation du recrutement (Leemann, Da Rin & Imdorf, 2016), la sélection des apprenti·e·s par les entreprises formatrices repose majoritairement sur des procédures peu standardisées, principalement dans les PME. Cela favorise les pratiques discriminatoires relevées plus haut (Imdorf, Ibid.).
- 2 Il s’agit d’un test d’aptitudes scolaires et professionnelles, interne à l’entreprise ou pris en ch (...)
13La procédure varie d’une entreprise à l’autre, mais trois étapes peuvent être identifiées : l’examen du dossier de candidature (lettre de motivation, bulletin scolaire, curriculum, activités de loisirs, test d’aptitudes2) ; un entretien entre candidat·e·s et personnes en charge du recrutement ; un stage de quelques jours à une semaine, effectué au sein de l’entreprise (Imdorf, 2007 ; Moreau, 2015).
14Les critères de sélection sont multiples et hétérogènes, ils diffèrent selon les secteurs et les entreprises (Imdorf, Ibid.). Ceux-ci n’apparaissent pas dans un ordre hiérarchisé préétabli, mais plutôt sous la forme d’une « mosaïque » d’éléments auxquels les employeur·e·s ont recours selon la situation : parcours scolaire, connaissances scolaires (en français et mathématiques surtout), aptitudes professionnelles, savoir-être, motivation, autonomie, soutien familial, etc. (Imdorf, Ibid ; Kergoat, 2015 ; Ruiz & Goastellec, op. cit.). Ces critères hétérogènes mettent en évidence la place accordée à la subjectivité dans la sélection des apprenti·e·s (Ruiz & Goastellec, Ibid.).
15Les critères objectivables (connaissances scolaires, résultats aux examens de fin de scolarité obligatoire, tests d’aptitudes) permettent un « premier tri » en cas de candidatures nombreuses, mais une place de plus en plus centrale est accordée aux compétences transversales (Becquet & Étienne, 2016 ; Giret, 2015). En effet, malgré le flou attaché à la notion, l’absence de définition consensuelle et les multiples termes utilisés pour s’y référer (Becquet & Étienne, Ibid. ; Giret, Ibid.), les compétences transversales sont omniprésentes sur le marché des places d’apprentissage ou plus largement sur le marché du travail (Imdorf, Ibid. ; Kergoat, 2007 ; Ruiz & Goastellec, op. cit). Pouvant être appelées compétences non académiques, soft skills, compétences sociales ou encore compétences inter- et intrapersonnelles, ces dernières recouvrent une variété de qualités ou capacités (savoir-être, capacité de communication, enthousiasme, convivialité, responsabilité, ouverture d’esprit, envie d’apprendre, etc.) qui sont évaluées lors de l’entretien ou du stage de sélection.
- 3 Les dispositions sont les produits des différentes socialisations. Dans cette contribution, et dans (...)
16Ces compétences soft doivent être interrogées. En effet, souvent considérées comme des attributs personnels, elles sont porteuses d’un risque d’individualisation et de naturalisation, alors qu’en réalité, elles sont le fruit d’un processus de socialisation (Monchatre, 2007). Ainsi, ce sont avant tout des dispositions, sociales et culturelles (Lahire, 2002)3 qui sont au cœur de la sélection plutôt que des savoirs formalisés, acquis à l’école ou sur le marché du travail. Le primat qui leur est donné augmente le risque de discrimination et de reproduction des inégalités sociales (Kergoat, 2007). En effet, les normes attendues, construites sur la base de celles des classes dominantes, excluent de fait les personnes n’y correspondant pas.
17Parmi les compétences transversales, la motivation (Duc, Perrenoud & Lamamra, 2018) occupe une place particulière. La question de la motivation au travail n’est pas récente, introduite dans les années 40 par des psychologues du travail (Maslow, 1943), elle renvoie alors à une théorie des besoins humains, hiérarchisés entre eux (des besoins physiologiques jusqu’à l’accomplissement de soi). La motivation serait alors ce qui permettrait d’atteindre ces besoins fondamentaux. D’autres ont affiné et adapté ce modèle (Mc Clelland, 1987) ou cherché à catégoriser plus finement ce processus (Ryan & Deci, 2000).
18La motivation est aussi fréquemment associée à deux autres termes : l’implication et la satisfaction. En ce qui concerne le recrutement des apprenti·e·s, la motivation apparaît liée à la question de l’implication. Recruter un·e futur·e apprenti·e motivé·e, c’est s’assurer de son « engagement », tant dans sa formation que dans son travail au sein de l’entreprise. La motivation renvoie également à l’engagement subjectif des personnes au travail (Dejours, 2000). La satisfaction obtenue par cet engagement subjectif permet aux travailleurs et travailleuses de compenser (sublimer pour Dejours) les contraintes (organisationnelles) du travail. Par ailleurs, la responsabilisation accrue des travailleurs et travailleuses se traduit par un renversement de la charge : ce n’est plus seulement à l’entreprise de s’assurer de la productivité au travers d’une organisation du travail, mais aux travailleurs et travailleuses. Ainsi, elles et ils doivent sans cesse faire la preuve de leur « employabilité » (formation tout au long de la vie), mais aussi de leur motivation. Si c’est généralement le cas pour les travailleurs et travailleuses adultes, on retrouve ici la même logique associée aux futur·e·s apprenti·e·s. Avant même leur entrée dans le monde du travail, elles et ils doivent faire la preuve de leur motivation et de leur implication et productivité futures.
19Un autre critère de sélection, plus rare, mérite qu’on s’y attarde. Il s’agit du capital d’autochtonie (Retière, 2003 ; Renahy, 2010), à comprendre comme un ensemble de ressources sociales et symboliques procurées par « l’appartenance à des réseaux de relations localisés » (Renahy, Ibid., p. 9), relations professionnelles, de parenté, de voisinage, etc. La notion est étroitement liée à l’objet d’étude des travaux l’ayant construite, à savoir les classes populaires rurales de la fin du XXème siècle. Le capital d’autochtonie représente alors une alternative pour les milieux sociaux disposant de peu de capitaux scolaires et économiques, afin qu’ils puissent se positionner sur différents marchés, politique, du travail, matrimonial, etc. (Renahy, Ibid.). Sur le marché de l’apprentissage, il est plus spécifiquement mobilisé au bénéfice des garçons. Cependant, il est actuellement en déclin et peu à peu disqualifié dans ce contexte (Moreau, 2015). Néanmoins, faire du capital d’autochtonie un critère de sélection peut être considéré comme une pratique alternative au modèle dominant. En effet, ce critère inédit peut offrir une chance à des jeunes dont les risques de ne pas trouver de place d’apprentissage sont élevés en raison de leur faible capital scolaire ou culturel.
Encadré 2. Éléments méthodologiques
Cette contribution s’appuie sur un projet de recherche portant sur les formateurs et formatrices en entreprise, et plus précisément sur 69 des 80 entretiens semi-structurés ou semi-directifs (Combessie, 2007) menés avec des personnes formant un·e ou plusieurs apprenti·e·s dans des entreprises des différents cantons de Suisse romande (région francophone). Ont été retenus les 69 entretiens qui évoquent les questions du recrutement et des critères de sélection utilisés. Les entretiens d’une durée d’une heure à une heure trente se basent sur un guide d’entretien organisé thématiquement autour de quatre volets : informations générales sur les personnes formatrices (expérience, nombre d’apprenti·e·s formé·e·s, métiers auxquels elles ou ils forment) et sur le contexte d’exercice de la fonction (données factuelles sur l’entreprise, sur l’organisation de la formation en son sein, etc.) ; le parcours scolaire, de formation et professionnel des personnes formatrices ; la manière dont ces personnes endossent leur fonction (tâches, rôles) ; la place et la reconnaissance accordées aux personnes formatrices par les entreprises.
Les entretiens semi-structurés ont été intégralement retranscrits, avant de faire l’objet d’une analyse de contenu thématique (Bardin, 2013). Pour cette contribution, la question du recrutement a été traitée à partir des discours sur l’organisation de la formation, la participation à la procédure de sélection des candidat·e·s ainsi que sur les procédures et les critères de sélection.
Afin de rendre compte de l’hétérogénéité de la population des formateurs et formatrices en entreprise (Chabloz, Lamamra & Perrenoud, 2017), les personnes interviewées ont été sélectionnées selon leur sexe, leur statut dans l’entreprise (responsable RH ou ressources humaines, cadre, employé·e) et leur fonction de formation (responsabilité administrative, formation au quotidien). Par ailleurs, elles disposent d’expériences de durée variable dans la formation en entreprise. Un certain nombre de critères concernant les entreprises dans lesquelles elles et ils exercent ont également été pris en compte afin de viser la diversité des tailles d’entreprise et une grande variété des secteurs d’activité. Le choix de garder une forte hétérogénéité parmi les personnes interviewées a été motivé par la volonté de mettre au jour les invariants de la situation des personnes formant en entreprise. Cette perspective, qui a le mérite de mettre en évidence ce qui est propre à la fonction de formateur ou formatrice en entreprise, rend cependant difficile certaines analyses, l’analyse sectorielle par exemple.
Les personnes interviewées ont été recrutées sur une base volontaire. Celles travaillant dans les grandes entreprises ont été principalement contactées par le biais du département RH ou du secteur de la formation, le cas échéant. Celles travaillant dans des PME ou micro-entreprises ont été principalement contactées par le biais d’associations professionnelles, des départements RH, des patron·ne·s ou des réseaux personnels des chercheurs et chercheuses.
Les 69 entretiens retenus concernent 29 femmes et 40 hommes. Elles et ils forment dans des secteurs d’activité variés(1) : industrie, arts, et métiers (N = 17) ; commerce, transports et circulation (N = 19) ; santé, enseignement, culture et professions scientifiques (N = 11) ; management, administration, banque et assurances, professions judiciaires (N = 8) ; hôtellerie, restauration et services personnels (N = 3) ; technique et informatique (N = 5) ; construction et exploitation minière (N = 4) et enfin, agriculture, économie forestière et élevage (N = 2)(2). Elles et ils sont engagé·e·s dans des entreprises de tailles diverses (grandes entreprises : N = 47 ; PME : N = 17 ; micro-entreprises(3) N = 5). En termes de fonction de formation, 37 sont responsables (de la formation, des apprenti·e·s ou RH) et 32 sont des formateurs ou formatrices au quotidien. Il apparaît trois niveaux d’implication dans le processus de recrutement : participation, participation indirecte (en remplissant un rapport de stage) et absence de participation. Les personnes impliquées (directement) sont principalement des responsables (31 pour 20 personnes formatrices), sans nécessairement être cadres (25 cadres pour 26 employé·e·s). Cette tendance est beaucoup plus marquée dans les PME (12 responsables pour 5 personnes formatrices), où la fonction de responsable se confond fréquemment avec celle de patron·ne de l’entreprise (les 12 sont en effet cadres ou patron·ne·s). La tendance s’inverse légèrement lorsqu’il s’agit d’implication indirecte, où l’on trouve une majorité de personnes formatrices (7 pour 4 responsables). Enfin, les personnes qui ne participent pas du tout sont majoritairement des formateurs ou formatrices (5 pour 2 responsables). Les responsables ne prenant pas part au recrutement sont des cadres employé·e·s dans de grands groupes ou des administrations publiques disposant de services RH.
En termes de genre, de légères différences sont à noter. Ainsi, chez les femmes travaillant dans les grandes entreprises, on observe une nette surreprésentation de responsables parmi les personnes qui participent au recrutement (12 sur 16), alors que la répartition est équilibrée dans les PME (2 responsables pour 3 formatrices).
Compte tenu des différents modes d’implication dans le processus de recrutement, les discours des personnes interviewées fournissent des informations sur leurs propres pratiques ou, plus largement, sur celles des entreprises formatrices dans lesquelles elles et ils travaillent.
(1) : Les secteurs ont été nommés selon la nomenclature générale des activités (NOGA) utilisée par l’Office fédéral de la statistique (OFS).
(2) : La nomenclature retenue regroupe certains secteurs traditionnels de la formation duale en Suisse (industrie, arts et métiers), ce qui explique leur surreprésentation dans notre corpus. Le commerce est également très présent, ce qui renvoie à l’importance de ce domaine dans les choix de formation. Cependant, la proportion du secteur administratif est faible, et ce malgré la prépondérance de la formation d’employé·e de commerce en Suisse. Par ailleurs, ce n’est pas la représentativité des différents secteurs qui a prévalu lors de la construction du corpus, mais avant tout une forte variété des situations, y compris au niveau des secteurs d’activité.
(3) : Pour des raisons de nombre, les micro-entreprises seront agglomérées aux PME (petites et moyennes entreprises) dans les analyses.
20Les entreprises formatrices, dans lesquelles travaillent les formateurs et formatrices interviewé·e·s, ont une procédure de recrutement qui repose sur les trois étapes mentionnées dans la littérature : examen du dossier de candidature, entretien d’embauche, stage. Ces étapes impliquent un nombre de personnes variable selon la taille de l’entreprise et la façon dont est organisée la formation. L’examen du dossier de candidature est réalisé par les patron·ne·s dans les PME, alors que ce sont les services RH ou les responsables de formation qui s’en occupent dans les grandes entreprises. Dans certains cas, la formatrice ou le formateur y est associé·e. Durant les deux étapes suivantes, l’entretien avec les candidat·e·s et le stage, les personnes formatrices interviennent davantage tant dans les PME que dans les grandes entreprises (participation à l’entretien, encadrement des candidat·e·s durant le stage, participation à l’évaluation des entretiens et des stages).
- 4 Les parties concernant le savoir-être, le savoir relationnel et la motivation reprennent différents (...)
21Les critères auxquels les entreprises formatrices recourent durant la procédure de recrutement sont nombreux et varient au fil des différentes phases. Certains peuvent être qualifiés d’objectifs, car clairement mesurables. Ces derniers, à l’instar des résultats scolaires et de l’âge, sont principalement convoqués durant l’examen du dossier de candidature. D’autres, plus subjectifs, dépendent fortement de l’appréciation personnelle des personnes impliquées dans le recrutement. Il s’agit surtout des compétences transversales et du feeling, mobilisés durant l’entretien et le stage. Selon une catégorisation précédemment éprouvée (Duc, Perrenoud & Lamamra, op. cit.), les compétences transversales regroupent le savoir-être, le savoir relationnel – une déclinaison du savoir-être dans le rapport à autrui – et les attitudes face au travail, parmi lesquelles a été classée la motivation (Duc, Perrenoud & Lamamra, op. cit.)4. Un dernier critère, le capital d’autochtonie, apparaît dans le corpus analysé durant les différentes étapes de la procédure de recrutement.
22Les différents critères de recrutement sont présentés ci-dessous en fonction de leur importance dans le corpus. Sont notamment soulignés la prépondérance de la motivation, des résultats scolaires et du savoir-être, la pondération des critères objectifs par des critères subjectifs et le recours original au capital d’autochtonie.
- 5 Pour chacun des critères de sélection, est indiquée son importance au sein du corpus en distinguant (...)
23Un des deux critères les plus souvent évoqués est la motivation. Elle est mobilisée dans la sélection des apprenti·e·s dans plus de 75 % des entretiens de notre corpus (N = 52/69), dans près de 91 % des PME (N = 20/22) et environ 68 % des grandes entreprises (N = 32/47)5.
24La motivation est considérée comme un indice de l’attitude face au travail, qui renvoie à la question de l’implication, ici des futur·e·s apprenti·e·s, développée dans la littérature. Elle peut compenser de faibles résultats scolaires, une apparence ou un âge considérés comme insatisfaisants (voir ci-dessous). À l’inverse, quand elle est jugée insuffisante, elle peut déprécier de bons résultats scolaires. Il s’agit d’un critère déterminant :
- 6 Pour chaque extrait d’entretien, la référence indique : un prénom fictif, le métier et la fonction (...)
« La motivation, c’est-ce qui fait tout. » (Mariana, coiffeuse et formatrice, micro-entreprise de la coiffure)6
25Paradoxalement, la motivation est une notion peu définie par les personnes formatrices. Elle est néanmoins évaluée au moyen d’indicateurs comme le rapport des candidat·e·s avec le métier choisi (envie profonde ou choix par défaut), l’envie d’apprendre, la participation active, l’intérêt, la curiosité. Ces indices sont traqués durant le stage.
26Par ailleurs, la motivation doit faire fi des tâches considérées comme peu intéressantes du métier, très présentes en apprentissage et expérimentées par les candidat·e·s durant le stage. Elle doit également permettre de dépasser la pénibilité du métier :
« Plus, ça [le stage] avançait, pire c’était. Ça s’assoit au cours de la journée, ça se… dans la coiffure, tu peux pas être assise. […] T’es debout toute la journée. Tu te dis pas "t’es fatiguée" quoi. […] Et voilà, après, ça dépend de la motivation » (Mariana, coiffeuse et formatrice, micro-entreprise de la coiffure)
27Dans ce cas, la personne formatrice exige une motivation sans faille, qui ignore non seulement les aspects pénibles et sources de souffrances, ici physiques, du métier (Chatigny et al., 2012), mais aussi les difficultés particulières liées à la familiarisation à un métier à la sortie de l’école obligatoire. La motivation s’impose comme un critère constant et déterminant.
28Les résultats scolaires, principalement en mathématiques et en français, sont aussi fréquemment mobilisés que la motivation, à savoir dans plus de 75 % des entretiens (N = 52/69). Ils sont convoqués dans plus de 77 % des PME (N = 17/22) et près de 75 % des grandes entreprises (N = 35/47). Ainsi, ils apparaissent comme prégnants dans le processus de sélection à la fois dans les grandes entreprises et dans les PME. Au sein de ces dernières, la motivation est toutefois plus fréquemment évoquée que les résultats scolaires, à l’inverse de ce qui ressort des entretiens menés dans les grandes entreprises.
- 7 Il s’agit d’un certificat décerné en fin d’école obligatoire qui comporte, en Suisse, huit ans d’éc (...)
- 8 La formation secondaire I représente les trois dernières années de l’école obligatoire. Les élèves (...)
- 9 En effet, ayant rencontré très peu de personnes formant des apprenti·e·s en filière AFP, nous ne po (...)
29Les résultats scolaires apparaissent dans le livret scolaire, le certificat de fin d’études secondaires7 ou encore le test d’aptitudes. Ils sont considérés comme un indice de l’aptitude des candidat·e·s à suivre les cours en école professionnelle (branches techniques, consignes, etc.), mais aussi à comprendre et participer aux activités de l’entreprise. Les jeunes primo-arrivant·e·s, qui ne maîtrisent pas suffisamment le français, sont de ce fait souvent pénalisé·e·s à cette étape. Les résultats scolaires servent également d’indicateur du parcours scolaire antérieur et de la filière suivie durant la formation secondaire I (filière à exigences étendues, moyennes ou élémentaires)8. En cas de candidatures nombreuses, ces critères peuvent être éliminatoires, ce premier tri ne nécessitant pas la participation des responsables de formation. L’importance conférée à ce critère varie néanmoins selon le métier et, par hypothèse, selon le diplôme visé (AFP ou CFC en 4 ans ou en 3 ans)9. En effet, dans les métiers moins exigeants scolairement (Stalder, 2011), c’est avant tout l’obtention du certificat de fin d’études ou la moyenne annuelle des notes qui sont demandés. Dans les métiers plus exigeants, les entreprises formatrices peuvent choisir les candidat·e·s ayant les meilleures notes. L’importance du critère des résultats scolaires varie aussi selon la philosophie de l’entreprise formatrice. Ainsi, certaines entreprises souhaitent donner une chance à des jeunes plus faibles scolairement, alors que d’autres privilégient les « bon·ne·s élèves ». Le poids de ce critère varie aussi de cas en cas au sein d’une même entreprise, lorsqu’il est contrebalancé par des aspects tels que la motivation :
« S’il a pas de bonnes notes à l’école, on sait qu’on va devant certaines difficultés. Après, en fonction de la motivation, on se dit "bon, est-ce qu’on lui donne une chance ou pas ?", ça on le discute entre nous. » (Pietro, mécanicien automobile et formateur, grande entreprise de l’industrie automobile)
Si comme ici, la motivation compense de faibles résultats scolaires, dans d’autres cas, le livret de notes devient un indice de la motivation des jeunes (Imdorf, op. cit.).
30Malgré leur importance, les résultats scolaires apparaissent comme extrêmement volatils dans l’examen du dossier de candidature. Ils varient selon la situation, y compris au sein d’une même entreprise, et sont fréquemment pondérés par des critères plus subjectifs, tels que la motivation.
31Après la motivation, le savoir-être est le deuxième type de compétences transversales le plus fréquemment évoqué, à savoir dans 56,5 % des entretiens (N = 39/69), et dans 50 % des PME (N = 11/22) et près de 60 % des grandes entreprises (N = 28/47). Il renvoie principalement au comportement des candidat·e·s, en particulier le respect envers leurs interlocuteurs ou interlocutrices et la politesse. Ce critère est alors recherché dans l’attitude corporelle et verbale des candidat·e·s :
« Alors, après c’est dans les points qu’on juge aussi, c’est l’éducation, la politesse, la façon dont il se tient à table, etc. Après, ça donne des indices quoi, si on peut y aller. S’il a au niveau langage c’est, j’dirais, un langage de banlieue ou un langage normal, etc. Donc, des indices comme ça, qui nous font réfléchir aussi à … avachi… avec les mains dans les poches. » (Didier, employé de commerce et responsable de formation, grande entreprise de transport)
32Ce sont à la fois la posture et les registres de langage qui sont observés durant l’entretien ou le stage : la façon de serrer la main, l’expression du visage, le regard, l’élocution ou encore le vocabulaire.
33Le savoir-être est aussi associé à la présentation de soi et à l’apparence, autant de signes d’une adhésion ou non aux normes en vigueur. Sont alors évalués la coiffure, le style vestimentaire ou encore la présence de piercings ou de tatouages. Ces critères sont davantage convoqués dans des secteurs ayant affaire à une clientèle :
« Moi ces apprentis qui ont des piercings et des boucles d’oreilles, bah, ils passent même pas la rampe. […] Nous on fait... on travaille beaucoup chez... sur du privé. Vous imaginez un type avec quarante-deux piercings et un anneau dans le nez chez une petite vieille de huitante ans [quatre-vingt ans] ? Mais elle fait une crise cardiaque. Il peut être tout gentil et c’est ça, ils ont plus la même approche que nous maintenant, c’est... je dirais que c’est presque devenu un hobby de travailler. […] Alors ça veut pas dire qu’il est mauvais hein. De loin pas [pas du tout] hein. Mais moi, dans le cadre de ma clientèle, je peux pas avoir ce genre de personne. » (Edmond, plâtrier-peintre et responsable de formation, micro-entreprise du bâtiment)
34Ce formateur associe explicitement la présentation de soi aux interactions avec la clientèle et au respect des attentes de cette dernière. Il établit aussi un lien entre l’apparence, le savoir-être et une attitude plus générale, ici face au travail.
35Le comportement et l’apparence peuvent, comme les critères précédents, être pondérés. Par exemple, un habillement jugé inadéquat peut être rattrapé par un entretien qui s’est bien déroulé. À l’inverse, un savoir-être jugé bon peut contrebalancer de faibles résultats scolaires. Quoi qu’il en soit, un savoir-être « de base » semble attendu à l’entrée en apprentissage ; certains comportements, qui sont avant tout liés au respect et à la politesse, étant considérés comme trop éloignés de la norme dominante.
- 10 Selon le Baromètre des transitions (2019), parmi les jeunes entrant en apprentissage, 49 % ont plus (...)
36Un autre critère important est l’âge des candidat·e·s, mobilisé dans 46 % des entretiens (N = 32/69), dans près de 64 % des PME (N = 14/22) et plus de 38 % des grandes entreprises (N = 18/47). Dans le corpus analysé, il ressort une prédilection pour les jeunes qui sortent de l’école obligatoire, soit des jeunes âgé·e·s de 15 à 16 ans10. L’enjeu est de donner aux jeunes une chance d’entrer en apprentissage directement et dans certains cas de former un groupe homogène d’apprenti·e·s au sein de l’entreprise. Parfois, ce critère renvoie à une supposée plus grande docilité des jeunes à peine sorti·e·s de l’école obligatoire. Certaines personnes formatrices, plus fréquemment dans les secteurs santé-social, disent privilégier les plus âgé·e·s, jugeant les jeunes de 15-16 ans insuffisamment matures. Cependant, le critère de l’âge, davantage évoqué dans les PME que dans les grandes entreprises, apparaît de façon variable d’une situation à l’autre (entre les entreprises ou au sein d’une même entreprise). En effet, il peut être contrebalancé, à l’instar des résultats scolaires, par la motivation :
« Là j’ai une exception, j’en ai un qui a commencé qui a dix-neuf ans […] Voilà, c’est un peu sa motivation qui me l’a fait choisir. » (Christian, mécanicien automobile et responsable de formation, micro-entreprise de mécanique automobile)
37Tout comme les résultats scolaires, l’âge apparaît comme extrêmement volatil dans l’examen du dossier de candidature. Il varie selon la situation, y compris au sein d’une même entreprise, et est fréquemment pondéré par des critères plus subjectifs, tels que la motivation.
38Un autre élément apparaît de façon appuyée : le feeling. Il est mobilisé dans près de 35 % des entretiens (N = 24/69), et dans 50 % des PME (N = 11/22) et près de 28 % des grandes entreprises (N = 13/47). Il est présenté et assumé par les personnes interviewées comme la part de subjectivité sur laquelle elles s’appuient pour évaluer les candidat·e·s (Ruiz & Goastellec, op. cit.). En effet, elles s’y réfèrent pour juger des affinités, de la compatibilité des caractères en vue de l’intégration dans l’équipe, mais aussi du degré de motivation des candidat·e·s :
« Pis moi, je regarde comment il a travaillé, je regarde beaucoup... enfin j’essaie, j’essaie de... comprendre le... contact qu’il a avec les adultes déjà, parce que des fois, y a des enfants à 15-16 ans, c’est compliqué… Et pis, je regarde les notes à l'école. Mais j’dirais que le plus important, c’est le feeling… » (Clément, cuisinier et formateur, grande entreprise de l’industrie alimentaire)
39Cet extrait fait état du rôle déterminant que joue le feeling dans la sélection d’un·e apprenti·e, soulignant la part de subjectivité que comporte ce processus, notamment lorsqu’il s’agit de pondérer des critères objectifs. Est ici projetée la place que les candidat·e·s occuperont dans l’entreprise, le collectif de travail ou encore la relation avec la personne formatrice. Le feeling met en évidence le caractère subjectif des critères relatifs aux compétences transversales, du savoir-être à la motivation, difficilement mesurables. Il s’agit ici de souligner le risque important de discrimination et de reproduction des inégalités lié à cette subjectivité, en particulier dans les PME, où les processus de sélection sont parfois moins formalisés (Imdorf, op. cit.).
40Le savoir relationnel est évoqué dans près de 30 % des entretiens (N = 20/69), dans près de 32 % des PME (N = 7/22) et dans presque 28 % des grandes entreprises (N = 13/47). Il est associé à l’aisance à entrer en contact avec autrui, que ce soit la clientèle, la patientèle, ou les collègues. Ces qualités relationnelles sont particulièrement mises en avant dans le secteur de la vente.
41Une autre déclinaison est la capacité d’intégration dans un collectif, l’adaptation à l’environnement de travail :
« Ben l’intégration au sein de l’équipe, au niveau du travail sur place, effectivement, ses capacités sociales d’intégration, comme je dis… le côté… voilà, personnalité, capacité à recevoir des critiques, le côté vraiment social de la personne, compétences personnelles et sociales, elles sont très importantes aussi, parce que c’est des bons éléments, mais euh…on s’dit : "mais, dans le cadre de cette équipe, ça peut pas le faire" » (Carole, employée de commerce et responsable de formation, grande entreprise de commerce de détail)
- 11 On parle également de pionniers pour des jeunes hommes se formant dans des métiers largement fémini (...)
42Ainsi, dans certains cas, cette « compétence sociale » peut primer et fonctionner comme un prérequis indispensable à toute collaboration future, au sein de l’équipe de travail, mais aussi avec la personne formatrice. Largement discriminées et exclues des domaines dans lesquels elles souhaitent entrer (Lamamra, 2016), les pionnières11, les jeunes filles choisissant des métiers majoritairement masculins, sont en outre pénalisées sur la base de cet argument. Il leur est alors imputé de soi-disant difficultés d’intégration (Imdorf, 2018) :
- 12 La ville d’environ 30 000 habitant·e·s mentionnée par la personne interviewée a été remplacée par u (...)
« Je dis pas non hein, mais faut…, j’ai un peu de la peine. Alors c’est pas sexiste, hein. C’est que euh, il faut qu’il y ait quelqu’un qui soit vraiment motivé. Parce qu’on est là, euh, dans notre milieu, c’est pas tendre. J’peux vous dire, c’est pas facile. Faut qu’il y ait quelqu’un qui soit bien… Je connais à Morges12 une qui fait […]. Y a même encore maintenant qu’elle est employée, elle pleure des fois quoi. Donc euh, c’est très très difficile. » (Robert, tôlier et responsable de formation, grande entreprise de l’industrie automobile)
43Les jeunes filles connaissent une exclusion, dans l’accès à certains métiers majoritairement masculins, qui pourrait être qualifiée de « bienveillante ». Les personnes chargées du recrutement, à l’instar de ce formateur, considérant comme trop difficile leur intégration dans un milieu masculin, préfèrent écarter ces candidates. Une fois encore, le seul élément permettant de pondérer ce critère est la motivation.
- 13 La sexuation des métiers renvoie au pourcentage des personnes de chaque sexe présentes dans ces spé (...)
44Un dernier élément, moins étudié sous l’angle des critères de recrutement, mérite une attention particulière : le capital d’autochtonie (Moreau, 2015 ; Retière, op. cit. ; Renahy, op. cit.). Ces ressources liées au fait d’être « du coin », d’appartenir à des réseaux de proximité (relations professionnelles, parenté, voisinage, associations, activités de loisirs), semblent être opérantes dans un certain nombre de cas de recrutement. Ainsi, à l’instar d’autres capitaux identifiés (capital social, culturel, économique, etc.), l’autochtonie permet un accès au marché des places d’apprentissage. Il va au-delà de la simple mobilisation du réseau (« piston »), puisqu’il permet de supposer, de la part de l’employeur·e, des dispositions et valeurs communes, favorisant l’intégration dans l’entreprise et dans le collectif de travail. Il est mobilisé dans la sélection des apprenti·e·s dans près de 30 % des entretiens de notre corpus (N = 20/69), dans environ 45 % des PME (N = 10/22) et dans un peu plus de 20 % des grandes entreprises (N = 10/47), dans environ 22 % des entreprises implantées en zone urbaine (N = 12/55), dans plus de 57 % des entreprises implantées en zone rurale (N = 8/14). Ainsi, le capital d’autochtonie est utilisé principalement dans les PME et en milieu rural, mais, et il s’agit de le souligner ici, les grandes entreprises en milieu urbain recourent également à ce critère de sélection, même si c’est dans une moindre mesure. Du point de vue des secteurs d’activité, le capital d’autochtonie est plus fréquemment mis en avant dans des secteurs fortement masculinisés (industrie, arts et métiers, bâtiment, construction, boucherie, carrosserie, transport routier) (N = 11) ou dans des secteurs mixtes (vente, administration, hôtellerie) (N = 7), que dans des secteurs largement féminisés (santé, social) (N = 2)13. Cette prépondérance des secteurs à dominance masculine confirme que le capital d’autochtonie est davantage mobilisé par les hommes (Moreau, 2015).
45Le capital d’autochtonie se manifeste en premier lieu au travers de liens sociaux forts, de diverses natures : liens de parenté, réseaux de proximité (voisinage, connaissances, clientèle), réseaux professionnels (collègues, entreprises du secteur). Ces liens semblent offrir une garantie aux futur·e·s employeur·e·s, qui espèrent ainsi minimiser les risques (Imdorf, 2018) : « […] On se renseigne aussi auprès de nos collègues : "Ah moi, j’ai eu la petite fille Beuchat qui vient de Glovelier, tu connais ?", - "Ah ouais, je connais les parents !" […] Et pis, de fil en aiguille "Ouais ouais ouais, c’est une bonne petite" […] Souvent, on arrive à avoir quelques renseignements par derrière. » (Émilie, formatrice, grande entreprise du secteur bancaire)
46Dans cet extrait, engager une personne identifiée, déjà « connue », même indirectement, semble rassurant. Ainsi, connaître les parents permet d’avoir des « garanties » pour la suite. Engager une personne via un réseau d’interconnaissance permet également, comme on le voit ici, de se garantir au besoin des sources d’informations et donc d’exercer un contrôle social (Hoggart, 1970). Ces dimensions symboliques que sont l’accès à l’information et le contrôle qu’il permet font du capital d’autochtonie un critère qui peut, à l’instar des critères subjectifs évoqués précédemment (motivation, savoir-être, feeling, savoir relationnel), l’emporter sur des critères objectifs, voire se substituer à eux, comme on le voit dans l’extrait suivant :
- 14 Il s’agit d’un portail officiel d’information rattaché au Centre suisse de services de formation pr (...)
« […] Lorsqu’on a des places [d’apprentissage], on a un site où on va s’inscrire14, et ensuite les jeunes doivent passer un… examen [tests standardisés organisés par l’association professionnelle]. […] Avec ça, on fait soi-disant notre choix, mais c’est souvent d’autres critères qui rentrent en ligne de compte. Si c’est le fils d’un client, si c’est le fils de quelqu’un du village, des fois, on est un peu obligés de… On n’est pas dans les villes. Dans les grandes villes, on fait un peu ce qu’on veut, mais ici, on est quand même tenu à des choses différentes. » (Christian, mécanicien automobile et responsable de formation, micro-entreprise de mécanique automobile)
47« Fils d’un client », « fils de quelqu’un du village », le capital d’autochtonie renvoie aux liens de parenté, mais aussi à la proximité géographique à travers les liens de voisinage. Ceux-ci peuvent prévaloir dans le processus de sélection. Ici, la personne formatrice associe le recours à ces critères, et son caractère contraignant, à l’implantation rurale et à la taille de l’entreprise. En effet, bien que dans le corpus analysé, le capital d’autochtonie soit présent également en zone urbaine et dans des entreprises de différentes tailles, il est principalement évoqué dans des PME et en zone rurale. La proximité évoquée (clientèle, voisinage) rappelle que le capital d’autochtonie est étroitement lié aux liens sociaux (Granovetter, 1973).
48Étudiés du côté des apprenti·e·s (Lamamra, Jordan & Duc, 2013), les liens forts, en particulier le réseau familial, apparaissent centraux dans la recherche d’une place d’apprentissage. Nombre de jeunes trouvent ainsi, au sortir de l’école obligatoire, un premier accès au marché du travail grâce aux réseaux personnels et professionnels de leurs parents. L’analyse des réseaux avait conduit à faire l’hypothèse suivante : le réseau proximal est particulièrement déterminant car il s’agit d’adolescent·e·s, n’ayant encore que très peu de liens. En retrouvant ce phénomène du côté des personnes en charge du recrutement, il apparaît que cela dépasse la seule spécificité adolescente. C’est bien de capital dont il s’agit, attendu par les un·e·s et mobilisé par les autres.
49Comme évoqué ci-dessus, les liens forts renvoient à une proximité géographique. En effet, c’est bien le fait « d’être du coin » qui joue un rôle prépondérant dans le processus de sélection lorsque le capital d’autochtonie sert de critère. La proximité agit alors comme un élément facilitateur : « La proximité, on voit qu’elle aide bien » (Jérôme, agriculteur et responsable de formation, grande entreprise de l’industrie alimentaire)
50Lorsque le formateur précise que la proximité « aide bien », cela recoupe diverses dimensions. En premier lieu, le court trajet entre l’entreprise et le lieu de vie est susceptible de garantir un processus de transition école-travail plus aménagé : il permet d’éviter la fatigue due à un temps de trajet important (aspect souvent évoqué par les apprenti·e·s lorsqu’elles et ils évoquent leurs difficultés), tout en garantissant à l’entreprise une adaptation aux horaires de travail et un respect de la ponctualité. Enfin, on peut supposer que la proximité est source d’une plus grande disponibilité en cas de besoin (heures supplémentaires), et par conséquent d’un engagement plus soutenu dans l’apprentissage, le travail et l’entreprise.
51L’importance de la proximité géographique peut se révéler dans certains cas un critère majeur. Dès lors, l’ancrage local devient déterminant :
- 15 Les localités mentionnées par la personne interviewée ont été transposées afin de préserver l’anony (...)
« Là, je suis assez local. D’ailleurs, j’habite à La Croix-sur-Lutry15, hein, j’en ai un qui vient de La Croix-sur-Lutry, un qui vient de Lutry, un autre qui est à la route de la Corniche et un autre qui est à Savuit. » (André, responsable de formation, petite entreprise d’électricité)
52Pour ce patron, le critère d’importance lors du choix de ses apprenti·e·s est un enracinement fort dans un territoire donné. Il est à relever que ce territoire est très restreint, puisqu’il est compris dans une bande relativement étroite (moins de 15 km2) allant de son domicile à son entreprise.
53Derrière les liens sociaux forts et la proximité géographique, ce sont des ressources symboliques qui sont recherchées, des valeurs communes, voire des dispositions partagées qui sont attendues :
- 16 En Suisse, il s’agit d’un lieu de rencontre et d’animation pour tout public, enfants, jeunes et adu (...)
« Et puis, l’autre cas, c’est un Kosovar, qui habite le quartier, et puis qu’était très présent à la maison de quartier16 […] Puis ce gamin aussi il est venu chez nous depuis l’âge de 13 ans, trois semaines par année en stage, on l’a vu grandir. Et puis, quand tout à coup il fallait décider quel apprenti on prendrait, j’ai dit "Bah je prends Mergim" (André, monteur électricien et responsable de formation, petite entreprise du bâtiment).
Dans la première partie de l’extrait, l’autochtonie du candidat renvoie à son appartenance au quartier, lieu de résidence, mais aussi espace d’engagement associatif. En outre, l’effet de voisinage a rendu possible divers stages qu’il a réalisés dans l’entreprise dès son jeune âge. On pourrait presque parler ici d’une double autochtonie : le quartier et l’entreprise. L’engagement associatif et les stages répétés offrent ainsi des ressources symboliques importantes : d’un côté, l’engagement dans des espaces de sociabilités juvéniles reconnus est « garant » de valeurs partagées ; de l’autre, les stages permettent une connaissance de l’entreprise « de l’intérieur ». Ces ressources symboliques jouent en faveur du jeune homme, là où son origine étrangère aurait pu le pénaliser (Imdorf, 2018), les personnes d’origine kosovare étant fortement discriminées sur le marché de l’emploi Suisse par rapport aux ressortissant·e·s suisses ou issu·e·s des pays de l’UE (Fibbi, op. cit.).
54La deuxième partie de l’extrait met encore davantage l’accent sur l’engagement associatif (mouvement de jeunesse, paroisse), qui devient un critère déterminant dans le choix de l’apprenti. Ici, ces dispositions partagées (adhésion à un système de valeurs lié à une religion ou à un mouvement de jeunesse) permettent au patron de privilégier ce jeune homme par rapport à de potentielle·s meilleur·e·s candidat·e·s (« c’était pas le meilleur »). Ainsi, le capital d’autochtonie permet de « compenser » des traits sociaux (origine populaire et immigrée) et/ou scolaire a priori défavorables.
55Bien que n’appartenant pas aux mêmes milieux (classe sociale, nationalité, tranche d’âge), des affinités transclasses (Coquard, 2019) émergent entre ce patron de PME et ce jeune d’origine immigrée et populaire. Des affinités se retrouvent également entre ce patron d’une entreprise d’électricité (formation exigeante et requérant de bonnes compétences scolaires) et un jeune au bagage scolaire moyen. Ils partagent des dispositions, mais également des valeurs (engagement associatif, adhésion à un système de valeurs lié à une religion ou à un mouvement de jeunesse, etc.), André étant lui-même fortement engagé dans la politique locale. La « notoriété » (les activités sont connues du patron) acquise par la pratique associative dans un espace géographique donné est une ressource symbolique, qui ne tient ni du capital économique ni du capital culturel, mais bel et bien de ce capital lié au fait d’« être du coin », et qui permet de se positionner sur le marché, ici celui des places d’apprentissage (Renahy, op. cit.).
56La proximité, les relations de voisinage, l’appartenance à un territoire donné fonctionnent ainsi comme des ressources symboliques et réelles. Elles sont aussi vectrices de contrôle social (Hoggart, op. cit.). Le capital d’autochtonie peut alors être lu tant comme un critère de recrutement plus rare pouvant prendre le pas sur des critères usuels défavorables, que comme un outil offrant à l’entreprise formatrice toutes les garanties attendues (dispositions communes favorisant l’intégration au sein de l’équipe, contrôle social permettant de s’assurer du comportement de l’apprenti·e et du soutien parental).
57Dans un contexte dominé par les discours sur la professionnalisation du recrutement, y compris celui des apprenti·e·s, et sur les pratiques d’externalisation et d’objectivation des critères de sélection (Leemann, Da Rin & Imdorf, op. cit.), l’analyse a souligné la variété et la variabilité des critères, la prépondérance des critères subjectifs (compétences transversales et feeling) et la volatilité des critères objectifs.
58Dans un premier temps, il s’agit de relever la variété et la variabilité des critères utilisés, d’une entreprise à l’autre, mais aussi au sein d’une même entreprise, selon les personnes chargées du recrutement, du secteur ou de la formation concernée.
59Un certain nombre de critères peuvent être qualifiés d’objectifs, car clairement mesurables : les résultats scolaires ou les scores aux tests standardisés, la filière suivie au secondaire I ou encore l’âge. Parallèlement, d’autres critères, davantage subjectifs, apparaissent de manière marquée dans le discours des personnes formatrices : le ressenti, le feeling, mais aussi la motivation ou le savoir-être. Prenant le contrepied du discours sur l’objectivité du processus de sélection, ces critères s’inscrivent pourtant dans un autre discours dominant, tant dans le monde du travail que de la formation, celui portant sur la centralité des compétences transversales, prépondérant ici.
60Il est à noter que la variabilité concerne avant tout les critères objectifs, les éléments subjectifs apparaissant quant à eux de manière récurrente dans les discours et constante dans les pratiques. Cela peut sembler paradoxal dans un contexte prônant l’objectivation des processus de recrutement. Il est également à souligner qu’il n’y a pas de différence notoire quant aux critères évoqués (motivation, résultats, savoir-être), entre les PME et les grandes entreprises. Seul l’ordre de priorité diffère : les grandes entreprises privilégient les résultats, puis la motivation, et enfin le savoir-être, alors que les PME font primer la motivation, puis les résultats et ensuite le savoir-être.
61Par ailleurs, deux critères apparaissent davantage dans les PME : le capital d’autochtonie et l’âge. Des hypothèses sont difficiles à formuler, mais on peut supposer que certaines grandes entreprises cherchent à se positionner au travers de leur engagement dans la formation et la réussite des apprenti·e·s (d’où un accent mis sur les résultats). En ce qui concerne les PME, leur inscription dans le tissu économique et social local, ainsi que leur tradition de formation peuvent expliquer pourquoi l’âge et le capital d’autochtonie deviennent des critères importants. La présence récurrente de la motivation peut s’expliquer, quant à elle, par la volonté d’identifier les signaux attestant la future implication des apprenti·e·s et de limiter les risques (et ce, tout particulièrement dans les PME, voir Imdorf, 2018). Il aurait été intéressant d’analyser l’influence de certaines caractéristiques des personnes formatrices (âge, parcours, mobilité) sur le poids accordé à l’un ou l’autre des critères, ce qui pourrait renforcer la variabilité des critères de sélection.
62Dans un deuxième temps, les résultats permettent de discuter des risques de discrimination et de reproduction des inégalités rattachés à ces différents critères. Ainsi, la place accordée à la filière suivie au secondaire I ne fait que renforcer une sélection scolaire où l’origine sociale et le statut migratoire sont des facteurs d’influence déterminants (Meyer, op. cit.). Le recours aux résultats scolaires prolonge le rapport contrarié à l’école là où la formation professionnelle devrait offrir aux jeunes moins scolaires une opportunité de rattrapage. En ce qui concerne l’âge, le privilège donné aux jeunes sortant de l’école obligatoire tend à exclure les pionnières et pionniers qui opèrent souvent un choix non-traditionnel dans un second temps (Lamamra, op. cit.). Quant aux compétences transversales, souvent attendues comme un prérequis, elles renvoient à la socialisation primaire et à des dispositions sociales et culturelles calquées sur celles des classes intermédiaires (Kergoat, 2014). Elles excluent de fait celles et ceux qui n’en disposeraient pas et ne correspondraient dès lors pas aux normes du marché du travail. Ainsi, si le sexe, la nationalité ou encore l’origine sociale ne sont pas mentionnés explicitement, ils apparaissent néanmoins comme des critères de sélection indirects, au travers des éléments susmentionnés.
63Dans un troisième temps et en contre-point, l’analyse a identifié des pratiques qui participent, à première vue, d’une autre logique. En effet, en s’appuyant sur les liens de proximité (interconnaissance, territoire, activités), certaines entreprises ouvrent l’accès au marché des places d’apprentissage à des jeunes que leur nationalité, leur milieu social d’origine ou encore leur passé scolaire auraient pu discriminer. Ce capital fonctionne dans notre corpus, y compris avec des jeunes d’origine immigrée, et ce bien que leurs parents ne soient pas nécessairement insérés dans l’emploi ou le réseau local, alors même qu’on aurait pu penser qu’il constitue un atout pour des jeunes d’origine autochtone au sein de familles jouissant d’une réputation dans l’environnement local. Le recours au capital d’autochtonie confirme le primat du réseau de proximité dans l’accès à une place d’apprentissage (Lamamra, Jordan & Duc, op. cit.) et met en avant, là encore, l’importance des critères subjectifs, ici le partage de dispositions communes.
64Pourtant, la recherche de signaux garantissant la réussite future de la collaboration au travers de ces dispositions partagées relève d’une logique similaire à celle analysée pour les autres critères, soit, pour l’entreprise formatrice, de ne pas se tromper et de minimiser les risques.
- 17 La question de la limitation des risques est au centre des logiques de recrutement, que ce soit pou (...)
65En y regardant de plus près, le capital d’autochtonie viserait à garantir l’intégration de l’apprenti·e dans son futur collectif de travail (et à réduire les risques17 de résiliation anticipée du contrat d’apprentissage), mais il offrirait également une forme de contrôle social. En effet, le réseau de proximité, la parentèle, le voisinage, voire le tissu associatif sont directement impliqués dans le suivi du parcours de l’apprenti·e. Ils peuvent être mobilisés en cas de difficultés (réseau de soutien), mais également dans des situations de rappel à l’ordre (réseau de surveillance) (Hoggart, op. cit.).
66L’analyse de ces différents critères laisse apparaître qu’ils témoignent d’une même logique, celle de la minimisation des risques pour l’entreprise formatrice. De ce point de vue, ils sont tous porteurs d’un potentiel d’exclusion et de reproduction des inégalités. Combinés, ils permettent cependant de se compenser, offrant ici la chance à un·e jeune non scolaire, qui ferait montre d’une grande motivation et de qualités relationnelles, et là à un·e jeune issu·e de la migration et fortement impliqué·e dans la vie locale.