1L’accent mis sur la reproduction sociale ou les grands déplacements dans l’espace social tels que ceux des transfuges de classe ou autres ascensions remarquables n’en doit pas moins masquer les nombreux « petits déplacements sociaux » (Lahire, 2004) des membres des classes populaires. Les études statistiques des mobilités en cours de carrière, comme les tables de mobilité sociale, mobilisent des « catégories larges qui conduisent à sous-estimer ces mobilités limitées dans l’espace social, alors que ce sont les plus fréquentes au sein des classes populaires » (Siblot et al., 2015, p. 66). En outre, rares sont les travaux statistiques sur la mobilité des travailleurs indépendants, en raison de la construction de la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) qui rend difficile la mesure des ascensions ou des déclassements. En effet, les études sur la stratification sociale font souvent l’impasse sur la catégorie des indépendants, car il est bien difficile de les hiérarchiser dans l’ensemble de l’espace social (Bessière et al., 2012).
- 1 Dans la nomenclature socioprofessionnelle de 2020, les gérants d’une société de nettoyage qui emplo (...)
2Se placer à l’échelle individuelle en proposant une analyse qualitative des trajectoires permet de mettre en lumière ces mobilités en cours de carrière. À partir d’une sociologie de la socialisation (Darmon, 2006), nous proposons de rendre compte des parcours professionnels des personnes qui se lancent en cours de carrière dans le nettoyage et la désinfection des lieux après décès en tant que gérant ou chef d’entreprise1.
- 2 Selon Infolegale, l’activité d’une entreprise enquêtée est précisée de la manière suivante : « Dans (...)
- 3 Créée en 2010 par deux femmes en Poitou-Charentes, la société à responsabilité limitée Manès Ium a (...)
3Notre recherche cible les entreprises dont le cœur de métier est le nettoyage et la désinfection des lieux après décès. Mais, pour être rentables, elles proposent souvent d’autres services comme le nettoyage des insalubres, le nettoyage 3D (Désinfection, Dératisation, Désinsectisation), le nettoyage de chambres mortuaires et funéraires, ou autres interventions ponctuelles de nettoyages et désinfections très spécialisés2. La plupart des structures que nous avons repérées en France sont des entreprises individuelles, des sociétés à responsabilité limitée (SARL) ou des sociétés anonymes – sociétés par actions simplifiées (SAS) ou sociétés par actions simplifiées unipersonnelles (SASU) – qui comptent entre zéro et six salariés. Quelques petites et moyennes entreprises (PME) de nettoyage courant ou industriel proposent aussi à la marge cette prestation sans en faire une spécialité. Le chiffre d’une dizaine de petites entreprises spécialisées en France circule parmi les journalistes et les professionnels du nettoyage. Mais ce chiffre reste difficile à établir dans un secteur en pleine effervescence, marqué par une faible pérennisation de l’activité. Par exemple, une des premières entreprises identifiées en France, Manès Ium, a déposé le bilan après moins de trois ans d’activité3.
- 4 Il n’existe pas d’appellation officielle actuellement en France.
- 5 Le nettoyage et la désinfection sont des corps de métiers moins prestigieux que l’artisanat d’art, (...)
4L’entrée de professionnels dans cette « spécialité de niche », en développement en France depuis une quinzaine d’années environ, correspond à une mobilité intragénérationnelle. Elle constitue pour beaucoup une trajectoire ascensionnelle qui n’est ni tributaire de la voie scolaire ni ne relève de l’entrée dans une carrière sportive ou artistique. Il s’agit d’explorer un secteur professionnel peu attractif et de s’intéresser à celles et ceux qui nettoient et désinfectent les appartements, maisons ou autres lieux après la levée des corps (suite à une mort naturelle, un suicide ou un homicide). Montrer comment on devient entrepreneur de nettoyage et désinfection après décès4 participe à l’étude des voies de promotion sociale qui ne sont pas associées à la réussite scolaire (Bernard, 2016 ; Bertrand, 2015) et complète les enquêtes sur les reconversions dans l’artisanat (Mazaud, 2013 ; Jourdain, 2014 ; Bajard, 2012) en explorant un corps de métier moins prestigieux et moins examiné que d’autres5.
5Pour saisir les réorientations dans cette activité, nous appréhendons les trajectoires individuelles à la croisée des dispositions incorporées et des contextes d’action. Plus précisément, nous mettons en relation la faible structuration du secteur professionnel avec les caractéristiques sociales et les expériences antérieures des acteurs. Nous montrons d’abord que l’origine sociale des nettoyeurs et les expériences professionnelles accumulées ont concouru à l’incorporation de dispositions singulières et au développement de compétences facilitant l’entrée dans la nouvelle voie professionnelle. Ayant exercé d’autres métiers plus ou moins proches du secteur du nettoyage et de la désinfection, les enquêtés connaissent tous une forme de mobilité professionnelle qui s’apparente parfois à une bifurcation. Nous montrons ensuite que cette mobilité est souvent ascensionnelle en raison de la spécificité du nettoyage entrepris et du statut professionnel acquis, et qu'elle participe d’un rapport plutôt satisfaisant au métier.
- 6 Nous avons aussi réalisé trois entretiens avec une responsable de structure et deux femmes d’entrep (...)
6L’article mobilise une quinzaine d’entretiens (la quasi-totalité des TPE ou PME existantes que nous avons repérées via Internet ont été contactées, la moitié n’ont pas répondu) menés avec des hommes, majoritaires dans la profession6. Nous avons privilégié ici les seules personnes qui ont créé leur entreprise et qui prennent ou ont pris part aux interventions sur le terrain. Originaires des classes populaires ou des petites classes moyennes, et le plus souvent en couple avec des enfants (deux sont célibataires et un est divorcé), les enquêtés ont créé leur entreprise entre 2009 et 2020.
- 7 LinkedIn est un réseau social professionnel en ligne.
- 8 Nous avons ainsi pu récolter les caractéristiques sociales (sexe, âge, anciennes professions, diplô (...)
7Ils ont été contactés par mail, puis par téléphone afin de présenter la recherche et fixer un rendez-vous physique ou téléphonique pour un entretien. D’une durée comprise entre deux et quatre heures, les entretiens semi-directifs conduits en face-à-face ou par téléphone (en raison de l’épidémie de coronavirus), entre 2017 et 2021, reconstruisent de façon approfondie les étapes successives des trajectoires scolaires et professionnelles. Ils sont complétés par les interviews donnés dans les médias (presse et radio) et l’exploitation des outils de communication (sites professionnels, pages Facebook des entreprises, profils LinkedIn7) des entrepreneurs rencontrés, mais aussi d’autres qui n’ont pas donné suite à notre proposition d’entretien8.
- 9 Infogreffe est le Groupement d’Intérêt Économique (GIE) des greffes des tribunaux de commerce franç (...)
- 10 Les sources de Société.com (créé en 1999) sont Infogreffe (pour les Greffes des Tribunaux de commer (...)
- 11 Ainsi, une entreprise, sous le statut de SAS (société par actions simplifiée) avec trois à cinq sal (...)
8Nous avons cumulé et croisé les informations obtenues lors des entretiens avec les profils LinkedIn accessibles librement en créant un profil et qui donnent accès aux diplômes et activités professionnelles renseignés par les professionnels inscrits sur ce réseau. Nous avons également complété les informations obtenues concernant les entreprises en recourant aux données disponibles sur les sites Infogreffe9 ou Société.com10 qui diffusent les informations officielles du Registre National du Commerce et des activités (RNCS). Ces sites renseignent sur la forme juridique de l’entreprise, le code de la nomenclature des activités françaises (NAF), l’année d’immatriculation et parfois quelques chiffres clés ou documents comptables11. Nous avons enfin accès à toutes les décisions judiciaires (clôture pour insuffisance d’actif, liquidation judiciaire, etc.) et plus rarement à certains actes d’entreprise.
9L’analyse des sites professionnels et des pages Facebook (quand elles existent) donne accès aux façons de présenter l’activité professionnelle et renseigne sur des interventions réalisées via les photos et commentaires publiés par les entrepreneurs.
10L’analyse d’une partie du matériau recueilli (les entretiens et les profils linkedIn) permet de décrire les trajectoires socioprofessionnelles des nettoyeurs et de caractériser les formes de mobilité professionnelle qu’ils connaissent, en distinguant trois types de parcours menant à l’exercice de cette activité peu formalisée.
11Le premier type de parcours correspond à une mobilité interne au sein du secteur du nettoyage. Le deuxième regroupe les professionnels en provenance de secteurs limitrophes, comme le milieu funéraire ou la police/gendarmerie. Et le troisième, plus rare, s’apparente à une bifurcation professionnelle au sens d’un changement plus radical de métier et de domaine professionnel (Denave, 2015).
12En développement depuis plus de 15 ans, en raison notamment de l’externalisation de certains segments du marché, le nombre d’entreprises du nettoyage a augmenté de 20 % entre 2005 et 2013, et on compte 38 000 entreprises individuelles ou sociétés qui emploient plus de 400 000 salariés en 2015 (Souquet et Geay, 2018). Cela dit, ce secteur est fortement polarisé du point de vue de la répartition des entreprises, entre d’un côté, de nombreuses PME (80 % des entreprises ont moins de 20 salariés) et de l’autre, des grandes entreprises de plus de 250 salariés qui emploient 57 % des salariés du secteur12. Le nombre de micro-entreprises, en nette progression, ne représente qu’une très faible part du chiffre d’affaires du secteur, 0.6 % en 2015 comme en 2010 (Souquet et Geay, op. cit.).
13Les entreprises proposent des prestations classiques appelées « nettoyage courant » (comme le nettoyage courant des bâtiments qui représente les trois quarts du chiffre d’affaires du secteur) et des prestations spécialisées dites « nettoyage spécialisé » (comme le nettoyage industriel ou le nettoyage 3D : dératisation, désinsectisation, désinfection).
- 13 La Nomenclature d’Activités Française (NAF) est une nomenclature des activités économiques producti (...)
- 14 Plus précisément, leurs activités sont inscrites dans les services de nettoyage courant des bâtimen (...)
14La spécialisation du nettoyage après décès manque encore de visibilité en raison de l’absence de codification dans les nomenclatures d’activités. Il n’existe aujourd’hui ni code de l’activité principale exercée (APE) – ou code NAF – ni convention propre au nettoyage après décès, ce que réclament certains entrepreneurs comme Christian (49 ans, bac F3, ancien représentant de commerce, puis gestionnaire d’entreprises de nettoyage) : « J'aimerais bien un jour qu'on puisse avoir un code APE légèrement différent […] Y’a rien qui existe dans ce métier-là […] Les métiers du post-mortem reposent sur le code APE du nettoyage finalement. En fait, ça repose nulle part. Mais qui le fait ? Les entreprises de nettoyage et de dératisation ». La plupart des entreprises qui proposent des services de désinfection après décès sont effectivement répertoriées dans les services de nettoyage (groupe 81.2 de la NAF13), se répartissant entre la sous-classe « Nettoyage courant des bâtiments » (81.21Z) et la sous-classe « Désinfection, désinsectisation, dératisation » (81.29A)14, à l’exception de quelques-unes qui sont incluses dans les activités funéraires (groupe 9603Z).
- 15 Au sens de l’INSEE, les nettoyeurs sont « les salariés du secteur privé chargés de nettoyer seuls o (...)
- 16 28 % des hommes du nettoyage sont nettoyeurs, contre 15 % des femmes, tandis que 2 % des hommes son (...)
- 17 58 % des nettoyeurs n’ont aucun diplôme, contre 44 % des salariés des métiers du nettoyage (et cont (...)
15Parmi les salariés du nettoyage, 41 % sont employés auprès des particuliers (aides à domicile, employés de maison…), 36 % sont agents de service (de la fonction publique, des services hospitaliers…) et 23 % exercent un métier du nettoyage en entreprise (dont 18 % de nettoyeurs15) en 2016. Le groupe des nettoyeurs comprend un ensemble plus large que les nettoyeurs spécialisés visés par notre enquête, mais ces données permettent déjà de les distinguer des autres salariés du nettoyage. Si les hommes ne représentent que 20 % des salariés du nettoyage, ils sont sur-représentés16 parmi les nettoyeurs (Desjonquères, 2019). En grande partie âgés de plus de 30 ans, les nettoyeurs sont plus souvent sans diplôme17 que la moyenne des salariés des métiers du nettoyage. Si nous avons accès à des données statistiques sur les salariés du nettoyage, il est plus difficile de connaître les caractéristiques sociales et les trajectoires professionnelles des entrepreneurs de ce secteur.
16À partir des entretiens et de l’étude des profils mis en ligne sur le site LinkedIn, nous pouvons déjà distinguer des traits récurrents dans les parcours des entrepreneurs de nettoyage spécialisé dans le post-mortem et l’insalubrité. Une partie des enquêtés est d’origine populaire, avec des parents sans diplôme ou titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP), quand l’autre partie est plutôt issue des petites classes moyennes avec des parents de niveau baccalauréat. Du côté des pères, on a par exemple un plâtrier, un agent hospitalier, un câbleur, un électrotechnicien et plusieurs gendarmes. Parmi les mères, on retrouve une commerçante, une secrétaire, une coiffeuse, une monitrice d’auto-école et plusieurs femmes au foyer.
- 18 En plus des titres professionnels (TCN6 et TCN7), il existe trois diplômes délivrés par l’Éducation (...)
17Âgés de 26 à 44 ans au moment de la création d’entreprise, les entrepreneurs appartiennent aux générations bénéficiaires de la massification scolaire et sont tous diplômés, à l’exception d’un seul qui a arrêté ses études en seconde professionnelle. Un grand nombre d'entre eux, issus des classes populaires, sont titulaires d’un CAP, d'un brevet d’études professionnelles (BEP) ou d'un baccalauréat professionnel. Les autres ont poursuivi leurs études en brevet de technicien supérieur (BTS), diplôme universitaire de technologie (DUT) ou en licence professionnelle après l’obtention d’un baccalauréat technologique (un seul a un baccalauréat général). Sans accéder aux formations les plus prestigieuses de l’institution scolaire, ils ont privilégié les formations techniques ou professionnelles de courte durée. Aucun n’a préparé ou obtenu en formation initiale un diplôme dans la propreté18. Principalement titulaires de diplômes dans l’électro-technique, la comptabilité ou la vente, ils ont commencé leur carrière professionnelle par des emplois dans des secteurs tels que la grande distribution, l’automobile ou l’informatique.
- 19 Un criminalisticien de sécurité intérieure conduit des investigations techniques et scientifiques s (...)
18Beaucoup ont cumulé plusieurs emplois avant de se diriger vers le secteur du nettoyage. Jean (CAP et BEP maintenance industrielle), qui a fondé son entreprise en 2017, a été chargé de logistique dans l’alimentaire, fondateur d’une entreprise de nettoyage automobile, chauffeur-livreur, puis assistant médical. Après avoir arrêté l’école en classe de seconde, Sylvain a été brancardier pendant trois ans, puis agent de service hospitalier en hémodialyse pendant sept ans. Après un BEP de construction et topographie, Bastien a été plâtrier peintre pendant près de trois ans, sapeur-pompier pendant onze ans et criminalisticien19 dans la police technique et scientifique pendant trois ans. Militaire dans l’armée de l’air pendant presque deux ans, Jérôme, détenteur d’un BEP électro-technique, a enchaîné les missions comme intérimaire (docker, ouvrier du bâtiment, ouvrier en usine, etc.) pendant plusieurs années avant de travailler dans les pompes funèbres pendant plus d’un an.
19L’entrée dans le métier ne correspond pas à une primo insertion sur le marché du travail et n’est pas non plus l’aboutissement d’un rêve de jeunesse. À ce titre, la situation des entrepreneurs recoupe celle des salariés du nettoyage puisqu’ils sont peu à s’orienter vers les métiers du nettoyage à la fin de leurs études et que les emplois du nettoyage, rarement choisis, sont plutôt une « solution de repli qui intervient souvent après un épisode de non-emploi » (Desjonquères, 2019, p. 2).
20L’analyse plus fine des trajectoires professionnelles permet de distinguer trois types de parcours qui correspondent à trois formes de mobilité professionnelle. Une partie des enquêtés est issue du secteur du nettoyage, une autre provient de secteurs limitrophes et quelques-uns ont exercé des métiers dans des domaines professionnels distincts. Autrement dit, ceux qui continuent d’exercer un métier dans le secteur du nettoyage connaissent une mobilité interne tandis que les autres sont en reconversion, voire en bifurcation professionnelle puisqu’ils associent au changement de métier un changement de domaine professionnel.
21Le premier type de parcours regroupe les personnes qui travaillent plusieurs années en tant que technico-commercial ou chef d’équipe dans le nettoyage courant, la dératisation ou l’après-sinistre, avant d’intégrer la désinfection après décès. C’est par glissements successifs entre des sous-domaines du secteur du nettoyage qu’ils deviennent entrepreneurs de nettoyage post mortem.
22Après cinq ans comme responsable qualité (supervision de chantiers), Antoine (BTS et licence en électronique) enchaîne plusieurs postes de technico-commercial dans le nettoyage tertiaire, les produits chimiques, le traitement des déchets et des hydrocarbures, puis dans une société d’intervention après sinistre (incendies ou dégâts des eaux). Il cumule ainsi des activités administratives (réalisation des plannings, des devis, etc.) et des activités d’intervention directe sur les chantiers qui le familiarisent avec plusieurs types de nettoyage, avant de créer sa propre entreprise :
« Ça m’a permis de travailler sur les inondations de Paris, sur les inondations de Cannes, où j’intervenais autant dans des centres commerciaux pour décontaminer, désinsectiser, désinfecter, assécher chez le particulier, dans le centre commercial, évacuation de déchets ».
23Après quelques mois comme assistant dans un cabinet dentaire, Jean (CAP et BEP de maintenance industrielle) est recruté comme agent de nettoyage de bloc opératoire et est chargé des opérations de stérilisation, nettoyage, désinfection et mise en place. Ces deux postes lui permettent de développer des connaissances « au niveau microbiologique » qui faciliteront son lancement dans l’activité
« J’ai appris énormément de choses, dans tout ce qui est désinfection, nettoyage, bio nettoyage hospitalier ». Et c’est en 2017, à l’âge de 29 ans, qu’il crée son entreprise de « nettoyage de l’extrême ».
24Détenteurs de diplômes et d’expériences professionnelles hors du champ de la propreté, les enquêtés du second groupe connaissent une forme de reconversion professionnelle. Mais la prise en considération des expériences professionnelles immédiatement antérieures en limite la radicalité. Ils proviennent d’un domaine limitrophe qui permet le transfert d’une partie de savoirs, savoir-faire ou savoir-être. Ce sont d’anciens pompiers ou militaires, ou encore d’anciens salariés ou chefs d’entreprise du funéraire qui travaillaient comme porteur, fossoyeur, thanatopracteur ou agent de services mortuaires et de désinfection.
25C’est d’ailleurs à l’aune de ces expériences que naissent les projets de création d’entreprise. Arthur (Bac S et diplôme de thanatopracteur) est thanatopracteur depuis une dizaine d’années lorsqu’il décide de créer une deuxième société spécialisée en désinfection des lieux après décès. C’est à l’occasion de soins pratiqués sur des personnes suicidées qu’il s’interroge :
« Par exemple, une arme à feu dans le visage ou dans le thorax, quand je procédais aux soins, je demandais toujours à des clients qui c’est qui intervient derrière, il doit y avoir quelque chose à faire dans les maisons C’est pas possible ! »
26Face à l’absence de services, il achète un fourgon et commence à développer cette activité avec une collègue. Travaillant dans le funéraire, la proximité de la mort ne l’indispose pas et il a quelques connaissances, comme la gestion des déchets infectieux :
- 20 Sont considérés comme DASRI les Déchets d’Activités de soins à Risques Infectieux.
« Je connais bien parce que ça fait dix ans que j’utilise des fûts DASRI20 pour mes liquides biologiques, donc, pour moi, c’était facile ».
27Le troisième type de parcours s’apparente davantage à un processus de bifurcation professionnelle. Les entrepreneurs ont en effet exercé des emplois éloignés de la désinfection et dans des domaines professionnels autres que la propreté, le funéraire, la sécurité publique ou le médical. L’engagement dans le nouveau métier fait suite à de fortes insatisfactions professionnelles et à la saisie d’opportunités.
28Suite au rachat de l’entreprise d’informatique pour laquelle il travaillait, Patrick (Bac G et diplôme d’études comptables et financières) entre en conflit avec le nouveau patron et ne parvient pas à accéder aux postes qu’il brigue dans les ressources humaines. C’est au cours d’un bilan de compétences qu’il rencontre une ancienne directrice des pompes funèbres qui lui fait part d’une expérience atypique :
« Ben moi, ce week-end, j’ai filé un coup de main à mon compagnon qui a une boîte de nettoyage, la mairie l’a appelé parce que quelqu’un de décédé depuis trois mois, du sang de partout... que lui il savait pas comment s’y prendre et... ça le choquait, alors que moi, les odeurs, c’était bon ».
29Ces quelques échanges conduisent Patrick à envisager de démarrer cette activité qu’il perçoit comme une aubaine.
30Les expériences professionnelles antérieures, qui ont souvent permis de connaître ce nouveau métier et donner l’idée de s’y lancer, ont également doté les enquêtés de compétences transférables pour l’exercer. Ceux qui proviennent du secteur du nettoyage ont déjà manié des machines de nettoyage, des produits de désinfection et des équipements de protection individuelle. Le passage par le funéraire, le secours ou le médical fournit aussi des connaissances pouvant faciliter la mise en œuvre de l’activité. La proximité avec les déchets organiques est par exemple déjà expérimentée. En outre, les activités professionnelles précédentes concourent à l’organisation de la nouvelle activité, car les nettoyeurs associent le plus souvent la désinfection après décès avec d’autres services qu’ils connaissent déjà (après-sinistre, désinfection 3D, insalubrité, nettoyage de tombes, etc.). Ceux qui sont en bifurcation professionnelle n’ont pas ce capital de connaissances et de compétences, mais ils ont, au même titre que les autres, constitué des dispositions facilitant l’entrée et le maintien dans le métier, comme nous le verrons dans la partie suivante.
- 21 Des sociétés privées prenant en charge la désinfection des logements après décès existaient déjà au (...)
- 22 Selon le code de Santé publique, la désinfection est seulement obligatoire pour » tous les cas de m (...)
31L’engagement dans la désinfection après décès est facilité par la faible réglementation de l’activité qui tient sans doute en partie à sa réapparition récente21. Si certains sites professionnels indiquent que la désinfection du logement est obligatoire après une mort naturelle, un suicide ou un homicide, aucun protocole n’est défini pour encadrer le travail des entreprises22. Non réglementé, le secteur est donc facilement accessible. Mais c’est aussi une activité professionnelle difficile qui confronte les nettoyeurs à des déchets et des odeurs pestilentielles limitant les vocations. Elle peut néanmoins faire l’objet d’une forte valorisation pour des entrepreneurs en raison de la technicité requise et du statut professionnel acquis.
32En l’absence de barrières à l’entrée, ce secteur est relativement facile d’accès comparativement à d’autres domaines professionnels. En effet, les faibles capitaux scolaires et économiques exigés rendent possible l’accès de personnes peu dotées de ces formes de ressources. N’étant pas réglementé, le secteur du nettoyage n’exige pas de diplôme. L’absence d’appellation officielle, mais aussi de réglementation spécifique s’appliquant aux services de désinfection après décès, renforce encore son accessibilité.
- 23 Le certibiocide, valable pendant cinq ans, est un certificat obligatoire depuis le 1er juillet 2015 (...)
33La seule certification prescrite pour ceux qui achètent, utilisent ou distribuent des produits biocides est le certibiocide23, afin d’éviter les risques sanitaires, conformément à l’application de l’arrêté du 9 octobre 2013. Selon Patrick, elle permet « juste de savoir comment on utilise les produits et dans quelles conditions […] parce que tous les produits qu’on utilise sont mutagènes, cancérigènes, donc extrêmement violents ». Cette certification s’obtient après une formation de trois jours (21 heures) auprès d’un organisme habilité et est délivré par le ministère en charge de l’Environnement.
34Devenir chef d’entreprise nécessite aussi de suivre une formation pour les aspects gestionnaires de l’activité. Des formations de trois à sept jours sont proposées par la chambre des métiers, la BGE (Boutique de gestion espace, réseau d’accompagnement à la création d’entreprise) ou d’autres organismes et sont inégalement appropriées par les enquêtés.
35Le capital économique exigé pour démarrer l’entreprise n’est pas très important relativement à d’autres secteurs. Organisée sous diverses formes juridiques (entreprise individuelle, SARL, SAS, SASU), cette activité n’exige aucun capital social minimum et une mise de fonds peu importante au regard d’autres indépendants (Estrade et Missègue, 2000). L’achat d’un fonds de commerce ou d’une clientèle qui concerne de nombreux indépendants n’est pas nécessaire.
36S’ils localisent fréquemment le siège de leur entreprise chez eux, ils doivent concéder à certaines dépenses. S’équiper d’un utilitaire est le poste le plus élevé. Il faut ensuite se munir d’un matériel « de base » comprenant des outils (monobrosse, pulvérisateur, sceau, éponge, grattoir...), des produits (détergents, solvants…) et des équipements de protection individuelle.
37Des enquêtés racontent qu’ils ont démarré avec des sommes comprises entre 10 000 et 30 000 euros. Certains ont emprunté aux banques ou ont bénéficié d’aides étatiques ou associatives quand d’autres, comme Sylvain, ont limité au maximum l’investissement initial :
« J’ai pas voulu me mettre des crédits sur le dos ni quoi que ce soit… avec mes dernières paies de l'hôpital, j’ai tout simplement investi dans un matériel basique, un véhicule, et j’ai vraiment démarré tout seul, avec... juste mon courage, mon stylo, mon bloc note et mon téléphone ».
38Commençant le plus souvent seuls l’activité, certains entrepreneurs ont pu par la suite recruter des salariés ou des intérimaires qu’ils ont eux-mêmes formés sur le tas. Quelques autres pratiquent la sous-traitance.
39Les faibles capitaux économiques et scolaires nécessaires à l’installation rendent possible l’accès des enfants de classes populaires et de petites classes moyennes peu diplômées. Ce sont donc des métiers artisanaux plus ouverts que d’autres, mais aussi, comme les métiers du bâtiment, « des métiers astreignants vers lesquels préfèrent ne pas s’orienter les fils de la petite bourgeoisie qui disposent d’autres possibilités d’insertion dans la production » (Zarca, 1977, p. 66). Les enquêtés ne subissent donc pas la concurrence des membres des classes moyennes diplômées en quête de reconversion, comme dans d’autres secteurs de l’artisanat (Mazaud, op. cit.).
40Ils sont détenteurs de dispositions propres à une masculinité populaire qui les ajustent davantage aux exigences du métier : une forte propension à l’effort et au dépassement de soi, une endurance physique et une faible écoute des sensations corporelles (Boltanski, 1971). Autrement dit, ils font preuve de courage et de résistance. Cette morale de l’effort ou « cet ethos de dévouement à l’effort » (Schwartz, 2012, p. 291) est repérable dans les expériences professionnelles successives des enquêtés.
41Étienne (Bac comptabilité-gestion) a commencé à exercer des « petits boulots » dès le lycée. Puis il a travaillé de nuit pendant sa première année d’études supérieures à l’université :
« Je remplissais des camions. Voilà. De nuit, c’était 8 h du soir jusqu’à 2 h du matin. Et j’avais la fac la journée ».
42Dès l’entrée sur le marché du travail, les enquêtés ne comptent pas leurs heures de travail et cumulent parfois plusieurs activités professionnelles. Dans la vente de chaussures, Simon (CAP vente et bac professionnel commerce) s’engage complètement dans le travail :
« Quand je fais quelque chose, je m’investis dedans, je fais pas les choses à moitié, je les fais à 100 % ou pas du tout ».
43Nathan (BTS technico-commercial et licence professionnelle de marketing), second du chef de rayon à plein temps dans la grande distribution, démarre très tôt le matin, ce qui lui permet de terminer de bonne heure l’après-midi. Il en profite pour travailler comme dératiseur pour le compte d’un ami qui dirige une entreprise 3D.
44Le métier de nettoyeur après décès exige aussi de l’endurance et les enquêtés montrent une propension à s’exposer physiquement et à ne pas trop s’écouter. Il s’agit de faire son travail quoi qu’il en coûte.
« Il n’y a aucun chantier où j’ai dit : “non, je peux pas le faire” » précise Simon.
45De même, Jérôme (BEP électro-technique) banalise ses douleurs aux genoux :
« C’est le métier qui veut ça, et puis après, il faut savoir serrer les dents et puis c’est tout ! ».
46Associée à l’acceptation du surtravail (Zarca, 1977), cette propension à l’effort et au dépassement de soi s’articule à des velléités d’ascension sociale qui se traduisent in fine par l’établissement à son compte.
- 24 Plus largement, ce sont 17 % des salariés du nettoyage contre 36 % des salariés.
47De façon générale, le secteur du nettoyage n’est pas un secteur attractif ; on y entre souvent par défaut après avoir exercé d’autres emplois et on souhaite rarement que ses propres enfants exercent le même métier. Ainsi, en 2016, seuls 12 % des nettoyeurs24 déclarent qu’ils seraient heureux que l’un de leurs enfants s’engage dans la même activité professionnelle qu’eux : c’est trois fois moins que l’ensemble des salariés (Desjonquères, 2019). Si les métiers du nettoyage sont peu considérés économiquement et socialement et peuvent même être perçus comme des déclassements, il n’en est pas de même lorsqu’on exerce dans le nettoyage spécialisé et surtout quand on occupe un statut de patron.
48L’insistance sur la technique contribue à la construction d’une activité qualifiée et d’un métier « au masculin » (Angeloff et Arborio, 2002) dans un secteur professionnel très féminisé.
« On n’est pas des femmes de ménage » précise Patrick (49 ans, diplôme d’études comptables et financières, ancien commercial en informatique).
49Contrairement aux nettoyeuses d’entretien qui combattent la saleté quotidienne et ordinaire, et qui font un travail que tout le monde peut faire, eux se chargent de la saleté « extraordinaire », ce qui participe à construire une image positive du métier et d’eux-mêmes (Benelli, 2011). En se distanciant du nettoyage d’entretien et d’une activité peu ou pas qualifiée exercée principalement par des femmes, les nettoyeurs de scènes traumatiques, à l’instar des nettoyeurs de la maintenance professionnelle, « soulignent la particularité de leur tâche, caractérisée par sa variabilité et sa technicité, impliquant la polyvalence et un savoir-faire…“professionnel ” » (Benelli, Ibid., p. 96). Ce n’est pas un simple nettoyage, mais
« c’est du bionettoyage, c’est professionnel » souligne Bastien (39 ans, BEP construction et topographie, ancien pompier).
50Jérôme (38 ans, BEP électro-technique, ancien porteur dans les pompes funèbres) insiste sur la technicité de l’activité :
« C’est très technique, c’est passionnant et vous ne pouvez pas vous ennuyer dans ce métier ».
51Il s’agit de mobiliser des savoir-faire de la désinfection, mais aussi des savoirs partiels du bâtiment, de la plomberie ou du déménagement. La polyvalence des savoir-faire n’est pas celle de l’ouvrier spécialisé ou des jeunes « non qualifiés » (Balazs et Faguer, 1979 ; Moquet, 2020), mais s’apparente davantage ici à celle que l’on accorde aux métiers artisanaux.
52Travailler à proximité de la mort est souvent stigmatisant (Trompette et Caroly, 2004 ; Jeanjean, 2011 ; Bonnet, 2016). Mais dans le secteur du nettoyage, surmonter son dégoût face à une saleté « extraordinaire » devient distinctif. Comme l’indique Nathan (33 ans, licence professionnelle marketing, ancien chef de rayon) :
« faut être dur, c’est vraiment pas fait pour tout le monde ».
53Les dispositions à l’effort et au dépassement de soi incorporées au cours des socialisations passées et renforcées au cours de la socialisation professionnelle permettent non seulement d’affronter les contraintes du travail, mais aussi d’en tirer des profits symboliques.
54Étienne (41 ans, bac comptabilité-gestion, ancien responsable débarras) est sensible aux réactions admiratives qu’il suscite :
« Quand quelqu’un me dit ça : “ah moi je pourrais pas le faire”… ou “t’as du courage”, “oh mais c’est horrible”, ça m’encourage encore plus à le faire, à faire quelque chose que les autres feraient pas. Faire de l’extraordinaire ! ».
55Les nettoyeurs sont fiers de leurs interventions les plus extrêmes (la désinfection post-homicide est souvent citée alors qu’elle est peu fréquente) qui leur permettent d’affirmer leur force physique et psychique. Comme les égoutiers qui supportent ce que d’autres ne supporteraient pas, ils « considèrent qu’ils touchent, voient et surtout respirent des matières que d’autres ne peuvent souffrir de respirer » (Jeanjean, 2006, pp. 131-132).
56Les nettoyeurs revendiquent encore la protection des familles sur le plan physique (élimination d’éventuels virus dans le logement) et psychique (évitement d’un potentiel traumatisme). Une entreprise enquêtée précise les raisons sanitaires des interventions sur son site internet :
« Après la mort, les toxines présentes dans l’intestin se répandent dans la pièce, et en font un lieu extrêmement insalubre. En outre, lors des décès les plus sanglants, une mare de sang peut devenir l’objet d’un danger mortel pour les personnes se trouvant autour ».
57Permettre aux proches des défunts de ne pas se confronter aux traces matérielles laissées par le décès est le deuxième objectif affiché sur le site internet par les professionnels :
« Découvrir le cadavre d’un proche n’est jamais facile. Le choc existentiel et émotionnel est énorme et il est quasiment impossible de garder l’esprit au clair […] C’est pourquoi recourir aux services de professionnels du nettoyage après un décès est avant tout une question de dignité, pour le mort, comme pour sa famille ».
58Même si les interactions avec les familles se limitent souvent à l’établissement du devis et à la remise des clefs, assurer leur sécurité physique et leur protection psychique donne un sens à l’engagement professionnel. L’utilité du service rendu aux familles est gratifiant. C’est ce que souligne Bastien :
« J’ai aidé des gens et ça c’est la plus belle chose, c’est que j’ai sorti de la panade des gens […] et on leur a surtout évité de nettoyer les propres restes humains de leur famille. Ça, je peux vous assurer que ça n’a pas de prix ».
59Comme les pompiers, les nettoyeurs font preuve d’une forme d’altruisme à l’état pratique, un altruisme efficient qui « implique la mise en œuvre de gestes et techniques susceptibles d’améliorer la situation » (Pudal, 2022, p. 38).
- 25 Les enquêtés ne parviennent pas toujours à dégager des revenus lors des premières années de l’entre (...)
60En outre, ils ne sont pas seulement techniciens, mais aussi gérants d’entreprise. Cette double casquette permet de vivre l’entrée dans le métier comme une petite ascension sociale associée au sentiment de réussite professionnelle pour des personnes n’ayant pas hérité d’un patrimoine familial assurant leur installation. Objectiver la progression des revenus des enquêtés reste difficile lorsqu’on passe du statut de salarié à celui d’indépendant. Très variables dans le temps25 et liés au chiffre d’affaires de l’entreprise, les revenus d’activité perçus (qui peuvent être complétés par les dividendes) permettent aux enquêtés d’estimer qu’ils vivent mieux qu’avant.
61Mais c’est davantage les missions que les revenus qu’ils mettent en avant dans leur nouvelle activité. Le statut de patron, avec les responsabilités administratives, commerciales et stratégiques de l’entreprise qui lui incombent, participe fortement à valoriser leur statut social et à justifier le fort engagement au travail. En effet, se mettre à son compte est une des formes traditionnelles de mobilité sociale ascendante, pour les salariés subalternes, qui sont devenues moins fréquentes dans la période contemporaine (Siblot et al., 2015).
62La reconstruction des trajectoires des enquêtés par les entretiens montre leur quête d’ascension sociale à plusieurs moments de leur carrière. Ils ont cherché à gravir les échelons lorsqu’ils étaient salariés ou à développer leur entreprise quand ils étaient dirigeants. C’est d’ailleurs parce qu’il ne parvient pas à devenir chef de rayon, que Nathan décide de se lancer dans la désinfection. De même pour Patrick qui n’obtient pas un poste dans les ressources humaines. Ouvriers, employés ou membres des professions intermédiaires, ils aspirent à créer leur propre affaire pour gagner en autonomie et augmenter leurs revenus.
63Force est donc de constater que la spécialisation du nettoyage et le statut professionnel acquis sont à l’origine d’un rapport assez satisfaisant au métier, parfois exprimé sous le vocable du « choix » voire de la « vocation », qui tranche avec le rapport au travail des salariés du nettoyage qui exercent le plus souvent cette activité faute de mieux. Jérôme mobilise ainsi une rhétorique classique du registre vocationnel :
« C’est pas un métier que vous vous choisissez, c’est un métier qui vous choisit ».
64S’intéresser à une spécialité de niche de manière qualitative présente l’intérêt de donner à voir des parcours professionnels invisibles à l’échelle macroscopique et de traiter de mobilités professionnelles vers des métiers peu explorés par les enquêtes sociologiques sur les reconversions.
65D’origine sociale peu élevée et ayant exercé plusieurs métiers, les enquêtés connaissent une petite ascension sociale en devenant entrepreneur dans un secteur où il est plus aisé de créer son entreprise en raison de la faiblesse des barrières d’entrée (pas de diplôme ou formation exigé, faible capital économique nécessaire au lancement de l’activité et concurrence limitée des reconvertis). Toutefois, « il ne suffit pas de connaître un métier, d’avoir le goût du travail bien fait et celui de l’indépendance, pour demeurer son propre maître » (Zarca, op. cit., p. 70). La plus grande difficulté sera de maintenir ou de développer l’entreprise, et tous n’y parviendront pas. Ce sont les entrepreneurs les moins dotés en capital économique qui sont aussi les plus fragiles face aux conjonctures économiques difficiles.
66Peu prestigieux et attractif, le secteur du nettoyage est loin d’être homogène : il distingue et hiérarchise différentes activités professionnelles marquées par une division sexuelle du travail. Le nettoyage et la désinfection après décès réunissent les conditions d’une position privilégiée dans la hiérarchie du nettoyage en procurant à la fois les ressources symboliques du « nettoyage spécialisé » et celles des métiers qui exigent courage et dépassement de soi. Les professionnels revendiquent, d’une part, la technicité des savoir-faire et l’exercice d’une activité ponctuelle peu commune qui les éloignent du travail domestique, travail répétitif et ordinaire qui n’exigerait pas l’utilisation de produits ou machines spécifiques. Ils affichent, d’autre part, l’utilité sociale de leur activité en effectuant un travail que les familles ne sont pas en mesure d’assurer elles-mêmes.
67Mais c’est surtout leur statut de chef d’entreprise qui fait perdurer leur engagement dans un métier particulièrement éprouvant, comme le révèle par défaut le turnover des salariés qui aspirent le plus souvent à d’autres horizons professionnels et ne restent que quelques mois ou années à leur poste.
Flux RSS
