1Dans la continuité méthodologique de ses travaux précédents, et notamment l’ouvrage collectif Transiger, Éléments d’une ethnographie des transactions médiévales (2019), Julie Claustre propose une étude du milieu des artisans parisiens du xv^e siècle par le prisme du livre de boutique du couturier Colin de Lormoye. Bien que fragmentaires, ces « mémoires », aujourd’hui conservés à la Bibliothèque Nationale de France, se composent de 34 feuillets rédigés entre 1420 et 1455 et apparaissent comme l’un des rares écrits comptables parisiens de cette période ayant été sauvegardés. L’historienne saisit cet ensemble de notices et de factures, décrit par le couturier comme ses « mémoires de besognes », pour entrer dans la boutique de l’artisan.

2Les enjeux de cette étude sont pluriels et divisent en conséquence l’ouvrage en trois parties distinctes. Il s’agit d’abord de proposer une nouvelle édition du texte, édité une première fois en 1911, qui s’attarde tant sur le contenu que sur les caractéristiques codicologiques du document, comme autant de traces fonctionnelles de cet écrit comptable. Le travail d’édition du livre de boutique de Colin de Lormoye occupe ainsi une place centrale et se trouve augmenté par un ensemble d’annexes synthétisant les données relatives à la clientèle du couturier, aux articles fabriqués, aux transactions financières consignées, aux occurrences de vocabulaire ou encore aux mensurations et caractéristiques physiques du document. L’intérêt d’une telle démarche est à lier aux lacunes archivistiques concernant les livres de boutiques parisiens du xv^e siècle. À l’exception des comptes de la compagnie siennoise des Gallerani implantée à Paris, les « papiers marchands », tels qu’ils sont appelés à l’époque (p. 115), et leur fonctionnement représentent un manque pour les historiens dans leurs travaux de reconstitution des paysages documentaires. En ce sens, les comptes de Colin de Lormoye apportent des lumières sur la tenue de comptabilités domestiques dans les boutiques parisiennes de la fin du Moyen Âge.

3Le second enjeu de l’ouvrage est d’ordre analytique et se centre dans un premier temps sur la place de l’écrit dans les milieux artisans, à Paris comme dans le reste du royaume, puis se voit complété dans un second temps par une véritable ethnographie de la pratique comptable du couturier (p. 129). En interrogeant conjointement la matérialité et le contenu du livre de boutique de Colin de Lormoye, Julie Claustre pose la question essentielle de la vocation de ce document aux yeux de l’artisan. L’approche codicologique, mais aussi l’étude du papier, de la mise en pages, des différentes mains, du vocabulaire et des calculs consignés brisent le seul critère comptable de ces « mémoires de besogne » pour en faire le support d’un écrit transactionnel. L’historienne identifie en effet ce livre de boutique comme le point de rencontre entre des pratiques sociales et scripturales. L’enjeu de la démarche ethnographique est d’envisager des écrits, et les transactions qu’ils contiennent, selon les relations dans lesquels ils s’inscrivent (Claustre, 2019). Dans cette perspective, « les pratiques comptables doivent être insérées dans des relations sociales », entre le couturier et ses partenaires et clients (p. 122). Bien qu’ils en aient l’apparence, les « papiers » de Colin de Lormoye ne sont donc pas des écrits de gestion à proprement parler (p. 117). L’artisan n’emploie pas le support écrit pour effectuer des calculs ou pour gérer des stocks. Les conclusions de cette démarche féconde, couplées avec les analyses codicologiques et paléographiques, incitent Julie Claustre à concevoir ce livre de boutique comme un espace d’interactions sociales. « En écrivant des mémoires et des comptes, en recueillant des quittances et des reconnaissances de dettes, Colin de Lormoye montre qu’il participe activement au monde de l’écrit transactionnel, qu’il est attentif aux liens tissés avec ses contemporains, aux règles du jeu social du crédit et de la dette » (p. 163). En somme, pour le couturier, recourir à l’écrit, c’est disposer d’un support d’action transitif pour établir, structurer et conserver les relations avec ses clients sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années, et donc cultiver son statut social.

4Le dernier enjeu de l’ouvrage, directement induit par les conclusions précédentes, est de présenter une étude du milieu et du métier des couturiers parisiens au xv^e siècle. De par son contenu, et notamment les factures mises en mémoire, le livre de boutique fournit une description du travail et des gestes quotidiens de Colin de Lormoye. Mais il s’agit d’établir la nature de cette besogne, soit les vêtements fabriqués, et si elle est représentative de l’activité de son groupe professionnel. Pour ce faire, Julie Claustre dresse le portrait du métier de « couturier » et de « tailleur de robe », ainsi que de son économie dans le Paris du second Moyen Âge. Dans ce milieu, l’activité de Colin de Lormoye, distincte de celles des fripiers et des drapiers, n’est pas spécialisée sur un vêtement en particulier, mais se caractérise par une clientèle socialement diversifiée, ayant en commun une demande pour la qualité et le sur-mesure.

5Faire ses comptes au Moyen Âge se présente ainsi comme une étude synthétique et stimulante de la pratique comptable dans le milieu des artisans parisiens au xv^e siècle. Julie Claustre a su faire de ce rare spécimen ayant survécu aux divers processus d’archivage la base d’une solide réflexion historique. Les approches plurielles (codicologie, paléographie et ethnographie) permettent une juste contextualisation du savoir-faire scriptural du couturier, et des enjeux relationnels et sociaux qui sous-tendent ces mémoires de besogne. Enfin, l’analyse est mise en valeur par la grande place qu’occupe l’historiographie. De fait, le caractère unique du livre de boutique de Colin de Lormoye, document d’un artisan parisien et non d’un marchand, pousse l’historienne à le confronter aux grands débats qui ont traversé les sciences sociales, et notamment celui sur les origines de la rationalité économique, initié entre autres par la controverse entre M. Weber et W. Sombart. De H. Pirenne à P. Gervais, en passant R. De Roover, J. Fourastier, B. Chevalier ou encore P. Wolff, elle déroule le fil des problématiques historiographiques qui se sont structurées autour de l’objet-compte pour inscrire avec soin les écrits du couturier dans l’histoire des comptabilités domestiques anciennes.