4Parce que l’univers des collectivités locales est très divers (Hardy, 1994), la réalité de l’exercice d’un mandat varie très fortement suivant la collectivité investie, les responsabilités endossées, etc. Il en va de même pour la formation. Plus les élus exercent dans une collectivité importante, plus leur chance de se former régulièrement est grande. Toutefois, le positionnement institutionnel n’est pas l’unique variable en jeu. Les expériences de formations continues, qu’elles soient militantes, syndicales, professionnelles, etc, orientent également les parcours de formation des élus indépendamment de l’exercice réel du mandat qu’ils exercent.

5Au-delà du tropisme du « libre choix » des élus à se former, et du supposé désintérêt qu’ils trouveraient à le faire, il semble préférable de décentrer le regard des seules motivations individuelles pour saisir la logique des pratiques de formation des élus comme l’expression des conditions d’exercice des mandats et des expériences de formation continue.

Encadré 1. Méthodologie
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’un travail de recherche consacré à la formation des élus locaux en France, entre 1880 et 2020 (Camus, 2021). Les données utilisées reposent sur la constitution d’un échantillonnage par grappe d’une trentaine de collectivités de la région des Pays de la Loire (une région, deux départements, cinq intercommunalités et vingt-cinq communes). Les comptes administratifs de ces collectivités ont été systématiquement récupérés sur la période 2008-2018, représentant un corpus de près de 300 documents. L’intérêt de ces comptes administratifs est qu’ils renseignent sur les dépenses, l’identité et les thématiques de formation suivies annuellement par les élus au sein de la collectivité. Leur dépouillement systématique a permis de reconstituer des parcours individuels de formation.
Quatre parcours idéaux-typiques ont été repérés : intenses, réguliers, occasionnels, inexistants. Sur cette base, vingt-quatre entretiens semi-directifs de deux heures ont été réalisés avec cinq élus régionaux, trois élus départementaux, huit maires et huit conseillers municipaux, afin de saisir les motivations du recours ou non à la formation en cours de mandat. Ces derniers ont été sollicités en fonction du type de parcours de formation réalisé les années précédentes, du type de mandat occupé, ainsi que de leur genre. L’échantillon est composé paritairement de douze hommes et douze femmes, la moyenne d’âge est de 56 ans. Au moment de l’enquête, la moitié des interviewés étaient en situation de cumul de mandat. Pour assurer l’anonymat des élus, les noms ont été modifiés et les collectivités ne sont pas nommées.
De surcroit, les données issues du rapport gouvernemental de l’Inspection Générale des Affaires Sociales et de l’Administration (IGAS-IGA) sur la formation des élus locaux, auquel l’auteur a participé, sont mobilisées. Elles fournissent des éléments chiffrés sur le fonctionnement des droits de formation et la pratique des élus locaux.

1 Les déterminants institutionnels du recours au droit

8Cette pratique variable des élus à l'égard de la formation ne peut pas seulement se comprendre par les effets de motivations individuelles. Elle doit plutôt être rapprochée de l’inégale distribution de trois ressources particulièrement discriminantes entre les élus de ces différentes collectivités : le budget disponible, les incitations partisanes et le temps à consacrer à la formation.

1.1 Un financement inégal de la formation des élus suivant la collectivité

« Attends… déjà que j’ai pas des possibilités infinies pour ma commune… alors si derrière moi je vais prendre de l’argent pour ma pomme [pour la formation]… il faut que je puisse le justifier derrière quoi… » (Jean-Claude, 55 ans, technicien de maintenance industrielle, maire d’une commune de 250 habitants et conseiller communautaire, sans affiliation partisane. Pratique de formation inexistante.)

11La position de ce maire est symptomatique d’une régulation « par la modestie » (Lehingue et Vignon, 2021), plus généralement adoptée par les élus de petites communes, qui se matérialise soit par la renonciation à se former pour des questions de capacités budgétaires, soit par l’adoption de comportements stratégiques. C’est le cas notamment des élus en situation de cumul de mandats. Quand ils ont le choix, les élus cumulants semblent se tourner vers la collectivité qui possède les moyens budgétaires les plus importants. Cela permet consécutivement de préserver la collectivité la plus fragile et de maximiser les droits disponibles :

« Tout simplement parce que j’allais chercher l’argent là où il était… Si j’avais des besoins de formation lors de mon mandat d’élu municipal, j’utilisais les droits de formation du département… […] Pourquoi ? Parce qu’elle est pauvre ma commune… j’allais chercher l’argent là où il était… […] » (Jérémy, 41 ans, DEA – Diplôme d’études approfondies –, commercial, conseiller départemental et 1er adjoint d’une commune de 10 000 habitants, membre du Parti socialiste et de la CFDT – Confédération française démocratique du travail – Pratique régulière de formation).

« À partir du moment où j›étais élue régionale, par principe, j'ai fait financer mes formations par le conseil régional, donc j›aurais pu le faire financer par la ville […] Moi j’ai toujours fait payer la formation par la plus grosse collectivité. Je suis comme ça. » (Corine, 38 ans, CAPES – Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré –, professeur des écoles, conseillère régionale et adjointe à la culture dans une commune de 15 000 habitants, membre du Parti socialiste. Usage régulier de de formation).

1.2 Les sollicitations partisanes à se former

12Outre les moyens financiers disponibles, les sollicitations des collaborateurs accroissent les inégalités de recours au droit. Au sein des conseils régionaux et départementaux des Pays de la Loire, et contrairement aux petites communes, la grande majorité des élus ont une affiliation partisane. Cette prépondérance des partis n’est pas neutre au niveau de la pratique de formation. Dans la mesure où chaque parti politique dispose de sa propre structure de formation, les élus régionaux et départementaux sont exposés à de fortes sollicitations pour se rendre disponibles et aller se former. Ces encouragements passent souvent par les entourages politiques (Demazière et Le Lidec, op. cit.) qui agissent comme des relais des organisations partisanes pour organiser et proposer des stages de formation aux élus des groupes politiques, permettant à la fois de promouvoir les positions partisanes et de faire fonctionner les structures de formation :

« Au sein du conseil régional, chaque parti politique a son groupe et ses permanents et donc on avait dans l’équipe quelqu’un qui travaillait à nous envoyer nous former. Donc là, c’est une formation [sur les finances publiques] que j’ai suivie avec d’autres collègues et qui a été montée pour nous. On était peut-être 4-5 élus du groupe euh… et sur plusieurs jours […]. C’est notre permanent qui a sollicité l’organisme en lui disant “voilà, j’ai tant d’élus qui ont besoin d’être formés sur les finances locales”. Là-dessus nous [les élus] on n’a rien à faire… » (Corine, 38 ans, CAPES, professeur des écoles, conseillère régionale et adjointe à la culture dans une commune de 15 000 habitants, membre du Parti socialiste. Pratique régulière de la formation)

1.3 Le temps disponible pour se former

14Tous les élus ne disposent pas du même temps à consacrer à leur mandat. Entre des élus « professionnalisés » dont le mandat constitue la principale activité et source de revenus et des élus « amateurs » devant cumuler activité professionnelle et mandat, le temps disponible pour la formation est inégal. C’est tout particulièrement le cas des maires de petites communes. Souvent obligés de conserver une activité professionnelle en parallèle, la gestion serrée des calendriers exclut la formation des opportunités qu’ils s’accordent ou qu’ils imaginent réellement faisables. C’est le cas de Jean-Claude qui endosse le rôle de « l’homme à tout faire » de sa commune de 250 habitants. En plus de ses obligations administratives et légales, Jean-Claude pallie les difficultés du quotidien en véhiculant les enfants de l’école sur le temps du midi pour les amener à la cantine, en nettoyant les salles municipales pour combler le manque de personnel dédié à l’entretien, etc. En cumulant un poste de technicien de maintenance industrielle à temps plein, sa charge quotidienne de travail déclasse la formation dans la hiérarchie de ses priorités, malgré le sentiment d’un besoin :

« C’est pas un manque d’envie mais un manque de temps, car il y a des lacunes… je sais bien… […]. Moi, la formation je dis oui ! Je dis oui ! Mais prendre une journée de formation, il faut que ce soit une semaine de vacances… il faut que ça tombe sur leurs dates [celles des organismes]… personnellement, je prends déjà suffisamment de temps, si je peux garder mes vacances pour ma famille, c’est quand même pas plus mal… voilà, c’est tout… tout en étant persuadé que c’est utile… » (Jean-Claude, 55 ans, CAP – Certificat d’aptitude professionnelle –, technicien de maintenance industrielle, maire d’une commune de 250 habitants et conseiller communautaire, sans affiliation partisane. Pratique de formation inexistante).

15Pour les élus dont le mandat est la principale ou l’unique activité, la contrainte du temps pour aller se former diminue. Surtout que pour les élus engagés dans une logique de « carrière » politique, la formation peut être utilisée comme un outil de perfectionnement au service du maintien et de l’évolution dans le mandat. Le temps pris pour la formation devient alors stratégique. C’est le cas notamment de Jérémy, élu cumulant, dont le recours régulier à la formation se réalise pour parfaire ses manières de faire et d’incarner la fonction :

« Je n’ai pas de difficulté à prendre la parole en public, bien évidemment… euh… mais j’étais pas toujours satisfait de ce que je faisais… de la façon de le faire… euh… et si j’avais… je pense que je n’exclue pas de la refaire aujourd’hui [la formation sur la prise de parole en public](…) Donc il y a des petites choses comme ça à parfaire… (…) vous pouvez être un grand golfeur, c’est pas pour autant que vous allez pas travailler votre swing… » (Jérémy, 41 ans, DEA, commercial, conseiller départemental et 1er adjoint d’une commune de 1 000 habitants, membre du Parti socialiste et de la CFDT. Pratique régulière de formation).

« La formation, je n’ai rien contre… […]. L’AMF [L’Association des Maires de France] elle nous informe régulièrement sur les formations faites à Orvault… ouais, mais ils sont gentils, moi ça représente davantage de temps à prendre pour y aller… car c’est pas non plus à côté quoi… […]. Faut faire l’aller-retour sur la journée avec ta voiture, bien sûr… Je trouve le temps quand de faire ça moi ? » (Jean-Claude, 55 ans, CAP, technicien de maintenance industrielle, maire d’une commune de 250 habitants et conseiller communautaire, sans affiliation partisane. Pratique de formation inexistante).

17Ainsi, plus la taille de la collectivité est modeste, plus les possibilités de formation diminuent pour les élus locaux qui se retrouvent pris dans un ensemble de contraintes financières, temporelles et géographiques. Toutefois, cette logique institutionnelle connaît des exceptions, notamment quand les élus témoignent d’une expérience préalable de formation continue, qu’elle soit professionnelle, syndicale ou militante, etc. Au-delà du positionnement institutionnel, les expériences de formations continues permettent à certains élus de se former malgré les difficultés qu’ils rencontrent ou, au contraire, de se dispenser de la formation alors qu’ils pourraient aisément y recourir.

2. La formation des élus dans le prolongement des parcours de formation continue

18Les motivations qui incitent ou freinent les élus locaux à recourir à leur droit de formation ne proviennent pas exclusivement de l’exercice de leur mandat. Très souvent, les démarches de formation des élus s’inscrivent dans la continuité de leurs parcours sociaux antérieurs et particulièrement s'agissant de leurs expériences vis-à-vis de la formation continue. Schématiquement, plus un élu aura eu l’occasion de se former avant son élection, plus la formation en cours de mandat sera aisée. Toutefois, les effets ne sont pas toujours aussi évidents. Si une forte expérience de formation continue encourage généralement les élus à se former, elle peut à l’inverse relativiser le besoin et décourager la pratique.

2.1 La formation syndicale comme encouragement à la formation en tant qu’élu

19De prime abord, le parcours de formation d’Anne-Marie n’a rien d’exceptionnel. Élue d’opposition dans une commune de droite de 9 000 habitants, elle se forme cinq fois lors de son unique mandat entre 2014 et 2020. Néanmoins, son engagement devient singulier en ce qu’elle est la seule élue de son conseil à suivre des formations. Cet engagement se comprend à l’aune de son parcours de formation syndical (Ethuin et Yon, 2014) qui l’encourage à recourir à son droit en tant qu’élue.

20Originaire d’un milieu ouvrier, Anne-Marie grandit dans une famille politiquement engagée. Son père, routier de profession, et sa mère, ouvrière, cumulent tous deux des engagements associatifs et municipaux dans une commune de 2 000 habitants. Après son Baccalauréat, elle s’engage dans des études pour devenir professeur de mathématiques, mais elle échoue. Elle passe alors les concours de la fonction publique et « monte à Paris » en 1980 pour prendre un poste de technicienne de maintenance à La Poste.

21Au début de sa carrière, elle accepte de représenter la CGT (Confédération générale du travail) au sein de la Commission administrative paritaire (CAP) de l’entreprise. Toutefois, ne se « sentant pas à la hauteur », elle ne se syndique pas. C’est seulement au cours des années 1990, lorsqu’elle désire « quitter la vie parisienne » avec sa famille, qu’elle obtient l’aide du syndicat pour faciliter son transfert en Loire-Atlantique. Reconnaissante, Anne-Marie adhère et prend progressivement des responsabilités. Elle devient permanente de la CGT des télécoms en 1998, intègre le secrétariat de l’Union départementale en 2004 pour en prendre la fonction de secrétaire générale en 2007. Ce parcours s’accompagne d’un fort engagement de formation :

« Olala oui ! J’ai fait plein de formations [syndicales] ! Dès le départ, j’étais en formation… j’ai fait la vie syndicale… j’ai fait euh… la communication […]. Puis après, j’ai formé car du coup, enfin, j’ai fait “formation de formateur” au sein de la CGT et puis j’ai donné des formations sur les niveaux 1 et 2, et je suis intervenue dans un stage communication et j’ai fait des stages “vie syndicale”, voilà… » (Anne-Marie, 50 ans, DEUG – Diplôme d’études universitaires générales –, agent de maintenance, conseillère municipale d’opposition d’une commune de 9 000 habitants, membre du PCF et de la CGT. Pratique de formation occasionnelle).

22Son engagement syndical la rapproche du PCF qui la sollicite pour composer la liste municipale d’opposition de sa commune. Située deux fois en position non éligible, elle accepte de prendre une place plus affirmée lors des élections municipales de 2014 et est élue pour la première fois. À ce moment, elle met fin à son engagement syndical pour ne pas cumuler des positions qu’elle juge « antagonistes » et se laisser du temps pour bien aborder ses nouvelles fonctions. Toutefois, Anne-Marie ne ressent pas de difficulté à endosser le rôle. Son expérience syndicale et les diverses formations qu’elle suit ou donne agissent comme des prédispositions qu’elle convoque pour ne pas déclencher immédiatement son droit à la formation :

« Parler en public, c’est pas facile […] mais c’est quelque chose que je maîtrisais déjà, que j’avais appris petit à petit à la CGT, car c’était pas facile non plus au début… la première fois que j’ai parlé au micro dans la rue… je tremblais de tous mes membres, je dois le dire [rire], c’est pas évident du tout… mais après, si tu as bien préparé tes affaires, après… ça demande un peu de travail personnel… »

23Surtout, Anne-Marie puise dans le référentiel syndical pour donner du sens à son rôle d’élue d’opposition. Retrouvant des similitudes entre les attitudes liées à la représentation syndicale et à la représentation élective, elle emprunte tout un ensemble de compétences, comme celle liée à la négociation collective qu’elle mobilisait en tant que représentante du personnel :

« Quand tu parles au maire, et qu’il est pas dans ton camp, c’est un peu comme quand tu discutes avec un patron pour défendre des collègues… il est pas dans ton camp non plus… donc il faut gérer le conflit et réussir à faire passer ses idées quand même… enfin, rester sur ses positions et trouver des compromis… tu vois ? »

24Prédisposée à exercer la fonction, Anne-Marie n’a pas la sensation de tout maîtriser. Dans le panel des dossiers qu’elle travaille, la question des finances publiques lui apparaît comme particulièrement complexe à aborder. Alors que sa place dans l’opposition ne lui impose pas de développer sa compréhension du budget local et qu’un apprentissage tacite entre les élus du groupe d’opposition peut suffire, Anne-Marie décide tout de même de solliciter le cabinet du maire au début de son mandat pour demander le financement d’une formation.

Au total, Anne-Marie se forme cinq fois en six ans sur les finances locales, le développement territorial et la communication. La particularité de ce parcours est que, s’il répond à des enjeux liés au mandat qu’elle exerce, les ressorts qui la poussent à se former ne proviennent pas exclusivement de son engagement municipal. C’est parce qu’Anne-Marie entretient un rapport familier à la formation avant d'exercer un mandat qu’elle peut, dans un contexte municipal où la pratique est inexistante, dépasser les obstacles classiques qui freinent le recours à la formation et trouver la motivation pour recourir à son droit :

« À chaque fois que j’ai eu un engagement quelque part, j’ai toujours considéré que j’avais à apprendre… j’arrive… quand je suis devenue secrétaire général de la CGT, j’avais tout à apprendre, même si j’avais un parcours à la CGT, voilà, le mandat d’élu, c’était encore un autre challenge, j’avais encore à apprendre… et puis j’ai toujours considéré qu'à chaque fois que je faisais quelque chose, c’était pour m’enrichir et apprendre quelque chose… et ça m’a… jamais ça m’a freinée de me dire que je pourrais paraître comme pas compétente parce que je demandais une formation […]. Personne ne sait tout, on apprend tout le temps. »

25Ses expériences de formations syndicales lui permettent à la fois de transférer des compétences pour investir son rôle d’élue, mais agissent également comme un encouragement à reproduire, dans un univers différent, un comportement de formation similaire. Pour d’autres élus, c’est l’effet inverse qui se produit. Les expériences de formation continue, en ce qu’elles les prédisposent à endosser le rôle, freinent la pratique de formation durant le mandat.

2.2 Quand la formation professionnelle se substitue à celle de l’élu

26Parce que le champ politique « est sans doute l’un des champs les plus hétéronomes dans ses rapports avec les principes de classement du monde social » (Dulong, 2003), il est possible de regarder des apprentissages « profanes », acquis préalablement ou parallèlement à l’exercice du mandat, comme venant compléter ou même remplacer les savoirs issus de la formation réservée aux élus. Le cas de Julie, 54 ans, maire d’une commune de 10 000 habitants, illustre la manière dont la formation continue peut se substituer à la formation des élus.

27Issue d’une famille d’enseignants, Julie fait des études supérieures et obtient un master de droit à la fin des années 1990. Elle commence sa carrière dans une association de collectivité contre la désindustrialisation. Après « une parenthèse familiale » dans le sud de la France, au cours de laquelle elle arrête de travailler, elle reprend sa carrière professionnelle dans les années 2000, d’abord en tant que juriste, puis comme chargée d’études au sein du département de Loire-Atlantique. En arrivant dans sa nouvelle commune de 1 000 habitants, elle s’engage dans une association de parents d’élèves et est repérée par l’équipe municipale qu’elle accepte de rejoindre, en 2008, comme adjointe à l’éducation. En 2020, elle devient maire. Durant ce parcours, Julie n’utilise pas son droit à la formation. Même si elle connaît son existence et la manière de l’utiliser, la formation ne lui apparaît pas nécessaire dans la mesure où elle se sent « déjà prête ».

28Disposant d’une connaissance préalable du rôle d’adjoint à la scolarité pour avoir personnellement côtoyé son prédécesseur au travers de son engagement au sein de l’association des parents d’élèves, Julie se satisfait d’un apprentissage « sur le tas ». De même, lorsqu’elle devient maire, elle peut s’appuyer sur un ensemble de savoirs professionnels découlant de son statut de fonctionnaire territorial :

« C’est vrai que quand je commence, je ne ressens pas le besoin de formation […] J’avais déjà un ensemble de… savoirs… oui, de dispositions qui m’ont permis de gagner du temps quoi… […] parce qu’étant de la fonction publique territoriale donc, euh, je connais parfaitement le fonctionnement des collectivités, euh, quelles que soient les collectivités puisque j’ai été amenée à… voilà… à travailler en partenariat avec la région, le département, avec les communes, avec les services de l’État aussi donc euh… mais je parle pour moi… mais il y a toute une partie de la fonction de maire que je n’ai pas à apprendre parce que j’étais d’entrée de jeu… d’entrée de jeu, je vois les jeux d’acteurs, euh… et puis les positionnements institutionnels qu’il faut avoir ou pas quoi… » (Julie, 54 ans, licence de droit, fonctionnaire territoriale, maire d’une commune de 10 000 habitants, conseillère communautaire, sans affiliation partisane. Pratique de formation inexistante).

29Ces différentes dispositions associatives et professionnelles que Julie utilise pour investir ses mandats ne sont pas seulement informelles. Julie profite également des formations qu’elle réalise dans le cadre de son travail pour agir en tant qu’élue. Ces apprentissages lui permettent de se dispenser des formations qu’elle aurait pu suivre en mandat, notamment s'agissant du management :

« J’ai dû me former dans le cadre de mon… exercice professionnel… de tout temps, je me suis formée… vraiment… […]. Au début, je n’étais pas fonctionnaire, donc les formations que je suivais étaient plutôt sur l’expertise des sujets que je traitais à l’époque… puis je me suis formée pour passer les concours de la fonction publique, puis après… dans les formations plus récentes… je me suis formée au management… donc ça, par exemple, pas besoin de me reformer une fois élue… […]. Mais je mets à profit tout ce que j’ai pu apprendre en étant formée lors de l’exercice de ma profession… ça c’est clair… »

31Dans son parcours électif, la formation demeure épisodique. Outre deux séances sur les finances locales qui lui permettent « de se tenir à jour », Jean ne se forme pas. Pour cause, les formations qu’il réalise dans le cadre professionnel répondent aux besoins engendrés par l’exercice de son mandat :

« Au début, quand je commence [en 2001], je connais pas le droit à la formation… et puis d’ailleurs, j’y ai pas beaucoup utilisé [sic] parce que je faisais des formations en entreprise pour monter en grade, et ça me suffisait… […]. Et après, j’ai eu la chance de devenir responsable d’achat dans une boite de TP [travaux publics]… alors là, ça m’a beaucoup sauvé la mise aussi… […] un maire tout seul, il y connaît rien à ça… […]. Moi dans le privé, dès qu’il y avait une formation, je l’ai toujours faite… et ça m’aidait pour mon mandat… » (Jean, 61 ans, Baccalauréat, commercial en travaux publics, maire d’une commune de 1 000 habitants et vice-président communautaire, membre du LMR – Mouvement de la ruralité. Pratique de formation occasionnelle).

32Avec les deux exemples de Julie et de Jean, il apparaît qu’au cours de leurs parcours social, professionnel ou militant, les élus développent des compétences variées au travers des formations qu’ils peuvent, pour une partie d’entre elles, réutiliser en cours de mandat. En fonction de leur niveau de formation continue et du niveau de responsabilités électives qu’ils endossent, les savoirs acquis préalablement ou parallèlement à l’élection peuvent se substituer à la formation élective. À tel point parfois que la formation perd son utilité pour des élus qui mobilisent des savoirs, connaissances ou compétences « profanes » pour endosser le rôle.

Conclusion

34Néanmoins, le présent article nuance plusieurs de ces éléments. Premièrement, il révèle la prévalence de conditions matérielles (moyens, temps, entourage) dans l’accès des élus à la formation qui se rapprochent de celles que l’on retrouve par ailleurs dans le cadre de la formation professionnelle continue (Dubar, 2015). Cette dimension privilégie les élus régionaux et départementaux qui profitent des meilleures conditions d’exercice de mandat pour se former. Deuxièmement, il permet de montrer les liens de continuité qui existent entre la formation professionnelle continue et la formation des élus. La première pouvant, suivant les cas, inciter ou décourager le recours des élus à la seconde. Alors que la formation des élus s’est historiquement construite en dehors du régime commun de formation continue (Camus, op. cit.), ces liens interrogent sur la professionnalisation des mandats locaux ainsi que sur la place de l’exercice d’un mandat dans le cours d’une carrière professionnelle.

35De ce fait, il n’est pas tout à fait exact de dire que les élus locaux se forment peu. Le faible nombre de formations organisées annuellement peut alors être compris non pas comme une préférence pour des apprentissages informels, mais plutôt comme la traduction des inégalités dans l’accès au droit qui brident la demande de la majorité des élus locaux. Dès lors, il serait sans doute opportun de rapprocher l’étude du non-recours des élus à la formation des travaux qui se déploient dans le champ de la formation professionnelle continue (Lescure, Letrait, 2019), pour en saisir les similitudes ou, au contraire, les spécificités.