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Fabrique de la recherche

Logiques du commun. Perspectives de recherche

Les membres de la thématique "Logiques du commun"

Texte intégral

1Ce texte est le fruit d’un travail de réflexion et d’écriture entrepris en commun dans le cadre de la thématique 1 du laboratoire Framespa de Toulouse (Histoire des sociétés du Moyen Âge à l’époque contemporaine, UMR 5136). Il a été rédigé par les membres de la thématique en vue de la préparation du nouveau contrat de recherche quinquennal CNRS (2021-2025). Il dessine donc tout autant des perspectives de recherche que les fondements sur lesquels on peut aujourd’hui, en tant qu’historiens et historiennes, historiens et historiennes de l’art, spécialistes de littérature et de civilisation, envisager les logiques du commun. Ce texte entend ainsi délimiter les différents champs d’études qui peuvent être abordés par le biais de cette problématique, pour des terrains non seulement européens et méditerranéens, mais également les projections impériales et coloniales américaines et asiatiques, ainsi que dans une perspective globale pour l’époque contemporaine.

2Par « logiques du commun », nous entendons la façon dont les communautés et les institutions définissent des espaces, des actions, des ressources, des principes politiques, des principes de droit, caractérisés par leur dimension partagée et collectivement construite. Le « commun » est tout autant un horizon d’attente qu’un principe qui infuse les discours et les actions des communautés et des institutions du Moyen Âge à nos jours. Pour autant, il faut se tenir à distance d’une approche idéaliste et iréniste du commun, qui en ferait une valeur traditionnelle et spontanée des communautés d’habitants, pour au contraire historiciser la façon dont celui-ci est pensé, produit, mobilisé, à travers des formes d’accords et de désaccords, d’inclusion et d’exclusion. Les logiques du commun sont donc des logiques d’action politique, au sens premier du terme, qui permettent d’analyser l’histoire des communautés dans des perspectives allant de la microhistoire à des approches plus globales, comme des processus de co-construction qui en font des entités gouvernées autant que des espaces d’autorégulation.

1. Appartenances communes : les échelles du commun

3Les communautés peuvent être définies comme des groupes d’individus qui s’inscrivent dans des espaces communs, en interaction avec des groupes d’humains et de non-humains, et que rassemblent des intérêts communs. Elles jouissent d’une capacité collective à agir ensemble dans le but de poursuivre et défendre certains objectifs partagés. Elles peuvent être envisagées à différentes échelles et dans différentes configurations : communautés restreintes ou plus larges  ; communautés locales, nationales, impériales, continentales ou diasporiques  ; communautés rurales, urbaines, confessionnelles, religieuses, politiques, marchandes, professionnelles. Certaines sont instituées, d’autres informelles  ; certaines sont juridiquement reconnues, d’autres le produit de la pratique et des rapports sociaux  ; certaines sont sacrées, d’autres profanes  ; d’autres encore séculières, mais nourries d’un sentiment religieux.

4Les acteurs s’inscrivent dans ces communautés par des processus d’identification et d’affiliation qui sont multiples et croisés, à différentes échelles et dans des cadres qui se chevauchent sans se recouper exactement, voire se font concurrence. Tout type d’affiliation collective s’enchâsse en effet dans de multiples appartenances, dont aucune n’est jamais entièrement isolée des autres. Il découle de cela que l’emboitement des formes du commun, comme la mise en perspective et en tension entre les échelles locales, nationales, transnationales et impériales, seront au cœur de nos travaux collectifs.

5Les logiques d’affiliation collective aux ensembles politiques tels que les nations ou les empires passent le plus souvent d’abord par l’appartenance à des communautés locales. Dans cette perspective, la question de l’enchâssement de ces « échelles du commun » devient centrale : comment rendre compte de l’originalité, de la complexité et de l’articulation des formes d’appartenance collective, par lesquelles les acteurs sociaux font communauté à plusieurs échelles, du local à l’impérial  ? Dans des espaces et des sociétés ne répondant pas ou plus aux « logiques d’empire », la réflexion sur la permanence dans le temps de structures politiques, sociales et culturelles héritées des configurations impériales passées reste essentielle. Les formes de communauté post-impériales s’inscrivent dès lors dans le cadre de la nation, quitte à envisager son dépassement.

6Si cette complexité constitue sans doute l’une des plus importantes leçons des recherches attentives aux identités et aux affiliations plurielles, son usage est extensible à des objets et des terrains variés. Tel est notamment — mais pas uniquement — le cas des appartenances translocales (par exemple dans le cas des diasporas), ainsi que des constructions politiques et territoriales agrégatives et/ou composites. C’est également le cas des ensembles politiques qui, pris dans la longue durée, révèlent une sédimentation de différentes formes communautaires au sein d’un même espace et/ou groupe social.

2. Biens communs, communaux, communs environnementaux

7La gestion des biens communs et des ressources « naturelles » constitue l’un des horizons partagés des communautés. Exploiter, conserver, défendre et revendiquer les biens communs sont des enjeux importants dans la construction des communautés et des sociétés politiques. Cela implique la mise en place de règles communes qui permettent ou visent à la résolution des conflits relatifs à l’accès aux ressources, à leur utilisation, leur préservation et leur consommation. Que l’on pense aux pâtures et aux bois, aux littoraux et aux fonds marins, aux sources d’eau potable et à l’air que les habitants respirent, très tôt se mettent en place des débats sur le statut de ces biens et sur la nécessité de rationaliser leur utilisation. Les biens communs posent ainsi de façon spécifique la question de la propriété et du statut juridique de certains espaces, dans les villes comme dans les campagnes.

8Penser l’évolution de ces pratiques oblige aussi à historiciser les rapports que les sociétés entretiennent avec leur environnement, et la place qu’elles attribuent aux humains et aux non-humains dans leur conception de cet environnement. Si, dans un premier temps, les communautés envisagent leur survie par leur dépendance aux communs, le passage progressif à une utilisation plus systématique, au nom d’un souci d’efficacité et de rendement, redéfinit les rapports entre communautés et communaux tout au long de l’Ancien Régime.

9Ces arbitrages reposent sur des définitions des biens communs hérités du droit romain. En effet, dès le Moyen Âge, en Europe, on distingue les res nullius des res communis. Tandis que les premières peuvent être appropriées par celui ou celle qui s’en empare en premier, car elles n’appartiennent à personne (au sens où elles sont « sans maître », à l’instar du poisson que l’on capture en mer), les secondes, en revanche, ne peuvent faire l’objet d’une appropriation privative, car elles appartiennent à tout le monde (au sens où elles sont destinées à l’usage de tous et doivent le rester, à l’instar de la mer ou de l’air, par exemple). Dans les sociétés européennes, le droit a donc saisi cette dimension du commun de façon originale, et il faudrait pouvoir repenser l’articulation entre ces différentes logiques du commun, en comparant les instances de production des définitions du commun.

3. Agir en commun

10La production du social et du politique, à travers accords et désaccords, passe par des actions menées en commun et au nom d’un commun, qui reposent sur des formes de convention et de co-construction, comme de conflits et de tensions qui permettent l’émergence de nouveaux modèles politiques ou de nouvelles formes de gouvernement. Cela implique d’observer comment les règles et le droit se construisent en communauté, à partir de pratiques politiques et administratives. Il faut s’attacher à analyser les symptômes et les effets de ces pratiques collectives, en les observant « au ras du sol » et aux niveaux les plus élémentaires de l’organisation sociale (institutions urbaines et villageoises, corps de métiers, solidarités familiales, stratégies lignagères, etc.).

11Les dynamiques du commun, ainsi que les actions, les pratiques, les discours et les idées qu’elles génèrent, sont les moteurs de la construction d’espaces politiques plus larges. Dans le processus d’élaboration de structures politiques complexes, les communautés ont joué des rôles qui se sont transformés à mesure de l’évolution des formes communautaires elles-mêmes, mais aussi des configurations impériales et des modèles nationaux émergents.

12L’historicité du « commun » est déterminante dans ces évolutions : « faire communauté », « instituer les communautés », « agir en communauté » n’ont pas le même sens pour la fin du Moyen Âge et le xixe siècle. Les recherches menées au sein de notre thématique visent à mieux cerner ce que qualifient les nombreuses terminologies liées au commun, qui saturent le vocabulaire et la pratique politiques. En français, des catégories telles que bien commun, biens communaux, gens du commun, communisme, communautarisme, communs (numériques, environnementaux…) renvoient à une très longue histoire des idées politiques. Ces mots, qui désignent autant des concepts que des ressources, doivent être saisis dans leur historicité et dans des terrains situés – géographiquement et chronologiquement. Interroger les manières de dire et de faire le commun, de le défendre ou de l’attaquer permet de mettre au jour la production du social et du politique sous l’angle des politisations à l’œuvre au cœur de ces dynamiques.

13À cet égard, l’étude des langues du commun, de leur coexistence, de leur rencontre, se révèle centrale. Au-delà de la façon dont les unes et les autres peuvent exprimer le commun, les langues constituent des vecteurs puissants de reconnaissance et de partage, parce qu’elles sont explicitement investies comme des vecteurs d’appartenance et des moyens d’affiliation. Les lieux de leur apprentissage, les modalités de leur exercice, les outils de leur promotion, participent à la construction de ces affiliations collectives et permettent de saisir au plus près les dynamiques qui les animent. La cohabitation de plusieurs langues dans un même espace politique pose, au-delà de la façon dont les locuteurs gèrent au quotidien cette richesse linguistique, la question essentielle de leurs relations et de leurs usages dans leur rapport au commun : hiérarchie, concurrence, conflit ou, au contraire, cohabitation, complémentarité, dialogue  ?

4. Produire ou détruire le commun : représentations, imaginaires sociaux et bien commun

14De nombreux discours, représentations et actions permettent de produire du commun et de trouver des justifications à la défense du commun. Ils peuvent prendre des formes différentes, notamment dans le champ des pratiques, des représentations et des productions artistiques. Comment le commun permet-il de penser l’articulation entre la singularité des œuvres et la fabrication d’un commun – en poésie ou dans les arts par exemple  ? Comment se construisent les systèmes de représentation lorsqu’ils s’enchâssent dans les enjeux de construction du commun  ? Comment, et sur quelles références s’élaborent les démarches artistiques, qu’elles soient individuelles ou collectives  ? Comment les anthologies, les histoires des littératures, l’histoire de l’art et des productions visuelles participent-elles de la construction tant du « national » que d’espaces partagés  ?

15En ne considérant pas les représentations comme une fin en soi, mais comme « un outil d’investigation pour tenter de saisir les traces de l’implicite » (Pierre Laborie), on comprend mieux leur dimension heuristique. L’attention aux conditions de leur fabrication et aux modalités de leur diffusion permet ainsi de mieux saisir leur participation à la production du social : elles génèrent des objets, des visions du monde, des références, qui soudent les groupes sociaux, mais qui peuvent aussi les opposer voire les diviser. S’attacher à une histoire sociale des représentations conduit à resituer celles-ci dans leurs interactions avec les faits et les pratiques. À ce titre, elles constituent un terrain idoine pour étudier les phénomènes d’inclusion et/ou d’exclusion, de ruptures, de dénégation voire de recul du commun.

16Car les dispositifs d’affiliation peuvent aussi se construire dans le refus d’un ou de plusieurs autres groupes. Rassembler en se démarquant de ce que l’on ne veut pas être : ce processus, qui va de la distinction à la séparation, est susceptible de se cristalliser dans la violence, si l’on songe par exemple aux différentes incarnations de la figure de l’ennemi. Le commun est ainsi une valeur qui produit des oppositions et des contestations, par exemple dans les contextes de guerre civile, durant laquelle il devient l’objet de conflits d’interprétation et de luttes politiques. Les différents partis peuvent revendiquer la défense d’un commun ou agir au nom du bien commun, produisant alors des conceptions irréconciliables et contradictoires. Le commun inclut autant qu’il exclut, en permettant aux membres d’une communauté de définir qui peut se revendiquer de ce commun, en déclarant à l’inverse qui n’a pas cette possibilité. De nombreux projets ségrégationnistes légitiment ainsi leur politique par une défense du commun pensé dans l’exclusion de groupes clairement identifiés, voire de communs qui cohabitent sans se mêler pour autant.

17Certaines expériences sociales se construisent également comme un rejet du commun, que l’on pense par exemple à certaines formes d’érémitisme qui cherchent à inscrire l’existence hors de tout commun. D’autres revendiquent la défense d’un commun qui s’enchâsse dans un autre, comme les nombreuses communautés religieuses qui font une autre expérience du commun au sein des villes ou sociétés politiques dans lesquelles elles s’inscrivent.

5. Au-delà de l’État, des perspectives nationales et de la sphère publique

18La question du commun a longtemps été tenue dans l’ombre par l’importance donnée au référent étatique et national, qui bénéficie dans les approches historiennes d’une sorte de primauté de fait sur les autres formes d’identification collective, en particulier dans le champ de l’histoire politique. Cependant, le Léviathan a depuis été grignoté par ses marges. L’étude de cas-limites par rapport à ce que l’on imaginait être la norme (voir par exemple les premiers travaux de microhistoire, les études diasporiques, transnationales ou portant sur les migrations) a montré que ce modèle était plus complexe.

19L’inscription de l’enquête sur les logiques du commun dans le temps long invite à interroger une certaine téléologie de l’État-nation et une histoire politique stato-centrée. Il faut déconstruire ce « modèle » et le grand récit de l’État, car celui-ci ne s’est pas imposé « naturellement » aux dépens de formes politiques plus complexes. Il a pu au contraire cohabiter avec elles pendant longtemps, en les rendant souvent invisibles. L’attention portée au caractère pluriel des formes du politique, et en particulier des « politiques du commun », invite à penser à nouveaux frais la question de la plurinormativité des formes sociales et des ensembles politiques, au sein desquels les acteurs et actrices historiques puisent des ressources juridiques, politiques, culturelles et sociales originales.

20Cela implique de réfléchir à ce qu’une histoire politique qui n’est pas celle des États permet de mettre en lumière et comment les communautés peuvent mettre en place des formes d’action politique collective, visant à intervenir sur leurs conditions de vie, qui ne sont pas seulement des réactions à l’action de l’État. Les hommes et les femmes qui n’ont pas accès au pouvoir et ne sont pas les tenants des institutions « publiques » disposent dans les espaces du commun de possibilités d’action et de marges de manœuvre. Le commun définit ainsi un espace et des modalités d’action qui ne sont ni ceux du public ni ceux du privé  ; il dessine plutôt une sphère intermédiaire construite et pensée collectivement, qui a ses logiques propres.

21Pour les périodes plus récentes, les idées et les pratiques du « national » (comme modalité d’affiliation collective) émergent d’abord en situation d’exil et/ou de liminalité, dans la confrontation ou la comparaison avec des « nations » concurrentes. Le modèle de « monarchie composite », proposé pour la monarchie espagnole jusqu’au xixe siècle, s’est révélé pertinent pour comprendre aussi bien la monarchie française soi-disant « absolue » à l’époque moderne que les trajectoires complexes menant de l’ordre d’Ancien Régime à celui des États-nations  ; cette trajectoire s’est d’ailleurs souvent prolongée jusqu’au cœur du XXe siècle. On doit réfléchir, dans cette perspective, à la construction et l’expression d’ensembles politiques qui mobilisent des modalités très diverses d’expression communautaire, quelle que soit l’échelle considérée. Il convient donc de faire un pas de côté pour libérer l’exploration de la « fabrique de la nation » du poids téléologique de l’État-nation. La chronologie, qui court du milieu du xviisiècle au xixsiècle et a été d’abord identifiée comme celle de l’affirmation de l’État souverain « westphalien », peut-être travaillée sous un autre angle.

22L’articulation entre la communauté sentie et vécue dans l’expérience quotidienne, et celle, plus globale, qui la surplombe ne saurait se réduire à l’idée d’une substitution d’une communauté imaginée par une autre, au moment de l’émergence de la nation politique. On peut émettre l’hypothèse que les rapports entre échelons du commun constatés dans le cas d’une monarchie sont heuristiques pour d’autres espaces, européens par exemple, où trop souvent l’analyse de la nation fait oublier la tension très forte avec le commun municipal, d’une part, et l’empire, de l’autre. On pense notamment ici aux rapports entre municipalisme, souveraineté de la nation et centralisme.

23Cela incite à enquêter sur les formes de la politisation antérieures à la période canonique d’autonomisation du politique, généralement située aux xviiie et xixsiècles. Il s’agit ici de repenser la manière dont les groupes sociaux et individus font — et refont — communauté en prenant en compte les opportunités politiques, les communautés d’expériences et les répertoires d’action permettant la mise en œuvre de « politiques du commun ». Cela peut se faire à une échelle ordinaire et quotidienne, mais aussi dans les moments d’accélération de l’apprentissage politique que sont les révolutions et les guerres civiles, autant de moments où s’élaborent de nouveaux ponts entre les manières locales de dire le commun et les identités translocales. Certains « frottements » que les processus d’affiliations multiples suscitent sont le révélateur autant que le moteur de l’évolution des sociétés. Il s’agit de penser les moments de friction entre temps ordinaires et extraordinaires, par exemple dans l’évolution des politisations le long de cette chronologie de transition, en cessant de rabattre les révolutions et les guerres civiles sur des contextes « extraordinaires » qui font perdre de vue toute continuité.

24Conclusion

25Ce projet thématique se décline sous la forme d’ateliers qui réunissent les différents membres de notre axe, autour de réflexions et de problématiques communes. En l’état actuel, sont actifs quatre ateliers : « Commune nature »  ; « Histoire et imaginaires sociaux »  ; « Images du commun »  ; « Le commun à l’épreuve des conflits armés ».

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Bibliographie

Bibliographie introductive

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Dardot P., Laval Ch., Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Les membres de la thématique "Logiques du commun", « Logiques du commun. Perspectives de recherche »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 39 | 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022, consulté le 17 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/framespa/12682 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.12682

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