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Une histoire de la concurrence : champs d’études et interprétations historiennes

La concurrence militaire dans les Chroniques de Froissart : une idéologie chevaleresque et son écriture

Military competition in Froissart’s Chronicles: a chivalrous ideology and its writing
Competencia militar en las Crónicas de Froissart : una ideología caballeresca y su escritura
Clara de Raigniac

Résumés

L’objectif de cet article est de considérer la notion de concurrence dans le domaine militaire médiéval. Une double restriction du champ est adoptée : on se concentrera sur un groupe de combattants particulier, la chevalerie, et sur un récit spécifique de la guerre de Cent Ans, celui des Chroniques de Froissart. Les deux pôles de la concurrence se combinent alors : elle est émulation lorsqu’il s’agit d’atteindre un honneur chevaleresque tout personnel, mais peut aussi devenir une rivalité dangereuse au sein d’une armée dont l’objectif de bien commun est de plus en plus prégnant. D’un point de vue littéraire, on s’intéressera à la poétique de la concurrence développée par Froissart. Des motifs comme le duo sont utilisés pour construire, à la lecture, une concurrence-émulation entre chevaliers. Simultanément, une écriture topique de l’armée soudée est développée, avec une insistance sur l’ordonnancement et la joie visuelle suscitée, des métaphores héritées, une figure du chef unificatrice.

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Texte intégral

Introduction

1Lorsque l’on cherche à interroger ce que serait la concurrence dans le domaine militaire médiéval, un livre au titre évocateur s’impose : Guerre et concurrence entre les États européens du xive au xviiie siècle ; dans cet ouvrage, les auteurs partent du postulat selon lequel :

  • 1 Philippe Contamine (coord.), Guerre et concurrence entre les États européens du xive au xviiie si (...)

les rivalités et les conflits entre États ont été déterminants […] dans la nécessité toujours croissante de mobiliser des ressources pour faire la guerre. L’élaboration des institutions a donc dépendu pour une large part de cette compétition1.

  • 2 « Warrior function » dans Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry, Cambridge, Cambridge University (...)
  • 3 On gardera bien sûr à l’esprit que la chevalerie ne représente qu’un nombre restreint de combatta (...)

2La notion de concurrence est ainsi utilisée pour décrire la réalité militaire comme une compétition fructueuse entre rivaux ; la guerre, dans la mesure où elle repose sur la recherche d’un même but par ses acteurs, crée de fait un contexte concurrentiel. Ici cependant, c’est au sein d’une même armée que l’on cherchera à penser la concurrence dans le domaine militaire médiéval, en l’envisageant dans un groupe historiquement caractérisé par sa fonction guerrière2 : la chevalerie3.

3Si l’on se remet simplement en mémoire les tournois et duels entre chevaliers arthuriens et les dynamiques agonistiques qui les sous-tendent, on peut pressentir une piste fructueuse ; elle est confortée par les recherches historiques récentes qui montrent l’hétérogénéité de la classe chevaleresque et les tensions qui s’y trouvent. Avant de continuer cette étude, nous voudrions attirer l’attention sur trois éléments mis en avant par la critique des dernières décennies :

41) il faut d’abord se défaire de l’idée d’un idéal chevaleresque stable : comme l’explique C. Taylor,

  • 4 Craig Taylor, Chivalry and the Ideals of Knighthood in France during the Hundred Years War, Cambr (...)

chivalric culture celebrated qualities such as honour, prowess, loyalty, courage, mercy and wisdom, alongside more ‘civilizing’ values associated with life at court. Simple lists of the ideals proclaimed by writers in chivalric society do not do justice, however, to the complexity of debate on the ethics and ideal behaviour of knights recorded in sources such as romances, chronicles and more overtly didactic texts4.

  • 5 Ibid., p. 5.

5Pour éviter de renvoyer à une réalité de valeurs hétérogènes, on utilisera, comme lui, le terme « chevalerie » uniquement pour désigner un ensemble concret, « to refer to the people who formed the knightly or aristocratic class5 » ;

  • 6 Richard W. Kaeuper, Chivalry and Violence in Medieval Europe, Oxford, Oxford University Press, 20 (...)

62) de même, il faut prendre conscience que c’est une vision romantique de la chevalerie qui a émergé depuis le xixe siècle, et qui a développé l’idée d’une violence unanimement condamnée : comme l’explique R. W. Kaeuper, la violence est inhérente à la chevalerie et, même si elle fait l’objet de nombreux débats, elle n’est ni absente ni systématiquement critiquée si elle est pragmatique6 ;

  • 7 Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, Paris, Payot & Rivages, 2015 ; Raymond L. Kilgour, The De (...)
  • 8 Malcolm G. A. Vale, op. cit., p. 10.
  • 9 Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry…, op. cit., p. 135. Sur la permanence de la chevalerie au x (...)

73) enfin, l’idée d’un déclin de la chevalerie à la fin du Moyen Âge doit être entièrement remise en question : contrairement à ce que pensent des auteurs comme J. Huizinga, R. L. Kilgour ou A. B. Ferguson7, la chevalerie et ses idéaux sont restés des réalités à la fin du Moyen Âge ; la vision romantique selon laquelle elle n’aurait alors plus été qu’un fantasme est due à la lecture de sources particulières8. Il existe certes aux xive et xvsiècles ce que R. W. Kaeuper appelle une « troisième phase » de la chevalerie, mais c’en est une modification et non un déclin9.

8C’est à l’aune de ces conclusions récentes sur la complexité de ce qu’est la chevalerie et ses idéaux que nous souhaiterions étudier la concurrence au sein de ce groupe de combattants. Toute la question est alors de savoir si cette concurrence mine la classe chevaleresque – c’est-à-dire qu’elle provoque une rivalité dangereuse – ou si, au contraire, elle lui permet de se maintenir – c’est-à-dire qu’elle crée une émulation.

  • 10 Léon Mirot, « Jean Froissart », Revue des études historiques, vol. 104, 1937, p. 398-399.
  • 11 Froissart, Chroniques, P. Ainsworth, G. Diller (éd.), vol. 1, Paris, Lettres Gothiques, 2001, p.  (...)

9On ne prétendra pas proposer des réponses pour tout le Moyen Âge, et encore moins mener une réflexion d’historien : il s’agira ici d’un travail de recherche littéraire, centré sur un corpus spécifique. On envisagera la concurrence chevaleresque dans le contexte particulier de la guerre de Cent Ans (1337-1453) telle qu’elle est racontée par Jean Froissart dans ses Chroniques, écrites dans la deuxième moitié du xive siècle. Le réputé « Secrétaire de la chevalerie10 » y raconte « les grans merveilles et li biau fait d’armes qui sont avenu par les grans guerres de France et d’Engleterre et des royaumes voisins11 » ; il y met en scène, dans quatre Livres, une guerre qui est essentiellement celle de chevaliers appartenant aux camps anglais et français. Quelques points saillants de la recherche récente sont à souligner pour notre étude :

  • 12 La tradition philologique est particulièrement complexe et fait encore l’objet de débats. Les der (...)
  • 13 Jules Viard, Eugène Déprez (éd.), Chronique de Jean le Bel, Paris, Renouard, 1904. Sur les liens (...)

10- la matière militaire est de moins en moins présente au fil des Livres, et nos remarques concerneront essentiellement le premier Livre, dont on pourra comparer les différentes rédactions12 et mentionner l’hypotexte, la Chronique de Jean Le Bel13 ;

  • 14 Michel Zink évoque une « dérive autobiographique » dans Michel Zink, Froissart et le Temps, Paris (...)

11- la critique a d’ailleurs souvent identifié une double évolution dans les Chroniques : le récit se fait plus personnel dans les Livres III et IV14, et la déception de Froissart vis-à-vis de la chevalerie est palpable : on pourra lire cette évolution au prisme de la concurrence ;

  • 15 Voir notamment Peter Ainsworth, « Froissardian Perspectives on Late-Fourteenth-Century Society », (...)

12- l’idée même d’un déclin de la chevalerie invite à questionner l’idéologie de Froissart et nous pousse à la prudence ; dans la lignée littéraire de P. Ainsworth15 et de M. Zink, on comprendra que Froissart

  • 16 Michel Zink, op. cit., p. 53.

n’entend pas faire l’éloge aveugle ou servile de la chevalerie, mais faire apparaître les troubles de l’époque et le sens de l’histoire16.

13C’est en gardant cette complexité à l’esprit que l’on parviendra à avoir un regard nuancé sur ce qu’est la concurrence entre chevaliers.

14Ainsi, nous proposons une étude de la concurrence dans le domaine militaire avec deux restrictions de champ : on s’intéressera à la guerre de Cent Ans telle qu’elle est racontée par Froissart à la fin du Moyen Âge, une guerre essentiellement chevaleresque. Malgré cette échelle resserrée, plusieurs questions se posent. D’un point de vue idéologique d’une part : quel jugement Froissart porte-t-il sur la concurrence entre chevaliers ? s’agit-il d’une émulation fructueuse, ou est-ce un risque de violence supplémentaire dans une chevalerie mise en question ? comment l’auteur articule-t-il cette mise en scène de l’individu avec la valeur de bien commun, davantage prônée dans la guerre de la fin du Moyen Âge ? Simultanément, d’autres questions d’ordre littéraire et stylistique émergent : comment Froissart crée-t-il dans son texte des situations de mise en concurrence ? A-t-il recours à des motifs narratifs, des formules, des images, dont émergerait une poétique de la concurrence ?

  • 17 On s’aidera en particulier du livre Christopher Allmand, The "De re militari" of Vegetius: the Re (...)

15On verra dans un premier temps comment, au sein de la chevalerie, Froissart affirme une concurrence fructueuse : c’est d’abord une émulation entre chevaliers, efficace pour atteindre l’honneur ; l’écriture de duels (et de duos), souvent aux yeux de tous, toujours sous les yeux du chroniqueur et de son lectorat, permet de mettre en scène ces dynamiques agonistiques. Dès le premier Livre cependant, la concurrence entre les chevaliers d’un même camp est interrogée : signe d’individualisme et d’orgueil, elle peut mener à la défaite générale. On comprendra donc ensuite comment la force militaire créée par les situations agonistiques doit, selon Froissart, être maîtrisée et encadrée au sein d’une armée soudée. L’auteur développe alors une description de l’armée et une écriture de la bataille militaire, dans la lignée des prescriptions du De re militari de Végèce, tel qu’il est lu dans le Bas Moyen Âge17.

1. La concurrence comme émulation individuelle au sein de la chevalerie

1.a. Les Chroniques de Froissart : un contexte concurrentiel

  • 18 L’honneur est ce à quoi aspire tout chevalier ; tout le débat médiéval est de savoir ce qui confè (...)

16 Dès le Prologue du Livre I des Chroniques, Froissart développe sa conception de la chevalerie : pour atteindre l’honneur18, les « gentilz hommes » doivent se montrer preux. Le chroniqueur propose ainsi un idéal chevaleresque basé sur la vertu de prouesse, qui est :

  • 19 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 72.

mère materièle et lumière des gentilz hommes, et, si com la busce ne poet ardoir sans feu, ne poet li gentilz homs venir à parfaite honneur ne à le flore dou monde, sans proèce19.

  • 20 Xavier Storelli, « Du mérite militaire et de la prouesse chevaleresque dans le monde anglo-norman (...)
  • 21 Ibid., p. 145.
  • 22 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 663.
  • 23 Ibid., p. 279.

17La prouesse s’acquiert au combat et permet de distinguer les meilleurs chevaliers: avant même de raconter les « hauts faits », le texte met en place une concurrence entre les chevaliers puisqu’il s’agit de désigner ceux dont les exploits sont dignes d’être « ramenteü ». Il s’agit là d’un trait caractéristique de l’écriture historiographique qui a « le souci de classer les chevaliers les uns par rapport aux autres20 » ; X. Storelli mentionne l’utilisation de superlatifs, l’expression « fleur de chevalerie » effectivement récurrente chez Froissart, ou encore le motif du « prix de la journée » qui est attribué au meilleur chevalier de la bataille21. On pourra par exemple penser à celui donné par Édouard III à Eustache de Ribemont après un combat devant Calais; Froissart attribue au roi anglais un discours direct avec un superlatif relatif (« li … que... »), qui permet de comparer le chevalier à ses pairs et de confirmer le contexte concurrentiel posé dans le Prologue: « Messire Ustasse, vous estes li chevaliers del monde que je veisse onques mieus ne plus vassaument assallir ses ennemis ne sen corps defendre22 ». Au contraire, tout au long du récit, ceux qui refuseront le combat seront blâmés et l’honneur leur échappera, en témoignent les reproches du sire de Potelle aux Français, accusés de fuir lors du siège de Landrecies : il « abaissa son glave et escria as François qu’il retournaissent, car c’estoit hontes de fuir23 ».

  • 24 Xavier Storelli, op. cit., p. 143. On peut ajouter que cette émulation se fait à une échelle sync (...)

18La concurrence pour atteindre la prouesse et l’honneur ne concerne pas seulement les chevaliers des guerres racontées dans les Chroniques ; comme l’explique X. Storelli, « la rivalité s’engage de façon symbolique, en un temps donné, entre tous les chevaliers de la terre, dans une sorte de compétition permanente au sein de la bonne société militaire24 ». Le Prologue propose en effet un récit de la translatio de Prouesse depuis le royaume de Chaldée sous le roi Ninos jusqu’à l’Angleterre d’Édouard III. Il semble même que Prouesse émerge initialement de la concurrence – ou du moins d’un contexte de concurrence où l’on se bat les uns contre les autres ; Froissart écrit :

  • 25 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 75.

Verités est, selonch les anciiennes escriptures, que, apriés le deliuve et que Noels et se generation eurent repeuplé le monde, et que on se commença a armer et a courir et a pillier l’un sus l’autre, proece regna premierement ou royaume de Caldee, par le fait dou roy Ninus qui fist fonder et edefiier la grant cité de Ninivee qui contenoit III journees de lonc, et ossi par la royne Semiramis sa femme qui fu dame de grant valour25.

  • 26 Peter Ainsworth, Jean Froissart and the Fabric..., op. cit., p. 8.
  • 27 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 73.
  • 28 Rédaction de Rome dans Froissart, Chroniques : début du premier livre, George T. Diller (éd.), Ge (...)
  • 29 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 140. Le détail est d’autant plus notable qu’il est absent de la C (...)

19Froissart cherche en tout cas à valoriser la prouesse en développant un contexte de concurrence généralisée entre les chevaliers, jusqu’à vouloir provoquer, par son récit-même, l’émulation de ses lecteurs. Car les exploits racontés par l’auteur ne sont pas seulement « the very reflection of their own exploits [ceux du public noble], embellished and enhanced with splashes of colors and movement26 », mais visent aussi à provoquer de nouveaux exploits de la part des plus jeunes, « car la memore des bons et li recors des preus atisent et enflament par raison les coers des jones bacelers27 ». Tout au long du texte, on assiste ensuite à un enseignement de la valeur de prouesse par l’observation de modèles chevaleresques en action : dans la rédaction de Rome, Édouard III emmène son fils de quatre ans avec lui jusqu’à Calais « pour mostrer les armes, car moult l’amoit28 », en Normandie se trouvent aussi les quatre fils de Jean II qui « estoient pour ce temps encores moult jone ; mais li rois les y menoit pour apprendre les armes29 ».

1.b. La chevalerie : un groupe social soudé pour une émulation fructueuse

  • 30 Voir Stephan Jaeger, Ennobling Love: in Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, University of (...)
  • 31 Richard W. Kaeuper, Chivalry and Violence..., op. cit., p. 215.

20Si Froissart développe un contexte concurrentiel pour atteindre prouesse et honneur, il prend également soin de présenter la chevalerie comme un groupe social soudé. Le lien entre les chevaliers, qualifié d’« ennobling love » par S. Jaeger, est une affection intense propre à l’élite masculine30, sans doute renforcée par un usage commun de la violence31 : c’est ce contexte qui permet une émulation fructueuse qui ne bascule pas dans une rivalité destructrice. Comme l’explique X. Storelli,

  • 32 Xavier Storelli, op. cit., p. 134.

cet « esprit de corps », ce sentiment d’appartenance et de fierté suscitaient une estime réciproque. Elle autorisait, en retour, les chevaliers à s’affronter, à se mesurer les uns aux autres, sans rechercher généralement l’anéantissement de l’adversaire, qui était un partenaire indispensable32.

21On trouve ainsi dans les Chroniques des scènes témoignant d’une amitié forte entre chevaliers ; souvent, un espace-temps particulier est ménagé par la narration et le rire se fait entendre. Une atmosphère amicale se retrouve par exemple en 1342 à Hennebont lorsque les chevaliers anglais viennent en aide à la comtesse de Monfort ; après le repas en compagnie de la dame, Gautier de Masny décide d’aller « abatre ce grant engien » qui tire sur la ville, et sa décision est immédiatement adoptée par l’ensemble des autres chevaliers ; pour montrer l’émulation, Froissart utilise les connecteurs logiques de conséquence « ensi » et « adonc », et l’adverbe « aussi » :

  • 33 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 397.

Messires Yves de Tigueri dist que il ne l’en fauttoit mies à cestre premiere envaye. Ensi dist li sire de Landreniaus. Adonc s’ala tantost armer li gentilz sire de Manni. Ossi fisent tout si compagnon quant il le sceurent, et ossie tout li chevalier breton et li escuier qui laiens estoient33.

22Plus loin, l’émulation est la même lors de l’attaque, avec le même adverbe « ossi » :

  • 34 Ibid.

Lors se retourna il [Gautier de Masny], le glave ou poing, par devers les ennemis. Ossi fisent li doi frère de Leindehale, li Haze de Braiban, messires Yves de Tigueri, messires Galerans de Landreniaus, et plusieurs aultre compagnon34.

  • 35 En effet, « la narration romanesque comporte, normalement trois actants : le « héros », sujet pri (...)
  • 36 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 217.
  • 37 Froissart, Chroniques. Livre III, Le manuscrit Saint-Vincent de Besançon, Bibliothèque municipale (...)

23Le duo de chevaliers est un autre motif développé par Froissart pour mettre en scène l’émulation chevaleresque. Usant là sans doute d’un motif hérité des modèles romanesque et épique où l’on trouve souvent un héros et son compagnon35, les Chroniques préfèrent montrer un couple égalitaire ; il peut s’agir de deux amis comme Jean de Hainaut et Jean de Fauquemont qui « chevauçoient par usage [...] ensamble : dont il ardirent et foulèrent durement le pays36 », de deux frères comme les écuyers Thierry et Guillaume de Sommaing qui se saisissent ensemble des « dardes que on lançoit par le pertuis sur eulx37 » ou encore de deux capitaines qui préparent ensemble le siège de Vannes en 1342 en compagnie de deux chevaliers :

  • 38 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 432.

Adonc estoient dedens le cité de Vennes, pour monsigneur Charlon de Blois, messires Hervis de Lyon et messires Oliviers de Cliçon, doi vaillant chevalier durement, comme chapitainne ; et ossi y estoient li sires de Tournemine et li sire de Lohiac38.

  • 39 Jean Le Bel, op. cit., p. 12.

24Le duo est ici d’autant plus notable que Jean Le Bel, dans son texte, n’insiste pas sur ce point et ne met pas leurs noms côte à côte39. Les Chroniques de Froissart présentent ainsi la chevalerie comme un groupe social où peut se développer une concurrence fructueuse, entre amis.

1.c. La guerre et sa validation sociale : une mise en scène de la concurrence

  • 40 Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003, p. 365.

25Au-delà du motif des duos et duels entre pairs, Froissart fait, de manière générale, le récit d’une guerre qui permet de mettre en scène une concurrence fructueuse et spectaculaire entre chevaliers de deux camps adverses. Alors que « la guerre est […] faite avant tout de pillages, souvent de sièges, parfois de bataille40 », le chroniqueur met en valeur les combats aux barrières durant le siège d’une ville et les batailles rangées. Est alors valorisé l’exploit individuel avec une multiplication des noms propres. La bataille de Cadzand (1337) révèle parfaitement cette écriture de la concurrence militaire : le récit qui en est fait dans les §63-64 du premier Livre crée une opposition-émulation entre « li Englès » d’Édouard III et « li Flamench » de Louis de Flandres. À l’échelle des deux sections, Froissart opère un va et vient permanent entre les deux armées : le premier paragraphe du §63 est consacré aux Anglais qui approchent de la ville de Cadzand en bateau, le deuxième à l’armée flamande à l’intérieur de la ville, le troisième se focalise à nouveau sur l’armée anglaise prête à assaillir. Le quatrième et dernier paragraphe du §63, après cette mise en parallèle des deux armées qui s’approchent l’une de l’autre dans une tension toujours croissante, culmine avec le combat en lui-même :

  • 41 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 195.

Et là y eut plusieurs belles baceleries et apertises d’armes faites. Et moult vassaument se combatirent li Flamench. Ossi moult bachelereusement les requisent li Englès […]41

  • 42 Ibid., p. 196.

26On note ici que l’auteur utilise deux adverbes de manière – « vassaument » et « bachelereusement » – précédés de « moult » et suivis d’un verbe d’action et de son sujet, « li Flamench » puis « li Englès » : ce parallélisme de construction permet au texte de mettre en concurrence les deux armées, sans cesse émulées par les exploits de l’autre. À la fin de la section suivante, la 64, les Anglais vainqueurs rendent compte de leur combat à Édouard III : ils « recordèrent au roy leur aventure. Liquelz fut moult joians, quant il les vit, et sceut comment il avoient esploitiet42 ».

  • 43 Ibid., p. 211.

27En effet, gagner, être le meilleur, ne suffit pas pour atteindre l’honneur : la prouesse doit être socialement validée. La figure royale, en écho aux romans arthuriens, est une instance particulièrement prisée par les chevaliers : en 1339, Gautier de Masny, qui a fait le vœu d’être « li premiers qui enteroit en France et y feroit guerre et prenderoit chastiel ou forte ville, et y feroit aucune apertise d’arme43 », raconte cet exploit à Édouard III à la fin du §73.

  • 44 Sur l’origine des tournois, voir Dominique Barthélémy, « Les origines du tournoi chevaleresque », (...)
  • 45 Froissart, Chroniques. Livre III…, op. cit., §49.
  • 46 Xavier Storelli, op. cit.
  • 47 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 237.

28Les tournois constituent un moment de validation sociale de la concurrence particulièrement important44 : durant les joutes de Valladolid c’est justement parce qu’ils se savent observés que les chevaliers combattent le mieux : « se demenoient frisquement et joliettement, car bien sçavoient que ilz estoient regardéz45 ». X. Storelli a déjà souligné l’importance du regard de la cour, de l’opinion publique aristocratique et des dames dans l’attribution de la reconnaissance chevaleresque46, mais on peut ajouter ici que cette validation par un public se retrouve dans l’écriture de la guerre des Chroniques. C’est avec le même émerveillement que, durant le siège de Noyons, les habitants de la ville observent le chevalier écossais Jean Seton venu combattre devant les barrières de la ville pendant une heure : « et le regardoient les gens de le ville de le porte et des garittes à grant merveille47 ». Les spectateurs ultimes de la concurrence chevaleresque sont le chroniqueur et son lecteur ; on en revient alors au propos initial de ce premier temps : la concurrence chevaleresque, encadrée par la validation de ses spectateurs, doit aussi inciter les autres chevaliers à la prouesse.

2. La concurrence comme rivalité dangereuse pour l’armée

2.a. La place de la chevalerie dans l’armée au xive siècle

  • 48 Honoré Bouvet, L’arbre des batailles, Reinhilt Richter-Bergmeier (éd.). Genève, Droz, 2017.
  • 49 Christine de Pizan, Le livre des fais d’armes et de chevalerie, dans Christine Moneera Laennec, C (...)
  • 50 Geoffroi de Charny, A Knight’s Own Book of Chivalry: Geoffroi De Charny, Richard W. Kaeuper, Elsp (...)
  • 51 Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry..., op. cit., p. 149.

29À la fin du Moyen Âge, comme on l’a déjà mentionné en introduction, la chevalerie entre dans une troisième phase : la réalité chevaleresque est toujours prégnante, mais la professionnalisation de l’armée et le rôle croissant de l’État, dans un contexte de guerre endémique, entraînent des modifications des idéaux chevaleresques. Des auteurs comme Honoré Bovet48, Christine de Pizan49 ou Geoffroy de Charny50 écrivent pour la couronne ; ces textes idéalistes reprennent l’idéologie chevaleresque « and direct its energy with a strong guiding hand51 » au service de l’État en développement. La valeur de bien commun, présente dès les auteurs classiques, est réinvestie et prend une importance particulière ; C. Allmand montre par exemple la lecture attentive qui est faite du chapitre 3 du De re militari de Végèce durant le Bas Moyen Âge :

  • 52 Christopher Allmand, The "De re militari" of Vegetius…, op. cit., p. 28.

the memory of fine deeds was limited to a single age ; it was to actions which brought benefit to the public good that eternal remembrance should be given. The implication of this is clear. The common good is best defended not by individual action, but by the communal action of the army52.

  • 53 Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry..., op. cit., p. 152.

30Cet idéal chevaleresque des xive-xvsiècles, on le comprend, admet plus difficilement l’idée d’une concurrence fructueuse entre les membres de l’armée, qui doivent au contraire rester soudés ; l’honneur acquis par la prouesse n’est plus seulement personnel – ce serait une vanité – et « would have to be directed to the res publica as much as to the valiant individual53 ».

  • 54 Froissart, Livre IV des Chroniques dans London, British Library, MSS Harley 4379-80, OFP 120, Kat (...)
  • 55 Michael Schwarze, « Froissart sous l’empreinte du pouvoir », Valérie Fasseur (coord.), Froissart (...)
  • 56 Cette tension est inhérente à la chevalerie, elle est notamment due au paradoxe entre l’humilité (...)

31Dans quelle mesure les Chroniques de Froissart partagent-elles cette vision de l’idéal chevaleresque et de la concurrence ? Le chroniqueur de la chevalerie, comme l’ont déjà souligné P. Ainsworth et M. Zink, porte sur son sujet un regard plus nuancé qu’il n’y paraît. La scène qui se déroule devant Mehdia dans le quatrième Livre est révélatrice : Enguerrand de Coucy, chef de l’expédition aux côtés du duc de Bourbon, critique le défi accepté par Chiffrenal, qui consiste à combattre à dix contre dix contre les Sarrasins. Il n’y voit aucune prouesse mais « une mauvaise follie plus que aucun bien54 », un risque inutile ; cette nouvelle figure du « héros pragmatique » – opposé au « héros chevaleresque55 » –, ne se retrouve cependant pas seulement dans le Livre IV : dès le premier Livre de Froissart, la concurrence entre chevaliers est marquée d’une ambiguïté qui en fait non pas simplement une émulation fructueuse, mais aussi une rivalité dangereuse pour l’armée entière56.

2.b. De l’honneur à l’orgueil : le risque individualiste de la concurrence dans les batailles

  • 57 Sur l’aspect historique de la bataille de Crécy, voir Andrew Ayton, Philip Preston, The Battle of (...)
  • 58 Froissart, op. cit., vol. 1, §273sq.
  • 59 Rédaction de Rome dans Froissart, Chroniques..., op. cit., §276.
  • 60 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 575.
  • 61 Ibid.

32À plusieurs reprises dans les Chroniques, la volonté d’être « le premier » chevalier entraîne la faillite de l’armée entière. Un exemple est probant et connu : la bataille de Crécy (1346), telle qu’elle est racontée par Jean le Bel puis par Froissart57. Alors que les Anglais sont à l’arrêt, l’armée française de Jean II approche ; lorsque le roi ordonne de s’arrêter pour se reposer avant de rencontrer l’ennemi au combat, ses chevaliers refusent de peur de laisser passer une autre bannière que la leur devant, et l’armée en désordre avance jusqu’à l’ennemi, vers la défaite : « cil qui estoient premiers » acceptent l’ordre mais pas « li darrainier point », puis les premiers se retrouvant à la fin, ils continuent d’avancer58. Dans la rédaction de Rome, du discours direct est ajouté pour souligner cette concurrence néfaste : « Je sui premiers, et premiers demorrai », entend-on dire59. La voix narrative de Froissart ne manque alors pas d’expliciter la situation : c’est « par grant orgueil » que les chevaliers continuent d’avancer, « car il y avoit si grant nombre de grans signeur que cescuns par envie voloit la monstrer sa puissance60 ». Une fois arrivés face à l’ennemi, les bannerets prennent peur et font demi-tour, ce dont le chroniqueur se moque : « et eurent adonc bien espace d’aller avant, se il veurent : de quoi aucun y alèrent, et li pluiseur se tinrent tout quoy61 ».

  • 62 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 594-595.
  • 63 Froissart, Chroniques, S. Luce (éd.), Paris, J. Renouard, t. VI, p. 136.

33Cette question de celui qui sera le premier lors d’une bataille, et des tensions entre les chevaliers que cela implique, parcourt l’ensemble des Chroniques. Dans le §285 du Livre I, Philippe de Bourgogne, jeune chevalier, « ne volt pas estre des darrains, mès se arma et monta sus un coursiers fort et rade malement, et de grant haste, pour plus tost estre de l’escamuce »62, le cheval s’emballe, le jeune homme tombe dans le fossé et en meurt. Au §534, durant la bataille d’Auray, Chandos organise l’armée anglaise en trois batailles, avec une arrière-garde au rôle stratégique qu’il confie à Hugues de Calveley ; le chevalier s’en trouve « tous honteus et moult courouciés »63 et refuse cette place, voulant être devant ; Chandos, pourtant chef de l’armée, est obligé d’insister pour que son ordre soit suivi. Ces quelques exemples montrent bien la fine limite entre l’honneur d’un chevalier qui soutient une armée, et un orgueil démesuré qui la met en péril.

2.c. Une valorisation topique de l’armée soudée

34Parallèlement à l’héroïsme individuel encouragé par l’émulation, et en réaction au risque individualiste que peut entraîner cette concurrence, on trouve dans les Chroniques le retour régulier de motifs qui insistent sur la solidarité de l’armée, en dehors de toute logique concurrentielle.

35Une scène récurrente permet à Froissart de montrer qu’une armée est unie : l’arrivée d’une expédition sur un territoire. C’est le cas lorsque l’armée anglaise débarque à Calais :

  • 64 Froissart, op. cit., vol. 1, §456.

Et si richement arméz et paréz que c’estoit merveilles et grant deduit au regarder les armes luisants, les banieres ventellans, leurs conrois par ordonnance, le petit pas chevauçant ne on n’y sceust riens amender64.

  • 65 Jean le Bel écrit : « Estoit grand plaisir de regarder la noblesse, armes relouire, banieres vole (...)

36On trouve là des éléments topiques : l’insistance sur l’ordonnancement des hommes qui composent l’armée, la jouissance que procure la vue d’une troupe bien ordonnée et ses armoiries, une même allure générale. À la version de Jean le Bel, comme souvent, Froissart ajoute une dimension esthétique : on note un rythme ternaire croissant pour le complément « les armes luisants, les banieres ventellans, leurs conrois par ordonnance » (5, 6 puis 7 syllabes) et un homéotéleute en [ɑ̃]65. Des éléments similaires peuvent également se lire lors du départ de la croisade en Barbarie dans le Livre IV, où la jouissance visuelle s’accompagne d’un plaisir auditif :

  • 66 Froissart, op. cit., vol. 2, p. 461.

Grant biaulté et grant plaisance fu à veoir l’ordonnance du departement, comment ces banieres, ces penons et ces estremieres armoiés bien et richement des armes des seigneurs ventelloient au vent et resplendissoient au soleil, et de oÿr ces trompettes et ces claronchaulx retentir et bondir [...]66.

  • 67 Ibid., vol. 1, p. 291.
  • 68 Ibid., p. 162.
  • 69 Ibid., p. 134.
  • 70 Ibid., p. 278.

37Pour marquer l’unité d’une armée, Froissart, comme de nombreux chroniqueurs, utilise plusieurs images topiques : il compare une flotte serrée à un bois car « [il y a] si grant quantité de vaissiaus que des mas ce sambloient droitement un bos67 », évoque l’armée française à Auray « ossi serré et ossi joint que on ne peuist mies jetter une pomme que elle ne cheist sus un bachinel ou sus une lance68 », rend compte de sièges si compacts « par si bonne [et si sage] ordenance que uns oizelès par terre n’en fust point issus, qu’il n’euist esté veux69 » ; lors d’une attaque, les flèches sont tirées de manière si régulière « que ce sambloit nège70 ».

  • 71 Ibid., §133.

38Pour rester soudée et ordonnée, une armée a besoin enfin d’un chef : c’est parce qu’ils sont « sans chapitainne et sans arroi » que les Flamands à Cassel « ne tinrent ordonance ne conroy nul71 ». Le chef, par son discours, joue un rôle clef ; il s’agit là d’une réalité politique expliquée par P. Contamine :

  • 72 Ibid., p. 412.

dans les discours que conventionnellement les rois et les chefs de guerre devaient prononcer sur le front des troupes avant tout engagement important et solennel, ce ne sont pas les prouesses individuelles qui sont rappelées comme gages de la future victoire, mais les succès collectifs remportés par toute l’armée ou tout le peuple72.

  • 73 Christopher Allmand, The "De re militari" of Vegetius…, op. cit., p. 37. Postérieure à Froissart, (...)
  • 74 Rédaction d’Amiens dans Froissart, Chroniques : Livre I : le Manuscrit d'Amiens, Bibliothèque mun (...)

39Végèce mentionne en effet, dans son chapitre 12, le fait que « the army’s confidence could be increased by words from its leader, words of encouragement as well as those to arouse feelings of hatred or anger toward the enemy73 ». On trouve ainsi de nombreux discours de chefs militaires, et notamment de rois, dans les Chroniques. Avant la bataille de Crécy, Édouard III encourage ses troupes « en riant, si doucement et de si lie cière, que, qui fust tous desconfortés, se se puist il reconforter, en lui oant et regardant », à tel point « que ungs homs couars en deuwist hardis devenir74 » ; avant la bataille de Poitiers, dans la rédaction d’Amiens, le discours de Jean II oscille entre les pronoms « vous » et « je », jusqu’à s’unir à la fin dans un « nous » inclusif :

  • 75 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 255.

Biau seigneur, quant vous estes à Paris, à Rains, à Chartres ou à Laon, vous manechiés les Englès et vous souhediés le teste armées devant yaux ; or y estez vous. Je les vous moustre : si vous voeille souvenir de vos mautalens et moustrer le haynne que vous avés sour yaux, et contrevengier les dammaiges et lez despis qu’il vous ont fès ; car je vous proummès que nous les combaterons, et Dieux nous soit en aye75.

2.d. Au cœur de la bataille : l’efficacité tactique du groupe uni

  • 76 Ibid., p. 534.

40D’un point de vue tactique, la mise en concurrence des combattants d’un même camp par leur propre chef n’apparaît que peu fructueuse dans les Chroniques. Une somme d’argent peut être promise à celui qui sera le premier à entrer dans une ville : c’est le cas durant le siège d’Aiguillon dans le livre I, où 100 écus sont promis au premier qui gagnera le pont. Un grand nombre d’hommes sont finalement perdus dans une mêlée inextricable, bien loin de l’armée ordonnée dont le spectacle réjouit régulièrement le lecteur de Froissart : ici, les hommes sont semblables à des animaux qui « tresbuci[ent] lis uns sur l’autre, dix ou douze ens un mont », on les voit « mehaignier et morir et tresbuchier en l’aigue76 » avec un triplet synonymique qui amplifie le chaos ambiant.

  • 77 Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, op. cit., p. 196.

41Au contraire, c’est lorsque les chevaliers combattent sous une même bannière, répondent au même cri, qu’ils sont les plus unis. L’unité de groupe est « concrétisée par une bannière, un pennon, un cri de guerre particulier77 » qui créent une émotion efficace. Lors d’un siège de Brest par exemple, alors que les Bretons ont presque perdu la bataille, ils reprennent courage à la vue de leur bannière et en faisant entendre leur cri :

  • 78 Froissart, Chroniques. Livre III..., op. cit., §98.

Quant messire Jehan de Malatrait et le visconte de Combor en veirent la banière, si escrierent leur cry et distrent : « Et comment, seigneurs, perderons-nous cecy ainsi ? Avant, avant ! Or, au bien pense si ne convient nulle fainte, mais mort ou honneur. » Adont se remirent ensamble de grant coraige les Bretons [...]78.

42C’est bien cette unité du groupe, soudé dans l’action et ordonné, sous les ordres d’un chef, qui permet le plus souvent aux chevaliers des Chroniques de l’emporter. L’exploit individuel qui peut naître de l’émulation, s’il est valorisé, doit aussi entrer dans ce cadre et ne jamais être motivé par un gain financier.

43Conclusion

44On a cherché à comprendre comment la notion de concurrence pouvait prendre forme dans le domaine militaire médiéval, avec une restriction double : on s’est penché sur un groupe social combattant particulier, la chevalerie, et sur un récit spécifique de la guerre de Cent Ans, les Chroniques de Froissart. Les deux pôles de la concurrence s’y combinent alors : à la fois émulation lorsqu’il s’agit d’atteindre un honneur chevaleresque tout personnel, la notion peut devenir une rivalité dangereuse au sein d’une armée dont l’objectif de bien commun est de plus en plus prégnant à la fin du Moyen Âge. Loin de présenter une vision monolithique d’une émulation idéalisée, le Chroniqueur de la chevalerie n’hésite pas à mettre en scène le défaut d’orgueil qui peut mener tout une armée à la défaite ; Crécy reste à ce titre l’exemple le plus parlant. La puissance chevaleresque, au sein de l’armée, doit être canalisée et se ranger du côté du chef. Qu’elle soit émulation fructueuse ou rivalité dangereuse, la concurrence est en tout cas toujours mise en scène par Froissart. L’écriture de la guerre rend compte de batailles rangées et de duels, où les exploits individuels sont valorisés, avec une mise en parallèle permanente des opposants. Une écriture topique de l’armée soudée est simultanément développée, avec une insistance sur l’ordonnancement des soldats et la joie visuelle qu’il suscite, des métaphores héritées des auteurs classiques, une figure du chef unificatrice.

  • 79 Froissart, op. cit., vol. 1, §413. L’écriture des Jacqueries par Froissart a été étudiée dans Mar (...)
  • 80 Un exemple parmi d’autres se trouve dans Froissart, op. cit., vol. 1, p. 164.

45On conclura par une remarque : la concurrence militaire est toujours clairement condamnée par Froissart lorsque ceux qui combattent ne sont pas des professionnels de la guerre, que leur rang social ne leur permet pas d’accéder à une fonction guerrière. La concurrence n’est alors qu’excès, qui résulte de l’envie et de l’orgueil. Ainsi, durant la Jacquerie de Beauvaisis, une émulation générale vers le pire est décrite : « qui plus faisoit de maus ou plus de villains fais […] cilz estoit li plus prisiés entre yaux et li plus grans mestre79 ». De même, les bourgeois de Froissart qui combattent ne peuvent accéder à une émulation fructueuse : aucun n’est individualisé et il s’agit toujours d’un groupe homogène qui cherche à se rendre face aux assiégeants80. Dans les Chroniques, lorsqu’il s’agit de groupes sociaux autres que la chevalerie, la concurrence est donc au mieux inexistante, au pire une surenchère bestiale toujours condamnée.

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Notes

1 Philippe Contamine (coord.), Guerre et concurrence entre les États européens du xive au xviiie siècle, Paris, PUF, 1998, p. 10.

2 « Warrior function » dans Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 60.

3 On gardera bien sûr à l’esprit que la chevalerie ne représente qu’un nombre restreint de combattants, car « even amongst the ranks of soldiers who were called men-at-arms – that is to say, those who normally fought on horseback with the accoutrements and according to the rules of chivalric warfare – only about one in every ten had been through some form of initiation into the ranks of knighthood » (Nicholas Wright, Knights and Peasants: the Hundred Years War in the French Countryside, Woodbridge, Boydell Press, 1998, p. 9).

4 Craig Taylor, Chivalry and the Ideals of Knighthood in France during the Hundred Years War, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 1.

5 Ibid., p. 5.

6 Richard W. Kaeuper, Chivalry and Violence in Medieval Europe, Oxford, Oxford University Press, 2001. Sur l’idéalisation romantique et la violence chevaleresque, voir aussi l’introduction dans Malcolm G. A. Vale, War and Chivalry: Warfare and Aristocratic Culture in England, France, and Burgundy at the End of the Middle Ages, Londres, 1981 ; Maurice Keen, « Chivalry, nobility and the man-at-arm », dans Christopher Allmand (coord.), War, Literature and Politics in the Late Middle Ages, Liverpool, Liverpool University Press, 1976.

7 Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, Paris, Payot & Rivages, 2015 ; Raymond L. Kilgour, The Decline of Chivalry: as Shown in the French Literature of the Late Middle Ages, Gloucester, P. Smith, 1966 ; Arthur B. Ferguson, The Indian Summer of English Chivalry, Duke, Duke University Press, 1960 ; voir aussi Maurice Keen, « Huizinga, Kilgour and the Decline of Chivalry », Medievalia et Humanistica, n°8, 1977, p. 6-7.

8 Malcolm G. A. Vale, op. cit., p. 10.

9 Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry…, op. cit., p. 135. Sur la permanence de la chevalerie au xvie siècle, on pourra également consulter Benjamin Deruelle, Chevaliers et chevalerie à l'épreuve du xvie siècle (ca1460-ca1620), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015.

10 Léon Mirot, « Jean Froissart », Revue des études historiques, vol. 104, 1937, p. 398-399.

11 Froissart, Chroniques, P. Ainsworth, G. Diller (éd.), vol. 1, Paris, Lettres Gothiques, 2001, p. 71. Sauf mention contraire, on citera les Chroniques d’après cette édition en deux volumes.

12 La tradition philologique est particulièrement complexe et fait encore l’objet de débats. Les dernières conclusions permettent d’identifier, chronologiquement, la Rédaction Ordinaire A, la Rédaction d’Amiens (v. 1384-1391), la Rédaction abrégée N (v. 1384-1391), la Rédaction Ordinaire B (v. 1390-1391), la Rédaction Ordinaire C (v. 1395-1399), et la Rédaction de Rome (v. 1399 – 1405) (voir en particulier Jean-Marie Moeglin, « Froissart, le métier d’historien et l’invention de la guerre de Cent Ans », Romania, n°124, 2006, p. 429-470 ; Godfried Croenen, « A "Refound" Manuscript of Froissart Revesited: Newberry Ms. f. 37 », French Studies Bulletin, vol. 31 (116), p. 50-60, 2006 ; Godfried Croenen, « Jean Froissart Chroniques (Amiens version, Abridged version, B/C version) », dans Michael Livingston, Kelly R. DeVries (coords.), The Battle of Crécy: a Casebook, Liverpool, Liverpool University Press, 2015, p. 252-411.

13 Jules Viard, Eugène Déprez (éd.), Chronique de Jean le Bel, Paris, Renouard, 1904. Sur les liens avec Froissart, voir George T. Diller, Attitudes chevaleresques et réalités politiques chez Froissart, Genève, Droz, 1984.

14 Michel Zink évoque une « dérive autobiographique » dans Michel Zink, Froissart et le Temps, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 49.

15 Voir notamment Peter Ainsworth, « Froissardian Perspectives on Late-Fourteenth-Century Society », dans Jeffrey H. Denton, Brian Pullan (coords), Orders and Hierarchies in Late Medieval and Renaissance Europe, Basingstoke, MacMillan Press, 1999, p. 56-73 ; « Configuring Transience: Patterns of Transmission and Transmissibility in the Chroniques (1395-1995) », Froissart across the Genres, Donald Maddox, Sara Sturm-Maddox (coords.), Gainesville, University Press of Florida, 1998 ; Jean Froissart and the Fabric of History: Truth, Myth and Fiction in the "Chroniques", Oxford, Oxford University Press, 1990.

16 Michel Zink, op. cit., p. 53.

17 On s’aidera en particulier du livre Christopher Allmand, The "De re militari" of Vegetius: the Reception, Transmission and Legacy of a Roman Text in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. En étudiant la traduction manuscrite du De re militari, l’auteur montre l’importance et les modalités de sa réception tout au long du Moyen Âge. Dans le cadre de cet article, quelques allusions seront faites aux traités militaires du Bas Moyen Âge, mais rechercher et exposer les sources de la culture militaire de Froissart constitueraient un travail de recherche à part entière qui doit encore être mené.

18 L’honneur est ce à quoi aspire tout chevalier ; tout le débat médiéval est de savoir ce qui confère l’honneur. Voir Craig Taylor, op. cit., p. 56.

19 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 72.

20 Xavier Storelli, « Du mérite militaire et de la prouesse chevaleresque dans le monde anglo-normand au xiie siècle », dans Françoise Bougard, Régine Le Jan, Thomas Lienhard (coords), Agôn : la compétition, ve-xiie siècle, Turnhout, Brepols, 2012, p. 142.

21 Ibid., p. 145.

22 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 663.

23 Ibid., p. 279.

24 Xavier Storelli, op. cit., p. 143. On peut ajouter que cette émulation se fait à une échelle synchronique mais aussi diachronique, avec la mention récurrente de héros passés. Froissart est cependant étonnamment peu enclin à comparer les chevaliers de son temps aux héros arthuriens et épiques qui les précèdent – peut-être parce qu’ils ne le méritent pas ? Dans le §249 du livre I notamment, il ne reprend pas le texte de Jean le Bel qui compare les Anglais à Charlemagne, Alexandre et Geoffroy de Bouillon. On note en revanche une tendance à créer une concurrence interne aux Chroniques lorsqu’il compare les batailles entre-elles ; lors de la bataille de Crécy par exemple, il remarque que « se li Englès euissent caciet ensi qu’il fisent à Poitiers, encores en fuissent trop plus demoret, et li rois de France meismes, mès nennil » (Froissart, op. cit., vol. 1, p. 585).

25 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 75.

26 Peter Ainsworth, Jean Froissart and the Fabric..., op. cit., p. 8.

27 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 73.

28 Rédaction de Rome dans Froissart, Chroniques : début du premier livre, George T. Diller (éd.), Genève, Droz, 1972, §323.

29 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 140. Le détail est d’autant plus notable qu’il est absent de la Chronique de Jean le Bel.

30 Voir Stephan Jaeger, Ennobling Love: in Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999 ; Paul Dingman, Ethics and Emotions: A Cultural History of Chivalric Friendship in Medieval/Early Modern Times, University of Rochester, 2012.

31 Richard W. Kaeuper, Chivalry and Violence..., op. cit., p. 215.

32 Xavier Storelli, op. cit., p. 134.

33 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 397.

34 Ibid.

35 En effet, « la narration romanesque comporte, normalement trois actants : le « héros », sujet principal des actions, son compagnon et les forces antagonistes » (Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 356).

36 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 217.

37 Froissart, Chroniques. Livre III, Le manuscrit Saint-Vincent de Besançon, Bibliothèque municipale, ms. 865, Peter Ainsworth (éd.), Genève, Droz, 2007, p. 28.

38 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 432.

39 Jean Le Bel, op. cit., p. 12.

40 Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003, p. 365.

41 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 195.

42 Ibid., p. 196.

43 Ibid., p. 211.

44 Sur l’origine des tournois, voir Dominique Barthélémy, « Les origines du tournoi chevaleresque », dans Agôn…, op. cit., p. 112-129. Sur les tournois à la fin du Moyen Âge, voir notamment Malcolm G. A. Vale, op. cit., p. 64sq ; Richard W. Kaeuper, op. cit., p. 211.

45 Froissart, Chroniques. Livre III…, op. cit., §49.

46 Xavier Storelli, op. cit.

47 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 237.

48 Honoré Bouvet, L’arbre des batailles, Reinhilt Richter-Bergmeier (éd.). Genève, Droz, 2017.

49 Christine de Pizan, Le livre des fais d’armes et de chevalerie, dans Christine Moneera Laennec, Christine “Antygrafe”: authorship and self in prose works of Christine de Pizan with an edition of BN fr. ms 603 Le livre des fais d’armes et de chevalerie, Thèse, 2 vol., Yale, Yale University, 1988.

50 Geoffroi de Charny, A Knight’s Own Book of Chivalry: Geoffroi De Charny, Richard W. Kaeuper, Elspeth Kennedy (éd.), Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2005.

51 Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry..., op. cit., p. 149.

52 Christopher Allmand, The "De re militari" of Vegetius…, op. cit., p. 28.

53 Richard W. Kaeuper, Medieval Chivalry..., op. cit., p. 152.

54 Froissart, Livre IV des Chroniques dans London, British Library, MSS Harley 4379-80, OFP 120, Katariina Närä (éd.), The Online Froissart (https://www.dhi.ac.uk/onlinefroissart/).

55 Michael Schwarze, « Froissart sous l’empreinte du pouvoir », Valérie Fasseur (coord.), Froissart à la cour de Béarn : l'écrivain, les arts et le pouvoir, Turnhout, Brepols, 2009, p. 81.

56 Cette tension est inhérente à la chevalerie, elle est notamment due au paradoxe entre l’humilité chrétienne et l’importance des « vainglorious » honneur et réputation (Craig Taylor, op. cit., p. 8).

57 Sur l’aspect historique de la bataille de Crécy, voir Andrew Ayton, Philip Preston, The Battle of Crécy, 1346, Woodbridge, Boydell Press, 2005.

58 Froissart, op. cit., vol. 1, §273sq.

59 Rédaction de Rome dans Froissart, Chroniques..., op. cit., §276.

60 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 575.

61 Ibid.

62 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 594-595.

63 Froissart, Chroniques, S. Luce (éd.), Paris, J. Renouard, t. VI, p. 136.

64 Froissart, op. cit., vol. 1, §456.

65 Jean le Bel écrit : « Estoit grand plaisir de regarder la noblesse, armes relouire, banieres voler, clarins et trompettes sonner (Jean le Bel, op. cit., p. 294).

66 Froissart, op. cit., vol. 2, p. 461.

67 Ibid., vol. 1, p. 291.

68 Ibid., p. 162.

69 Ibid., p. 134.

70 Ibid., p. 278.

71 Ibid., §133.

72 Ibid., p. 412.

73 Christopher Allmand, The "De re militari" of Vegetius…, op. cit., p. 37. Postérieure à Froissart, Christine de Pizan reprend cette idée dans les Fais d’armes et de chevalerie, op. cit., 33 [I, ch. 6] : la présence du roi peut donner du courage à l’armée comme cela s’est passé avec Alexandre le Grand, Clovis, Charlemagne et enfin Charles VI à la bataille de Westrozebeke (le passage est rapporté dans Craig Taylor, op. cit., p. 46).

74 Rédaction d’Amiens dans Froissart, Chroniques : Livre I : le Manuscrit d'Amiens, Bibliothèque municipale n° 486. George T. Diller (éd), §274.

75 Froissart, op. cit., vol. 1, p. 255.

76 Ibid., p. 534.

77 Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, op. cit., p. 196.

78 Froissart, Chroniques. Livre III..., op. cit., §98.

79 Froissart, op. cit., vol. 1, §413. L’écriture des Jacqueries par Froissart a été étudiée dans Marie-Thérèse de Medeiros, Jacques et chroniqueurs : une étude comparée de récits contemporains relatant la Jacquerie de 1358, Paris, Champion, 1979.

80 Un exemple parmi d’autres se trouve dans Froissart, op. cit., vol. 1, p. 164.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Clara de Raigniac, « La concurrence militaire dans les Chroniques de Froissart : une idéologie chevaleresque et son écriture »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 39 | 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/framespa/13806 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.13806

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Auteur

Clara de Raigniac

Clara de Raigniac est doctorante contractuelle à l’Université Sorbonne Nouvelle, au sein du Centre d’Études et de Recherches Antiques et Médiévales. Agrégée de Lettres modernes, elle mène actuellement une thèse sur les représentations textuelles et iconiques de la guerre dans les Chroniques de Froissart, sous la direction de Michelle Szkilnik. Contact : clara.de-raigniac@sorbonne-nouvelle.fr

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