Introduction

2Pour y parvenir, il faut rappeler comment ces images ont été produites. En ce qui concerne les services spécialisés de l’armée américaine, les cinéastes et photographes qui suivaient les opérations terrestres dépendaient de l’Army Pictorial Service (APS) qui était rattaché au Signal Corps réorganisé en 1942 à la suite de l’engagement des États-Unis dans la guerre. L’APS était supervisé par Darryl F. Zanuck et Frank Capra, respectivement dotés des grades de colonel et major. Chaque compagnie photographique du Signal Corps comprenait 12 sections mobiles (combat unit) – chacune composée de deux cameramen et de deux photographes – et deux sections de journaux filmés, moins mobiles et donc moins proches du front. Les équipes légères formées d’un photographe et d’un cameraman, accompagnés d’un chauffeur et d’un secrétaire, opéraient la plupart du temps simultanément sur le terrain, filmant et photographiant ensemble les mêmes événements. Sur certains événements importants, ils étaient aussi accompagnés par les correspondants de presse. Il n’est donc pas étonnant que les images fixes et animées produites par ces différentes sources – presse ou militaire – puissent quelquefois être rapprochées et s’éclairent mutuellement. Retrouver les liens perdus entre les photos et les séquences filmées est d’ailleurs rapidement devenu l’un des axes importants du projet PhotosNormandie.

3PhotosNormandie est un projet collaboratif qui a pour but initial d’améliorer les légendes de plus de 5 100 photos et 300 films historiques sur le débarquement et la bataille de Normandie. Les légendes originelles des photos étaient en effet très médiocres et pour certaines fantaisistes. Dès le début du projet, les motivations des participants étaient claires : ils souhaitaient remédier à la médiocrité des descriptions proposées à l’origine et démontrer qu’il est possible de faire beaucoup mieux grâce à un travail collaboratif totalement ouvert. En quelques mois, plusieurs contributeurs bénévoles ont réussi à améliorer considérablement la plupart des notices documentaires. D’autres motivations sont alors apparues : la satisfaction de mettre en valeur certains clichés ou détails peu connus, le défi de retrouver des informations inédites, le plaisir de participer à la résolution de petites énigmes, la fierté d’inventer des méthodes d’investigation ingénieuses, etc.

4Pour parvenir à mettre en œuvre ce travail collaboratif, deux plateformes numériques ont été utilisées. Pour les photos, le projet PhotosNormandie est actif sur la plate-forme Flickr depuis janvier 2007 (www.flickr.com/photos/photosnormandie/). Pour les films, le projet est disponible depuis septembre 2013 sur la plate-forme Youtube (http://www.youtube.com/​user/​PhotosNormandie). La FAQ du projet, qui résume les grandes étapes et les enjeux du projet, est consultable ici : http://dejavu.hypotheses.org/​2998.

• les autres photographies prises dans la même série,

• les clichés pris par d’autres photographes au même moment,

• les séquences filmées tournées au même moment,

• les exemplaires de la photographie transmis à l’époque par radiotéléphonie,

• les annotations et légendes qui figurent sur le tirage d’origine,

• les versions recadrées ou colorisées utilisées sur différents supports,

• les versions censurées ou non censurées (selon le cas),

• les publications du cliché dans la presse de l’époque,

• les différentes légendes attribuées successivement au cliché,

• les utilisations de la photographie à des fins publicitaires, sur des couvertures de livres, de disques, des affiches, etc.

• les re-photographies c’est-à-dire les photographies modernes prises aux mêmes endroits.

1. Construire/assembler un corpus documentaire

8La collection principale (2 760 photos) provient du site Archives Normandie 1939-1945 mis en place en 2004 par le Conseil Régional de Basse-Normandie à l’occasion de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération de la région. Il s’agit de photos libres de droit issues des Archives Nationales des États-Unis [NARA – National Archives and Records Administration] et des Archives Nationales du Canada [Library and Archives Canada / Bibliothèque et Archives Canada]. Le CR souhaitait faire participer le public à l’amélioration de la description de la collection, en imaginant une sorte de crowdsourcing non pas sur Internet, mais à la manière d’une collecte de terrain – le travail collaboratif était envisagé, mais sous une forme déconnectée, paternaliste et directive, en totale inadéquation avec le dispositif retenu pour le projet, une base de données en ligne librement accessible. Ce site n’existe plus depuis 2012. Après l’abandon du projet initial du CR de Basse-Normandie, PhotosNormandie constitue désormais la seule base où cette collection patrimoniale demeure librement accessible. Sur ces deux aspects que sont l’ouverture des collections et la participation des publics, le projet PhotosNormandie peut être vu comme la poursuite d’un travail envisagé par une institution qui n’a pas su mettre en œuvre une bonne idée.

9Nous avons ajouté à ce fonds initial plusieurs collections. C’est le cas par exemple des 322 photos provenant de la bibliothèque de la ville de Cherbourg-Octeville ajoutées à la suite de la signature d’un partenariat avec cette institution en 2011, et des 171 photos originales provenant de la Médiathèque de Lisieux en 2014. Certaines de ces collections ne sont d’ailleurs plus en ligne actuellement, comme la sélection de 296 photos sur la bataille de Normandie transmises par radio en 1944 et regroupées dans l’album The Allison Collection. Appelée parfois wire photo ou radiotelephoto en anglais, bélinographe ou bélino en français, une radiophoto est une photo à laquelle est adjointe une légende tapée à la machine à écrire, transmise comme un tout par radio par les services de l’armée ou les agences de presse. L’image réceptionnée est de médiocre qualité, mais souvent nous ne possédons plus le tirage d’origine, d’où l’intérêt de cette collection de radiophotos regroupées dans le projet.

2. Le processus collaboratif – quelle technique, quel fonctionnement collectif, quelle méthode ?

12Le projet s’appuie sur une fonctionnalité peu connue de la plate-forme Flickr : le renseignement automatique de champs Flickr à partir des champs IPTC/IIM ou XMP lors du téléchargement d’une photo.

14La plupart des intervenants sont originaires de Normandie et possèdent aussi une bonne connaissance locale et familiale de ces événements ; plusieurs d’entre eux ont réalisé des sites, collecté des documents, écrit des articles ou des livres sur leurs villes ou villages durant la guerre et la libération, et ils sont motivés par la transmission de la mémoire locale de cette période historique. L’association de ces diverses compétences permet souvent d’atteindre un haut degré de précision, notamment dans l’identification des lieux et des personnes ; nous en donnerons quelques exemples.

15Les règles de fonctionnement sont simples : si une information provient d’une source publiée, on doit citer cette source. Sinon, il faut produire des éléments visuels (observation de la photo, autres photos similaires, films, etc.) ou bien d’autres arguments provenant de sources publiées, de témoignages directs ou indirects. Enfin, les informations plausibles mais non certaines doivent toujours être mentionnées comme des hypothèses. Ces règles ont été établies dès 2007 par les co-initiateurs du projet en accord avec les premiers contributeurs, et elles sont rappelées à tout nouveau participant.

16Le processus de crowdsourcing est très différent de celui de Wikipedia où les discussions sont réalisées sur un Wiki spécialisé et donnent lieu fréquemment à des échanges de vues longs et animés. Sur PhotosNormandie, les discussions se déroulent uniquement dans les commentaires ouverts sous les photos et mobilisent en général peu de participants ; elles sont brèves et toujours courtoises. Une discussion se termine rapidement par la validation collective des modifications proposées. On constate en général peu de désaccords lors des échanges. Les divergences entre les contributeurs concernent souvent des points de détail sur les équipements militaires figurant sur une photo discutée ; elles portent aussi quelquefois sur le choix des termes. Il n’existe pas de médiateur ou de modérateur, c’est l’absence de contestation dans la suite des commentaires d’une photo qui détermine la fin de la discussion. La rédaction de la légende nouvelle est alors effectuée par une seule personne à partir d’informations multiples fournies par les intervenants dans les commentaires de la photo. Par la suite, il est toujours possible pour un intervenant d’ouvrir à nouveau la discussion en postant un commentaire sur la photo nouvellement légendée.

17Nous sommes des amateurs passionnés, et notre « modèle » est celui de l’astronomie. Dans cette discipline, en effet, les amateurs aident les professionnels pour des tâches ingrates, répétitives, immenses : la surveillance des étoiles variables, la découverte de nouveaux objets (comètes, nébuleuses, étoiles variables), etc. Leur rôle, certes modeste, est reconnu par une instance comme l’Union Astronomique Internationale.

18Nous ne prétendons pas être reconnus comme des historiens professionnels. Notre ambition est modeste. Mais nous pensons que le travail considérable effectué en améliorant pas à pas la description de cette collection, en accumulant patiemment une quantité de minuscules informations nouvelles, est utile à la fois au grand public et aux historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale.

3. Le travail d’enquête sur les photographies

19La recherche d’informations sur les photos est un véritable travail d’enquête qui nécessite une méthodologie. Si l’on recherche sans méthode, soit l’on n’obtient rien (silence documentaire), soit l’on obtient trop (bruit documentaire). Notre figure tutélaire n’est pas un historien ou un archiviste, ce serait plutôt un enquêteur populaire comme l’inspecteur Colombo qui inspire notre démarche de recherche.

20En règle générale, très peu de contributeurs participent à une amélioration ponctuelle de légende sur une photo en proposant des informations circonstanciées. Néanmoins, dès les premiers mois d’activité du projet, une véritable démarche d’investigation globale et systématique a été mise au point. Elle est récapitulée dans la FAQ du projet (question 24) que les nouveaux contributeurs sont invités à lire.

21Examinons quelques méthodes d’enquête à travers huit exemples réels.

Exemple 1 – Première règle élémentaire : observer

22Il s’agit d’examiner attentivement les images et rechercher des images similaires dans la collection (des séquences). Voici une photo avec sa légende d’origine :

23Et sa légende actuelle, beaucoup plus développée :

24Elle est replacée dans une séquence de six photos et la localisation est corrigée (la photo a été prise à Omaha Beach et non à Utah Beach) :

25Enfin, la légende donne une référence à un film du Signal Corps tourné au même moment.

Exemple 2 – Seconde règle élémentaire : compiler

26Les photos de la collection ne sont pas inconnues. Elles ont été bien souvent publiées et il s’agit de compiler et critiquer des informations disparates retrouvées dans des livres, des magazines, des encyclopédies, des articles de journaux, des articles du Web, etc.

27Voici une autre photo avec sa légende d’origine :

28Et sa légende actuelle, qui contient quantité d’informations techniques, en particulier sur les matériels utilisés par les soldats :

Exemple 3 – Utiliser les moteurs de recherche inversée d’image

30Au tout début d’un processus de recherche sur une image, on peut envoyer celle-ci à un moteur de recherche inversée pour découvrir son origine, l’usage qui en est fait, des versions modifiées de l’image, etc. L’opération est très simple et ne nécessite aucune connaissance particulière sur le sujet photographié. Tout contributeur peut ainsi utiliser les moteurs de recherche inversée gratuits et publics, par exemple TinEye de la société Idée et Google Search By Image.

31Nous avons utilisé TinEye au début 2008, dès l’ouverture au public du service, pour découvrir des informations et de nouvelles ressources. Sur la photo suivante, par exemple :

32Le moteur TinEye a identifié deux occurrences de cette image ailleurs sur le Web, ce qui nous a permis de reconnaître le personnage central sur la photo, le lieutenant-colonel Anna W. Wilson, qui était à l’époque la femme la plus gradée de l’armée américaine ; elle a alors 34 ans et elle commande 6500 WACs [Women’s Army Corps] au poste de WAC Staff Director pour le théâtre d’opérations de l’Europe. Ce type de recherche a permis aussi d’identifier de nouvelles sources d’informations extrêmement utiles pour la suite du projet – sur cet exemple, nous avons ainsi découvert le site du U.S. Army Center of Military History (history.army.mil) que nous avons ensuite abondamment exploité :

Exemple 4 – Recherches en dehors de la collection

33Il s’agit ici d’examiner les photos d’autres sources, des agences généralistes (Getty Images, Corbis, Magnum, etc.), des collections spécialisées sur la Seconde Guerre mondiale, et reconsidérer les photos connues.

34Voici un exemple avec une photo et sa légende d’origine :

35La légende actuelle est bien plus précise et identifie deux personnages, le lieutenant-colonel Benjamin Vandervoort et le photographe Robert Capa en train de changer la pellicule de son appareil photo :

37Nous avons aussi retrouvé sur une base d’images néerlandaise sur la Seconde Guerre mondiale, une autre photo de ce colonel très probablement réalisée également par Capa :

Exemple 5 – Recherches multiples

39Il s’agit cette fois d’effectuer des recherches “tous azimuts”, de tout type de documents et pas seulement d’autres photos, dans des bases et collections diverses, des journaux et magazines, des livres, des rapports et témoignages, des forums spécialisés, etc.

40Partons de trois photos de la collection :

41La première tâche, évidemment, est de mentionner les trois références dans les légendes de ces photos de façon à signaler au lecteur qu’elles forment un ensemble. Mais s’il existe trois clichés de cet événement, c’est probablement qu’il a été largement couvert et qu’il en existe d’autres. Nous avons effectivement retrouvé d’autres photos et des articles de journaux de l’époque qui mentionnent l’événement (certains sont illustrés de photos) :

42Nous avons aussi retrouvé des témoignages américains et allemands dans des livres. Mais malgré nos recherches intensives, nous n’avons pas retrouvé de film de cet événement ; il a peut-être été détruit, ou bien il a échappé à notre sagacité…

43La recherche des premières publications des photos est devenue importante dans le projet PhotosNormandie. Le choix des photos par les journaux et magazines de l’époque ainsi que leurs légendes nous informent en effet sur la représentation de la guerre par les médias. Dans cette recherche des premières publications, on doit examiner bien entendu les articles des journaux et magazines, mais aussi, plus curieusement, les publicités. Par exemple, une photographie montrant des soldats noirs en opération a été utilisée dans une publicité gouvernementale publiée dans un journal afro-américain (The Baltimore Afro-American, le 27 juin 1944) comme illustration d’un appel à souscription pour financer l’effort de guerre (war bonds). Toutes ces recherches nécessitent une excellente connaissance visuelle des photos de la collection et beaucoup de temps pour compulser les sources numérisées.

44En relation avec ce type d’investigation, une recherche effectuée par le collectif PhotosNormandie mais « en marge » de la collection démontre encore une fois l’intérêt de travailler de façon collaborative pour apporter des précisions inédites.

45Le 19 juin 1944, le magazine Life publie plusieurs pages de photos et commentaires sur le débarquement en Normandie. L’article comporte sept pages de photos assez floues prises par Robert Capa à Omaha Beach le 6 juin 1944. L’une de ces photos montre un soldat américain rampant dans la mer près du rivage. Elle deviendra célèbre.

46Bien que ces photos soient distribuées par l’agence Magnum et n’appartiennent pas à la collection PhotosNormandie, nous avons appliqué nos méthodes de travail sur ces clichés :

Exemple 6 – Recherches de localisations (1)

48Beaucoup de photos de la collection ne sont pas (ou sont mal) localisées. Afin d’identifier ces localisations inconnues, nous utilisons souvent les cartes postales anciennes et sollicitons quelquefois les collectionneurs. Voici un exemple avec cette photo et sa légende d’origine :

49La localisation a été retrouvée grâce à une carte postale ancienne où le carrefour figure sous un autre angle que celui de la photo de la collection :

50Cette localisation a été confirmée à l’aide du service Google Street View que nous utilisons fréquemment dans ce genre d’exercice :

Exemple 7 – Recherches de localisations (2)

51Nous avons mis au point également une technique simple, mais incertaine et longue à mettre en œuvre. Après avoir identifié l’unité militaire qui figure sur une photo à l’aide des marquages sur les matériels ou les patchs des soldats, nous estimons une fourchette de dates probables de prise de vue. Puis nous essayons de suivre sur Google Street View le trajet de l’unité en question durant cette période en tentant de repérer la localisation moderne correspondant à la scène photographiée. Ce travail est difficile, car une unité ne suivait pratiquement jamais un chemin unique ; les potentiels itinéraires multiples sont identifiés d’après les localités traversées, et distribués aux participants qui les examinent :

52Cette méthode est bien sûr inopérante pour les zones urbaines qui ont été profondément transformées. C’est un exemple de tâche fastidieuse, dont le résultat n’est pas garanti, que des amateurs passionnés peuvent réaliser mais qui n’aurait peut-être jamais été effectuée par un historien professionnel. L’expérience des participants au projet qui utilisent cette technique et leurs connaissances acquises sur les transformations des lieux examinés permettent désormais de s’engager dans ce genre de recherche difficile avec une chance raisonnable de succès. Actuellement, une dizaine de localisations ont ainsi été retrouvées grâce à cette méthode, et un nombre comparable de tentatives n’a pas abouti.

Exemple 8 – Oublier le Web, revenir plus tard au sujet

53Le temps de la redocumentarisation est un temps long. Il faut savoir prendre son temps, « passer en jachère » et reprendre plus tard le problème. Examinons cette photo d’un général américain soi-disant prise en Normandie.

54Dès le début du projet, nous avons remarqué que l’architecture en arrière-plan ne correspond à rien de ce que nous connaissons en Normandie. Un simple zoom sur le patch de manche du général montre l’insigne de la 5ᵉ Armée américaine, qui n’a jamais combattu en Normandie, mais qui participait à la campagne d’Italie en juin 1944. Par chance, il existe une autre photo de ce général dans la collection. Là encore, l’architecture ne correspond pas à la Normandie :

55Un zoom sur la boîte près du personnage nous donne son nom. Il s’agit du général Edgar Erskine Hume, qui était médecin militaire, en charge des affaires civiles dans plusieurs villes italiennes où il avait été affecté (Naples, Milan, Rome, Florence). Nous avons alors découvert que le bâtiment visible sur cette deuxième photo est le Palazzo Salerno à Naples. La photo a donc été prise depuis le Palazzo della Prefettura qui est situé en face sur la Piazza del Plebiscito.

56Cette recherche avait été réalisée en 2007 au tout début du projet. Nous avons alors pensé découvrir facilement la localisation de la première photo. Il n’en a rien été. Malgré de multiples recherches, la localisation de cette photo a résisté durant cinq années. Au début de l’année 2012, un participant au projet a l’idée de zoomer sur une partie de l’image et découvre la fin du mot VINCERE sur un bâtiment visible derrière le général.

57Nous apprenons alors que le régime fasciste avait pour habitude de peindre de nombreux slogans sur les murs des villes nouvellement créées. Après quelques investigations, Claude Demeester établit qu’il s’agit du Palazzo del Governo à Latina, ville créée par le régime en 1932 sous le nom de Littoria. L’identification est confirmée par une vue Google Street View :

58Deux remarques à propos de cet exemple : la présence de photos prises en Italie ne s’explique que par une erreur d’archivage ; et cette recherche a été laborieuse et longue parce que les participants au projet connaissent beaucoup moins bien la campagne d’Italie que la bataille de Normandie.

4. Bilan documentaire sur la partie photographique du projet

59Depuis fin janvier 2007, la galerie et les photos ont été vues plus de 109 millions de fois, soit environ 18 700 visites par jour. Nous avons constaté une grande progression ces dernières années ; ainsi, nous comptabilisions 4 500 visites quotidiennes en moyenne en 2012.

60Sans surprise, nous constatons à la date anniversaire du débarquement un fort pic de fréquentation, comme le 6 juin 2019 avec 488 000 visites durant la journée.

61Autres chiffres : plus de 15 400 descriptions ont été corrigées et mises à jour ; aucune des descriptions initiales n’a été maintenue telle quelle, toutes ont été corrigées et certaines l’ont été plusieurs fois. Nous avons aussi repéré 457 photos qui correspondent à des séquences filmées, soit environ 1 sur 10 (il doit en exister davantage).

5. PhotosNormandie, c’est aussi des films d’archive sur YouTube

63Pour héberger les films, nous avons choisi une autre plate-forme, YouTube, parce que Flickr ne supporte que les vidéos d’une durée inférieure à deux minutes. La collection proposée par PhotosNormandie sur YouTube est la plus complète sur le débarquement et la bataille de Normandie ; elle compte actuellement 300 films, dont douze sonores. Sur le modèle des photographies, l’accès aux films est totalement libre et gratuit depuis septembre 2013. Améliorer la description des films est un travail considérable et difficile, qui a démarré beaucoup plus lentement que pour le travail analogue sur les photographies.

64Parmi les difficultés et parfois les insatisfactions du projet sur les films, mentionnons :

• La qualité initiale des films parfois moyenne et la numérisation de qualité insuffisante ;

• Le manque d’informations descriptives à l’origine ;

• À la différence des photographies, les films n’ont jamais été vraiment décrits, excepté à l’ECPAD ; il n’y a pas véritablement de travail de compilation possible ;

• La plate-forme YouTube est peu adaptée pour la discussion ;

• Les séquences qui concernent un même lieu sont dispersées dans plusieurs films ;

• Il n’existe pas de standard permettant d’incorporer les métadonnées dans les films ;

• Enfin et surtout : la communauté n’est pas encore réellement constituée. Il apparaît extrêmement difficile de “fidéliser” les quelques intervenants qui fournissent des informations en commentaires des films sur YouTube. Autant que l’on puisse juger, les internautes qui visualisent les films sont à la recherche de séquences très ciblées, montrant des personnes qu’ils ont pu connaître ou des lieux qu’ils reconnaissent ; ils commentent ces séquences très rarement et superficiellement, mais ils ne participent aucunement à l’effort global sur l’ensemble des 300 films proposés.

6. Retour sur la redocumentarisation

65Dans PhotosNormandie, les photos ne sont pas véritablement indexées par des mots-clés. Les tags, ces marqueurs sémantiques caractéristiques des systèmes collaboratifs d’indexation que l’on nomme parfois folksonomies, sont très peu utilisés. Les légendes par contre sont souvent assez longues et soigneusement rédigées. PhotosNormandie correspond en fait à une démarche documentaire et rédactionnelle, à un travail collectif avec un objectif de production (de descriptions précises, de nouveaux documents, de liens entre documents). Dans ce projet, les métadonnées descriptives ne sont pas figées mais deviennent de véritables contenus publics toujours perfectibles, à l’instar (par exemple) des articles de Wikipedia. Il suffit qu’un participant donne une information, si minime soit-elle, pour que le processus de redocumentarisation s’enclenche à nouveau et puisse aboutir, éventuellement, à une nouvelle description. Nous ne sommes pas dans un modèle classique où la légende rédigée par un archiviste assène une vérité quasi définitive. Une légende est toujours ouverte, toujours révisable.

66Mais surtout, la redocumentarisation ne se limite pas à l’ajout de métadonnées nouvelles en vue d’améliorer la description, l’accès ou la recontextualisation des documents. C’est également un processus complexe qui permet de découvrir de nouveaux documents, d’insérer un document numérisé connu dans un réseau de documents qui ne sont pas toujours connus initialement. Autrement dit, il n’est pas possible de concevoir la redocumentarisation comme agissant sur une collection fermée. Le corpus initial des documents n’est qu’un point de départ, il est foncièrement malléable et extensible, il peut s’étendre au fur et à mesure du progrès de la redocumentarisation et doit même pouvoir changer de nature. Le processus de redocumentarisation met à jour de nouvelles problématiques de recherche et produit une base de données évolutive qui doit pouvoir être continuellement augmentée de nouvelles informations et de nouveaux documents à analyser.

67La conception utilitaire de la redocumentarisation héritée du groupe Pédauque est désormais dépassée, elle doit faire place à une conception proprement heuristique au sens où les documents ne sont pas toujours donnés a priori, mais doivent être découverts ou redécouverts selon de nouveaux points de vue, puis sélectionnés et organisés en fonction de perspectives émergentes. Le travail de redocumentarisation de PhotosNormandie repose sur des fac-similés numériques de documents dont les exemplaires originaux (négatifs, tirages, pages de magazines…) sont conservés par ailleurs dans des collections physiques. Ces fac-similés sont déjà eux-mêmes publiés dans les bases de données ou les pages web des agences photos, des photothèques patrimoniales ou de collectionneurs qui en possèdent les droits de diffusion. Et pourtant, il est indéniable que le travail de redocumentarisation de PhotosNormandie présente un intérêt spécifique. Conserver en ligne les photographies et films de PhotosNormandie ne présente pas en soi un intérêt patrimonial. Ce sont les logiques d’assemblages, les commentaires, les liens et agrégats entre les documents, qui constituent l’originalité du travail et son intérêt patrimonial.

68En repensant le processus de redocumentarisation à partir du sens et du contenu des documents plutôt que de leur accessibilité, il peut être intéressant de concevoir la totalité des documents numérisés imaginables – qu’ils soient sur le Web ou ailleurs – comme un vaste ensemble flasque possédant des structures faibles, floues et peu apparentes. On peut le voir comme un espace numérisé sur lequel on cherche à découvrir de nouvelles informations, de nouveaux liens, de nouveaux documents, etc. à l’aide de méthodologies ad hoc, c’est-à-dire en utilisant des pratiques de recherche développées expressément à partir d’une catégorie précise de documents et pour répondre à des questions précises. L’objectif de la redocumentarisation est d’expliciter quelques-unes de ces structures faibles, de construire à partir de celles-ci de nouvelles microstructures plus solides qui introduisent quelques îlots d’organisation dans cet espace largement désordonné. La redocumentarisation apparaît fondamentalement comme la création d’informations structurées sur un immense espace numérisé.

7. Quelques « enseignements » du projet PhotosNormandie à l’usage des candidats au crowdsourcing sur une collection d’images

69Dans les premières années de développement du projet PhotosNormandie, de 2007 à 2010 environ, plusieurs musées, collectivités locales et photothèques françaises nous ont contactés afin de développer des projets similaires. Les questions abordées concernaient essentiellement les aspects juridiques et techniques, rarement l’animation de l’activité. Aucun des projets envisagés n’a été réalisé à notre connaissance.

70Pour les institutions qui souhaiteraient lancer un tel projet, voici quelques « enseignements » que l’on peut tirer de l’expérience de PhotosNormandie (ce ne sont aucunement des conseils, bien sûr). Pour motiver un groupe d’internautes à participer à un projet de redocumentarisation iconographique, il est nécessaire de :

• Proposer une collection substantielle, en accès totalement libre et gratuit ;

• Ne pas essayer de contrôler les usages des images proposées – qu’il s’agisse des photos ou des films. Les contrôles d’accès à des documents que l’on souhaiterait protéger deviennent vite insupportables pour les internautes candidats aux crowdsourcing, et de toute façon ils sont inopérants – dès qu’une image est publiée sur le Web, on peut être certain qu’elle sera copiée ailleurs. Par ailleurs, la « traque » des utilisations non souhaitées et/ou frauduleuses ne peut être menée, à l’échelle du Web, que par des entreprises qui disposent de moyens d’intimidation (juridiques notamment) ;

• Bannir les filigranes intrusifs, les résolutions trop faibles, l’impossibilité de télécharger les photos. Les internautes candidats au crowdsourcing doivent pouvoir disposer d’images dans une excellente résolution, sans que certaines parties soient recouvertes par des empreintes artificielles, et ils doivent pouvoir appliquer des filtres divers sur celles-ci pour mettre en évidence des détails peu visibles ;

• Créer et « faire vivre » une communauté : dialoguer, mettre à jour, accroître la collection. Lorsque l’on partage des documents sans constituer en même temps un groupe de travail actif, si l’on omet de répondre aux intervenants, de créer un peu d’animation, de démarcher les sites spécialisés et les forums déjà constitués, si, en bref, on publie des documents sur Internet en attendant sagement que les visiteurs viennent proposer des commentaires intéressants, les résultats sont décevants ;

• Éviter le point de vue « surplombant  de l’institution, la posture de l’expert qui sait, qui décrète une vérité immuable. Le principe d’un projet collaboratif en ligne est de solliciter les internautes afin d’améliorer la description des contenus proposés et découvrir d’autres contenus en relation. L’institution qui souhaite conduire un tel projet reconnaît donc une certaine expertise aux internautes, et doit mettre tout en œuvre pour que leur travail collectif soit fructueux ; elle doit être à l’écoute des contributeurs potentiels, être leur égal, les encourager dans une tâche longue, fastidieuse et obscure.

8. PhotosNormandie et les institutions traditionnelles

72En fait, nous percevons une sorte de réticence dans le milieu académique français à reconnaître que ce genre de travail réalisé par des amateurs possède une valeur. De 2019 à 2022, toutefois, le projet Collabora (ANR) s’est efforcé de développer une réflexion multiple à propos des plate-formes numériques contributives de création, documentation et valorisation des cultures et des patrimoines. En forçant un peu le trait, il semble bien que PhotosNormandie soit perçu par bon nombre d’organismes, et parfois par le monde académique, comme une sorte d’Uber de la description documentaire d’un patrimoine visuel jadis inaccessible, un concurrent dont la légitimité serait douteuse et qui évolue inconsidérément dans un domaine réservé depuis toujours aux seuls spécialistes institutionnels. Mais ce n’est pas très important. La conception que nous défendons – où la description documentaire est toujours publiquement révisable et perfectible – conduit à envisager PhotosNormandie comme une simple expérience, mais une expérience qui dure et a produit des résultats significatifs.

73Le projet PhotosNormandie existe depuis plus de seize ans. Il s’agit certainement de l’un des plus anciens projets collaboratifs qui soit encore actif. On nous demande parfois s’il pourra un jour être considéré comme clos, achevé. Pour nous, la redocumentarisation est un processus constamment évolutif. Par conséquent, nous considérons que le projet est par nature toujours ouvert à la participation du public. Quand les initiateurs et gestionnaires du projet décideront de se retirer, nous souhaitons que les collections de photos et films restent en ligne sur le Web avec leurs descriptions intégrées, en espérant qu’une autre équipe développe encore l’initiative dans d’autres directions.