« Lectures de Pierre Laborie », Le Mouvement social, n° 271, avril-juin 2020, p. 3-63.
Texte intégral
1La revue d’histoire Le Mouvement social consacre une partie de son numéro d’avril-juin 2020 à l’œuvre de Pierre Laborie, disparu en 2017. L’éditorial est clair : il ne s’agit pas tant de rendre hommage à l’homme que de faire (re)découvrir la boîte à outils intellectuelle de ce spécialiste des années troubles. Ainsi les six « lectures de Pierre Laborie » rendent-elles compte des principales préoccupations et questionnements de cet historien au parcours atypique, « hors des sentiers battus » (p. 3).
- 1 Pierre Laborie, Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dan (...)
2Dans son très bel éditorial mêlant une présentation de l’homme et de son œuvre, Laurent Douzou insiste sur trois points : l’originalité, la complexité et la rigueur. Pierre Laborie débute sa carrière en tant que professeur d’histoire et géographie dans le Lot, bien loin des milieux universitaires et intellectuels parisiens. Remarqué par sa hiérarchie, il rejoint le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et réalise une thèse de doctorat de 3e cycle en 1978 publiée sous le titre Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 19441. Ce premier travail porte déjà en lui les germes de ce qui caractérise ensuite la réflexion de l’historien : son positionnement historiographique original, sa recherche du mot juste ou de la juste définition ainsi que son intérêt pour la complexité et les relations liant l’histoire du très contemporain au présent.
3Après cette rapide présentation du parcours et de la pensée de Pierre Laborie, chaque article développe plus en détails l’un des grands outils méthodologiques et épistémologiques développés par l’historien. Ainsi Cécile Vast s’intéresse-t-elle à « l’expression en forme d’oxymore : sauve-mémoire et trouble-mémoire » (p. 15) qui vise à traduire la position complexe de l’historien face aux usages et aux discours sur le passé. En prenant pour exemple trois objets interrogeant ces liens entre étude de l’histoire et discours actuels sur ce passé – la Résistance, les témoins et la vulgate – Cécile Vast met en lumière la cohérence intellectuelle du chercheur et son extrême soin dans le choix des mots et des définitions utilisés dans ses écrits. Elle décrit par exemple l’évolution de sa réflexion autour du concept de « Résistance », qu’il pense comme un « véritable phénomène socio-culturel » (p. 17), définition d’autant plus importante pour l’historien qu’il observe une forte instrumentalisation de cette Résistance. Pierre Laborie agit alors en « trouble-mémoire » puisqu’il s’efforce de préciser les critères des actions de résistance afin de les distinguer des comportements collectifs qu’il désigne comme relevant du « non-consentement ». En définissant de façon complexe la Résistance, l’historien valorise la singularité de cet engagement et participe alors à sa transmission : il devient un « sauve-mémoire ».
- 2 Pascale Gœtschel et Christophe Granger, « “L’événement, c’est ce qui advient à ce qui est advenu…“. (...)
4Dans le deuxième article du dossier, Olivier Loubes décrit Pierre Laborie comme un « historien du mouvement social des mots » (p. 25), tant son travail fait des mots à la fois un objet d’étude et un outil de son analyse. Cet incessant aller-retour entre objet et outil pousse Pierre Laborie à voir dans les concepts des « intercesseurs d’étrangeté », puisqu’ils sont des mots qui « rappel[lent] et […] préserve[nt] l’étrangeté d’un monde qui n’est plus et ne sera jamais plus » (p. 27). Olivier Loubes propose ensuite au lectorat une sélection de mots et leurs définitions développés tout au long des ouvrages de Pierre Laborie. S’il ne fallait retenir qu’un exemple, ce serait certainement la définition de l’événement comme « ce qui advient à ce qui est advenu », qui est aussi le titre d’un entretien publié en 2011 dans lequel il revient sur son parcours et sur ses questionnements épistémologiques autour du concept d’événement2.
5Nous retrouvons cet intérêt pour les termes et leur sens dans l’article de François Marcot qui vient ensuite illustrer la rigoureuse analyse précédemment évoquée par Olivier Loubes. François Marcot cherche ici à examiner le processus d’autodésignation des résistants dans la rédaction de leurs tracts clandestins. Pourquoi les Communistes n’emploient-ils que rarement le terme « Résistance » ? Comment analyser l’utilisation du « je » ou du « nous » dans ces tracts ? Voilà des questionnements pour lesquels la volonté de « faire parler les mots » trouve tout son intérêt.
6Les auteurs évoquent les grandes réflexions chères à Pierre Laborie : les mots utilisés pour aborder le passé ainsi que l’étude de la vulgate pour laquelle il cherche à « déconstruire les lieux communs » (p. 21). Ainsi, comment comprendre l’œuvre de Pierre Laborie sans aborder le film Le chagrin et la pitié de Marcel Ophuls ? Plus largement, Natacha Laurent analyse la place du cinéma dans la vie de l’historien, « dans son travail de chercheur et de pédagogue, dans son parcours et sa pratique d’historien, dans sa pensée et sa conception de l’histoire » (p. 52). Encore une fois, le cheminement intellectuel de Pierre Laborie interpelle par sa cohérence, son souci de la complexité et son approche historienne du cinéma originale. Pour lui, le cinéma est une source comme une autre – comme les témoignages – et, de ce fait, ne doit pas faire l’objet d’une méthodologie particulière. En tant que « réservoir où se condensent les représentations » (p. 55), ce médium doit être étudié de la même façon que les autres sources de représentations, une « histoire où [il] peut être replacé dans le champ des expériences qui traversent et travaillent toute la société » (p. 56).
7Enfin, la dernière partie de l’article de Natacha Laurent constitue une transition explicative vers le dernier document du dossier, la transcription d’un entretien filmé avec Pierre Laborie en 2005 à propos de sa relation avec Louis Malle, le réalisateur de Lacombe Lucien. En effet, l’historien est allé plus loin que la seule étude du cinéma comme source, il a été conseiller historique pour plusieurs films, dont celui de Louis Malle. Après avoir décortiqué certains axes de sa pensée, nous lisons les liens qu’entretiennent l’historien et le réalisateur ainsi que ses réflexions autour de l’écriture cinématographique. Ce court document donne à voir son souci de la vérité et de la justesse historique, la problématique des comportements collectifs et de l’écriture de l’histoire. Il ouvre des pistes de réflexions et pointe la nécessité quand on écrit de l’histoire de « se poser des questions autres que celles que l’on pose d’habitude quand on est enfermé dans des modes de pensées » (p. 63).
8Lire ce dossier du Mouvement social ou des écrits de Pierre Laborie, c’est suivre un grand historien dans son cheminement intellectuel fait de mille précautions et de doutes, dans un style clair où chaque mot est pesé, questionné, remis en question et explicité. Les auteurs de ce très beau dossier atteignent leur but car ils éclairent une pensée exigeante et complexes dont les questionnements épistémologiques dépassent l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Ces écrits sur/de Pierre Laborie poussent de nombreux historiens et historiennes à questionner les évidences, à s’interroger sur les justes mots, à réfléchir à leurs rapports aux sources et à leurs silences. À agir en trouble-mémoire et sauve-mémoire.
Notes
1 Pierre Laborie, Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, Toulouse, Centre régional de publications de Toulouse-Midi-Pyrénées-Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1980.
2 Pascale Gœtschel et Christophe Granger, « “L’événement, c’est ce qui advient à ce qui est advenu…“. Entretien avec Pierre Laborie », Sociétés et représentations, 2011, n°32, p. 167-181.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Annelise Rodrigo, « « Lectures de Pierre Laborie », Le Mouvement social, n° 271, avril-juin 2020, p. 3-63. », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 38 | 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/framespa/12157 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.12157
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