• 1 Ainsi en est-il, par exemple, du discours anticommuniste présent tout au long de la dictature à tra (...)
• 2 Manuel Pérez Ledesma, Ismael Saz (coord.) Del franquismo a la democracia, 1936-2013, vol. IV de la (...)
• 3 Jesús Guzmán Mora, Visiones de Rusia en la narrativa española: el caso de la División azul, thèse d (...)

2D’autre part, l’anticommunisme des dirigeants franquistes a été une constante ; il s’est accompagné d’un discours sur l’ennemi communiste1 comme source de légitimité et justification de l’autoritarisme du régime. De ce point de vue, cet anticommunisme a pu paraître comme un moteur et un fondement d’une dictature franquiste à la fois militaire, antirépublicaine, national-catholique, qui a su s’adapter et évoluer selon les époques tantôt vers le totalitarisme, tantôt vers l’autoritarisme2. Encore marquée par l’esprit de la « croisade » contre les « Rouges » aux côtés de l’Église catholique, l’armée espagnole est restée après 1939 celle des vainqueurs de la guerre civile. Elle a également participé à la Seconde Guerre mondiale aux côtés de l’Axe : 18 000 soldats formant la División Azul ont été envoyés par Franco sur le front russe pour lutter contre les « bolchéviques » et ce combat a pu être interprété comme une poursuite de la croisade anticommuniste3. Au lendemain de la guerre, le général Franco s’est maintenu à la tête de l’État espagnol avant tout par opportunisme, à la faveur de la guerre froide et de la lutte contre le communisme, jouant sur les divisions, le manque d’unité et de cohésion de ses adversaires et de son propre camp, tout en bénéficiant à partir des années 1950 du soutien des États-Unis et de l’appui d’une partie de la société espagnole sortie épuisée de la guerre civile. Si elle est encore caractérisée à la mort de Franco par un fort courant anticommuniste, l’armée espagnole n’est cependant plus tout à fait une institution homogène. L’objet du présent article est ainsi de s’interroger sur les discours et attitudes de cette armée dans le contexte post-franquiste de transition démocratique, plus précisément sur la persistance de manifestations politiques et parfois violentes de l’anticommunisme des militaires espagnols, ainsi que sur la trajectoire et le rôle joué par certains généraux et officiers supérieurs, motivés par un profond anticommunisme, dans la déstabilisation de la démocratie entre 1975 et 1982.

• 4 Ainsi désigne-t-on les partisans de la dictature et proches de Franco qui veulent à tout prix maint (...)

4Les militaires ne sont pas les principaux acteurs d’une transition qui n’est pas encore démocratique au lendemain de la mort de Franco. Dans son ensemble, l’armée soutient l’avènement du nouveau régime monarchiste et la transition dans des conditions précises : exclusion de la vie politique des communistes ; garantie et préservation de l’unité nationale ; respect du cadre de la constitution héritée de l’ancien régime franquiste. Les incertitudes pesant sur la transition sont, cependant, nombreuses au lendemain de la mort de Franco, et un climat de confusion s’installe. Alors que des éléments considérés « libéraux », comme les ministres Manuel Fraga ou José María de Areilza, croient pouvoir annoncer des réformes et le retour des libertés, les conservateurs de l’ancien régime, à l’image du vice-président Fernando de Santiago y Díaz de Mendívil – un proche du « bunker »4 –, entendent assurer la continuité avec Franco. Il y a ainsi chez les plus hauts responsables de l’armée un net rejet de la « ruptura pactada », option défendue alors par l’opposition socialiste et communiste. La présence du roi à la tête de l’État ainsi que des quatre ministres militaires dans le gouvernement Arias Navarro apparaît aux yeux des officiers les plus conservateurs comme une garantie satisfaisante. Méfiante à l’égard du changement et du processus de démocratisation, l’armée croit pouvoir contrôler l’après-Franco.

• 5 Jérôme Pellistrandi, « L’armée espagnole à l’épreuve de la démocratie et de l’Europe, 1975-2002 », (...)

5Cette armée espagnole n’est cependant plus en 1975-1976 tout à fait celle de 1939, et elle tend à perdre l’aspect monolithique et homogène qu’elle avait jusqu’alors5. On y trouve des partisans du statu quo franquiste, des monarchistes acquis à l’avènement du prince Juan Carlos désigné successeur de Franco, des modérés partisans d’une ouverture contrôlée, des rénovateurs influencés par la révolution des Œillets au Portugal, et aussi une majorité de jeunes soldats attentistes et silencieux. Un premier clivage générationnel apparaît entre les jeunes officiers et les généraux plus âgés, vétérans de la guerre civile. D’une façon générale, les jeunes officiers sont sensibles, sinon au désir de démocratisation ressenti par une majorité d’Espagnols, du moins à l’aspiration des classes moyennes à un changement politique sans trouble, et ils manifestent une réserve croissante à l’égard des tâches de maintien de l’ordre. Parmi la génération des militaires nés dans les années 1910, qui ont combattu dans les rangs nationalistes pendant la guerre civile et qui doivent une grande partie de leur carrière à Franco, l’anticommunisme et l’attachement aux principes du Movimiento sont plus forts.

• 6 Matthieu Trouvé, « La culture du pronunciamiento en Espagne », Parlement[s]. Revue d’histoire polit (...)

6L’anticommunisme de l’armée n’est cependant pas seulement une question d’âge. Certaines formations militaires – comme la División Brunete – ont cultivé un discours très hostile au communisme, synonyme de révolution et de désordre, à l’opposé de tout ce qui incarne une Espagne catholique et éternelle. Plusieurs soldats espagnols n’ont ainsi pour toute culture politique qu’un anticommunisme inculqué par leur hiérarchie. Tous les militaires se rejoignent, cependant, dans l’idée que l’armée a un rôle à jouer dans l’évolution politique. Ce prétorianisme peut être analysé comme un héritage d’une certaine culture du pronunciamiento qui a profondément marqué l’Espagne contemporaine6. L’armée s’estime en effet gardienne des institutions et légitime à intervenir dans la vie politique, comme le montrent les déclarations du ministre de l’Armée de Terre, le lieutenant-général Felix Álvarez-Arenas. En outre, elle est hostile à toute forme d’autonomisme excessif ; elle rejette en particulier les statuts revendiqués par la Catalogne et le Pays basque dans les années 1976-1977. La politisation de l’armée espagnole dans les années 1970 est une réalité incontestable et l’anticommunisme fait partie de la culture militaire des officiers supérieurs, mais sans exclusive.

• 7 Julio Busquets, Ruidos de sables y conspiraciones militares en la España contemporánea, Barcelone, (...)

7En août 1974, une organisation militaire clandestine baptisée Union militaire démocratique (UMD) voit le jour à Barcelone sous l’impulsion d’une dizaine d’officiers, parmi lesquels le commandant Julio Busquets et le capitaine d’artillerie Gabriel Cardona7. Reprenant le discours progressiste de Forja, un groupe professionnel dissident apparu dans les années 1950, et s’inspirant des « capitaines d’avril » à l’origine de la révolution des Œillets au Portugal, l’UMD milite pour un retour de la démocratie en Espagne sous la conduite de l’armée et défend le principe d’« une armée démocratique au service du peuple ». Un manifeste est même publié réclamant le respect des libertés, des droits de l’homme et du droit de grève, et rejetant le « système totalitaire » qui gouverne l’Espagne. Plusieurs leaders de cette organisation sont inquiétés ; neuf membres de l’UMD sont même arrêtés en juillet 1975 et condamnés par les tribunaux militaires à des peines de prison allant de deux à huit ans, et leur exclusion de l’armée est prononcée. La conception même d’une « armée démocratique au service du peuple » est considérée par la hiérarchie militaire comme une idée subversive, qui n’est pas sans rappeler les revendications de la Junta Democrática Española. Cette dernière, formée à l’initiative du Parti communiste espagnol (PCE), prône dans son manifeste fondateur du 29 juillet 1974 la neutralité politique des forces armées et le retour des libertés dans le pays.

• 8 Voir Gabriel Cardona, El gigante descalzo, Madrid, Aguilar, 2003, p. 261-265 ; Fidel Gómez Rosa, Un (...)
• 9 Xosé Núñez Seixas, « Evolución sociopolítica », dans Xosé Núñez Seixas (coord.), Lina Gálvez, Javie (...)

8Après la mort de Franco, l’UMD revendique 600 militants actifs et 400 sympathisants dans les trois armes, la garde mobile et la police armée ; néanmoins, ses effectifs ne semblent pourtant pas avoir dépassé les 200 membres. Le 22 décembre 1975, les porte-parole de l’UMD, trois officiers d’active, tiennent une conférence de presse à Madrid demandant l’amnistie générale pour les détenus politiques ainsi que pour les neuf officiers accusés de sédition. L’UMD s’élève également contre le fait que le nouveau roi est un chef d’État imposé par Franco et non désigné par le peuple, signe que la légitimité du roi est fragile et que la personne de Juan Carlos est loin de faire l’unanimité, y compris au sein de l’armée8. Même si l’UMD est restée un groupe minoritaire, sa création et son évolution entre 1974 et 1977 – date de sa dissolution – n’en démontrent pas moins, d’une part, que l’idée d’une unité de l’armée face à la transition est une fiction et, d’autre part, qu’un courant conservateur et anticommuniste l’emporte chez les militaires qui refusent de suivre les revendications de l’UMD et d’entendre un discours sur la démocratisation. Pour la grande majorité de l’armée de Terre, principale composante de l’armée espagnole, il s’agit d’accepter les règles de la transition dictées par le Caudillo : l’instauration d’une monarchie franquiste, conforme aux institutions et à l’esprit du régime fondé en 1939. Si l’armée est majoritairement influencée par les idées franquistes, seule une minorité de militaires est, en revanche, politiquement active9.

• 10 Santos Juliá, Transición. Historia de una política española (1937-2017), Madrid, Galaxia Gutenberg, (...)

10La politique menée par Adolfo Suárez à partir de juillet 1976 constitue un tournant et ouvre une période de relations conflictuelles entre le gouvernement et la hiérarchie militaire. Elle se heurte, en effet, à l’opposition des ministres militaires et de plusieurs hauts responsables de l’armée de Terre. Adolfo Suárez met en œuvre la démocratisation par étapes promise par Juan Carlos, tout en se plaçant dans le cadre légal des institutions franquistes. Présentant son programme de gouvernement, il se déclare prêt à dialoguer avec l’opposition, affirme que la « souveraineté réside dans la volonté populaire » et reconnaît l’importance du fait régional. Le 30 juillet, une première amnistie est proclamée ; elle concerne pour la première fois des condamnations politiques et délits d’opinion commis par des exilés et républicains, à l’exclusion toutefois des crimes de sang, et rejoint les demandes formulées à la fois par les communistes, les courants démocrates-chrétiens et des responsables basques et catalans. Cette amnistie est alors perçue comme un moyen de clore la guerre civile et de créer les conditions pour une réconciliation de tous les Espagnols10. Suárez annonce également son intention de légaliser les syndicats.

• 11 Voir, par exemple, Matthieu Trouvé, « L’acte I de la transition démocratique espagnole : la loi de (...)

11Une loi de réforme politique est ensuite discutée aux Cortès franquistes : elle prévoit de procéder à l’élection au suffrage universel de deux chambres en respectant le principe de la souveraineté du peuple. Parmi les principaux opposants à la loi, on trouve une dizaine de militaires procurateurs aux Cortès et proches du « bunker ». La plupart sont des hauts gradés, anciens combattants de la guerre civile comme les lieutenants-généraux Carlos Iniesta Cano, José Lacalle et Julio Salvador y Díaz-Benjumea ; certains sont des capitaines à la tête de régions militaires, à l’instar d’Antonio Barroso y Sánchez Guerra, Alfonso Pérez Viñeta, ou encore Alfredo Galera Paniagua ; d’autres, enfin, sont des vétérans de la División Azul comme Alfredo Jiménez-Millas. Après de nombreux débats, la loi sur la réforme politique est finalement approuvée par 425 voix pour et 59 contre. Elle doit également être soumise par référendum à l’approbation des Espagnols. Alors que l’extrême-droite phalangiste et anticommuniste – Blas Piñar et Raimundo Fernández Cuesta en tête – fait campagne pour le « non », la loi est finalement validée en décembre par une large majorité d’Espagnols : 94,45 % des votants ratifient la loi de réforme politique pour un taux de participation de 77,72 %11.

• 12 Sur ce thème, voir Sophie Baby, Le mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espag (...)
• 13 D’après El País du 30 juillet 1985, 50 officiers supérieurs sont assassinés entre 1972 et 1985.

13Ces mesures d’ouverture politique sont adoptées dans un contexte de violence terroriste et politique sans précédent. Cette violence est le fait de groupes terroristes séparatistes comme l’ETA ou, dans une moindre mesure, le mouvement indépendantiste canarien MPAIAC, mais aussi de certaines formations de la gauche révolutionnaire – le FRAP, qui passe pour être le bras armé du Parti communiste d’Espagne marxiste-léniniste (PCE-ml), le GRAPO, d’obédience maoïste – et d’une extrême-droite radicalisée – comme l’Alianza Apostólica Anticomunista ou « Triple A », Antiterrorismo ETA, les Grupos Armados Españoles, les Guerrilleros del Cristo Rey, le Batallón Vasco Español et les Comandos Antimarxistas –, à laquelle s’ajoute la violence de l’État et des forces de l’ordre12. En particulier, l’ETA s’en prend directement à des représentants de l’armée, de la Guardia civil et de la police. En 1977, quatre policiers et quatre membres de la Guardia civil meurent sous les balles de l’ETA ; l’année suivante, ce sont 15 policiers, 17 membres de la Guardia civil et sept militaires qui sont tués dans des attentats commis par l’organisation basque. Les années 1979 et 1980 sont encore plus meurtrières, faisant respectivement 54 et 49 victimes, dont 22 représentants de la Guardia civil, 16 policiers et autant de militaires en 1979, et l’année suivante 26 membres de la Guardia civil, 15 représentants des forces de l’ordre et huit militaires13.

• 14 Sophie Baby, « Violence et transition en Espagne : la Semaine noire de Madrid (janvier 1977) », dan (...)

14Quant aux mouvements terroristes d’extrême-droite, ils s’en prennent à des militants communistes, syndicalistes, membres de l’ETA et des groupes d’extrême-gauche. La semaine du 23 au 29 janvier 1977 est particulièrement sanglante : le 23, un jeune manifestant est tué par des terroristes d’extrême-droite alors qu’il participait à une manifestation en faveur de l’amnistie ; le 24, le GRAPO séquestre le lieutenant-général Emilio Villaescusa, président du Conseil suprême de la Justice militaire ; le même jour, un groupe de terroristes d’extrême-droite pénètre rue d’Atocha à Madrid dans les locaux d’un cabinet d’avocats proches du PCE et du syndicat des Comisiones Obreras (CCOO) et tue cinq personnes ; le 29, des groupes ultras provoquent des incidents à Madrid lors de l’enterrement de deux policiers en scandant des slogans anticommunistes, antimaçonniques et phalangistes14.

• 15 Xosé Núñez Seixas, « Evolución sociopolítica », op. cit., p. 65.

15Face à l’exacerbation de la violente et des tensions politiques, Adolfo Suárez promet de poursuivre les réformes, mais il doit composer avec la pression de l’armée, des forces régionales et de l’opposition. Ainsi, il prend soin de ne pas heurter les franquistes et conservateurs tout en donnant des gages à l’opposition, mais donne parfois l’impression de tergiverser. Pour rassurer les militaires et expliquer les réformes menées, il rencontre l’état-major de l’armée en septembre 1976, puis ordonne la dépénalisation du drapeau basque, mais refuse d’accorder un passeport aux deux leaders communistes Santiago Carrillo et Dolores Ibárruri. La politique de démocratisation menée par Suárez a pour effet de désorienter de nombreux militaires et policiers. La plupart des activités que l’armée et la police étaient chargées de réprimer se retrouvent tolérées à partir de 1977. Militaires et policiers ne veulent pas être les bouc-émissaires du régime franquiste et craignent personnellement des représailles. Premier signe de mécontentement et de crise ouverte entre les autorités gouvernementales et les plus hauts responsables de l’armée, le général Fernando de Santiago y Díaz de Mendívil démissionne en septembre 1976 de ses fonctions de vice-président du gouvernement en signe de protestation au lendemain de l’annonce de la loi sur la légalisation des syndicats. Pour de Santiago y Díaz de Mendívil, la légalisation des Comisiones Obreras (CCOO) est inacceptable : ce syndicat anarchiste représente à ses yeux tout le contraire des valeurs de l’Espagne. Dans sa lettre de démission, il accuse le gouvernement d’accorder une respectabilité aux « responsables des exactions commises dans la zone rouge » pendant la guerre civile15. Il est aussitôt remplacé par Manuel Gutiérrez Mellado, promu général.

• 16 Archives du ministère des Affaires étrangères français (désormais AMAE-F) AMAE-F, Espagne, 1929INVA (...)

16Le 17 décembre, une manifestation rassemble environ 300 policiers et 700 membres de la Guardia civil devant le siège du ministère de l’Intérieur. Porteurs de revendications matérielles – hausse des salaires et retraites – mais aussi politiques – une police « du peuple » et non « du pouvoir » –, les manifestants exigent la démission du ministre Rodolfo Martín Villa. La manifestation dégénère en affrontements et fait plusieurs blessés. Le directeur de la Guardia civil, le général Campano, connu pour ses opinions d’extrême-droite, franquistes et traditionnelles, a laissé se développer chez ses subordonnés un tel mouvement revendicatif, soit par négligence, soit par choix tactique : cela lui aurait permis de faire la leçon au gouvernement sur « les risques du libéralisme » et de sanctionner en même temps les éléments trop progressistes de la Guardia civil. À la suite de ces incidents, quatre officiers sont relevés de leurs fonctions, dont le général Campano16. L’épisode est révélateur de l’existence d’une frange intransigeante et frondeuse au sein de l’armée et de la Guardia civil, en particulier, opposée au libéralisme, au soi-disant laxisme du pouvoir, et que l’on retrouve aussi parmi les membres de la División Brunete commandée par le général Milans del Bosch qui fait entendre, lui aussi, son mécontentement.

• 17 ABC, 15 avril 1977. Voir aussi AMAE-F, Espagne, 1929INVA/4354, lettres n°391 et 450 de l’ambassadeu (...)

17Autre illustration d’un divorce et d’une crise entre les autorités civiles et certains militaires hauts gradés, la légalisation du PCE survenue pendant la Semaine sainte en avril 1977 est très mal acceptée par les généraux nostalgiques du franquisme, attachés aux principes du Movimiento et à une Espagne catholique. Pour ces généraux, la légalisation des syndicats et du PCE signifie le retour de la menace communiste dans le pays et rend nécessaire une reprise de la lutte contre la « subversion ». Autrement dit, les communistes redeviennent une force à combattre et on assiste à la résurgence d’un discours sur la nécessité de mener une nouvelle croisade anticommuniste. Au lendemain de la légalisation du PCE, l’amiral Pita da Veiga démissionne de ses fonctions de ministre de la Marine en signe de protestation. Dernier ministre à avoir été nommé par le général Franco, il était en poste depuis juin 1973. Un document confidentiel rédigé par le Conseil supérieur de l’Armée de Terre – qui regroupe notamment l’ensemble des capitaines généraux – et destiné à Adolfo Suárez évoque, par ailleurs, la « répulsion » de ses auteurs à l’égard de la légalisation du PCE et considère cette décision comme une trahison de la parole donnée et une faute grave. Des sanctions sont immédiatement prises par le gouvernement à l’encontre des militaires – un général et un lieutenant-colonel de l’armée de Terre – responsables de la publication du document17.

• 18 Manuel Gutiérrez Mellado, Un soldado de España. Conversaciones con Jesús Picatoste, Barcelone, Argo (...)

18Les démissions et les prises de position du général de Santiago y Díaz de Mendívil et de l’amiral Pita da Veiga ne sont pourtant pas représentatives de l’ensemble de l’armée espagnole et sont restées des actes relativement isolés18. La décision de légaliser le PCE n’engendre pas de la part des hauts responsables militaires d’opposition catégorique à la politique gouvernementale. Malgré des contacts pris en vue d’aboutir à une décision commune des trois ministres militaires, seul celui de la Marine a présenté sa démission, les deux autres acceptant la légalisation du PCE. Plusieurs militaires considèrent, en effet, celle-ci comme un fait accompli et ils ne veulent pas nuire à l’image du nouveau régime. Par fidélité pour la couronne, par respect des décisions gouvernementales autant que par discipline, patriotisme et sens de l’État, certains hauts responsables de l’armée – qui ont servi fidèlement l’État franquiste – se résolvent à accepter l’évolution politique et la démocratisation.

• 19 El País, « Una medida de largo alcance », éditorial du 23 septembre 1976 qui insiste sur « le grand (...)

19C’est le cas du général Manuel Gutiérrez Mellado, nommé vice-président du gouvernement en septembre 1976 en remplacement du général de Santiago y Díaz de Mendívil. Lieutenant d’artillerie dans le camp nationaliste pendant la guerre civile, Gutiérrez Mellado a intégré l’état-major central en 1957, puis le Centre supérieur d’études de la défense nationale (CESDEN), avant de diriger la région militaire de Valladolid et de devenir chef d’état-major de l’armée de Terre en 1976. Bénéficiant d’une réputation de « libéral convaincu » et d’une grande estime au sein de l’armée, il est représentatif de ces militaires qui veulent avant tout servir le nouveau roi. Son entrée au gouvernement est interprétée comme une volonté de « diminuer l’influence de la majeure partie du haut-commandement hostile aux idées libérales »19. Il accepte ainsi la légalisation du PCE et rencontre même dès le 26 octobre 1976 Simon Sánchez Montero, un de ses principaux responsables. En juillet 1977, Gutiérrez Mellado devient le premier titulaire du ministère de la Défense créé pour regrouper l’armée de Terre, la Marine et les forces aériennes, tout en demeurant vice-président du gouvernement. La création de ce ministère unique de la Défense vise à refonder et rationnaliser l’armée espagnole post-franquiste, et elle permet de cantonner celle-ci dans une position de neutralité en écartant du gouvernement les derniers représentants de l’aile conservatrice comme Félix Álvarez-Arenas et Carlos Franco Iribarnegaray.

• 20 Archivo Linz de la transición, « Consejo de Ministros, Biografías », Informaciones, 10 mars 1976, e (...)
• 21 Sophie Baby, op. cit., p. 184-186.

20D’autre part, le lieutenant-général de l’armée de l’Air Felipe Galarza Sánchez, considéré comme un « libéral »20, est nommé chef d’état-major et président du Comité des chefs d’état-major, nouvelle fonction créée par un décret-loi du 8 février 1977, placée sous l’autorité du roi. Au lendemain des élections de juin, Juan Carlos nomme le général Sabino Fernández Campo secrétaire général de la Maison du Roi, en remplacement du général Armada. Ancien secrétaire particulier de plusieurs ministres de l’armée de Terre et ancien sous-secrétaire à l’Information et au Tourisme dans le premier gouvernement d’Adolfo Suárez, le général Fernández Campo est également considéré comme un homme de tendance libérale. Ainsi, au cours des années 1976-1977, la plupart des généraux conservateurs et anticommunistes sont progressivement écartés du gouvernement, de l’entourage du roi et des plus hautes fonctions militaires. Cette évolution amène certains d’entre eux à envisager une réaction contre l’évolution politique dans un tout autre cadre, civil et politique, voire en dehors de la légalité. Si la crise provoquée entre le gouvernement et l’armée par la légalisation du PCE a pu paraître, dans un premier temps, « désamorcée »21, il n’en reste pas moins qu’elle constitue un premier coup de semonce et laisse de graves séquelles.

• 22 AMAE-F, Espagne, 1929INVA/4354, lettre n°358 de Deniau, 18 mai 1977.
• 23 Pilar Martínez-Vasseur, « La Presse militaire en Espagne entre franquisme et démocratie : le cas de (...)

21À la suite de la légalisation du PCE, plusieurs casernes et groupes militaires commencent à s’agiter. Alors qu’ils étaient encore jusque-là majoritairement loyalistes et silencieux, les généraux anticommunistes n’hésitent plus à manifester réserve ou hostilité à l’égard du président du gouvernement Adolfo Suárez et affichent une contestation et une résistance plus active à la politique suivie. Au mitan de l’année 1977, on peut parler d’un malaise croissant au sein d’une armée forgée dans les idéaux de la croisade anticommuniste des années 1930, très attachée au catholicisme et aux valeurs conservatrices. Ce mécontentement persistant est également entretenu par plusieurs mouvements et journaux d’extrême-droite. Ainsi, notamment, lorsque le quotidien phalangiste El Alcázar, distribué dans les casernes, s’insurge contre la décision du gouvernement – prise en 1976 – d’appeler désormais le « Jour de la Victoire » « Jour des Forces armées », dont la célébration commémorait, depuis 1939, l’entrée des troupes nationalistes dans Madrid22. Plusieurs articles publiés dans El Alcázar, rédigés par le général de Santiago y Díez de Mendívil, célèbrent la date du 18 juillet 1936 – jour du soulèvement nationaliste – et appellent à répéter l’intervention militaire. C’est également le cas du journal Reconquista qui devient, en quelque sorte, à partir de 1978 la vitrine médiatique des militaires opposés à la transition démocratique. Ce journal alimente tout au long des années 1978-1981 la rumeur de coups d’État avortés et milite pour le retour du prétorianisme23.

• 24 C’est le cas de la plupart des militants de l’Unión del Pueblo español (UDPE) née en 1976 sous l’im (...)
• 25 AMAE-F, Espagne, 1929INVA/4353, fiche de renseignement « Espagne, constitution d’un mouvement de dr (...)

22Le malaise né dans les milieux militaires anticommunistes accélère, par ailleurs, leur politisation et leur engagement dans des formations d’extrême-droite. Alors que d’anciens franquistes se sont décidés à rallier l’Alianza Popular24, la formation de droite conservatrice créée en octobre 1976 par Manuel Fraga, certains généraux se lancent dans un combat politique anticommuniste au sein de groupes d’extrême-droite. Ainsi, un mouvement politique ultra-conservateur, l’Acción española, se constitue à la fin de l’année 1977 dans le but de redonner aux forces armées la place qu’elles seraient en train de perdre dans la nation. Le nom du mouvement fait écho à l’association Acción Española et la revue conservatrice du même nom apparues au début des années 1930 et influencées par les idées de Ramiro de Maeztu et le nationalisme intégral de Charles Maurras. En acceptant d’en assumer la présidence, le général de Santiago y Díaz de Mendívil, placé en retraite après sa démission de la vice-présidence du gouvernement, déclare vouloir stopper l’évolution démocratique et doter l’Espagne d’un gouvernement fort. Le mouvement entretient des contacts avec des officiers supérieurs en activité décidés à s’opposer, au besoin par la force, à tout glissement à gauche et à toute atteinte à l’unité du pays. L’organisation obtient un financement de 50 millions de pesetas de la part de la Fondation Francisco Franco25, mais elle ne pèse guère dans le débat public et échoue à rassembler les militaires nationalistes opposés à la démocratisation. D’autres officiers vétérans de la División Azul, comme Alfredo Jiménez-Millas ou Agustín Aznar, intègrent le Frente Nacional Español fondé par l’avocat phalangiste Raimundo Fernández-Cuesta, mais le mouvement ne parvient pas à réunir le secteur phalangiste.

• 26 Outre Fuerza Nueva : la Falange española independiente (FEI), l’Asociación Círculos José Antonio (C (...)

23L’extrême-droite espagnole apparaît, en effet, comme une nébuleuse et se présente en ordre dispersé aux différentes élections générales et locales dans les années 1977-1982. Si elle tente de se reconstituer autour de Fuerza Nueva, un mouvement politique né en 1976 autour de l’ancien procurateur aux Cortès Blas Piñar et de plusieurs groupes d’anciens combattants, on compte pas moins de cinq formations qui revendiquent l’espace politique de l’extrême-droite en 1977 et l’héritage de la Phalange26. Ces formations ont toutes la particularité de militer contre le retour de la démocratie, pour la défense des « principes du Mouvement national du 18 juillet », contre la loi d’amnistie d’octobre 1977 – qui met sur le même plan vainqueurs et vaincus de la guerre civile – et contre des projets de loi qualifiés d’« anticatholiques » (divorce, avortement). Elles enregistrent de très faibles scores aux élections générales de 1977 et 1979. Pour les militants de cette extrême-droite et les militaires anticommunistes, un parallèle est fait entre, d’une part, les élections démocratiques de 1977 et de 1979 et, d’autre part, les élections de février 1936 qui ont vu l’arrivée au pouvoir du Frente Popular de Manuel Azaña. La victoire de l’UCD, la formation démocrate-chrétienne d’Adolfo Suárez, ainsi que les progrès enregistrés par le PSOE et le PCE aux premières élections générales de la monarchie, amènent les nostalgiques du franquisme à faire le constat amer d’un échec politique de l’extrême-droite à court terme. Les militaires anticommunistes en tirent la conclusion que le combat contre le processus de démocratisation doit être mené en priorité dans la rue et les casernes, au besoin par la force, et avoir pour but de déstabiliser le gouvernement civil.

• 27 Ces procès visent les auteurs du « massacre d’Atocha » survenu le 24 février 1977 au cours duquel c (...)
• 28 En particulier El País, 14 février 1980.

24Les funérailles de plusieurs officiers tués par l’ETA et le GRAPO sont l’occasion de mobiliser les éléments hostiles à la démocratisation et au retour du communisme en Espagne. Ainsi, par exemple, en janvier 1979, les obsèques du gouverneur militaire de Madrid, le général Constantino Ortín Gil, tué dans un attentat, dégénèrent en manifestation hostile au gouvernement de la part d’une dizaine d’officiers supérieurs qui réclament la démission du ministre de la Défense, tandis que des slogans franquistes sont proférés. La tension gagne certaines casernes en province. Des officiers de l’armée n’hésitent plus à intégrer des groupes terroristes actifs, comme l’Alianza Apostólica Anticomunista ou le Batallón Vasco Español qui se donnent comme mission de répondre à chaque assassinat de l’ETA par des actions de représailles à l’encontre de militants basques d’extrême-gauche. L’ETA représente tout ce que rejettent les militaires anticommunistes : atteinte à l’ordre public et assassinats d’officiers ayant servi Franco ; extrême-gauche terroriste opposée aux idées du Movimiento ; séparatisme basque et menace contre l’unité de la nation. L’assassinat en février 1980 de Yolanda González, une étudiante basque affiliée au Parti des travailleurs espagnols (PTE), de tendance anarchiste – en réponse à une embuscade ayant causé la mort de six Gardes civils à Lequeito et au moment où s’ouvre à Madrid le procès des attentats d’Atocha27 – illustre bien l’escalade de la violence et met sur le devant de la scène le problème des relations entre les forces de sécurité et le terrorisme d’extrême-droite. Le Batallón Vasco Español présente l’assassinat de cette étudiante comme une réponse aux assassinats perpétrés par l’ETA. Alors que la presse révèle l’implication d’un officier de la Guardia civil et d’un policier membre de Fuerza Nueva dans les activités du Batallón Vasco Español et l’assassinat de Yolanda González28, le ministre de l’Intérieur, Antonio Ibáñez Freire, est amené à reconnaître devant le Congrès des députés l’existence de liens entre des membres des forces de sécurité de l’État et des secteurs terroristes d’extrême-droite. S’installe ainsi un cycle de terreur qui a au moins le mérite aux yeux des groupes d’extrême-droite de créer un climat de guerre civile, lequel serait le prétexte pour le retour d’une armée qui se poserait alors comme l’institution salvatrice de l’Espagne. Peu à peu les militaires anticommunistes comprennent tout le parti qu’ils peuvent tirer de l’escalade de la violence, les actes de terrorisme renforçant au sein de l’armée le courant hostile à la libéralisation entretenu par l’extrême-droite.

• 29 AMAE-F, Espagne, 1929INVA/4361, note du Cabinet Premier ministre, 19 janvier 1979, et rapport de re (...)
• 30 Voir, par exemple, El País du 3 décembre 1980 et AMAE-F, Espagne, 1929INVA/4361, compte-rendu de l’ (...)
• 31 Fernando de Santiago y Díez de Mendívil, « Situación límite », El Alcázar, 8 février 1981.
• 32 Pilar Martínez-Vasseur, « La Presse militaire en Espagne… », op. cit.

26Le thème d’une « psychose du coup d’État » devient alors une constante dans le discours et la vie politique espagnole des années 1978-1982. Présent régulièrement dans la presse et la correspondance diplomatique, il a tendance à se renforcer à mesure de l’affaiblissement du gouvernement centriste et après la tentative de coup d’État de novembre 1978. Une note du cabinet du Premier ministre français rendant compte en janvier 1979 de l’évolution de la situation intérieure en Espagne évoque le scénario possible d’un putsch militaire, tandis qu’un rapport de l’attaché militaire, rédigé un an plus tard, analyse la recrudescence du terrorisme au Pays basque et la persistance d’une « psychose du coup d’État militaire » dans le pays29. La presse espagnole, à l’image du quotidien El País, s’inquiète de l’agitation perceptible dans certaines casernes – notamment la División Brunete, les parachutistes d’Alcalá de Henares, les casernes de Barcelone, Saragosse, Burgos, Valence et Séville –, alimentant ainsi l’hypothèse d’une intervention de l’armée dans la vie politique30. Au lendemain du discours de Juan Carlos prononcé dans l’hémicycle de la Casa de Juntas à Guernica au cours duquel le roi est interrompu par des membres du parti Herri Batasuna proche de l’ETA, le général de Santiago y Díez de Mendívil publie un article dans El Alcázar dans lequel il s’indigne de l’insulte faite au roi, chef des armées. Le général dénonce le manque d’autorité dans le pays, fustige les partis qui « ne représentent pas le peuple » et en appelle à maintenir l’unité de la patrie et à « sauver l’Espagne »31. De son côté, la revue militaire Reconquista n’hésite pas à parler d’un retour à la guerre civile et d’une nécessaire intervention de l’armée contre les ennemis du régime32.

• 33 Cf. Congreso de los Diputados, procès-verbal du 15 mars 1981 rédigé par Víctor Manuel Carrascal, Le (...)

27À peine trois ans après l’opération Galaxie, le lieutenant-colonel Antonio Tejero s’empare du Congrès des députés le 23 février 1981 avec l’aide d’officiers de la Guardia civil, tandis que le général Milans del Bosch fait sortir les chars dans les rues de Valence et que le général Armada se pose en sauveur de la nation. Les députés espagnols et une grande partie du gouvernement sont pris en otage. Les trois protagonistes du coup d’État n’ont pas le même rapport à la politique et ne poursuivent pas forcément les mêmes buts : l’anticommunisme et l’attachement de Tejero au franquisme le conduisent à refuser toute transition démocratique et à vouloir renverser la monarchie ; Milans del Bosch veut en finir avec le parlementarisme et souhaite l’avènement d’un gouvernement militaire dans le cadre de la monarchie ; enfin, Armada entend mettre en place un gouvernement de salut public en prenant modèle sur le retour au pouvoir du général de Gaulle en France en mai 1958. Tous s’accordent en revanche pour mettre fin au processus de démocratisation et renverser le gouvernement légal par la force. L’action conjuguée du roi, de la presse et des fonctionnaires de la direction générale de la Sûreté, ainsi que les erreurs commises par les conjurés expliquent l’échec du coup d’État. S’appuyant sur son secrétaire particulier, le général Sabino Fernández Campos, le roi Juan Carlos donne l’ordre aux chefs d’état-major, généraux et gouverneurs des régions militaires de respecter la légalité et de n’obéir qu’à ses ordres33.

• 34 AMAE-F, 1930INVA/5131, voir les nombreux télégrammes de l’ambassadeur Raoul Delaye (n°1126 du 13 no (...)
• 35 Cf. La Vanguardia, 24 et 26 mai 1981, Le Monde, 5 juin 1981.

28La tentative de putsch a, une nouvelle fois, mis en relief l’anticommunisme et l’opposition d’une partie de l’armée de Terre et de la Guardia civil à la démocratisation. Les arguments employés par les putschistes lors de leur procès sont révélateurs des réflexes collectifs d’une institution militaire convaincue de devoir jouer un rôle spécifique dans la vie du pays. Les accusés justifient leur action du fait de la décadence dont l’Espagne serait victime, au nom d’intérêts supérieurs de la nation dont l’armée serait la colonne vertébrale, et en fonction des valeurs d’une « Espagne éternelle ». Cette fois, le lieutenant-colonel Tejero est condamné en appel à trente ans prison, en compagnie du lieutenant-général Milans del Bosch et du général Armada. Mais l’échec du coup d’État et le verdict du procès contre les auteurs du putsch ne calment pas pour autant les casernes et ne mettent pas fin à la crainte du prétorianisme. La hantise du coup d’État refait régulièrement surface34. Le 23 mai, un groupe de terroristes s’empare de la Banque centrale de Barcelone faisant près de 300 otages. Les membres de ce commando, proches de l’extrême-droite, réclament la libération de quatre putschistes du « 23 F ». Après l’intervention des forces spéciales, les otages sont finalement libérés après trente-sept heures d’angoisse. Alors que des liens sont évoqués entre le chef des assaillants et des cercles militaires ultras, le gouvernement minimise l’affaire en parlant de délinquants de droit commun ayant agi de leur propre initiative35.

• 36 Cf. El País, 14 et 15 septembre 1983, Le Monde, 16 septembre 1983.

29En décembre 1981, un « manifeste des 100 » signé majoritairement par des officiers de la division Brunete est publié dénonçant les attaques dont l’armée serait l’objet et réclamant la clémence pour les putschistes. Le président du gouvernement Leopoldo Calvo-Sotelo réagit en condamnant fermement ceux qui croient que l’armée constitue une force indépendante du pouvoir civil. Les auteurs du « manifeste des 100 » sont mis aux arrêts pour 15 jours et condamnés à des sanctions disciplinaires. Plus tard, en septembre 1983, c’est au tour du commandant de la région militaire de Valladolid, le général Soteras Casamayor – un vétéran de la División Azul –, de réclamer l’amnistie pour les auteurs du coup d’État du « 23 F » et de reconnaître à leur entreprise une « motivation patriotique », faisant ainsi écho à une campagne lancée par le journal El Alcázar. Au-delà du plaidoyer pour l’amnistie de ses camarades, le général Soteras Casamayor n’hésite pas à justifier l’idée d’un recours à la force pour sauver le pays en parlant de la « mission constitutionnelle » de l’armée. Ces propos s’inscrivent dans une thèse, très répandue depuis la mort de Franco au sein des secteurs ultras de l’armée, selon laquelle celle-ci aurait le droit et le devoir de se substituer au gouvernement issu des urnes, le pouvoir militaire devant être indépendant du pouvoir civil. Le gouvernement destitue immédiatement le général Soteras Casamayor, signe d’une volonté de reprise en main du pouvoir militaire par les autorités civiles36.

• 37 Cf., Sophie Baby, « Les résistances politiques au processus de transition vers la démocratie en Esp (...)

35De ce point de vue, l’anticommunisme d’une partie de l’armée espagnole – qui s’est construit autour d’une peur largement surestimée d’un retour du PCE au pouvoir – peut se lire, de manière générale, comme un prétexte ou une justification à la résistance au processus de démocratisation et il se conjugue systématiquement avec la défense de l’unité de l’Espagne face à l’ETA. Il s’est aussi nourri d’un discours sur le retour au contexte des années 1930 et sur la nécessité de recourir aux vieilles recettes de l’interventionnisme militaire pour résoudre une situation de chaos et de décadence. La violence de l’anticommunisme de certains généraux illustre les difficultés pour la société espagnole à sortir de la guerre civile. Fortement influencée par le « bunker » et l’extrême-droite franquiste, l’armée a pu ainsi apparaître comme un frein à la démocratisation37. Assez diffuse au sein de la population, la crainte du prétorianisme a alimenté tout au long de la transition un sentiment antimilitariste et de méfiance vis-à-vis de tout ce qui est militaire. Mais il serait excessif d’en conclure que tous les militaires partagent les orientations fascisantes de mouvements tels que la Falange española ou le parti Fuerza Nueva de Blas Piñar. Beaucoup d’officiers ont fini par accepter la transition démocratique et ont respecté la légalité le 23 février 1981. Il n’en demeure pas moins que le problème de la conversion de l’armée à la démocratie reste posé lorsque les socialistes arrivent au pouvoir en octobre 1982 ; la dépolitisation et la professionnalisation de l’armée sont deux défis majeurs pour le gouvernement González.