1Jean-Numa Ducange, professeur à l’université de Rouen-Normandie et codirecteur, entre autres, de la revue Actuel Marx, spécialiste de l’histoire des socialismes dans l’espace germanique, propose avec La République ensanglantée une étude attendue sur les événements révolutionnaires de l’immédiat après-guerre en Allemagne et en Autriche.

2Il est vrai que la période 1918-1923 est rarement traitée pour elle-même, comme effacée par le poids historiographique de l’accession des nazis au pouvoir, qui demeure l’angle d’étude privilégié de la République de Weimar. À cet égard le sous-titre de l’ouvrage (« aux sources du nazisme ») est quelque peu trompeur : c’est d’abord au prisme du temps court que l’auteur entend étudier la vague révolutionnaire qui touche l’ensemble de la Mitteleuropa, vaste espace issu de la décomposition des empires Hohenzollern et Habsbourg à la fin de 1918. Une approche résolument transnationale, dès lors, est bienvenue et nécessaire, et l’attention particulière portée à l’Autriche enrichit une historiographie limitée. Au total, c’est « une nouvelle synthèse sur la période » (p. 15) que Jean-Numa Ducange propose, au fil de six chapitres organisés à la fois chronologiquement et thématiquement.

3L’auteur insiste d’abord sur la richesse des contributions allemande et autrichienne à la pensée révolutionnaire du xix^e siècle et du début du xx^e. Il se constitue dans les deux pays des partis socialistes de masse ; en Allemagne, au révisionnisme porté notamment par Bernstein s’opposent des courants de gauche dont la figure centrale est Rosa Luxemburg ; en Autriche, c’est la confrontation du SDAP (Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche) à l’épineuse question des nationalités qui conduit les théoriciens, particulièrement Otto Bauer, à définir peu à peu un « austro-marxisme » original et respectueux des nationalités. Ces partis socialistes sont les plus puissants d’Europe et, dans une certaine mesure, des « modèles » pour la II^ème Internationale : l’espoir d’une révolution en Allemagne – le pays le plus industrialisé d’Europe – est au début du xx^e siècle un espoir international.

4Pendant la Grande Guerre, la nouvelle génération de cadres (Ebert, Scheidemann…) participe au pouvoir en Allemagne, et s’oppose aux groupes de gauche opposés à la guerre, en particulier le groupe Spartakus. En Autriche, une tendance antiguerre se développe également, autour de Friedrich Adler (qui va jusqu’à assassiner, en 1916, le comte Stürgkh, chef du gouvernement). En 1917 et au début de 1918, d’immenses mouvements de grèves et de protestations touchent les deux empires, largement en dehors et contre les organisations compromises dans le « socialisme de guerre », illustrant la méfiance vis-à-vis des partis et syndicats traditionnels. En novembre 1918, les mutineries de la flotte allemande mettent en difficulté la social-démocratie, qui dans le même temps accède au pouvoir. L’empire austro-hongrois éclate au même moment. La république est proclamée à Berlin le 9 novembre, et à Vienne le 12 novembre. 1918 est donc à la fois la concrétisation du patient travail des socialistes modérés et l’aboutissement d’un processus révolutionnaire. Les groupes de gauche tentent rapidement de radicaliser la révolution en Allemagne, face à un SPD (Parti Social-Démocrate d’Allemagne) qui prend en charge la répression ; en décembre, le congrès des conseils valide la fin du « double pouvoir », garantissant, en apparence du moins, l’hégémonie des socialistes. Les spartakistes fondent le parti communiste (KPD), tandis qu’en Autriche est fondé, de même, le KPDÖ (Parti Communiste Allemand d’Autriche). La gauche allemande (qui est moins admirative des Bolcheviks que l’historiographie de l’URSS et de la RDA n’ont cherché à le faire penser) est divisée sur l’opportunité d’une insurrection ; alors que l’anticommunisme s’organise (la Ligue antibolchévique, qui se crée en décembre 1918, appelle ainsi par voie d’affiches à « tuer Liebknecht »), une insurrection éclate assez spontanément et est réprimée violemment en janvier 1919. C’est à ce moment que Gustav Noske propose de transférer la capitale de Berlin à Weimar, la « tranquille cité des poètes », où pourtant, à peine arrivée, la troupe gouvernementale est désarmée par le conseil ouvrier… En Autriche comme en Allemagne, les élections donnent la majorité aux socialistes. À partir de mars 1919, un regain d’activité révolutionnaire embrase les ex-empires : des républiques des conseils sont proclamées en Hongrie, en Slovaquie, en Bavière. La révolution mondiale, et particulièrement en Mitteleuropa, demeure un horizon. Ces républiques « soviétiques » sont cependant écrasées dans le sang, avec le concours de l’Entente en Hongrie. Les socialistes modérés en sortent renforcés, particulièrement le SDAP autrichien qui, contrairement au SPD, ne porte pas le stigmate infâmant de la répression, et qui adopte une position hybride, dotant l’Autriche de « la législation sociale la plus avancée d’Europe » (p. 80). En Allemagne, les communistes et les indépendants (USPD) demeurent cependant une force menaçante. Le traité de Saint-Germain, en empêchant la réunion de l’Autriche à l’Allemagne, brise les rêves d’une « Grande Allemagne », rêves vieux de 1848 et qui étaient partagés par les communistes : le parti communiste autrichien est en effet partisan d’un rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Dans les ex-empires, humiliés par les traités, le nationalisme reprend de la puissance, comme le montre en 1920 le putsch de Kapp, entravé par une grève générale qui démontre la puissance symétrique des travailleurs. En englobant l’essentiel de l’USPD, le parti communiste allemand devient alors réellement un grand parti de masse.

5L’auteur nous livre ensuite une rapide généalogie du Rätebewegung, le mouvement des conseils, dont il souligne « l’impressionnante extension géographique » (p. 91). Les conseils sont une forme politique spontanée qui pose aux socialistes des questions difficiles : faut-il y admettre les « bourgeois » ? Les conseils doivent-ils se substituer aux autres formes politiques ? Le « conseillisme » se présente ainsi comme l’expression d’une méfiance vis-à-vis des partis comme des syndicats, donc des structures traditionnelles d’encadrement ; ils recouvrent néanmoins une réalité multiple, changeante et hétérogène, difficile à synthétiser. Il se forme en tous cas, surtout en Allemagne, une « gauche » du KPD ; une Union générale des travailleurs d’Allemagne (AAUD) voit le jour, qui n’est ni un parti ni un syndicat, mais une sorte d’étrange hybride. Dans cette dynamique, les « gauchistes » sortent du KPD pour former le KAPD, d’abord toléré par le Komintern avant d’être brocardé par Lénine dans son célèbre texte La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »). Au total, le phénomène « gauchiste » allemand est massif, mais polymorphe et complexe à appréhender. Il n’y a en revanche rien de semblable en Autriche, où la social-démocratie (qui n’est pas totalement défavorable aux conseils) domine largement la vie politique. Il apparaît donc que, pour la question du « conseillisme » théorique, l’espace de la Mitteleuropa est moins pertinent que l’espace « germano-hollandais » (les théoriciens hollandais comme Gorter ou Pannekoek jouent en effet un rôle majeur).

6Cette Mitteleuropa, cependant, permet de déplacer un centre de gravité trop souvent placé, dans l’historiographie de la période, à la frontière franco-allemande : la Russie est ainsi l’objet, dans l’espace germanique, d’un « orientalisme » qui se traduit par une haine anti-Slaves et antisémite. La perte de l’empire colonial allemand aurait « reporté » la haine des nationalistes sur la Russie, qui, du reste, est historiquement perçue comme « arriérée », « barbare » ou « bestiale » (et ce, dans une certaine mesure, même déjà chez Marx). L’écrasement des spartakistes en 1919 est ainsi perçu par les élites allemandes comme une victoire contre les Slaves, c’est-à-dire contre l’importation d’une version « slave » voire « juive » du socialisme ; ce point de vue n’est que conforté par la révolution « soviétique » en Hongrie. L’antisémitisme, très répandu, y puise de nouveaux motifs ; Jean-Numa Ducange relève cependant que l’antisémitisme demeure exceptionnel au sein du SPD, quand il est banal dans le reste du champ politique. En tous les cas, résume-t-il, « quelles que soient les raisons avancées pour comprendre la voie russe, l’antisémitisme n’est jamais loin » (p. 141) : le « judéo-bolchévisme » est né…

7Cette révolution, s’interroge l’auteur, en est-elle bien une ? Si la question agite l’historiographie, il est certain que les acteurs eux-mêmes ne se posaient guère la question : pour eux, « c’était » la révolution. En convoquant les régimes d’historicité d’Hartog, l’auteur montre l’ancrage temporel et la durabilité du phénomène révolutionnaire, les acteurs étant convaincus de réaliser les buts de la Révolution française, tout en étant soucieux de s’inscrire dans l’avenir (p. 159). De plus, outre cette inscription dans un temps large, ils sont convaincus de vivre et de faire la révolution mondiale. Grâce à des exemples inattendus (comme ceux de Max Weber ou de Ludwig Wittgenstein), l’article montre également comment la révolution influe au-delà des seuls révolutionnaires, en déterminant la forme de l’engagement politique, y compris chez les penseurs conservateurs. Quant à la violence de la période, il relève qu’elle est rarement traitée, comme voilée derrière la violence nazie. Elle est pourtant bien réelle, certes modérée dans les premiers mois, mais croissante tout au long de 1919 dans une « guerre civile larvée ». Communistes et socialistes, du reste, se renvoient la responsabilité des violences. La révolution allemande a-t-elle, enfin, été « trahie » par le SPD ? Au fond, remarque l’auteur, ceux qui accèdent au pouvoir en novembre 1918 (Ebert, Noske, Scheidemann), ne sont pas des révolutionnaires, détestent la révolution, et ont accepté le jeu parlementaire « bourgeois » depuis longtemps déjà : il n’y a dès lors guère de raison de parler de « trahison » ; le SPD est un parti conservateur, et fait en fin de compte le jeu des authentiques réactionnaires. Cependant, il ne faut pas oublier les importantes conquêtes sociales réalisées par le SPD, instituant le « modèle social allemand » – sans aller jusqu’à réellement « socialiser » l’économie (même si une Commission de socialisation est mise en place, dirigée par Kautsky). En Autriche, des mesures plus ambitieuses sont prises, puisque toutes les propriétés des Habsbourg sont saisies et collectivisées en mai 1919 (Schlössergesetz, loi sur les châteaux).

8Les années 1920, marquées par le reflux cette « vague » révolutionnaire, sont souvent traitées comme celles de la marche lente et terrible vers l’enfer nazi. Or, nous dit Jean-Numa Ducange, il demeure un esprit « républicain et révolutionnaire » (p. 195), par exemple dans la ritualisation du souvenir des martyrs de la révolution. D’autre part, le nationalisme n’est pas l’apanage des mouvements d’extrême-droite, puisque, lors de l’occupation de la Ruhr par la France en 1923, le KPD prend un virage « national » marqué, dans une sorte d’alliance objective avec les groupes d’extrême-droite luttant contre l’occupation (Karl Radek prononce même, au Komintern, un invraisemblable éloge funèbre de Schlageter, un militant ultranationaliste, « courageux soldat de la contre-révolution », p. 204). Symétriquement, les groupes du type du NSDAP adoptent une partie du discours « socialiste » de leurs adversaires, même s’il s’agit bien entendu davantage d’une filiation avec le « socialisme d’État » bismarckien qu’avec le marxisme. En tous, cas, pendant toute la décennie, la culture révolutionnaire demeure très forte dans la Mitteleuropa, notamment à « Vienne la Rouge », dirigée par le SDAP jusqu’en 1934, qui y développe une culture socialiste intégrale, « du berceau à l’urne » (p. 219), dans une sorte d’adaptation non-révolutionnaire du conseillisme, intégré comme socialisme municipal.

9L’étrangeté de cette révolution, c’est donc bien, avant tout, qu’elle porte au pouvoir ceux-là mêmes qui la détestent. Quel lien faut-il établir entre la révolution, « trahie » ou non, et l’avènement du nazisme une décennie plus tard ? Pour l’auteur, le nazisme « constitue l’envers des espoirs soulevés en novembre 1918 » (p. 233). En étudiant d’un seul bloc cette « République rouge centre-européenne », il justifie son approche transnationale. D’ailleurs, l’accession au pouvoir d’Hitler, qui a pour visée obsessionnelle de « réparer » la « catastrophe » de 1918, se déploie rapidement dans un espace lui aussi transnational, d’abord germanique au sens large, puis tourné vers l’Est. 1933 a largement effacé des mémoires l’énorme poids politique et culturel du communisme et du socialisme des années 1920.

10Au total, on peut regretter une attention peut-être trop centrée sur les organisations politiques et leurs complexes relations, au détriment des acteurs eux-mêmes, dont on peine parfois à comprendre le rapport aux bouleversements de la période. On aurait ainsi aimé saisir les motivations des soldats révolutionnaires en 1918, percevoir plus concrètement l’ambiance « rouge » de Vienne, ou encore comprendre le fonctionnement quotidien des conseils ouvriers. Cette nouvelle synthèse de Jean-Numa Ducange est cependant la bienvenue, comblant une certaine lacune historiographique, tout particulièrement au sujet de l’Autriche de l’après-guerre.