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Une histoire de la concurrence : champs d’études et interprétations historiennes

Introduction au dossier « Une histoire de la concurrence : champs d’études et interprétations historiennes »

Alexandra Beauchamp et Sandrine Victor

Texte intégral

  • 1 Françoise Bayard, Patrick Fridenson, Albert Rigaudière et Comité pour l’histoire économique et fina (...)

1« Au commencement était la concurrence » : c’est par ces mots que commence l’ouvrage Genèse des marchés1, et par un constat posé par Patrick Fridenson : « il n’y avait pas eu de véritable ensemble de travaux sur l’histoire de la concurrence en longue période ». Mais son projet a vite vu plus large : le vaste champ des marchés. Et la notion de concurrence a été traitée comme élément induit. Pour autant, le concept de concurrence mérite largement que l’historien s’y arrête.

  • 2 Olivier Christin, Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2011.

2Olivier Christin proposait il y a quelques années d’interroger les « concepts nomades2 », ces termes qui nous semblent naturels au quotidien, mais qui s’exportent mal à la traduction. La « concurrence » est-elle un terme « nomade » ? Non pas au sens retenu par Christin, c’est-à-dire un terme qui doit être clarifié pour le définir d’un contexte national à l’autre, mais nomade au sens où sa définition ou son emploi varie d’une période à l’autre : un nomadisme chronologique en somme, un « bougé » de l’objet au travers des changements et du temps. Allant plus loin, ce « nomadisme » peut-il étendre le concept hors du champ et du domaine traditionnel de l’économie, dans lequel le terme est naturellement circonscrit ?

  • 3 Ahmed Silem et Jean-Marie Albertini, Lexique d’économie, Paris, Dalloz, 2014 (13e éd.), p. 207.

3La concurrence économique, définie comme la « structure d’un marché caractérisé par une confrontation libre d’un grand nombre d’offreurs et de demandeurs dans tout domaine, pour tout bien et service3 », est au cœur de la pensée économique contemporaine. Elle cherche à en définir les aspects et conditions d’existence, s’interroge sur ses effets positifs ou négatifs, sur la nécessité de la réguler ou au contraire de garantir la libre concurrence et a créer des instances ad hoc telles, en France, l’Autorité de régulation de la concurrence.

  • 4 http://www.cnrtl.fr/definition/concurrence : sens B.
  • 5 Il intègre les résultats lexicographiques de différents projets de recherche et dictionnaires de la (...)
  • 6 De même que des usages juridiques et de liturgie catholique du substantif « concurrence » pointés p (...)

4Hors des champs de l’économie et des marchés, les acceptions usuelles du terme témoignent néanmoins d’usages modernes bien plus vastes, mais assez contradictoires du concept. La concurrence est aujourd’hui communément définie comme le « fait de se trouver en opposition, le plus souvent d’intérêt dans la poursuite d’un même but, chacun visant à supplanter son rival4 ». Ce sens, qui tend à penser la concurrence en termes de rivalité, compétition, affrontement, n’est pourtant que second, d’après l’outil de lexicographie du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales5. Un premier sens considère la concurrence comme le « fait d’être ensemble, d’agir de concert, conjointement, à égalité dans la poursuite d’un même but ». Bien que cette définition mette aussi en exergue le but commun, elle est dépourvue de l’idée d’opposition. Elle est proche du sens historique du terme, issu du verbe latin concurrere qui en latin classique, selon la définition du Gaffiot, signifie en premier lieu courir de manière à se rassembler sur point et insiste sur le rassemblement, la rencontre, la convergence d’abord en termes d’accord, avant d’être compétitif ou même opposé. C’est encore aujourd’hui le sens de la locution française « jusqu’à concurrence de6 ».

5Cette polysémie actuelle du terme invite à questionner le sens historique du concept de concurrence. C’est ce que propose le dossier suivant, en centrant son propos sur le regard porté sur la concurrence, l’attitude face à elle ainsi que sur ses fonctions au Moyen Âge et à l’époque moderne. Il s’agit donc d’envisager d’une part dans quelle mesure les formes de concurrence y étaient dénigrées ou au contraire valorisées, pour mieux comprendre si la concurrence était conçue en termes positifs ou négatifs et si son appréciation faisait intervenir un critère moral. Il s’agit d’autre part de mieux saisir si la concurrence était alors interdite, rendue possible ou même encouragée et s’il existait des démarches volontaires de mise en concurrence. Le propos se centre donc sur le rôle et les discours respectivement tenus par les individus, les groupes sociaux, les états de la société, les entreprises et les pouvoirs envers la concurrence, ses différentes formes et évaluations.

  • 7 Comme, par exemple et entre autres, le travail qui a pu être mené dans le cadre du projet « Reforma (...)
  • 8 Comme il a pu être fait par le passé lors des grandes enquêtes menées autour de l’entreprise, de l’ (...)
  • 9 Kenneth L. Pike, Language in Relation to a unified Theory of the Structure of human Behaviour, Part (...)
  • 10 Voir à ce sujet en particulier : Martin Aurell, « Complexité sociale et simplification rationnelle  (...)
  • 11 « Sérendipité » ne figure même pas dans un dictionnaire français. Issu de serendipity, il signifie (...)

6L’enquête aurait pu prendre le parti d’une approche sémantique et d’une entrée par le vocabulaire et la formulation de l’idée de concurrence au Moyen Âge et à l’Époque moderne7. Nous avons opté pour une démarche de reconstruction, qui piste dans les sources les critères et caractéristiques témoignant d’une forme historique de concurrence8. Le choix retenu assume donc d’utiliser le concept comme un outil pour mieux réfléchir la concurrence, tout comme les anthropologues utilisent avec réussite les notions de emic et etic pour désigner respectivement les interprétations indigènes des acteurs et les analyses scientifiques du chercheur, et ainsi les faire dialoguer9. Cette mention de l’anthropologie marque également un autre intérêt de la démarche que nous aimerions mener : celui de pouvoir ouvrir la réflexion à l’ensemble des sciences humaines. Cela s’inscrit dans la volonté plus générale des historiens à se placer dans les sciences au sens large10, leur capacité à ouvrir les questionnements, mais également à étayer leurs réponses par une méthodologie toute historienne, qui validera scientifiquement les résultats obtenus par cette démarche créative. Ces questions épistémologiques ouvrent ainsi sur la place à accorder à l’intuition, à l’imagination, à l’analogie entre disciplines et à la sérendipité de la recherche11. L’exercice peut permettre également d’envisager les concepts dans une forme temporelle élargie, et de voir ainsi dans les sociétés anciennes non pas des formes inabouties de phénomènes qui se cristalliseraient uniquement dans les périodes contemporaines, mais bien des pratiques qui se déclineraient au long du temps jusqu’à être théorisées, par exemple et pour le cas de la concurrence, par la jeune science économique aux temps modernes.

  • 12 Sandrine Victor, La construction et les métiers de la construction à Gérone au xve siècle, Toulouse (...)
  • 13 Denis Menjot, « L'économie de marchés au Moyen Âge. Quelques approches de médiévistes sur le marché (...)
  • 14 François Rivière, « Guildes, monopoles et oligopoles dans la Normandie de la fin du Moyen Âge : la (...)
  • 15 Cet exemple reprend le thème des « accapareurs », faisant jouer dans la civitas des monopoles qui p (...)

7Naturellement, la concurrence se pense d’abord dans le champ économique, et les dossiers d’historiens peuvent décrire des cas « classiques » de gestion de la concurrence dans le domaine de l’économie. Par exemple, en menant une enquête sur la structuration des activités en Métiers normés. Dans le cas de Gérone, le préambule à la constitution du Métier de tailleur de pierres de 1480 est clair : il a été constitué pour lutter contre la venue de travailleurs étrangers qui « prennent le pain » aux Géronais12. Les contemporains ont donc compris cet afflux de main d’œuvre comme perturbant le marché de l’emploi. En effet, l’arrivée surnuméraire d’ouvriers qui se louent à bas prix casse le monopole des locaux qui eux s’étaient taillé la part du lion par pénurie de bras suite à une guerre civile qui a ravagé la Catalogne entre 1462 et 1472. Le Métier est donc ici vu comme un moyen de contrôler, d’encadrer la concurrence, dans un contexte économique tendu. Denis Menjot, dans son article « l’économie de marchés au Marché Âge13 » soulignait, déjà « la place et le rôle du marché […] comme régulateur de la société médiévale ». Le rôle que la concurrence joue dans ce contexte est primordial. D’autant que l’exemple géronais est un contre-exemple de ce qui est observé ailleurs, en Normandie en particulier, comme l’a montré François Rivière14. Là, les ordonnances suggèrent fortement que les autorités publiques jugeaient illégitimes les pratiques nuisant à la concurrence. Ainsi, la draperie d’Évreux décrit ce que nous pourrions appeler un cartel, et le condamne, car il fait monter les prix en s’accordant pour asseoir un monopole15.

8Le domaine économique est ainsi, pour les périodes médiévale comme moderne, le champ naturel d’observation de la concurrence. Si, repartant de la définition citée plus haut, le marché est le préalable à la réflexion, ne peut-on cependant pas transposer les éléments de définition tirés de l’économie dans d’autres contextes, et peut-on y voir les mêmes dynamiques  ? Car, suivant cette même définition, on note que la concurrence se déploie « dans tout domaine ». C’est pour labourer à nouveaux frais ces champs d’expérimentation que nous avons invité les auteurs de ce numéro spécial. Grâce à eux, il est possible d’ouvrir la réflexion aux domaines politique, religieux, social, socioprofessionnel ou culturel.

  • 16 Claude Denjean, La loi du lucre. L’usure en procès dans la Couronne d’Aragon à la fin du Moyen Âge, (...)

9Si le marché est un lieu d’enquête naturel pour ce sujet, n’est-il pas marqueur d’autres rivalités, politiques ou religieuses par exemple ? Pour nourrir la réflexion, ouvrons en guise d’exemple les dossiers des affaires économiques intercommunautaires : ils interrogent aussi sur la concurrence et la rivalité transposées au domaine politique. L’antijudaïsme s’est parfois exprimé dans les rapports concurrentiels entre les parties. Ainsi, même si la justice chrétienne, en particulier dans la Couronne d’Aragon bas médiévale, propose un traitement équitable aux juifs, il n’est pas rare que l’application de la loi de la société dominante soit contestée par les chrétiens eux-mêmes, pour se débarrasser d’un rival ou créancier juif encombrant, qui contrairement aux chrétiens peut prêter de l’argent par contrat mutuum assorti d’un intérêt allant de 16 à 20 %. La rivalité religieuse se teinte ici d’attaque économique, car cette loi n’a pas empêché des procès sous prétexte de taux d’intérêt excessifs, permettant à la haine des mauvais payeurs de s’exprimer simplement. Ainsi, la société peut s’appuyer sur une rivalité religieuse pour éliminer un élément, pourtant tout à fait légal : l’intérêt du crédit dont ils sont débiteurs16.

  • 17 Marta Vanlandingham, Transforming the State. King, Court and Political Culture in the Realms of Ara (...)

10La concurrence règne de même dans le système curial médiéval et moderne, en matière d’accession et de nomination aux offices et titres, clefs de la proximité et de la faveur royale. Pour s’en tenir à un autre exemple bas médiéval, on peut évoquer le cas des rois d’Aragon, dont la vie de cour est placée au xive siècle sous l’égide de trois majordomes de statut nobiliaire, respectivement originaires du royaume d’Aragon, du royaume de Valence ou de celui de Majorque, et enfin de Catalogne. Les ordonnances royales dites de la Casa i Cort de 1344 affirment que la cour doit être dirigée par le majordome natif du royaume ou de la principauté où elle séjourne. Elles organisent donc un service tournant, qui donne au majordome « indigène » la primauté sur ses homologues et le conduit à prendre en charge les responsabilités propres à l’office (faire appliquer l’étiquette, notamment lors des réceptions, diriger les offices de bouche et d’intendance du palais, veiller à la sécurité de l’alimentation du roi, en contrôler la préparation et le ravitaillement). Cette disposition permet moins de satisfaire à des coutumes propres à chacun des territoires de la Couronne d’Aragon que de célébrer l’alliance personnelle qui les lie au roi, en accordant chacun leur tour à ces puissants conseillers la première place dans l’étiquette curiale et au plus près du roi. Car le majordome est surtout un conseiller du souverain. On peut ainsi voir dans ce système et dans cette concurrence encouragée par la norme royale un moyen de renforcer la monarchie en ne conférant pas cette importante charge à un seul noble, susceptible d’exercer un monopole et de concurrencer l’autorité royale, mais à trois puissants individus qui se concurrenceraient ainsi entre eux17.

  • 18 Alexandra Beauchamp, « Conseillers scélérats et mauvais gouvernement : le roi d’Aragon, ses conseil (...)

11Dans le prolongement de la cour, le conseil de ces mêmes rois d’Aragon du xive siècle offre un exemple de régulation de la concurrence dans le domaine gouvernemental. Les mêmes ordonnances de 1344 accordent une large attention au conseil royal, aux membres qui peuvent y siéger et à son organisation. Elles consacrent en particulier un chapitre à l’étiquette et au protocole qui régissent la prise de parole lors des séances du conseil. Elles y établissent et justifient l’ordre de distribution de la parole, entre les conseillers, en fonction de leur rang social. Ainsi, en cas de débat, les conseillers les plus importants (els majors) doivent s’exprimer après ceux de moindre envergure et extraction. Il s’agit explicitement de garantir que les majors formuleront un meilleur conseil, puisqu’ils s’exprimeront en ayant connaissance de celui émis par leurs homologues de moindre rang. Ils éviteront en outre d’être ridiculisés par ces derniers qui, prenant la parole en second lieu, pourraient corriger leurs propos18. Cette hiérarchie organisée de la parole conforte les hiérarchies sociales. Prenant acte d’une concurrence existant naturellement entre conseillers – qui, dans un souci de distinction auprès du roi, ne cessent de chercher à ce que le meilleur conseil soit retenu et que le meilleur conseiller s’illustre – elle la contrecarre. L’ordonnance entend donc éviter les luttes de pouvoir au conseil royal et circonscrire les risques d’une concurrence susceptible de remettre en cause l’ordre ou les hiérarchies établis.

  • 19 Parmi la très riche historiographie, voir principalement Guillaume Mollat, Lettres communes de Jean (...)
  • 20 Joëlle Rollo-Koster, Avignon and Its Papacy, 1309-1417 : Popes, Institutions, and Society, Lanham-L (...)

12Voulue ou subie, la concurrence s’observe à tous les niveaux de l’Église, dans la nomination aux dignités, bénéfices et prébendes ecclésiastiques et leur quête par leurs bénéficiaires. L’historiographie a bien montré combien elle est entretenue, voire orchestrée par les souverains pontifes, en particulier des xiiie et xive siècles. Ils participent d’une part de la compétition entre collateurs (détenteurs du droit de conférer un bénéfice ecclésiastique), rivalisent avec les collateurs ordinaires en cherchant à se ménager une collation prioritaire (système de la prévention) et/ou en se réservant un monopole ou exclusivité de collation (réserve générale). Ils promeuvent d’autre part une forme de compétition entre bénéficiaires, puisqu’ils ne se contentent pas de la collation de bénéfices et prébendes vacants, mais anticipent leur vacance en concédant moult expectatives19. Dès lors, la surenchère entre candidats règne non seulement à la Curie qui fait face à l’accroissement des pétitions et requêtes transmises à cet effet, mais aussi dans les évêchés, auprès des chapitres voire des monastères où les bénéficiaires doivent rivaliser pour entrer en possession des bénéfices et prébendes. Cette concurrence instrumentalisée qui fait le jeu des réseaux et partis au sein de la Curie, qui parfois peine à les réguler, n’est pas sans susciter critiques et ressentiments. Elle nourrit aussi largement la bureaucratisation de la Curie pontificale, soumet les candidats et bénéficiaires à son emprise et contribue à l’accroissement de l’autorité du souverain pontife, dans l’Église et la Chrétienté de la fin du Moyen Âge20.

  • 21 La coopétition est un néologisme qui désigne la coopération entre concurrents en fonction des circo (...)
  • 22 Société holiste : société dans laquelle les individus ont des comportements socialement déterminés, (...)
  • 23 Véronique Beaulande, Yann Philippe, « Introduction au Dossier “Conflit et concurrences de normes au (...)

13Fortes de ce faisceau de questionnements appliqués ici au bas Moyen Âge, dont un premier état a été présenté en 2019 lors d’un séminaire de recherche de l’équipe de recherche CRIHAM de l’université de Limoges, nous vous proposons ce dossier thématique. Travailler la concurrence, ou la coopétition21, ou la rivalité, c’est utiliser la terminologie des sciences économiques pour questionner des phénomènes politiques ou sociaux. Sortant donc des champs attendus, plusieurs enjeux sous-tendent la concurrence : la production, la vente ou l’achat, l’enrichissement, mais aussi le paraître, le pouvoir de décision, le pouvoir de domination, les distinctions, la mémoire, le pouvoir symbolique. La concurrence n’est pas un phénomène interpersonnel et privé : elle peut concerner une structure ou un système (entreprise, famille, clientèle, Église, ordre, État). En ce sens, même si la société médiévale n’est plus considérée comme corporatiste et holiste, même si l’individu et a fortiori l’individualisme y ont été débusqués22, l’emprise des réseaux qui la sous-tendent fait de la concurrence un phénomène social que l’on perçoit avec plus de force encore à l’époque moderne. Ceci induit des questions transversales : la concurrence peut-elle être facteur d’innovation, de création, d’émulation, avec toute la charge positive véhiculée par ces termes ? Les médiévaux et modernes y voient-ils une démarche bénéfique, nécessaire ou au contraire négative, car nocive ? Car nous devons en effet nous arrêter sur les conditions de la concurrence : quand est-elle possible, limitée, interdite ? Existe-t-il des normes la concernant, en dehors du seul champ économique dont on a donné des exemples précédemment ? Au contraire, est-elle stimulée ? Il ne faut pas alors réfléchir à la concurrence qu’en termes d’opposition : elle n’exclut pas la collaboration et l’influence mutuelle23. Enfin, la concurrence relève-t-elle du domaine moral ? Est-elle forcément déloyale, stigmatisable moralement  ?

14Clara de Raignac nous présente tout d’abord, dans son article « La concurrence militaire dans les Chroniques de Froissart : une idéologie chevaleresque et son écriture », une réflexion sur la concurrence dans le domaine chevaleresque. Actuellement doctorante contractuelle à l’Université Sorbonne Nouvelle, au sein du Centre d’Études et de Recherches Antiques et Médiévales, elle propose une approche littéraire du sujet sur fond de guerre de Cent Ans. Dans ce cadre militaire, la concurrence est une compétition fructueuse entre rivaux, mais peut également être une rivalité dangereuse. Cette ambivalence est cependant mise au service d’un objectif partagé : le bien commun.

15Élisabeth Schmit, docteure en histoire médiévale et membre associée au Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP), en convoquant le dossier « Diviser pour mieux juger : concurrence et convergence des parlements au xve siècle », interroge la notion dans le domaine judiciaire. Le schisme judiciaire mettant en rivalité deux cours de justice, l’une à Paris, l’autre à Poitiers, répondant chacune d’une allégeance à un parti différent dans le contexte de la fin de la guerre de Cent Ans, fut contre toute attente un temps d’expérimentation et de fertilité dans le domaine institutionnel.

16Hugo Perina explore un autre domaine : celui des « formes de la concurrence autour de l’orgue italien de la Renaissance ». Docteur en Histoire et en Histoire de l’art de l’EHESS et musicien, l’auteur est actuellement membre rattaché au Centre de Recherches Historiques. Par le traitement d’un exemple inédit de compétition organologique, il démontre que la concurrence a autant trait à la réputation d’un artisan, asseyant par là une domination symbolique, qu’à des concepts moraux et des valeurs politiques, ou à un moyen de s’affirmer pour les cités italiennes de la Renaissance.

17Germán Gamero Igea, actuellement chercheur postdoctoral au Grupo de Investigación ERGO de l’Université de Burgos, dans l’article « Competitividad y gobernanza en el Estado Moderno : la práctica cortesana de Fernando II », place la concurrence dans le domaine aulique. Ici, la pratique devient un outil de gouvernement, un moyen de contrôler et de faire adhérer les élites au projet d’État des Rois Catholiques. La concurrence s’impose ainsi autant aux individus, qu’aux structures et aux groupes comme élément structurant de la politique royale.

18Élodie Oriol, docteure en histoire moderne et membre de l’École française de Rome depuis septembre 2019, nous permet de prolonger la réflexion ouverte par Hugo Perina. En effet, son article intitulé « Concurrence et stratégies de différenciation dans le milieu musical romain au xviiie siècle », place au cœur de la réflexion le poids symbolique de la fama, de la reconnaissance d’un artiste par sa réputation et illustre ainsi l’importance des rivalités interpersonnelles entre les musiciens.

19Enfin, Julien Lugand, par son texte « Les doreurs de Barcelone : un métier face à l’évolution du goût et des pratiques (1770-1834) », documente une rivalité entre deux activités professionnelles normées, celle des doreurs et celle des peintres. L’auteur, maître de conférences HDR en Histoire de l’art moderne à l’Université de Perpignan, montre que la concurrence est ici au-delà de l’économie : elle concerne une adaptation aux goûts et aux modes des consommateurs.

20On peut donc affirmer qu’envisager la concurrence nous permet d’étudier un aspect du mode de fonctionnement social, politique ou économique du monde médiéval et moderne et une hocvision de la société dans son organisation et ses bénéfices symboliques. Interroger la concurrence, n’est-ce pas interroger les normes sociales ? La concurrence peut ainsi être vue comme un outil à la disposition des sociétés politiques dans leur action pour le bien commun, pour l’intérêt collectif, choisissant, selon les contextes et les enjeux, de la favoriser, la tolérer ou la brimer.

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Notes

1 Françoise Bayard, Patrick Fridenson, Albert Rigaudière et Comité pour l’histoire économique et financière de la France (dirs.), Genèse des marchés, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2015, p. 3.

2 Olivier Christin, Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2011.

3 Ahmed Silem et Jean-Marie Albertini, Lexique d’économie, Paris, Dalloz, 2014 (13e éd.), p. 207.

4 http://www.cnrtl.fr/definition/concurrence : sens B.

5 Il intègre les résultats lexicographiques de différents projets de recherche et dictionnaires de langue française et latine https://www.cnrtl.fr/portail/.

6 De même que des usages juridiques et de liturgie catholique du substantif « concurrence » pointés par la base lexicographique du CNRTL.

7 Comme, par exemple et entre autres, le travail qui a pu être mené dans le cadre du projet « Reformatio, pour une histoire du vocabulaire réformateur médiéval », dirigé par Marie Dejoux (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne -Lamop) : https://lamop.pantheonsorbonne.fr/axes-recherche/pouvoirs-gouvernement-et-domination/reformatio-histoire-vocabulaire-reformateur ; voir aussi Marie Dejoux (dir.), Reformatio ? Les mots pour dire la réforme au Moyen Âge, à paraître, Paris, Éditions de la Sorbonne.

8 Comme il a pu être fait par le passé lors des grandes enquêtes menées autour de l’entreprise, de l’industrie, de l’expertise ou du marché : Philippe Braunstein, Travail et entreprise au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck, 2004  ; Natacha Coquery, Liliane Hilaire-Pérez, Catherine Verna et Line Sallmann (dirs.), Artisans, industrie  : nouvelles révolutions du Moyen Âge à nos jours, Lyon, Société française d’histoire des sciences et des techniques - ENS Éditions, 2004 ; Istituto internazionale di storia economica F. Datini et Simonetta Cavaciocchi (dirs.), L’impresa, industria, commercio, banca secc. xiii-xviii  : atti della « ventiduesima Settimana di studi » : 30 aprile-4 maggio 1990, Firenze, Le Monnier, 1991 ; Hélène Vérin, Entrepreneurs, entreprise : histoire d’une idée, Paris, Classiques Garnier, 2011 ; Catherine Verna, L’industrie au village : essai de micro-histoire (Arles-sur-Tech, xive et xve siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2017 ; Catherine Verna, « Quelles sources pour quelles entreprises au Moyen Âge du xiiie au xve siècle ? », dans Dove va la storia economica  ? Metodi e prospettive Secc. XIII-XVIII / Where is economic history going  ? Methods and prospects From the 13th to the 18th centuries. Atti della Quarantaduesima Settimana di Studi, Prato, 18-22 aprile 2010, Francesco Ammannati (dir.), Florence, Firenze University Press, 2010, vol. 42, p. 339‑372, Experts et expertise au Moyen Âge  : Consilium quaeritur a perito. Actes du XLIIe congrès de la SHMESP (Oxford, 31 mars - 3 avril 2011), Paris, Publ. de la Sorbonne, 2012 ; Claude Denjean et Laurent Feller (dirs.), Le besoin d’expertise, Madrid, Casa de Velázquez, 2013, vol. 1.

9 Kenneth L. Pike, Language in Relation to a unified Theory of the Structure of human Behaviour, Part I : Preliminary edition, Glendale, Summer Institute of Linguistics, 1954 ; Nick Jardine, « Etics and Emics (Not to Mention Anemics and Emetics) in the History of the Sciences », History of Science, September 2004, 42/3 p. 261-278.

10 Voir à ce sujet en particulier : Martin Aurell, « Complexité sociale et simplification rationnelle : dire la stratification au Moyen Âge », Cahiers de civilisation médiévale, janvier-mars 2005, 48e année n° 189 : La médiévistique au xxe siècle. Bilan et perspectives, sous la direction de Martin Aurell, p. 5-15, ici p. 6-7.

11 « Sérendipité » ne figure même pas dans un dictionnaire français. Issu de serendipity, il signifie « don de faire des trouvailles ». Le terme, forgé par le collectionneur Horace Walpole en 1754, faisait partie du jargon des bibliomanes anglais. Il a migré ensuite comme concept vers les sciences et la technique, le droit et la politique, mais aussi l’art. Inconnu en France, ce concept a été analysé par le sociologue Robert Merton (1958). Voir Jean Stengers, Vertige de l’historien. Les histoires au risque du hasard, Luisant, Institut Synthélabo, 1998, ainsi que Danièle Bourcier, coauteure du premier livre sur le sujet en France : De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit, Leçons de l’inattendu, Chambéry, L’Act Mem, 2008.

12 Sandrine Victor, La construction et les métiers de la construction à Gérone au xve siècle, Toulouse, CNRS Université de Toulouse-le Mirail UMR 5136, 2008  ; Sandrine Victor, « Acteurs et mise en pratique de la norme dans le secteur de la construction : interactions entre Métier et autorités municipales en Catalogne au bas Moyen Âge », dans Dans les règles du métier, Philippe Bernardi, Corine Maitte et François Rivière (dirs.), Palerme, New Digital Frontiers, 2019, p. 129.

13 Denis Menjot, « L'économie de marchés au Moyen Âge. Quelques approches de médiévistes sur le marché », dans L'économie antique, une économie de marché  ?, Yves Roman (dir.), Paris, De Boccard, 2008, p. 235-251.

14 François Rivière, « Guildes, monopoles et oligopoles dans la Normandie de la fin du Moyen Âge : la réglementation des métiers est-elle hostile à la concurrence  ? », Entreprises et Histoire, Eska, 2008, 52 (3), p. 36-45.

15 Cet exemple reprend le thème des « accapareurs », faisant jouer dans la civitas des monopoles qui produisent des bénéfices à leur seul avantage, et qui sont décriés dès le xive siècle par Pierre de Jean Olivi, Francesc Eiximenis, Duns Scot, Jean de Bassols, l’Astesanus ou Guiral Ot. Voir Paolo Evangelisti et Jacques Dalarun, La pensée économique au Moyen Âge : richesse, pauvreté, marchés et monnaie, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 185-190.

16 Claude Denjean, La loi du lucre. L’usure en procès dans la Couronne d’Aragon à la fin du Moyen Âge, Madrid, Casa de Velázquez, 2011.

17 Marta Vanlandingham, Transforming the State. King, Court and Political Culture in the Realms of Aragon (1213-1387), Leiden, Brill, 2002, p. 160-161 ; Alexandra Beauchamp « La composition de la Casa i Cort du roi d'Aragon. Normes et pratiques au début du règne de Pierre le Cérémonieux », Erasmo. Revista de historia bajomedieval y moderna [en ligne], 2014, 1, p. 26-27, https://revistas.uva.es/index.php/erasmo/article/view/921, consulté le 5 janvier 2022.

18 Alexandra Beauchamp, « Conseillers scélérats et mauvais gouvernement : le roi d’Aragon, ses conseillers et le conseil à la fin du xive siècle », Estructuras institucionales, conflictos y cultura política en Europa (siglos xiii-xv), Dossier monographique des Anales de la Universidad de Alicante. Historia Medieval, 2015-2016, 19, p. 198-199.

19 Parmi la très riche historiographie, voir principalement Guillaume Mollat, Lettres communes de Jean XXII. Introduction : la collation des bénéfices ecclésiastiques sous les papes d'Avignon (1305-1378), Paris, De Boccard, 1921 ; Bernard Guillemain, La politique bénéficiale du Pape Benoît XII (1334-1342), Paris, Champion, 1952 ; Louis Caillet, La papauté d’Avignon et l’Église de France  ; la politique bénéficiale de Jean XXII en France (1316-1334), Paris, Presses Universitaires de France, 1975 ; Michèle Bégou-Davia, L’interventionnisme bénéficial de la papauté au xiiie siècle. Les aspects juridiques, Paris, De Boccard, 1997.

20 Joëlle Rollo-Koster, Avignon and Its Papacy, 1309-1417 : Popes, Institutions, and Society, Lanham-Londres, Rowman & Littlefield, 2015, p. 151-152.

21 La coopétition est un néologisme qui désigne la coopération entre concurrents en fonction des circonstances. Voir la définition du terme selon ses inventeurs : Barry Nalebuff et Adam Brandenburger, La Co-opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, Paris, Village Mondial, 1996. Le terme a été employé pour la médiévistique par Régine Le Jan, Geneviève Bührer-Thierry et Stefano Gasparri (dirs.), Coopétition : rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100), Turnhout, Brepols, 2018.

22 Société holiste : société dans laquelle les individus ont des comportements socialement déterminés, et sont individuellement assujettis à des contraintes. Brigitte M. Bedos-Rezak, Dominique Iogna-Prat (dirs.), L’individu au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2005.

23 Véronique Beaulande, Yann Philippe, « Introduction au Dossier “Conflit et concurrences de normes au Moyen Âge et à l’époque moderne” », sous la direction de Françoise Heitz, Yann Philippe, avec la collaboration de Véronique Beaulande, Elsa Marmursztejn, Jean-Louis Haquette et Helga Meise, Savoirs en prisme : « la vie des normes », 2014, 03 [en ligne], https://savoirsenprisme.wordpress.com/numeros/n03-2014/, consulté le 05 janvier 2022, p. 101-108.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandra Beauchamp et Sandrine Victor, « Introduction au dossier « Une histoire de la concurrence : champs d’études et interprétations historiennes » »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 39 | 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/framespa/12220 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.12220

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Auteurs

Alexandra Beauchamp

Alexandra Beauchamp est maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l’Université de Limoges, membre de l’UR 15507 CRIHAM et membre associé du laboratoire FRAMESPA. Ses recherches portent sur l’histoire politique et institutionnelle de la Couronne d’Aragon à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles). Elle s’intéresse en particulier aux pratiques politiques, administratives et comptables du gouvernement et de la cour des rois, reines et infants d’Aragon ainsi qu’à leurs relations avec les assemblées d’états et les sujets. Contact : alexandra.beauchamp@unilim.fr

Sandrine Victor

Sandrine Victor est maître de conférences HDR à l'Institut National Universitaire Champollion (Albi), rattaché à l'UMR 5136 Framespa (Toulouse). Elle s'intéresse à la société et à l'économie des chantiers au bas Moyen Âge, spécialement dans l'aire catalane et roussillonnaise, ainsi qu'à leurs figures (entrepreneurs, experts, agents administratifs ...). Sa thèse, "la construction et les métiers de la construction à Gérone au XVe siècle", a été publiée en 2008 aux éditions des Presses Universitaires du Midi.

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