Introduction

1Les autorités toulousaines de la fin du xx^e siècle souhaitaient que chacun puisse connaître l’histoire du centre-ville dans le plus grand détail. Chaque parcelle et chaque bâtiment qui s’y trouve a un intérêt patrimonial mais celui-ci était trop souvent méconnu en dehors des cercles de spécialistes. Répondre à cette volonté impliquait de mettre en place une structure qui présente des cartes et attache à chaque lieu des données comme les images d’archives qui le représentent à diverses époques ou les différentes fonctions qui lui furent attachées lors des siècles précédents.

5Ce dynamisme explique pourquoi UrbanHist a fait l’objet d’une séance du séminaire Histoire et humanités numériques chaque année, à l’exception de 2020 (pour raisons sanitaires) :

6Cette liste laisse apparaître la grande diversité des usages du SIG, que ce soit par le biais des thèmes abordés mais aussi par les types d’intervenants : les sigistes (Rémi Bégué et Damien Guiot) ont évoqué les éléments les plus techniques, l’archiviste (Géraud de Lavedan) a mis en avant les sources et leur utilisation dans l’outil, les chercheurs (Andréas Agnier, Elisa Cros, Laura Garet et Nicolas Marqué) ont cherché à cerner les apports du SIG pour répondre à leurs problématiques historiques. La dimension politique de l’usage de ces données par les pouvoirs publics locaux fut au cœur des propos d’Hélène Kemplaire, directrice de projet « Toulouse patrimoine mondial » porté par la municipalité.

7UrbanHist est en permanence enrichi par des équipes dynamiques et permet d’aborder des thèmes diversifiés tout en s’adressant à des publics très larges. Mais dans quelle mesure tout cela ne menace-t-il pas l’unité de la structure ? La très grande diversité des couches d’informations est-elle compatible avec l’unité d’un outil ? Comment concilier dynamisme et diversité des recherches avec l’unité d’un SIG ? Nous proposons d’aborder cette question à deux échelles : au niveau de la structure qui doit concilier son unité avec la flexibilité nécessaire pour permettre de traiter des problématiques variées, puis au niveau d’une recherche particulière, afin de déterminer les usages d’UrbanHist par un jeune historien.

1. E pluribus unum ? Une infrastructure unique au service de problématiques multiples

8Aucune menace d’éclatement ne pesait sur le projet initial de SIG : l’enjeu était alors de mettre en valeur les données issues des cadastres de 1680, de la période révolutionnaire et de 1830, mais l’outil suscita rapidement un engouement auprès de chercheurs qui souhaitèrent étudier non seulement l’aspect matériel de la ville mais aussi insuffler de la vie dans ce décor inerte. Cela posa plusieurs problèmes : il fallut identifier des archives abondantes dans lesquelles les Toulousains donnaient une idée de leur espace-vécu, puis mettre au point une méthodologie qui permette de traiter les différents aspects de ces tranches de vie sans pour autant compromettre l’unité du SIG, avant de se poser la question de la diffusion des données qui devait rester claire et compréhensible pour un public large.

1.a. Le temps des cadastres

9L’un des objectifs de la première version d’UrbanHist, décrite en introduction, était de tester le potentiel de l’outil. L’équipe des archives chercha rapidement à la perfectionner, ce qui aboutit à la mise en ligne d’une deuxième version en 2012. Sa principale nouveauté résidait dans la présence de deux interfaces distinctes : UrbanHist Gestion pour saisir et modifier les données (cette version est accessible uniquement à l’équipe par le biais de sessions verrouillées par mots de passe) et UrbanHist Diffusion pour les consulter.

10 Plusieurs problèmes demeuraient en dépit de ces éléments encourageants :

1- Les outils d’analyse étaient peu utilisés par les chercheurs : UrbanHist avait été créé à l’initiative du personnel des Archives Municipales de Toulouse et aucun laboratoire ou département universitaire d’Histoire n’y était associé. Une grande partie du potentiel de l’outil était sous-exploité.

2- La volonté louable de garantir au public un accès libre à une documentation à la fois importante et très variée était incompatible avec la mise en place d’une interface facilement lisible. L’utilisateur, généralement profane en matière de SIG et simplement désireux de mieux connaître Toulouse, était confronté presque dès l’écran d’accueil à une grande masse d’options et de données.

1.b. Le choix de nouvelles sources : dépasser les cadastres

18Toutefois, une autre difficulté se dessinait : maintenir l’unité du SIG derrière la diversité des problématiques que ce fonds permet d’aborder risquait d’être compliqué. L’ajout de ces nouvelles perspectives posa la question de la cohérence de l’ensemble : UrbanHist regroupait des données de plus en plus diverses, que ce soit en termes d’objets géographiques (des bâtiments du centre-ville aux champs de la partie rurale de la commune), de périodes (avec l’ajout des données portant sur la période révolutionnaire) ou même de disciplines (de l’histoire à l’archéologie).

1.c. Éviter l’éclatement d’UrbanHist Gestion

19Mettre en valeur les données du fonds criminel sans pour autant compromettre la structure même du SIG fut le thème central d’une première réunion entre l’équipe des Archives Municipales et les universitaires utilisateurs d’UrbanHist. L’enjeu était d’élaborer une grille qui permette de saisir les éléments présents dans les procédures criminelles utiles aux historiens tout en étant facile à intégrer dans UrbanHist Gestion. Il fallait par ailleurs que cette grille soit utilisable rapidement, même par des étudiants de Master en Histoire qui n’avaient pas été formés à l’utilisation de ce type de logiciel lors de leurs années de Licence et découvraient ce type d’approche.

20La première version de cette grille prit la forme d’un tableur, nommé Cartocrime. Chaque procédure criminelle occupe une ligne en son sein. Il serait peu utile et fastidieux de lister ici toutes ses colonnes une à une, nous nous concentrerons donc sur les thèmes principaux (chacun regroupant plusieurs colonnes) :

- Identification de la procédure (cote d’archives principalement)

- Identification des lieux concernés par la procédure (notamment les coordonnées géographiques intégrables rapidement au SIG, avec estimation du niveau de précision et de sûreté des informations)

- Identification des personnes concernées par la procédure : noms, genre, activités, situation familiale, rôle dans l’affaire (plaignant, accusé, témoin…)

- Dates des actes évoqués par la procédure

- Type de crimes évoqués par la procédure

- Informations relatives à la procédure (présence ou non d’une sentence ou d’un appel auprès d’une autre juridiction par exemple).

21Chaque chercheur qui travaillait sur le fonds criminel devait pouvoir produire des statistiques et réaliser des cartes utiles pour répondre à sa problématique. Chacun était par ailleurs invité à mettre ses données à la disposition de la communauté. Au bout de quelques années de recherche, l’agrégation de l’ensemble de ces données devait permettre de développer la dimension comparatiste : celui qui travaillerait sur un phénomène au xvii^e siècle pourrait avoir accès à des données sur le même phénomène au xviii^e, celui qui travaillerait sur la criminalité féminine devrait pouvoir comparer avec la criminalité masculine grâce aux données saisies par autrui.

22La crise sanitaire a fortement entravé la mise en place du projet. Rémi Bégué, sigiste qui présentait les nouveautés techniques d’UrbanHist lors des séances du séminaire Histoire et humanités numériques, et qui était le seul à disposer des droits d’administration de l’outil, devait cesser ses fonctions aux archives et être remplacé au moment du premier confinement. Le contexte difficile n’a pas permis aux autorités toulousaines de lui chercher un successeur avant de longs mois, ce qui paralysa la dynamique mise en place en 2019. Damien Guiot lui a aujourd’hui succédé, son travail permet déjà à des étudiants de Master et leur directeur de commencer à renseigner Cartocrime.

1.d. Éviter l’éclatement d’UrbanHist Diffusion

23Les progrès de la recherche, combinés avec les efforts continus des équipes d’UrbanHist pour enrichir le SIG, ont conduit à amasser un immense volume de données de toutes sortes, allant des photographies des services de l’Inventaire aux cartes postales anciennes, en passant par les plans cadastraux numérisés. Rendre accessible l’ensemble de ces éléments aux internautes implique une importante réflexion sur la structure à donner au site pour qu’il reste lisible par toutes et tous.

24La première interface d’UrbanHist noyait l’utilisateur sous la masse des données presque dès l’écran d’accueil. Ouvrir brusquement l’accès à un immense volume de données était déjà une impasse en 2003, et l’inflation du volume de connaissances ne ferait qu’empirer les choses.

25Des années de réflexion furent nécessaires pour rendre le site plus clair et mieux adapté aux attentes d’un public large et varié qui comprend à la fois des chercheurs, des Toulousains curieux de connaître l’histoire locale mais aussi des touristes. Afin que chacun puisse avoir accès rapidement aux données les plus susceptibles de l’intéresser, l’équipe a mis en place un portail organisé par thèmes.

27L’utilisateur, même profane en matière de SIG, n’est pas livré à lui-même face à la masse des données : le portail d’accueil le guide vers une sélection de données susceptibles de l’intéresser. Il peut naviguer sur la carte, obtenir davantage d’informations au sujet de chaque affaire en cliquant sur son icône ou sur son nom, et peut utiliser les icônes situées dans la partie supérieure de l’écran pour changer de thème ou de fonds de carte sans revenir sur le portail d’entrée.

2. L’apport concret d’UrbanHist dans le cadre d’une recherche particulière

2.a. Compiler et cartographier des données issues de sources historiques

31Une fois les données compilées, nous avons pu croiser les informations entre nos différentes affaires. L’outil permet de repérer rapidement des lieux particulièrement criminogènes, ou d’identifier des individus régulièrement impliqués dans des crimes. Toutes ces nouvelles informations ont ainsi nourri notre réflexion et enrichi notre recherche sur les constantes et les particularités relatives à la criminalité toulousaine durant le temps carnavalesque. En outre, la matrice nous a permis de compiler efficacement l’adresse des différentes assemblées de danse organisées lors de carnaval. Étaient-elles nombreuses ? Si oui, en quels lieux se tenaient-elles ? Cartographier ces phénomènes permettrait-il de dégager de nouvelles caractéristiques du sujet ?

32Le fond de carte de notre travail s’est fondé en intégralité sur le cadastre de 1680, retranscrit numériquement par l’équipe d’UrbanHist. À partir des adresses citées dans nos sources, nous avons pu situer les différents lieux ayant accueilli les festivités carnavalesques. Celles-ci incluent majoritairement les assemblées de danse, que nous avons géolocalisées sur la carte par des points de couleurs comme suit :

33Les références aux assemblées de danse ont été régulièrement relevées dans les sources (30 procédures établies de 1702 à 1787). Certaines adresses sont mentionnées de manière récurrente et apparaissent sur la carte ci-dessus. Il importait de géolocaliser ces évènements afin de mesurer l’ampleur du phénomène. Cela a mis en exergue ces différentes manifestations et a apporté un éclairage nouveau sur ce point d’étude. Utiliser UrbanHist a permis de révéler la présence d’assemblées de danse dans toute la ville. Ce phénomène n’est donc pas limité à l’échelle d’un quartier ou d’axes principaux mais s’observe bel et bien à l’échelle de la ville de Toulouse. La cartographie témoigne ainsi de l’étendue de ces rassemblements festifs, et atteste l’intérêt marqué pour ces manifestations en temps de carnaval.

34Le logiciel UrbanHist nous a également permis de mettre en relation différents évènements carnavalesques. En comparant les données recueillies à propos des défilés de personnes masquées et des lieux de diffusion de textes diffamatoires, nous avons pu mettre en lumière un lien direct entre ces deux phénomènes. Cartographier ces résultats nous a donné à voir l’interpénétration de ces deux pratiques ; la diffusion des libelles correspondant en grande partie au parcours des masques carnavalesques. Ces nouvelles données permettent d’envisager une relation de causalité entre la présence de défilés carnavalesques et la distribution de libelles diffamatoires. UrbanHist élargit notre champ de recherche et permet de convoquer dans un même projet Géographie et Histoire.

35En outre, cet outil a su révéler le quotidien d’un Toulousain du xviii^e siècle lors des festivités de carnaval, grâce au cadastre numérisé.

2.b. Donner vie à des sources historiques, l’exemple d’un parcours retracé grâce à UrbanHist

37UrbanHist permet d’avoir une vue d’ensemble de ce phénomène. L’accusé parcourt la ville, empruntant les principaux axes de circulation. En temps ordinaire, la diffusion d’un libelle reste circonscrite à un espace restreint alors qu’en temps de carnaval elle se vérifie à l’échelle de la ville. La traversée de Toulouse par Gabriel Caperan, allant de la rue du Peyrou à la grande rue de Nazareth, intègre des lieux de forte sociabilité tels que la place du Salin ou la rue Saint-Rome. Ainsi, cartographier les informations recueillies a permis d’estimer l’ampleur de la diffamation résultant d’un acte isolé. UrbanHist nous offre l’opportunité d’intégrer un récit dans un espace géographique afin d’en analyser l’impact et les conséquences.

38Toutefois, l’intérêt d’exploiter un tel outil se présente lorsqu’un sujet est abordé dans une dimension spatiale et géographique (à l’échelle d’une rue, d’un quartier ou d’une ville). Son emploi ne se révèle donc pas systématique. En outre, il convient de rester particulièrement attentif aux informations recueillies au sein des sources quant à la localisation d’évènements ou d’adresses de particuliers. Ainsi, prudence est de mise lorsque nous choisissons de compiler des données au sein d’un système d’information géographique.

39Conclusion

40Concilier diversité des recherches et unité d’un SIG est un défi particulièrement complexe à relever. Parvenir à mettre en place une structure qui donne accès à des données massives aux chercheur-se-s mais aussi à un public large et qui propose des outils d’analyse était déjà difficile en 2011, date à laquelle les historiens universitaires ont rejoint les archivistes sur UrbanHist.

41Cette complexité n’a fait que croître depuis cette date, principalement à cause de la diversification des problématiques de recherche et de la volonté d’envisager la ville non plus comme un simple décor inanimé mais comme un espace vécu. Cela a contribué à l’ajout de nouvelles couches d’informations ainsi qu’à un recours à des fonds d’archives toujours plus diversifiés : les données issues des cadastres et des relevés de fouilles archéologiques ont été complétées par des éléments issus du fonds criminel des capitouls, entre autres. Tout cela posait également la question de la manière de donner accès à ces données à un public large via Internet : comment fournir à des utilisateurs des informations qui correspondent à leurs besoins sans les noyer sous la masse des données ?

42Établir une structure qui permette de concilier la diversité des usages et l’unité du SIG imposait une réflexion importante qui eut lieu en deux phases :

43- En matière de consultation des données, l’utilisateur ne se trouve plus confronté à une interface unique qui présente une masse immense d’informations, mais à un portail depuis 2017. Celui-ci propose des entrées thématiques dans le SIG (découvrir la ville au fil des canaux, avoir accès aux « essentiels » du patrimoine local…) qui laisse chacun libre de mettre en valeur les éléments qui l’intéressent et de découvrir les autres uniquement en approfondissant sa recherche.

44- En matière de saisie et d’analyse des données par les chercheurs-ses : l’interface UrbanHist Gestion mise en place en 2012 fut complétée en 2019 par la création de la matrice Cartocrime. Elle permet de saisir les données sérielles présentes dans le fonds criminel des capitouls et de les importer dans le SIG. Chaque chercheur-se met ensuite en avant les éléments les plus importants pour son étude et peut utiliser les données saisies par ses prédécesseurs, notamment pour développer les approches comparatistes.

45Cette structure est pleinement mise à l’épreuve depuis la fin des confinements successifs et donne aujourd’hui de premiers résultats. Elle a par exemple contribué à comprendre les mécanismes de la criminalité en période de fête à l’époque moderne, à travers l’étude du cas de carnaval. Utiliser Cartocrime a permis d’identifier à la fois les lieux que les sources présentent comme les plus fréquentés par les criminels de la ville, ainsi que les formes de criminalité les plus fréquentes et les plus spécifiques à ce temps de l’année, notamment les formes de diffamation associées à la distribution de libelles ou lors des assemblées de danse. Le SIG a aussi permis de mener des analyses à une échelle très locale, en suivant par exemple le parcours d’un individu précis lors du Mardi Gras de 1740, et de comprendre non seulement sa façon concrète de propager une rumeur diffamatoire mais aussi de savoir comment les Toulousains de l’époque vivaient cette fête : quels étaient les lieux les plus fréquentés, par quels types de personnes, à quelle heure ?

46Une telle étude est particulièrement stimulante et de nombreuses autres problématiques sont actuellement en cours d’analyse. Même s’il faut tenir compte des effets de sources, la richesse du fonds criminel des capitouls est immense et l’utilisation d’un SIG est particulièrement prometteuse pour l’analyser.