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Pourquoi (se) former dans une industrie en déclin ?

Des ouvriers en école d’entreprise pétrolière
Why trainning in e declining industry ? Workers in an oil company school
Warum Weiterbildungen in einer Industrie anbieten, die sich im Niedergang befindet ? Arbeiter auf der Betriebsschule in einer früheren Erdölraffinerie
¿Por qué (formarse) en una industria en declive ? Obreros en escuela de empresa petrolera
Edwige Rémy
p. 99-122

Résumés

Cet article traite de la formation continue d’ouvriers expérimentés de l’industrie pétrolière. Ayant lieu depuis 2011 dans une ancienne raffinerie transformée en école d’entreprise à sa fermeture, les formations sont dispensées par des salariés qui occupaient des fonctions techniques sur place avant la mise à l’arrêt du site. Dans la configuration sociale particulière de cette école, les formations rassemblent ainsi des acteurs qui s’inscrivent différemment dans le contexte du déclin de l’industrie pétrolière en Europe. S’appuyant sur des observations participantes des formations, cet article dégage ce qui se joue lors des sessions, à la fois saisies comme activités collectives et comme fenêtre de connaissance sur les transformations du rapport au travail des participants.

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Texte intégral

Introduction

1Devenue une obligation faite aux entreprises en 1971, la formation professionnelle continue a souvent été considérée comme un outil de gestion dans les organisations (Dubar, 2015). Pensée comme un instrument d’ » adaptation des travailleurs au changement des techniques et des conditions de travail » (article 1 de la loi n° 71-575 du 16 juillet 1971), son institutionnalisation a interrogé, depuis le début, les relations entre les systèmes productif et éducatif (Tanguy, 1986) : elle a soulevé en particulier la question de l’articulation entre l’action des entreprises et l’action publique pour l’emploi.

  • 1 L’usage du masculin n’est pas celui du masculin neutre, mais s’explique par le fait que ces salarié (...)
  • 2 Tous les noms d’entités, de lieux et de personnes cités ont été changés.

2Dans l’industrie pétrolière aujourd’hui, les formations continues dispensées aux ouvriers1 interviennent dans un contexte de déclin de la branche à l’échelle européenne. L’enquête sur laquelle cet article s’appuie s’est centrée sur le cas d’ouvriers embauchés en emploi stable, malgré ce contexte structurel défavorable, au sein du groupe Pétroleus2 en France. Faisant partie des membres de leur catégorie socioprofessionnelle encore les plus protégés du point de vue de l’emploi en France (Beaud et Pialoux, 1999 ; Dubost et Tranchant, 2019), ces ouvriers suivent des formations continues qui ont été internalisées au sein du groupe Pétroleus depuis 2011. Se déroulant dans une ancienne raffinerie transformée en école d’entreprise après sa fermeture, les formations sont dispensées par d’anciens salariés du site, dont la reconversion professionnelle a été précipitée par la mise à l’arrêt de l’usine. Elles ont été observées dans le cadre d’une enquête ethnographique (cfencadré 1) qui a permis d’accéder au rapport des salariés participant à la formation. Les formations ont ainsi été saisies comme une loupe grossissante sur les mutations contemporaines de la branche et la manière dont les formés s’y projettent à l’avenir (Brucy et al., 2009).

3Centrées en majorité sur des thématiques techniques, les formations enquêtées ne visaient pas à développer, chez les ouvriers, des compétences particulièrement transférables en dehors du secteur. Lors des sessions, les formateurs et les formés ont d’eux-mêmes interrogé le « besoin » de (se) former (Ulmann, 2017). Y percevant une « injonction » avant tout gestionnaire (Roupnell-Fuentes et al., 2023), ils ont soulevé la question du sens de leur engagement dans le cadre des formations, quelle que soit la manière dont ils s’y sont retrouvés – après une reconversion professionnelle en interne pour devenir formateurs ou bien en tant qu’ouvriers venant à l’école dans le cadre de leur parcours professionnel au sein du groupe. Partant de ces observations, cet article décrypte le rapport aux formations continues de ces professionnels, en considérant celles-ci comme des activités « en actes » (Bidet, 2006), c’est-à-dire en étant attentif à la manière dont elles se sont concrètement produites à l’école d’entreprise lors de l’enquête.

4Après être revenu sur la manière dont l’école d’entreprise enquêtée a été fondée en lieu et place d’une usine qui a fermé, l’article montre comment les formateurs récemment reconvertis à cette fonction au sein de l’entreprise se sont initiés, à l’occasion de leur mobilité professionnelle, à exercer un métier des services, c’est-à-dire les mettant au contact de publics. S’ils jouent leur rôle de diverses manières lors des formations observées, les nouveaux formateurs ont adopté une façon de se présenter face aux ouvriers venus en formation qui a visé à les faire s’engager dans les sessions. Bien que les ouvriers formés aient reconnu une certaine valeur des formations reçues à l’école d’entreprise, ils ont toutefois surtout mis en avant leur distance avec les sessions observées. Ils n’ont pas investi les formations professionnelles continues comme si elles étaient une ressource potentiellement utile pour leur avenir.

Encadré 1. L’enquête ethnographique
L’ethnographie des formations délivrées à l’école d’entreprise du groupe Pétroleus a été menée en 2016-2017. Elle a consisté à observer des formations techniques dispensées à des salariés internes du groupe (plus de 50 heures). Comme j’ai négocié l’entrée sur ce terrain auprès de la direction de l’école (sans être financièrement liée à elle), l’enquête a supposé d’acquérir la confiance des formateurs puis, à chaque session de formation observée, de redéfinir à chaque fois mon rôle auprès des ouvriers venus les suivre. Mon profil de jeune femme faisant des études longues en sciences sociales à Paris comportait de nombreuses propriétés sociales opposées à celles des enquêtés – hormis celle de la couleur de peau (blanche). Comme dans toute recherche ethnographique, ces propriétés ont produit certains effets sur les matériaux effectivement recueillis (Monjaret et Pugeault, 2014). Lors des sessions, je me suis présentée aux ouvriers comme une étudiante en sociologie s’intéressant au travail en raffinerie de pétrole. J’ai notamment négocié ma présence parmi eux en insistant sur mon intérêt pour la technique. N’étant pas autorisée à enregistrer des matériaux sur le terrain, j’ai noté, autant que possible, sur le vif, les interactions entre les acteurs en formation et les ai complétées de mémoire dès que j'en avais le temps.
Ces notes d’observations ont ensuite été complétées par des entretiens informels réalisés auprès de la direction du site, sur la reconversion de l’usine après sa fermeture, et avec les acteurs suivis en formation – tous des hommes blancs. Sur les quatorze formateurs embauchés à temps plein par l’école d’entreprise à l’automne 2016, quatre ont été suivis lors des formations qu’ils dispensaient. Âgés de 40 à 57 ans, la plupart des formateurs de l’école avaient intégré le groupe Pétroleus en contrat à durée indéterminée à un jeune âge et avaient, au cours de leur carrière, occupé différents postes subalternes à l’usine avant de se reconvertir. Assister à leurs formations a permis de suivre dix-neuf ouvriers expérimentés lors de l’enquête, âgés de 43 ans en moyenne. Les éléments sur les trajectoires respectives de ces acteurs ont été collectés au gré de discussions informelles que j’ai eues avec eux en marge des formations et transcrits ensuite de mémoire dans un carnet de terrain.

1 L’instable fondation de l’école d’entreprise enquêtée

  • 3 C’est souvent le cas lors de restructurations d’usines, comme en rend compte le dossier thématique (...)

5La fondation de l’école d’entreprise du groupe Pétroleus – que nous appellerons ici l’école de Nardes – est relativement récente. Ouverte en 2011, elle n’a pas été conçue en priorité pour former les futurs ouvriers du secteur, à l’inverse des écoles d’entreprises créées dans l’automobile il y a près d’un siècle dans un contexte plus prospère (Hatzfeld, 1989 ; Quenson, 2001). Depuis sa création, les formations qui s’y déroulent se sont surtout adressées à un public d’ouvriers en emploi stable dans l’entreprise (partie 1.1). Si le contexte de fermeture dont la structure est issue a largement infléchi la façon dont elle a été construite dès le départ (partie 1.2), il a aussi rendu difficile pour les formateurs – anciens salariés de l’usine – l’expérience de leur propre reconversion professionnelle sur le site3 (partie 1.3).

1.1 Une structure créée pour former un public d’ouvriers stables dans l’emploi

  • 4 « Ces marchés sont "fermés" parce qu’ils ne s’alimentent hors d’eux-mêmes qu’aux niveaux les plus b (...)
  • 5 Les directives européennes Seveso encadrent l’activité productive des « installations classées pour (...)

6L’école d’entreprise de Nardes a été créée pour un « marché du travail fermé » (Paradeise, 1984), c’est-à-dire pour former des ouvriers dont l’avancement de carrière n’est pas concurrencé par une main-d’œuvre extérieure au groupe4. Auparavant dispensées par un prestataire externe, les formations continues proposées conditionnent la montée en grade de ces salariés au sein de l’entreprise, mais elles ne la garantissent pas automatiquement. La plupart d’entre elles visent à améliorer leurs compétences techniques en matière de raffinage. Certaines sont aussi consacrées à leur perfectionnement ou bien à leur remise à niveau en matière de prévention des risques liés à la production. Les sites de raffinage étant classés Seveso5 en raison de la nature et des volumes de produits hautement inflammables qui y circulent, le groupe est en effet soumis à certaines obligations particulières en matière de formation de sa main-d’œuvre.

  • 6 Selon l’INSEE, en 2018, le salaire médian des ouvriers du secteur privé en France était de 1 670 eu (...)

7Étant dans leur majorité expérimentés, les ouvriers qui viennent à l’école d’entreprise en formation se positionnent parmi les fractions supérieures de la catégorie socioprofessionnelle des ouvriers en France (Dubost et Tranchant, op. cit.). Rémunérés dès le début de leur carrière en interne à un salaire supérieur au revenu médian des ouvriers du privé en France6, ils bénéficient de protections de l’emploi héritées de la période où le groupe Pétroleus a été nationalisé. Dans le temps, ces protections ont été entretenues en ce sens par le maintien d’une mobilisation forte des organisations syndicales internes. Embauchés en contrat à durée indéterminée au sein du groupe, ces salariés ne suivent pas de formations à l’école d’entreprise afin de « soigner » leur employabilité. Ils disent ainsi se considérer comme relativement favorisés dans le monde du travail actuel, en particulier à l’abri du risque de licenciement économique.

8Si leur suivi de formations continues s’inscrit dans un cadre relativement sécurisé du point de vue de l’emploi, la conjoncture économique défavorable pour la branche du raffinage pétrolier, en Europe, rend tout de même probable pour eux de connaître dans leur carrière une fermeture d’usine. Cette probabilité est d’autant plus tangible dans le contexte de l'enquête que l’école d’entreprise où se déroulent certaines formations a été construite en lieu et place d’une raffinerie qui a fermé ses portes en 2009.

1.2 La construction de l’école dans le contexte d’une fermeture d’usine

9L’école d’entreprise où l’enquête a été menée a été fondée sur le site de raffinage de Nardes, mis à l’arrêt en 2009 en raison d’une crise de surproduction d’essence en Europe. Ayant mis en tout plus d’un an à prendre forme, ce projet de reconversion du site en école n’a été présenté en instance représentative du personnel que plusieurs mois après l’arrêt de l’usine. Le site employait auparavant environ 370 salariés directement et au moins autant de sous-traitants.

10Au bout de plusieurs mois d’un conflit social décrit comme assez violent par les salariés restés sur place, la reconversion du site a été progressivement conçue par la direction de l’établissement comme une opportunité pour l’emploi de ses salariés directs. Combinée à la création d’un centre d’assistance technique et à celle d’un centre de recherche et de développement, la construction de l’école d’entreprise a visé à créer suffisamment d’emplois sur place pour qu’aucun salarié direct ne soit licencié – moyennant toutefois que certains d’entre eux partent en retraite anticipée et que d’autres acceptent d’être mutés dans d’autres établissements du groupe.

11Le projet de reconversion du site industriel a, dans les faits, évité aux salariés directs de l’usine de connaître un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).

12Il a aussi été porté par la direction pour des raisons budgétaires. En choisissant d’y internaliser la formation continue des salariés de ses établissements, la direction du groupe Pétroleus visait une meilleure maîtrise des coûts qu’elle consacre chaque année à la formation. Elle a également fait le pari qu’elle pourrait ainsi mieux en maîtriser le « rendement ». Le gain tiré des formations par les ouvriers par rapport au temps qu’ils y passent reste difficile à évaluer. Toutefois, lors de la conception du projet, la direction du site a défendu l’intérêt d’internaliser la formation dans cette école en retenant qu’elle pourrait ainsi la rendre plus adéquate aux besoins concrets du groupe en la matière.

13L'école d'entreprise est ainsi née pour partie d’une réflexion économique – l’objectif de la reconversion du site ayant d’abord été de trouver, sous la pression des syndicats, le bon compte d’emplois à conserver sur place –, et la direction du site a dès lors saisi la fermeture de l’usine comme une opportunité pour amener la direction du groupe (sa propre hiérarchie) à repenser sa politique de formation professionnelle.

14Une fois prise la décision de créer l’école, sa construction s’est déroulée suivant les contraintes liées à la réaffectation de l’ancien site industriel de Nardes. Plus de la moitié des anciennes installations de production ont été démantelées et celles qui ont été conservées ont été réhabilitées pour pouvoir être employées à des fins pédagogiques. Certaines contraintes matérielles liées à l’existence des infrastructures passées du site ont ainsi été converties en ressources pour l’école. En particulier, les anciennes unités de production conservées ont été transformées en vastes simulateurs de travail à taille réelle. Dans ces équipements, de l’azote et de l’eau ont remplacé le pétrole pour que les installations puissent être manipulées et réagir aux actions des acteurs en formation. De cette manière, l’aménagement matériel de l’école a constitué ce qui est devenu l’un de ses principaux atouts du point de vue de ses propres salariés : une infrastructure pédagogique de grande envergure, susceptible de permettre le développement de pratiques de formation par l’action.

15L’école d’entreprise a ainsi été fondée dans un contexte difficile, suivant un processus au long cours – le démantèlement des dernières installations de production non conservées s’étant achevé seulement plusieurs années après son ouverture. Ce processus a en même temps supposé pour les salariés sur place d’envisager leur reconversion professionnelle tout en faisant l’expérience de la fermeture de l’usine.

1.3 La difficile reconversion d’anciens ouvriers du site au métier de formateur

16Bien qu’ils aient tous conservé leur emploi suite à la mise à l’arrêt de l’usine, les anciens ouvriers du site qui sont devenus formateurs à l’école parlent de leur reconversion comme d’un moment de rupture dans leur trajectoire. Après avoir protesté pendant plusieurs mois contre la fermeture de l’usine, ils se rappellent avoir connu « un an de blackout », avant de commencer seulement à pouvoir se projeter dans un autre avenir professionnel au sein du groupe. Pendant cette période de transition, le groupe les a gardés en emploi alors qu’ils n’avaient plus d’activité. S’étant ainsi retrouvés dans la situation paradoxale d’être en emploi sans travail, ils évoquent toujours spontanément, quelques années plus tard, la difficulté de cette période.

17Plusieurs mois après la décision d’arrêter la production, le projet de reconversion du site a été stabilisé et la direction des ressources humaines de l’établissement a proposé à ses salariés de classer trois vœux en termes de devenir professionnel. En dehors de l’option de départ en retraite anticipée proposée d’office aux salariés éligibles, les ouvriers pouvaient choisir entre rester à Nardes ou être mutés sur un autre site. Devenir formateur était l’une des options de reconversion proposées sur place.

18Parmi la quarantaine de salariés finalement employés par l’école d’entreprise après son ouverture, une quinzaine de postes de formateurs à temps plein ont été ouverts. Une fois décidés à rester plutôt que d’être mutés, pour des raisons principalement familiales, la plupart des salariés qui sont devenus formateurs ont indiqué qu’ils souhaitaient se reconvertir seulement à cette fonction.

19Le métier de formateur figurait, pour ces salariés, parmi les postes auxquels ils auraient pu aspirer à se reconvertir plus tard dans le cadre de leur parcours professionnel interne à l’entreprise, s’ils n’avaient pas été contraints à changer soudainement d’activité à l’occasion de la fermeture. Leur sélection à ce poste parmi les volontaires a reposé sur différents critères, comme leur disposition à s’adresser à différents publics au sein de l’organisation – des ouvriers, mais aussi des ingénieurs qui viennent parfois lors des formations pour se renseigner de manière très spécifique sur certains points techniques. Cette qualité attendue des futurs formateurs a supposé de leur part de faire montre, envers leurs supérieurs, d’une disposition à partager une culture commune non seulement avec les ouvriers du groupe, mais aussi avec les cadres de l’industrie.

  • 7 Leurs anciennes activités de travail supposaient surtout pour eux de développer ce qu’ils appellent (...)

20Une fois les futurs formateurs sélectionnés, la direction de l’école a préparé un programme de formation sur mesure pour les certifier à leur nouveau métier, en huit mois. Pour la direction de l’école, cette certification participait à construire la légitimité de la nouvelle structure en tant qu’institution de formation autonome au sein du groupe. S’étant déroulée au sein d’un organisme privé de formation professionnelle, la formation des nouveaux formateurs a visé, d’une part, à améliorer leur niveau de connaissances sur le plan technique, de sorte à rendre ces anciens ouvriers experts dans le domaine où ils travaillaient au préalable. Elle a ainsi capitalisé sur leur expérience passée du travail en raffinerie – certains ayant eu une plus grande expérience en production, d’autres en maintenance et d’autres encore en inspection des installations. D’autre part, la formation a visé à leur faire acquérir des compétences qu’ils n’avaient pas développées dans leurs précédents postes. Ces compétences ont notamment renvoyé au travail relationnel induit par l’activité consistant à transmettre et à faire apprendre certains contenus à différents publics, dans le cadre de relations de service (Gadrey, 1994). En plus du fait d’avoir été entraînés, lors de leur formation, à concevoir des activités pédagogiques, les formateurs de l’école mentionnent spontanément le fait qu’ils ont dû apprendre ce qu’ils appellent la « communication non verbale » pour exercer leur nouveau métier. Renvoyant notamment au fait d’être attentifs aux expressions du visage des personnes formées, lors des sessions, pour déterminer si elles ont compris ou non ce qu’ils souhaitent leur transmettre, ce type de « communication » est une forme de langage qu’ils mobilisaient peu dans leurs précédents postes dans l’industrie7.

21Cinq ans après l’ouverture de l’école de Nardes, en 2016, au moment où débute l’enquête, certains des salariés qui avaient entamé cette reconversion pour devenir formateurs sur place sont partis. Certains se sont rendu compte que l’activité ne leur plaisait pas, notamment en raison de ce travail relationnel propre aux métiers des services qu’il implique, en lien avec un public. C’est ce que m’explique l’un des formateurs restés à ce poste 

« Il y en a qui ont arrêté au bout d’un an parce qu’ils avaient envie de le faire, mais une fois qu’ils se retrouvaient devant des gens, ils ne se sentaient pas bien, ça leur donnait la boule au ventre et donc ça ne leur a pas convenu ».

22S’ils parlent de leur propre reconversion professionnelle comme d’une expérience qui n’a pas été facile, les formateurs enquêtés se sont tous suffisamment plu dans leur nouveau métier pour rester. Tout en s’inscrivant dans une structure qui leur rappelle que le secteur qui les emploie est en déclin en Europe, ces formateurs se sont progressivement adaptés à leur nouvelle activité de travail de différentes manières.

2 Les formateurs au travail à l’école d’entreprise : analyse interactionniste de l’activité

23Bien que la fonction de formateur en entreprise existe depuis plusieurs décennies, les formateurs ne constituent pas une profession dont l’identité est forte (Bouyssières, 1997 ; Gravé, 2004 ; Lescure et Frétigné, 2010). À l’école de Nardes, leur reconversion les a éloignés du cœur de métier du groupe Pétroleus. Suivant leurs trajectoires respectives, la reconversion des formateurs enquêtés a pris un sens contrasté (partie 2.1). En s’initiant à leur nouvelle activité, ceux-ci ont découvert un métier des services qui suppose de travailler sur le cadre de l’interaction avec les ouvriers expérimentés en formation (partie 2.2). Il s’agit non seulement pour les nouveaux formateurs de préparer en amont des sessions les formations qu’ils dispensent, mais aussi de travailler sur « scène », comme en « coulisses », sur leur présentation de soi face à leurs publics (Goffman, 1973).

2.1 Les formateurs : une reconversion contrastée suivant les trajectoires

  • 8 C’est souvent le cas des formateurs d’adultes (Cardon, 1998).

24Avant de devenir formateurs en entreprise, les enquêtés ont eu en commun d’avoir travaillé à des postes techniques subalternes dans la hiérarchie socioprofessionnelle des usines. Si leurs trajectoires antérieures les avaient inégalement prédisposés à devenir formateurs, leur mobilité professionnelle au sein de Petroleus a eu un sens contrasté pour eux. Désormais formellement rattachés aux services de ressources humaines du groupe, ils travaillent plus en retrait de la production qu’auparavant, mais tirent leur légitimité à leur nouveau poste du fait d’avoir eu une expérience de travail dans la production8.

  • 9 Source (consultée le 07 septembre 2021) : Observatoire des métiers et des qualifications de la bran (...)

25Henri (formateur, 57 ans) avait commencé sa carrière peu après ses 20 ans, en raffinerie de pétrole, où il avait débuté au poste d’ » opérateur extérieur ». Situé en bas de la hiérarchie socioprofessionnelle interne aux établissements, ce poste est celui auquel les groupes pétroliers embauchent le plus sur le marché du travail externe aux usines. À la fin des années 2000, les « opérateurs extérieurs » embauchés en contrat à durée indéterminée dans la branche du pétrole étaient environ 2 000 en France9, ce qui en faisait le groupe professionnel le plus important relativement aux autres dans le secteur. S’exerçant suivant le rythme des 3x8 en équipes de quart, le métier consiste à contrôler les réactions physico-chimiques produites dans le flux de production – qui s’étend tout en hauteur à l’air libre dans des colonnes et des tuyaux sur plusieurs centaines de mètres carrés. Après avoir exercé ce métier dans différentes unités de production, Henri est monté en grade en interne, au poste d’ » opérateur consoliste » d’abord – qui consiste à travailler en tandem avec les « opérateurs extérieurs », mais directement en intérieur (en « salle de contrôle ») ou à commander les machines à partir d’ordinateurs – puis de « chef de quart ». Il a ainsi passé au total plus de 30 ans de sa carrière en quarts.

26Appartenant à une génération plus jeune, Nicolas (formateur, 40 ans) et Julien (formateur, 42 ans) avaient eux aussi commencé à travailler en quarts en raffinerie de pétrole, assez tôt dans leur carrière. Ils ont chacun été pendant près de huit ans « opérateurs extérieurs » avant de devenir, pendant deux à quatre ans, « opérateurs consolistes » en unités de production. Bien qu’il ait été l’un des plus jeunes salariés à pouvoir se reconvertir sur place comme formateur, Nicolas a été l’un des plus affectés par la fermeture du site car il se projetait aussi sur place en tant que fils d’un ancien opérateur. Son lien à l’usine était, malgré son âge, plus fort que celui de ses autres collègues, car il était marqué par le rapport affectif à l’établissement identifié par Renaud Sainsaulieu (1977) chez les ouvriers stables en emploi pendant les Trente Glorieuses.

27Le dernier formateur suivi en formation, Pierre (formateur, 44 ans), présentait quant à lui un profil inverse à celui de Nicolas, malgré leur proximité d’âge. Contrairement aux trois autres formateurs suivis, il n’avait pas travaillé, avant la fermeture du site, comme opérateur en 3x8. Ayant été embauché en raffinerie plus tardivement dans sa carrière que ses collègues, il avait travaillé auparavant plus de dix ans dans le secteur des travaux publics. Il avait ensuite été recruté en interne, sur le site devenu école, dans le domaine de la maintenance, à un poste de coordination des entreprises sous-traitantes intervenant au quotidien dans la raffinerie pour y réaliser des travaux de réparation ou d’entretien des machines. Pour cette raison, il avait déjà développé, davantage que ses collègues, des compétences relationnelles dans son précédent poste (en interaction avec les sous-traitants), même s’il avait eu le sentiment de devoir encore travailler à les renforcer en devenant formateur. Il s’est d’abord spécialisé, en tant que formateur à Nardes, sur la réalisation de travaux en raffinerie et sur leurs risques particuliers, en cohérence avec son parcours.

28Au moment de la reconversion du site, la sélection de la candidature de ces quatre formateurs à l’école de Nardes, comme de leurs collègues, n’a pas spécifiquement reposé sur leur excellence – contrairement à ce qui a pu être observé ailleurs (Bonnet, 1999). Avant même d’entrer dans la vie active, certains des formateurs enquêtés avaient connu des parcours scolaires difficiles. Pierre (formateur, 44 ans) me raconte être « resté longtemps à l’école, mais pas pour avoir de hauts diplômes ». La plupart des formateurs qui avaient commencé à travailler en raffinerie de pétrole, au départ comme opérateurs, avaient été tout de même recrutés avec un diplôme équivalent au bac ou bac + 2. Nicolas (formateur, 40 ans) a obtenu, avant de travailler en usine, un brevet de technicien supérieur (BTS) en « Contrôle industriel et régulation automatique » – diplôme de l’enseignement public considéré dans la branche comme étant celui qui prépare a priori le plus à travailler en raffinerie. Quand ils ne disent pas précisément quels diplômes ils possèdent, les formateurs déclarent aussi avoir rejoint le secteur par intérêt intellectuel : goût a priori pour la physique-chimie pour Henri (formateur, 57 ans) et passion pour la technique pour Julien (formateur, 42 ans), qui « aimai[t] bien la théorie » quand il travaillait dans les unités.

  • 10 Selon l’INSEE, en 2018, le salaire médian des cadres du secteur privé en France était de 3 380 euro (...)
  • 11 Dans l’industrie automobile, les chances pour les ouvriers d’évoluer vers un poste de « maîtrise », (...)

29Malgré l’expérience qu’ils ont vécue lors de la fermeture de l’usine, ces formateurs de l’école de Nardes se sont inscrits – au moment de l’enquête – dans une trajectoire ascendante. Leur embauche au sein du groupe Pétroleus leur a permis progressivement de percevoir un salaire élevé – se rapprochant, voire dépassant le salaire médian des cadres du secteur privé en France10. La branche a été longtemps réputée pour offrir à ses ouvriers la possibilité de « faire carrière » dans la production, à tel point que cette « logique » est peu à peu devenue une « norme » pour ceux-ci, alors même qu’elle était plus exceptionnelle pour les ouvriers dans d’autres secteurs industriels (Vatin, 1987, p. 168)11.

30Ces deux dernières décennies, les restructurations de la branche ont réduit ces possibilités de faire carrière en interne (Girin, 2017). Toutefois, le fait que les enfants, devenus grands, de certains formateurs, aient eux-mêmes poursuivi une trajectoire ascendante tend à indiquer que ces limitations structurelles des carrières en interne n’ont pas encore remis en cause toute possibilité d’ascension sociale par le travail à l’échelle familiale : quand je le rencontre, Pierre (formateur, 44 ans) me parle ainsi avec fierté du fait que l’un de ses fils soit devenu ingénieur.

  • 12 À propos de cet ensemble de risques, je me permets de renvoyer à ma thèse de sociologie, soutenue à (...)

31Malgré cela, la mobilité professionnelle de ces formateurs en interne a eu un sens contrasté pour eux. Comme l’ont montré Gwenaële Rot et François Vatin (2017) dans les secteurs du nucléaire et de la pétrochimie, les raffineries de pétrole sont des organisations culturellement divisées en différents « mondes ». Du point de vue des salariés, l’une des lignes qui sépare symboliquement ces mondes est liée aux rythmes du travail : dans les établissements, il y a ceux qui travaillent en semaine aux horaires de journée (08h-17h) et ceux qui travaillent en continu suivant des cycles de 3x8 (y compris les jours fériés). Dans chacun des deux mondes, les salariés considèrent souvent leur rôle comme étant plus important que celui de l’autre monde pour assurer la continuité de la production (Rot et Vatin, op. cit.). Si Pierre (formateur, 44 ans) travaillait déjà en horaires de jour avant la fermeture de l’usine, Nicolas (formateur, 40 ans), Julien (formateur, 42 ans) et Henri (formateur, 57 ans) faisaient les 3x8 avant leur reconversion professionnelle. Leur changement de poste les a ainsi fait symboliquement passer du monde des quarts au monde de jour. En quittant l’exploitation des unités de production, ces trois formateurs se sont éloignés en même temps des postes qui restent considérés, symboliquement, comme les plus prestigieux dans le secteur. Le prestige du métier est lié à la proximité avec le flux de pétrole, quand bien même il expose, aux échelons hiérarchiques les plus bas des usines, à un certain nombre de risques12. Ainsi, en étant désormais rattachés aux services des ressources humaines du groupe, les formateurs ont emprunté une voie de carrière moins valorisée dans la branche, quand bien même ils tirent leur légitimité professionnelle dans leur nouvelle fonction du fait d’avoir travaillé par le passé dans les unités de production.

2.2 Le travail des formateurs : s’initier, en tant qu’ancien ouvrier, à exercer une activité de services

32Les formations continues dispensées par les formateurs à l’école de Nardes durent de deux à trois jours d’affilée. Elles rassemblent un public principalement composé d’ouvriers qui travaillent dans des équipes de quarts sur différents sites du groupe Pétroleus, en France. Concrètement, elles se déroulent à l’école entre des salles de classe créées à l’ouverture de la structure de formation et les anciennes unités de production du site transformées en simulateur. Chaque formation a été élaborée par le formateur de l’école qui la dispense, même si les formateurs peuvent aussi se remplacer les uns les autres pour les animer si besoin. Suivant certains objectifs pédagogiques prioritaires et d’autres plus secondaires, le contenu des formations est regroupé dans des diaporamas que les formateurs ont créés, puis ajustés au fil des premières années où ils les ont utilisés en classe. Les diaporamas contiennent des connaissances pointues sur certaines techniques que les formateurs doivent transmettre aux salariés du groupe dans le cadre de leur montée en compétences. Ils comportent aussi des exercices ou « activités pédagogiques » (comme les formateurs les appellent eux-mêmes), destinés à amener les formés à s’engager dans la formation, sans rester passifs dans leur apprentissage – ces exercices se faisant la plupart du temps à plusieurs.

2.2.1 Mettre en formation les formés, malgré leurs réticences

33L’activité de former des ouvriers déjà expérimentés dans leur métier consiste d’abord, pour les formateurs, à les mettre au travail. À la création de l’école, les formateurs disent avoir reçu pour consigne de consacrer au moins la moitié du temps de formation à faire faire aux formés des activités qui les mettent en « action ».

34Leur travail a d’abord en grande partie consisté à concevoir ces exercices. Lors de la formation qu’ils ont suivie pour se reconvertir au métier de formateur, les enquêtés ont travaillé à partir d’un « modèle de cahier pédagogique » remis par les formateurs de la structure. Celui-ci incluait des indications en matière de gestion du temps en formation et des exemples de types d’animations possibles, utiles pour reconstruire une formation de A à Z :

« On nous a donné tous les outils pour construire une pédagogie et derrière on a eu des ateliers de mise en pratique. C’étaient des ateliers un peu théâtraux pour se rendre compte de ce que ça donnait » (Pierre, formateur, 44 ans).

35Les nouveaux formateurs se sont aussi appuyés sur les infrastructures pédagogiques particulières de l’école de Nardes pour concevoir les animations possibles. Des référents métier internes au groupe Pétroleus ont enfin été chargés de valider le contenu des formations qu’ils avaient produites, avant qu’ils les dispensent.

36Lors d’une formation sur les risques liés à des travaux réalisés par les sous-traitants en usine, Pierre (formateur, 44 ans) fait ainsi faire aux formés des exercices fondés sur le principe du jeu des erreurs. À une reprise, il distribue en salle de classe un dessin montrant une situation de travail dans laquelle des sous-traitants se trouvent en raffinerie et il demande aux formés de désigner ce qui leur semble problématique dans la mise en scène dessinée.

37Il réemploie le concept de cet exercice dans les anciennes unités de production à taille réelle du site, le troisième jour de la formation, lorsque des sous-traitants viennent faire une démonstration de leur activité de travail auprès des formés : avant que les sous-traitants ne s’installent, le formateur demande aux ouvriers formés d’identifier d’éventuels problèmes dans l’espace où les sous-traitants doivent intervenir, pour leur sécurité.

38Lors d’une autre formation, cette fois sur les instruments de mesure employés en raffinerie de pétrole, Julien (42 ans), le formateur de la session, propose aux ouvriers qu’il forme de placer sur des objets techniques des étiquettes indiquant leur dénomination. Il recourt à l’exercice d'abord en classe, où il a disposé, sur un établi au fond de la salle, un ensemble de petits instruments, et ensuite dans les anciennes unités à taille réelle du site, où il demande aux formés de rechercher les instruments afin d'y accrocher leur appellation.

2.2.2 Un « travail d‘interaction » qui remet en question les formateurs

39Si les formateurs apprécient cette dimension de leur travail, le déroulement des activités qu’ils proposent aux formés ne dépend pas que de la manière dont ils l’ont préparé en amont. Lorsqu’ils s’initient à l’activité de former, les formateurs découvrent le « travail de l’interaction » propre aux relations de service, qu’ils ne connaissaient pas à leurs précédents postes car ils n’étaient pas en contact avec un public (Bernard, 2014). Dans leur nouveau métier, les formateurs font l’expérience d’une « redéfinition des interactions » avec les ouvriers en raffinerie de pétrole, dont ils étaient auparavant les pairs et qu’ils forment désormais (Bernard, 2014, p. 95). Cette expérience de leur nouveau travail renvoie aux difficultés qu’ils expriment quant à la manière de tenir leur rôle consistant à former ce public (Bahl, 2019).

40Henri (formateur, 57 ans) m’explique ainsi comment il s’y prend pour former des ouvriers qui se considèrent déjà comme experts dans leur domaine :

« Je vais essayer de leur dire : "Imaginez que vous ayez un apprenti. Vous lui dites de faire comment ?" ».

41Cette façon de se poster en formation, sans se mettre dans la position de donner des consignes de manière descendante aux formés, permet au formateur de « négocier » leur engagement dans la session, au sens où il ne cherche pas, ainsi, à leur indiquer directement comment changer leurs pratiques. Il les amène plutôt à réfléchir par eux-mêmes à la façon de mieux faire. Le formateur agit par-là sur les formés, mais de manière indirecte, en tâchant de les rendre acteurs du changement de leurs façons d’agir au travail.

42Cette technique, aussi plébiscitée en clinique de l’activité (Clot, 1999), a vocation à amener des professionnels déjà expérimentés dans leur métier à développer, en collectif, leur réflexivité sur leurs pratiques de travail. Henri privilégie cette manière de former dans le cas où les ouvriers à qui il s’adresse n’ont pas sollicité la formation eux-mêmes, mais s’y retrouvent par obligation. Bien que le caractère obligatoire de certaines formations continues ne présage pas mécaniquement d’un désengagement des formés lors des sessions (Maugis, 2019), le formateur estime que cette posture facilite l’exercice de son métier.

43À l’inverse, Nicolas (formateur, 40 ans) a adopté, au fil du temps, une posture professionnelle plus ascendante sur les publics qu’il forme. En effet, il revendique une supériorité d’expertise sur les formés et souhaite tenir face à eux un rôle plus autoritaire. En souhaitant agir ainsi plus directement sur son public, le formateur a rencontré plus de difficultés à interagir avec les formés. Au bout de quelques années, il a d’ailleurs fini par demander à ses supérieurs de ne plus animer de sessions de formation destinées à des salariés experts dans le métier tant ces situations de travail lui étaient devenues inconfortables. Le travail d’interaction que suppose l’activité l'a ainsi conduit à se remettre en question.

2.2.3 Faire adhérer les formés à l’activité de formation ? Tactiques de l’interaction

44Pour amener les formés non seulement à coopérer avec eux, mais en outre à les faire adhérer à l’activité de formation, les formateurs emploient certaines « tactiques » de l’interaction (Bernard, 2009, p. 160), qui visent à signifier leur proximité sociale aux formés.

45Lors de la session de formation sur les instruments de mesure en raffinerie, Julien (formateur, 42 ans) se présente aux formés comme un ancien du monde des quarts. Au tout début de la formation, il leur explique d’abord à quels postes il a travaillé dans l’usine de Nardes, avant sa reconversion. Puis, tout au long de la session, il raconte de temps en temps des anecdotes tirées de sa propre expérience de travail avec les instruments dont il parle (en plus d’inciter les formés à le faire eux-mêmes). Dans ces anecdotes, il met en particulier en récit le rapport à la technique qu’il a développé lorsqu’il faisait le même travail qu’eux.

46À propos d’un instrument de mesure de niveau qui fonctionne grâce à une source radioactive, il raconte :

« Parfois, il faut changer la source de radiation pour que ça continue de bien fonctionner. Ç’a m’est arrivé une fois de recevoir un gars de l’entreprise sous-traitante qui venait la changer. Il m’a dit : "La source, tu pourrais dormir dans ton lit avec" ».

Il ajoute :

« Bof… Le gars avait son dosimètre, donc il devait s’imaginer que ça ne devait pas l’irradier beaucoup, mais bon… »

Jonathan (opérateur en raffinerie depuis cinq ans, 28 ans), l’un des formés participant à la session, lui demande : « Tu l’as revu depuis ? »

Julien : « Non ». Il est peu fréquent de devoir faire changer la source de ce type d’instrument de mesure. 

Jonathan rit un peu : « Bah voilà, on ne sait pas ce qui a pu lui arriver ! ».

47Dans cet extrait de journal de terrain, le formateur partage le rapport à la dangerosité des techniques qu’il a cultivé lorsqu’il travaillait dans les unités de Nardes. La réaction de Jonathan, l’un des participants à la session, indique qu’ils partagent le même rapport aux dangers.

48Le formateur exploite ainsi, dans la situation de formation, certaines de ses expériences de travail passées, en signifiant ainsi aux formés qu’il partage la même culture professionnelle qu’eux (avec succès dans l’extrait cité).

49Il agit plus encore dans ce sens dans les temps plus informels de la formation, lors des pauses-café et des déjeuners à la cantine avec les formés. Ces moments sont des occasions pour lui de partager avec les formés ses expériences passées de travail en raffinerie, sans lien direct avec l’objet de la formation.

50Le dernier jour de la formation, Julien (formateur, 42 ans) raconte au déjeuner une expérience qu'il a vécue lorsqu’il était opérateur à Nardes.

51Alors qu’il devait faire une manœuvre avec un collègue, il lui avait dit dans le talkie-walkie de fermer une vanne à 3 %, mais ce dernier a entendu 30 %.

Julien : « J’ai arrêté la moitié de la raffinerie ! J’ai vu la torche faire une flamme de 80 mètres. Je suis devenu célèbre ! »

Je lui demande comment il a su que c’était lié à ce qu’il venait de faire.

Julien : « Tu vois que c’est lié. On savait que c’était une opération sensible. On en avait parlé avant ! ».

52Le formateur insiste sur le caractère extraordinaire de cet événement. Il met en même temps en récit, à travers cette anecdote, la manière dont il était intégré au sein de l’établissement de Nardes. Partager cette expérience fait d’autant plus sens pour lui à table qu’il s’adresse à des ouvriers toujours en poste dans des raffineries en activité, bien plus qu’à moi qui suis présente comme observatrice. Ainsi les temps plus informels de la formation sont parfois exploités par les formateurs pour se présenter aux ouvriers expérimentés en tant qu’(anciens) professionnels du milieu. Ils mettent en avant leur proximité d’expérience et de statut avec eux, plutôt que leurs différences de trajectoires et de rôles désormais joués dans l’organisation.

53Comme Julien (formateur, 42 ans), Pierre (formateur, 44 ans) tient à déjeuner avec les professionnels qui viennent suivre ses formations continues à l’école de Nardes. Bien qu’il n’ait pas lui-même travaillé en quarts avant de devenir formateur, il emploie ces temps de pause pour poursuivre plus informellement avec eux des discussions sur le thème de ses formations, mais pas seulement.

54Les pauses-déjeuner sont aussi des moments où les formés, qui viennent de différents sites du groupe, échangent entre eux à propos de leurs conditions de travail respectives. Les notes de terrain prises a posteriori sur ces temps informels pendant l’enquête rendent compte de leurs préoccupations par rapport à leur avancement de carrière en interne ou bien encore par rapport aux moyens dont ils disposent pour faire leur travail. Pour les formateurs, ces pauses sont ainsi également des temps où ils peuvent percevoir l’ambiance de travail qui règne sur les sites des formés. Elles leur permettent de sortir d’une certaine manière, par la pensée, de l’école d’entreprise, pour connaître ce qu’il se passe ailleurs.

55Ne se réduisant pas à des « coulisses » où les formateurs se relâchent (Pruvost, 2008), les espaces de pause-déjeuner et de pause-café sont ainsi investis par ces derniers lors des sessions de formation continue pour se rapprocher de leurs publics.

56Ainsi, la posture professionnelle adoptée par les formateurs lors des sessions a varié notamment suivant leurs propres rapports au travail de formateur et aux formés, mais pas seulement (Duc, Lamamra et Besozzi, 2020). Leur initiation à leur nouveau métier les a amenés à découvrir le « travail de l’interaction » que suppose toute activité de service, réalisée au contact d’un public (Bernard, 2014). Elle les a conduits à travailler sur leur manière de se présenter aux formés sur la « scène » de la formation en tant qu’anciens professionnels du milieu (Markaki et Réméry, 2016). Ils ont aussi investi les temps les plus informels des sessions pour négocier leur rôle dans les formations. La façon dont ils se présentent aux formés a pu contribuer à une meilleure adhésion de ces derniers au contenu des activités dispensées. L’observation des formés lors des formations continues a cependant montré les limites de ce travail produit par les formateurs sur les ouvriers participant aux sessions.

3 L’engagement limité des ouvriers formés en formation continue

57Le rapport des ouvriers aux formations continues proposées par leur employeur varie la plupart du temps suivant leur propre trajectoire, leur « vécu » à l’intérieur de l’entreprise ainsi que leur perception de leur devenir professionnel (Charlon-Dubar et al., 1990). Dans les industries florissantes, telle que celle de l’automobile jusqu’aux années 1970, les ouvriers ont pu percevoir d’autant plus positivement le développement d’une offre interne de formations que leur entreprise était un espace propice à la promotion sociale (Quenson, op. cit.). Dans le contexte économique défavorable pour la branche du pétrole au moment de l’enquête, les ouvriers qui suivent les formations observées à Nardes ont un rapport plus ambivalent à l’offre qui leur est proposée.

58Après avoir analysé comment les formations observées s’inscrivent dans leurs parcours respectifs (partie 3.1), nous montrons ici que leur engagement dans les sessions est marqué par certaines résistances, même si les formés coopèrent aussi à d’autres moments avec les formateurs (partie 3.2). Comme pour les formateurs, ce qui fait sens pour les formés s’observe tout particulièrement dans les interstices de l’activité de formation (Grignon, 1971), lorsqu’ils expriment informellement, en situation collective, leur rapport à l’institution de formation.

3.1 Les ouvriers suivis en formation continue

59Pour suivre les formations continues à l’école de Nardes, les formés se déplacent pour plusieurs jours à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux – parfois même plus de 700 kilomètres. Les dix-neuf ouvriers suivis en formation avaient fait ce déplacement pour trois jours.

60La plupart d’entre eux avaient annoncé, dès le début des sessions observées, être venus par « obligation », c’est-à-dire avant tout parce que le service des ressources humaines de leur établissement le leur avait demandé. Ils ne connaissaient pas les raisons exactes de leur inscription, mais ils savaient que les formations étaient censées être en cohérence avec leur parcours professionnel en interne.

  • 13 Ce mode d’apprentissage est encore prépondérant aujourd’hui dans les industries chimiques (Legay et (...)

61Au moment de l’enquête, le plus âgé des formés rencontrés avait 53 ans et le plus jeune avait seulement 28 ans, mais déjà cinq ans d’expérience en raffinerie comme opérateur. Tous avaient été, à l’origine, directement formés à leur métier sur les sites où ils étaient postés. Entrés dans le secteur en tant qu’ » opérateurs extérieurs » (comme la plupart des formateurs), ils avaient été initialement formés au métier sur plusieurs mois pour obtenir un « Brevet Opérateur », avant d’effectuer leur apprentissage pratique du métier directement « sur le tas », en compagnonnage avec un opérateur en poste13. Ce brevet, sans lequel ils ne sont pas autorisés à prendre le poste, atteste de la qualification des opérateurs pour réaliser le travail. Les formés suivis n’avaient jamais eu l’occasion dans ce cadre, au préalable, de venir à l’école d’entreprise. Au moment de l’enquête, huit d’entre eux sont « opérateurs extérieurs », trois sont « opérateurs consolistes », deux sont « chefs de quart » et six autres sont « opérateurs de prévention » en charge de superviser des travaux réalisés par des sous-traitants dans les unités de production.

  • 14 Dans la raffinerie où Fanny Girin a enquêté, au début des années 2010, « les personnes arrivées au (...)

62Comme déjà mentionné plus haut, ces professionnels sont relativement protégés au sein de la catégorie socioprofessionnelle des ouvriers, en France, aujourd’hui, en raison de leur stabilité dans l’emploi – ils sont embauchés en contrat à durée indéterminée depuis plusieurs années au moins – et de leur rémunération – supérieure dès le début de leur carrière au salaire médian des ouvriers du secteur privé en France voire, en fin de carrière, à celui des cadres du secteur privé. Ils ne considèrent pas qu’ils appartiennent aux classes populaires, mais aux classes moyennes, comme c’est souvent le cas au sein du salariat subalterne (Siblot et al., 2015). Cependant, la pénibilité de leurs conditions de travail – ne serait-ce que celle liée au fait de travailler en cycles de 3x8 (Landier et Vieux, 1976) – et leur pouvoir très limité au sein des organisations (Girin, 2017) font de leur poste une position subalterne dans les établissements. Depuis une vingtaine d’années, l’accroissement de la concurrence en interne pour évoluer vers des postes mieux classés – lié à la structure de la pyramide des âges14 – a aussi fini par créer de plus en plus de « risques psycho-sociaux » au sein des équipes, selon les formés rencontrés. L’un d’eux, Baptiste (opérateur extérieur, 38 ans), m’en parle :

« Avant, je ne pensais pas qu’il y avait de la souffrance au travail quand on m’en parlait, mais maintenant je le vois ».

63Les formés considèrent ainsi tout au plus les formations de l’enquête comme des formations « qu’il faut faire à un moment » quand on est à leur poste, comme le dit Marc (opérateur extérieur, 50 ans). Elles conditionnent leur montée en grade progressive dans les établissements, mais sans représenter un atout, de leur point de vue, pour y évoluer rapidement pour autant. Ils insistent ainsi, promptement, au début des sessions, sur la distance qu’ils entretiennent avec les dispositifs de formation professionnelle proposés par le groupe Pétroleus. Ils le soulignent d’eux-mêmes à la fin des sessions, à la manière de Jonathan (opérateur extérieur, 28 ans), qui déclare, lors du tour de table final de l’une des formations observées, qu’il « avai[t] des a priori sur la formation au départ », mais qu’elle lui a « plu au final ». Le rapport au savoir des ouvriers suivis en formation rappelle ainsi jusqu’à un certain point celui que les ouvriers de la chimie cultivaient, pendant les Trente Glorieuses, en autonomie vis-à-vis de leurs supérieurs hiérarchiques (Bernoux et al., 1973).

3.2 Les ouvriers en formation : entre résistances et coopérations

64Lors des sessions de formation, les formés enquêtés s’engagent jusqu’à un certain point dans les activités proposées par les formateurs. Leur engagement est d’abord marqué par des résistances, liées à leur rapport ambivalent à ce qui relève du domaine scolaire. Les formés associent dans l’ensemble la « formation » à la « passivité », en opposition au « travail » qu’ils lient à l’ » activité ». Dimitri (opérateur extérieur, 43 ans) dit explicitement en formation qu’il veut là « garder les mains dans les poches ». Benoît (chef de quart, 45 ans) dit dès le début d’une des sessions observées qu’il est venu pour « écouter » et non pas pour « aller sur le terrain spécifiquement », tout comme Edouard (opérateur de prévention, 33 ans), qui affirme, sur une pause-déjeuner, ne pas être là « pour la pratique ».

65Dans l’ensemble, les formés s’intéressent moins aux propos des formateurs lorsque ces derniers abordent les points les plus théoriques des sessions. À l’occasion de la formation sur les instruments de mesure, c’est notamment le cas lorsque Julien (formateur, 42 ans) fait faire aux formés des exercices sur la symbolisation des systèmes de surveillance des installations. L’un des formés, Brice (opérateur consoliste, 39 ans), profite d’abord du temps laissé par le formateur à ce moment-là pour faire connaissance avec moi. Lors de la formation sur les risques des travaux faits par des sous-traitants en raffinerie, à la fin de la première journée passée en salle de classe, Frédéric (opérateur de prévention, 50 ans) interpelle quant à lui, plus directement, le formateur à voix haute en déclarant qu’il s’ennuie. Il s’appuie sur ma présence pour commenter ce que fait le formateur :

« Oh là ! Pour quelqu’un qui connaît pas, ça doit être chiant ! Déjà que pour quelqu’un qui connaît... »

66Il interrompt ensuite encore quelquefois le formateur, en disant qu’il compte mes bâillements.

67Lorsqu’ils résistent moins ostensiblement à l’activité de formation, certains ouvriers formés me délèguent aussi parfois une part des exercices que les formateurs leur proposent de faire, en considérant qu’en tant qu’étudiante en études longues à l’université, ces exercices théoriques relèvent davantage de mon domaine que du leur. Lors de la formation sur les instruments de mesure, Florian (opérateur extérieur, 33 ans) me remet ainsi une bonne partie des étiquettes qu’il doit poser sur les objets techniques dispersés sur l’établi, sans m’aider à faire l’exercice, alors que je suis incapable de le faire moi-même en raison de son degré de technicité. Les formés marquent ainsi à différentes reprises, lors des formations continues, leur distance avec ce qui relève du domaine scolaire.

68Les résistances qu’ils opposent par moments à l’activité de formation ne les empêchent pas cependant, à d’autres moments, de s’engager plus pleinement dans les sessions. C’est notamment le cas dès lors que les formateurs abordent la question des dangers de leur métier. Les formés se mobilisent davantage lors des exercices où les formateurs les font travailler sur les risques du travail que lorsqu’ils leur proposent les exercices techniques plus abstraits.

69Lors de la session de formation sur les travaux réalisés par les sous-traitants en raffinerie, les formés interagissent le plus au moment où Pierre (formateur, 44 ans) leur propose de réfléchir ensemble à l’endroit où il vaut mieux garer un camion d’après eux. Il inclut dans la consigne différents paramètres, comme le fait que le produit manipulé est inflammable et que le vent souffle fort dans un sens donné ce jour-là. Les opérateurs de prévention ne sont pas tous d’accord sur l’endroit où il vaut mieux mettre le camion. Je note que l’un d’eux finit par expliquer aux autres :

« Si tu mets le camion après le point de feu dans le sens du vent, comme ton produit est inflammable, tu vas tout prendre dans la figure ».

70Il est donc préférable de garer le camion afin qu’il protège, en quelque sorte, du vent, l’espace où les sous-traitants travaillent.

71En dehors des exercices de réflexion que les formateurs leur proposent de faire collectivement, les formés rebondissent souvent sur les anecdotes qu’ils leur racontent lorsqu’ils évoquent des accidents qu’ils ont connus. Lors de la même session de formation, à la pause, Fabien (opérateur de prévention, 42 ans) va parler au formateur de photos de blessures que celui-ci leur a montrées juste avant :

« Tu vois les photos que tu as montrées tout à l’heure ? Dans mon unité, un gars ne mettait pas le balisage parfois [c’est-à-dire les barrières de protection autour de lui quand il travaillait] ».

72Il raconte que le sous-traitant lui disait, en parlant des produits qu’il employait pour nettoyer des équipements : « C’est de l’eau ! ». La technique de nettoyage à haute pression qu’il utilisait supposait, en effet, pour lui, de n’employer aucun autre produit que de l’eau.

73Fabien raconte au formateur avoir montré à l’opérateur des photos semblables de gangrènes générées par la technique utilisée (en apparence peu dangereuse) : « Ça lui a fait changer de comportement ».

74Si l’opérateur de prévention connaît déjà le type de photos montrées par le formateur, il indique en même temps à ce dernier que son propos fait sens par rapport à son propre travail – qui consiste, dans les unités de production, à encadrer l’activité des entreprises extérieures venant y réaliser des travaux. De cette manière, il reconnaît la valeur de ce que raconte le formateur lors de la session.

75Si certains formés coopèrent ainsi avec les formateurs, en situation, d’autres s’engagent aussi dans les activités que ces derniers proposent, mais de manière plus détournée. Ils surjouent parfois le jeu que les formateurs leur proposent de faire en formation.

76Au début de la deuxième journée de formation sur les instruments de mesure, Julien (formateur, 42 ans) demande aux formés, en groupes, de poser des questions aux autres sur ce que l’on a vu la veille.

77Alors que c’est au groupe de Marc (opérateur extérieur, 50 ans) de commencer, ce dernier se tourne immédiatement vers mon groupe, pour me poser la question la plus difficile abordée la veille :

« Edwige, peux-tu m’expliquer le schéma de la boucle de régulation directe ? ».

78Répondant par un joker, je ris, ainsi que tous les participants à la session.

79M’inclure directement dans l’activité de formation est aussi une façon pour le formé de s’y engager lui-même, de manière détournée. Jonathan (opérateur extérieur, 28 ans), de mon groupe, répondra à sa question en faisant le schéma sur le paperboard du formateur.

80Lors de la formation sur les travaux faits par des sous-traitants en raffinerie, les formés s’engagent de manière plus ambivalente dans la session. C’est notamment le cas le jour où le formateur les emmène voir des sous-traitants faire une démonstration de leur travail dans les anciennes unités du site.

81L’un des formés, Frédéric (opérateur de prévention, 50 ans), prend assez vite l’initiative d’aller voir l’un des sous-traitants pour lui demander de voir son permis de travail.

82Le voyant faire, un autre opérateur de prévention formé, Vincent (31 ans), se moque immédiatement de lui :

« Il a cru que ce n’était pas un jeu avec des erreurs ! »

83et rit avec Edouard (opérateur de prévention, 33 ans), près de lui.

84Frédéric a déjà signifié son ennui plus tôt lors de la formation. Aller voir les sous-traitants est une façon pour lui de faire passer le temps en surjouant un peu son rôle de contrôleur des sous-traitants, auquel son poste est par ailleurs souvent renvoyé en interne. La veille, Fabien (opérateur de prévention, 42 ans) m’explique :

« On passe un peu pour des flics parfois »

85Dans l’extrait ci-dessus, la façon dont les collègues de Frédéric réagissent indique que sa façon d’agir dépasse quelque peu le cadre attendu de l’interaction dans la situation. La raillerie rappelle en même temps des formes de sociabilités ouvrières vectrices d’intégration entre soi (Hoggart, 1970).

86Le fait d’avoir été présente, lors des sessions, en tant que jeune femme, a nécessairement produit des effets sur les manières d’agir des formés en formation dans le sens – probable – d’une présentation plus viriliste de soi. Toutefois, il reste qu’à travers les manières dont ils se sont engagés dans les sessions, les ouvriers formés ont signifié pendant l’enquête une certaine distance avec l’institution de formation nouvellement créée, et avec les enseignements que les nouveaux formateurs leur ont dispensés.

Conclusion

87Destinées à des ouvriers qui font figure de derniers « stables » au sein de leur catégorie socioprofessionnelle (Castel, 1995), les formations observées ont rassemblé des acteurs qui ont en partage une certaine expérience de métier, mais dont les trajectoires se sont inscrites différemment, pour le moment, dans le contexte du déclin de l’industrie pétrolière en France. S’étant reconvertis dans le contexte difficile de la reconversion de leur ancienne usine en école d’entreprise, les formateurs enquêtés se sont initiés, dans leur nouvelle activité, à exercer un métier des services. Cela a supposé pour eux de développer certaines compétences interactionnelles qu’ils n’avaient pas eu l’occasion d’acquérir dans leurs postes précédents dans le secteur industriel – qui ne les mettaient pas au contact d’un public. Bien que les formateurs aient travaillé sur leurs manières de se présenter aux ouvriers venus en formation, afin de les faire s’engager dans les sessions, les publics enquêtés sont restés relativement distants vis-à-vis de la nouvelle institution de formation et des enseignements dispensés par les formateurs. Dans un contexte d'industrie sur le déclin, les ouvriers enquêtés n’ont ainsi pas perçu les formations continues comme des outils potentiellement propices à leur future émancipation au travail.

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Notes

1 L’usage du masculin n’est pas celui du masculin neutre, mais s’explique par le fait que ces salariés sont aujourd’hui encore quasi exclusivement des hommes.

2 Tous les noms d’entités, de lieux et de personnes cités ont été changés.

3 C’est souvent le cas lors de restructurations d’usines, comme en rend compte le dossier thématique du numéro 138 de la revue Travail et Emploi, publié en avril-juin 2014 : « Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (II) ».

4 « Ces marchés sont "fermés" parce qu’ils ne s’alimentent hors d’eux-mêmes qu’aux niveaux les plus bas des pyramides de chaque grade » (Paradeise, op. cit., p. 352).

5 Les directives européennes Seveso encadrent l’activité productive des « installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE). Ces directives se sont succédé depuis 1982, pour la surveillance des risques industriels, à la suite d’un incendie survenu dans une usine chimique de la ville éponyme d’Italie du Nord, en 1976.

6 Selon l’INSEE, en 2018, le salaire médian des ouvriers du secteur privé en France était de 1 670 euros nets mensuels (équivalent temps plein).

7 Leurs anciennes activités de travail supposaient surtout pour eux de développer ce qu’ils appellent la « communication verbale ». S’exerçant dans des unités de production très vastes, leurs précédents postes supposaient en effet pour eux de se coordonner verbalement avec leurs collègues à distance, par talkie-walkie, sans se voir.

8 C’est souvent le cas des formateurs d’adultes (Cardon, 1998).

9 Source (consultée le 07 septembre 2021) : Observatoire des métiers et des qualifications de la branche du pétrole. URL : https://www.metiersdupetrole.fr/images/etude/ENSEMBLE %20DE %20LA %20BRANCHE %202009.pdf

10 Selon l’INSEE, en 2018, le salaire médian des cadres du secteur privé en France était de 3 380 euros nets mensuels (équivalent temps plein).

11 Dans l’industrie automobile, les chances pour les ouvriers d’évoluer vers un poste de « maîtrise », voire ensuite de « cadre » étaient réelles jusque dans les années 1960-1970, mais elles ont diminué à partir des années 1970-1980 (Quenson, op. cit.), jusqu’à devenir très faibles dans les années 1990 (Beaud et Pialoux, op. cit. ; Eckert, 2005).

12 À propos de cet ensemble de risques, je me permets de renvoyer à ma thèse de sociologie, soutenue à l’Université Paris Sciences et Lettres : Edwige Rémy (2021) : Ce n’est pas en raffinant qu’on devient raffineur. Une ethnographie de l’expérience sensible du travail d’opérateur en raffinerie de pétrole.

13 Ce mode d’apprentissage est encore prépondérant aujourd’hui dans les industries chimiques (Legay et Séchaud, 2017).

14 Dans la raffinerie où Fanny Girin a enquêté, au début des années 2010, « les personnes arrivées au début des années 1992-93 ont bénéficié des départs en retraite des premiers embauchés de la raffinerie, en 1966. Mais la montée des postes reste pyramidale et les travailleurs n’ont pas tous pu en profiter. Parmi trois d’entre eux entrés en 1992, l’un est chef [de quart], l’autre chef [de quart] adjoint et le troisième [opérateur consoliste] ; un quatrième, arrivé un an avant, est encore opérateur [extérieur] » (Girin, op. cit., p. 88).

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Pour citer cet article

Référence papier

Edwige Rémy, « Pourquoi (se) former dans une industrie en déclin ? »Formation emploi, 162 | 2023, 99-122.

Référence électronique

Edwige Rémy, « Pourquoi (se) former dans une industrie en déclin ? »Formation emploi [En ligne], 162 | avril-juin, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/formationemploi/11611 ; DOI : https://doi.org/10.4000/formationemploi.11611

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Auteur

Edwige Rémy

Sociologue et chercheuse associée à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (IRISSO, UMR CNRS-INRAE 7170-1427), à l’Université Paris Dauphine-Paris Sciences et Lettres

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Droits d’auteur

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