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Recensions

Olivier Hoibian (dir.), La montagne pour tous. La genèse d’une ambition dans l’Europe du xxe siècle, Toulouse, Le Pas d’Oiseau, octobre 2020, 250 p.

Jean-Paul Zuanon

Texte intégral

1Pour rendre compte de cet ouvrage consacré à l’ambitieux projet des sociétés occidentales contemporaines de conquérir les montagnes par les loisirs, on pourrait se limiter à une accumulation de faits et de dates : les débuts de l’alpinisme bourgeois, parfois confondu avec l’excursionnisme cultivé ; un timide début de démocratisation à la fin du xixe siècle ; les années vingt et trente, marquées par l’ouverture, le bouillonnement d’initiatives mais aussi des régimes autoritaires qui développent une pratique de masse ; la Seconde Guerre mondiale, source de bouleversements politiques et sociaux… Cet ouvrage a le mérite de proposer une heureuse mise en perspective : le slogan moderne de La montagne pour tous, devenu notion fourre-tout, est la traduction d’une histoire longue et souvent agitée, quel que soit le contexte culturel, politique et social de chacun des pays étudiés.

2Faute de place, on ne peut résumer chacune des neuf contributions réunies. Toutes à leur façon apportent leur pierre à l’édifice. On se limitera à en rappeler les intitulés avant d’explorer quelques thèmes transversaux importants (exercice frustrant, compte tenu de la richesse des textes proposés et de la multitude de perspectives de recherche suggérées).

3• « De l’Alpine Club (1857) au British Mountaineering Council (1944). Les grands moments d’un siècle (ou presque) d’alpinisme britannique », par Michel Tailland ;

4• « Le Club alpin suisse comme champ d’investigation des loisirs de montagne durant la première moitié du xxe siècle », par Laurent Tissot. Étude de cas à partir de la section (francophone) des Diablerets (Lausanne) ;

5• « La démocratisation de l’alpinisme en Italie. De la fondation du Club Alpin Italien (1863) à l’ascension du K2 (1954) », par Stefano Morosini ;

6• « Alpes et Carpates. Conflictualités ethniques et culturelles dans l’alpinisme de la fin du xixe siècle », par Michael Wedekind. Deux études sur des régions montagneuses un peu en marge de l’Europe de l’Ouest ;

7• « Les groupements populaires de montagne en France depuis le xxe siècle. L’affirmation d’une revendication », par Olivier Hoibian. Deux histoires peu connues : les Amis de la Nature et l’Œuvre de la montagne ;

8• « Alpinisme, excursionnisme et tourisme en Espagne », par Francesc Roma i Casanovas. Résumé d’un siècle d’histoire, complété par deux études sur « L’excursionnisme catalan » et « Le montagnisme en Aragon », du même auteur ;

9• « La popularisation du montagnisme au Pays Basque ? » par Haritz Monreal. Rapide synthèse historique sur près de deux siècles.

La montagne de l’entre-soi

10Aux débuts de l’alpinisme organisé, le schéma est calqué sur le modèle de l’Alpine Club (1857) : des clubs regroupant des gens de bonne société, une bourgeoisie éclairée, privilégiant l’entre-soi et définissant la « bonne façon d’aller en montagne » (le plus souvent, une forme d’« excursionnisme cultivé » plus que d’alpinisme de haut niveau). C’est le cas de l’Italie et de la Suisse en 1863 suivies de la France en 1874.

11Là où il n’existe pas de club alpin national, ce sont des initiatives locales, notamment en Espagne où la situation est complexe et fragmentée. Le premier club d’excursions scientifiques né à Barcelone en 1871 donnera naissance en 1891 au CEC, encore actif aujourd’hui. Avec un peu de retard, la bourgeoisie germanophone des Carpates s’organise (1880). Son objectif prioritaire est de développer la connaissance et l’amour des montagnes. Ce souci louable exprimé par les clubs des différents pays cache souvent d’autres préoccupations plus politiques. La création du CAI est une réponse directe à la « concurrence » sportive des alpinistes britanniques. C’est aussi l’occasion de rappeler que l’Italie est désormais un pays uni, dont les frontières montagneuses sont intangibles. La SAT (1872) qui rassemble la bourgeoisie italophone du Trentin est une réaction contre l’impérialisme du DÖAV, représentant la bourgeoise germanophone (qui est aussi l’occupante). Comme les autres clubs alpins, elle se lance rapidement dans une politique d’équipement en refuges, symbolisant la prise de possession d’un territoire, en concurrence avec les refuges germanophones de son rival. Son activisme sera suffisant pour inquiéter les pouvoirs en place et entraîner sa dissolution en 1915.

La fin d’un monopole

12Assez rapidement, ce modèle d’alpinisme bourgeois se trouve confronté à d’autres pratiques moins élitistes. Elles sont le reflet de l’évolution et de la modernisation des sociétés de l’Europe de l’Ouest à la fin du xixe siècle : industrialisation massive, urbanisation galopante, émergence d’une classe moyenne bénéficiant d’un meilleur niveau de vie, luttes sociales du monde ouvrier.

13En France, les syndicats sont autorisés en 1876, le temps de travail est progressivement réduit, certaines corporations obtiennent déjà des congés payés. Le tourisme populaire se développe et les associations traditionnelles d’alpinistes ne sont plus les seules à proposer des moyens de socialisation. L’offre se diversifie : en France, première « fédération » de cyclisme en 1881, TCF en 1890, Automobile Club de France en 1895… Il en va de même dans les pays voisins. En Italie où le repos dominical obligatoire date de 1907, le TCI (Touring-club italien) est créé dès 1895 pour développer le cyclisme et le tourisme en général. À la même époque, l’institution d’un jour hebdomadaire de congé en Espagne permet le développement de pratiques plus populaires.

14L’exemple le plus significatif de ces initiatives venues de la base est celui des Amis de la nature, mouvement fondé en 1895 en Autriche par des syndicalistes ouvriers. Sa devise « montagne libre » fait des émules. Des sections voient le jour en 1912 en Alsace, alors sous occupation allemande. Elles survivront à la guerre et se doteront d’un groupement français en 1927 pour fédérer les initiatives locales dans l’hexagone. Si le mouvement se veut apolitique, il n’en est pas moins contestataire. L’objectif « hygiéniste » est indissociable de la formation culturelle et politique (il faut échapper à l’influence des organisations bourgeoises). Les Amis de la nature militent pour un sport ouvert à tous, sans concurrence, sans recherche de la performance, sans chauvinisme, autant de revendications généreuses mais pas toujours faciles à mettre en œuvre. Ce mouvement a connu diverses crises tout au long de son histoire, liées à la concurrence d’autres organisations ouvrières (notamment celles de la CGT) et au contexte géopolitique (invasion de la Hongrie en 1956).

15On peut rattacher à cette histoire la création de l’UOEI, club ouvrier d’excursionnisme fondé en 1911 en Italie et dont le slogan « Pour la montagne, contre l’alcool » est à rapprocher du credo des Amis de la nature « non au bistrot oui au plein air » (traduction libre).

16Ce développement d’initiatives suscite des remises en question au sein des associations « historiques ». Certaines, comme Penalara à Madrid, soutiennent des initiatives de création de clubs populaires, à la fois dans un souci paternaliste et pour garantir une certaine paix sociale. À l’inverse, en Suisse, le CAS, préoccupé par la grève générale de 1918 d’inspiration « bolchevique », semble avoir été réticent à accueillir des adhérents d’origine modeste, d’où la création de clubs ouvriers.

17Du côté de l’Alpine Club, son monopole est contesté dès les années 1880 par des clubs locaux d’escalade s’adressant à des classes moins aisées, se cantonnant souvent, pour des raisons financières, à la pratique de la grimpe dans les îles Britanniques.

18Au début du xxe siècle, le CAI est amené à se poser la question du choix entre élitisme et Montagna al popolo (titre d’un ouvrage à succès de Mario Tedeschi). La création du Club alpin académique italien en 1904, à l’initiative d’Adolfo Hess, est une réponse à ce risque de dérive « populaire et démocratique, voire parasitique » (sic). Au CAAI, le haut niveau (sans guide) ; aux autres, l’escursionismo en moyenne montagne. Cela n’empêche pas le CAI, sous l’impulsion de Tedeschi, de s’associer au TCI pour organiser d’imposantes collectives-pèlerinages sur des sites emblématiques le long des frontières des Alpes.

1919-1939

19Le vrai mouvement de démocratisation des loisirs de montagne se situe dans l’entre-deux-guerres. On assiste à une floraison d’initiatives un peu partout en Europe. Les pratiques s’organisent (création des fédérations en France, renouveau des JO), favorisées par le développement du tourisme (surtout après le Front Populaire de 1936 et ses conquêtes sociales), l’amélioration des communications, la création d’un réseau d’auberges de jeunesse (France, 1929 ; Grande-Bretagne, 1930 ; Espagne) et la naissance de mouvements de jeunesse laïques ou d’inspiration confessionnelle (scoutisme, JOC).

20L’alpinisme britannique traditionnel est en concurrence avec les alpinistes continentaux, que ce soit en France (création du GHM en 1919), en Italie ou en Allemagne, où la pratique de l’alpinisme de haut niveau prend une tournure nettement nationaliste. Des clubs universitaires, autre forme d’alpinisme académique, se développent en Angleterre à partir de 1920, témoin d’un nouvel état d’esprit anti-establishment. Au sein de l’Alpine Club, de jeunes contestataires se manifestent (Busk, Smythe, soutenus en coulisse par Young) contre le conformisme du club. Le monde de la montagne se structure finalement autour du BMC en 1945, sous l’impulsion de l’infatigable Young.

21L’œuvre de montagne, initiative pyrénéenne née entre les deux guerres, est peu connue. On lui doit pourtant « l’invention » des premières classes de neige et classes vertes dès 1946. Partie d’une initiative laïque et locale (deux instituteurs veulent apprendre à skier à leurs jeunes élèves), elle prend peu à peu une forte dimension régionale, avant de s’enliser dans le maquis des règlementations et des normes de l’Éducation nationale. Pas plus que chez les AN, le mouvement n’échappe aux dissensions d’ordre politique ou syndical.

Alpinisme de masse et dictatures

22L’histoire du xxe siècle offre plusieurs exemples de pays ayant connu un régime autoritaire. On est face à une autre forme de montagne pour tous qui n’a rien de généreux mais qui répond à plusieurs objectifs prosaïques : occuper, endoctriner et encadrer les masses, leur donner le goût de l’effort, en faire de bons soldats si besoin.

23La France n’est que brièvement évoquée, pour souligner le discrédit pesant sur les sports de nature, instrumentalisés par le gouvernement de Vichy et le renouveau de ces activités à la Libération. En Italie, le CAI est mis sous tutelle sans réelle protestation de sa part, adhésion sincère ou résignation ? Pendant deux décennies, il va tenir un double discours : il encourage la pratique de masse (réservoir de défenseurs de la patrie), tout en exaltant les exploits de quelques vedettes. C’est une nouvelle version de l’alpinisme nietszchéen/lammérien, incarnée par Julius Evola, qui est mise en avant. On aurait pu aussi évoquer Domenico Rudatis, écrivain et grimpeur de haut niveau, qui a popularisé cette forme d’alpinisme héroïque, ou l’auteur du livre éponyme, Emilio Comici, absent de cette histoire, dont l’engagement fasciste semble avoir été exagéré et instrumentalisé. Le régime s’effondre en juillet 43 et tout repart comme avant. Il ne s’est rien passé au sein du CAI, officiellement « toujours contraire à toute ingérence politique ». Morosini se contente prudemment d’évoquer une vision « irénique » de l’histoire, c’est le moins que l’on puisse dire.

24Pendant la période franquiste (1939-1975), l’alpinisme est bien considéré par un régime machiste et militariste, vouant un culte à la force physique. Comme en Italie, les institutions sportives sont mises sous la tutelle directe de l’État et du parti unique. Le Front de la jeunesse créé en 1940 joue un rôle de propagande pour développer la pratique sportive chez les jeunes de 7 à 18 ans. Il s’agit surtout de pratiquer le camping et la marche en montagne, activités importantes pour développer un « esprit national espagnol ». On crée ensuite dans les années 50 des Groupes universitaires de montagne (GUM), inspirés par le modèle de Jeunesse et Montagne de la France de Vichy. Parallèlement, diverses sections d’élite (GAM) tournées vers la haute montagne et l’escalade apparaissent. Comme en Italie, modèle élitiste et pratique de masse sont complémentaires.

Montagne pour tous…par procuration

25La conquête de montagnes réputées inaccessibles (Eiger, Jorasses…) ou de très hauts sommets lointains est souvent vécue par les populations nationales comme autant de symboles qui attestent de la grandeur de leur pays. À ce titre, on peut parler sans exagération de montagne pour tous par procuration. On laissera de côté la lutte pour les « derniers grands problèmes des Alpes » pour regarder du côté de l’Himalaya. Dès le début des années vingt, les Britanniques qui ont perdu leur suprématie dans les Alpes, se tournent vers l’Everest, histoire de redorer leur blason et de montrer qu’ils sont toujours à l’avant-garde de l’alpinisme de conquête. Les multiples assauts meurtriers menés sur le Nanga Parbat par les alpinistes de pointe du Reich sont bien connus…

26En France, la conquête de l’Annapurna, premier 8 000, a été un moment de communion et d’enthousiasme national, tout comme la conquête du K2 en 1954 a été vécue comme l’affirmation de la grandeur de l’Italie, en dépit des multiples polémiques suscitées par cette ascension. Les alpinistes espagnols se manifestent plus tard en affirmant eux aussi leur présence sur la scène internationale par quelques belles ascensions himalayennes.

Montagne pour tous… et toutes ?

27Sans faire l’objet d’un texte spécifique, la question de la place de la femme est abordée à plusieurs reprises. Si le CAF et le CAI n’ont pas exclu les adhésions féminines, il s’est agi pendant longtemps de « fille (ou) femme de… ». En revanche, l’Alpine Club n’a accueilli le Ladies alpine club (fondé en 1905) qu’en 1975 et il a fallu attendre 1980 pour que le Club alpin suisse fusionne avec le Club suisse des femmes alpinistes (CSFA, fondé en 1918).

28Si le premier club féminin de sports a vu le jour à Barcelone en 1928, il répondait d’abord à des soucis hygiénistes (bonne santé = bonnes mères) et privilégiait la pratique de randonnées faciles. On retrouve les mêmes préoccupations sous le franquisme où la section féminine de la Phalange entend préparer les femmes « pour les services que la patrie leur demande » (sic). Les auberges de jeunesse sont ouvertes aux jeunes filles et des stages, associant formation (endoctrinement ?) et activités physiques de plein air y sont organisés.

29Les conclusions que l’on peut tirer ne sont guère surprenantes : on était encore loin de la parité et les rares cas de promotion de la femme étaient largement instrumentalisés.

30Si on fait abstraction des inévitables coquilles, de quelques fastidieuses accumulations de dates et de sigles, de maladresses de traduction (on « couronne » beaucoup les montagnes en Espagne, la SAT est une société trentine et non un club alpin…), on referme l’ouvrage avec le sentiment d’avoir perdu quelques illusions simplistes (non, la montagne pour tous ne commence pas avec le Front populaire) et d’avoir entrevu de nouvelles perspectives de recherche stimulantes. À la lumière des différents textes qui le forment, on voit que la montagne pour tous a pris aux yeux de chacun un sens particulier. Il n’y a guère de points communs entre le souci de formation et d’éducation propre aux Amis de la nature ou à l’Œuvre de montagne et les préoccupations de contrôle et d’encadrement inhérentes aux régimes autoritaires. Chaque pays a apporté une réponse particulière mais on peut se demander si les logiques de distinction chères à Pierre Bourdieu ne continuent pas à jouer.

31Aujourd’hui entre commercialisation et mercantilisation à outrance, artificialisation et surfréquentation de certains sites, limitation ou interdiction d’accès pour d’autres, montée de l’individualisme et consumérisme, conflits d’usage et impact du réchauffement climatique, le fait de parler de « montagne pour tous » (et toutes) a-t-il encore un sens ?

32Quel est le rôle des associations de montagne dans cette ambition ? Au-delà des belles déclarations, la préoccupation de faciliter l’accès des classes populaires à la montagne est-il toujours d’actualité ?

33Un constat tend désormais à s’imposer, le temps où le CAF, l’Alpine club ou le CAI définissaient à eux seuls les règles du bon usage de la montagne semble révolu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Zuanon, « Olivier Hoibian (dir.), La montagne pour tous. La genèse d’une ambition dans l’Europe du xxe siècle, Toulouse, Le Pas d’Oiseau, octobre 2020, 250 p. »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 38 | 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/framespa/12103 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.12103

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