• 1 Jean-Luc Arnaud, « Lire / consulter les cartes – reproductions numériques et outils de navigation » (...)

1Depuis trois décennies, le nombre d’œuvres d’art disponibles sur internet a été multiplié de façon exponentielle. Musées, archives et bibliothèques se sont engagés dans d’ambitieuses campagnes de numérisation et de mise en ligne de leurs collections, offrant un accès facilité aux œuvres, par le biais de leur reproduction. Les pratiques de recherche des historiens et historiennes de l’art s’en trouvent transformées : combien de projets scientifiques débutent aujourd’hui par une exploration des gisements d’artéfacts publiés sur le web ? La « haute définition » semble offrir à l’internaute une proximité inédite avec l’œuvre, via les fonctionnalités de zoom qui révèlent des détails parfois à peine visibles à l’œil nu. Les conséquences sur les pratiques disciplinaires ne sauraient cependant se résumer à la seule facilité d’accès aux œuvres : l’incidence est bien plus profonde, notamment sur la manière dont les historiens et historiennes de l’art abordent, conçoivent et manipulent leurs objets. Pour autant, peu de travaux se sont penchés sur ces transformations induites par la numérisation et la mise en ligne des collections patrimoniales sur le travail scientifique1.

• 2 Est ici écarté le cas des campagnes de numérisation ciblées en lien avec un projet de recherche dan (...)
• 3 Les conservatrices, conservateurs et bibliothécaires Vanessa Selbach, Valérie Sueur-Hermel, Jude Ta (...)

2En se concentrant principalement sur le cas de l’estampe, cet article propose d’amorcer une réflexion sur la manière dont la numérisation modifie profondément la relation des spécialistes aux œuvres qu’ils étudient. Il ne s’agit cependant pas de limiter l’analyse uniquement aux usages et besoins des historiens et historiennes de l’art, mais également de questionner les pratiques des institutions patrimoniales. Lorsque des musées ou bibliothèques s’engagent dans une démarche de mise en ligne de leurs collections, les choix en termes de corpus, d’interfaces, de métadonnées, de fonctionnalités, conditionnent l’exploitation des ressources fournies et les usages qui en sont faits. C’est donc bien une analyse de l’articulation des attentes respectives qui est nécessaire ici, en interrogeant les habitudes de travail, parfois divergentes, des producteurs et des utilisateurs2. L’ambition n’est pas ici de dresser un panorama exhaustif des enjeux, mais de saisir, à partir de ma propre expérience, à la fois de professionnelle du patrimoine et de chercheuse en histoire de l’art, les enjeux d’une telle articulation. Mon propos a également été nourri par de nombreux échanges avec des chercheurs, universitaires et professionnels de la conservation des collections3.

• 4 Antony Griffiths, « Un demi-siècle de changements dans le monde de l’estampe », Nouvelles de l’esta (...)

3Bien que les estampes comptent parmi les artéfacts les plus massivement présents dans les collections patrimoniales, se comptant par centaines de milliers voire millions d’items, elles demeurent largement invisibles aux yeux du public. Fragiles, comme toutes les œuvres relevant des arts graphiques, elles sont peu exposées, et toujours dans des temporalités brèves. Se confronter à l’original, hors de la salle de consultation d’une bibliothèque ou d’un cabinet des estampes est donc difficile, et soumis à la programmation des expositions temporaires. Médium confidentiel, l’estampe fait l’objet de peu de publications monographiques4, et l’on peut regretter sa réduction récurrente au statut de document iconographique, souvent assujettie à la peinture. Dans les ouvrages, les estampes sont reproduites en plus petit, généralement de façon monochrome, quand les pleines pages et la couleur sont réservées aux tableaux et sculptures.

• 5 Clarisse Bardiot et Emilien Ruiz, « Ce que le numérique fait aux corpus. Introduction », Clarisse B (...)

6Alors que déterminer à quel état appartient un exemplaire est un exercice incontournable de l’histoire de l’estampe, reposant sur une forme de connoisseurship et sur la capacité à mobiliser et comparer un grand nombre d’exemplaires, comment envisager la révolution que constitue la numérisation massive des collections d’estampes ? Ces opérations comparatives semblent facilitées de façon évidente, en levant les contraintes physiques de déplacement du chercheur de cabinet en cabinet5. Est désormais accessible aux historiens de l’estampe une masse d’images bien supérieure à celles qu’ils n’auraient pu consulter effectivement dans les collections dispersées à travers le monde. Un tel accès à une masse d’images renouvelle assurément les pratiques de travail, mais doit-on également y saisir l’émergence potentielle de nouveaux corpus, de nouveaux sujets d’étude ?

• 6 Antony Griffiths, « Collections Online: The Experience of the British Museum », Master Drawings, 20 (...)
• 7 Antony Griffiths, « Un demi-siècle … », op. cit.

7Les politiques de numérisation étant une réalité relativement récente, nous manquons peut-être encore de recul pour y répondre. Les financements ont afflué à partir de la fin de la décennie 2000, plus précisément en 20076, donnant une impulsion majeure à la mise en ligne des collections, analysée par Anthony Griffiths dès 20107. Cette accélération des initiatives, souvent désignée sous le terme de « numérisation de masse » ne se mesure pas seulement à la quantité des œuvres reproduites, mais également par la qualité des fichiers produits, cette fameuse « HD » dont nous sommes aujourd’hui si familiers. Familiarité qui mérite cependant que l’on si attarde, tant les orientations stratégiques des institutions ont pu affecter nos pratiques de chercheurs, dans la façon de s’emparer (ou non) de ces nouvelles ressources.

• 8 Dans une table ronde de 2014, il est par exemple question de « pirates » : Rémi Mathis, Claudio Gal (...)

8Au début des années 2000, les catalogues en ligne, alors neufs dans l’espace web, visaient d’abord à un simple signalement des collections, accompagné, quand cela était possible, d’un aperçu, sous la forme d’images vignettes de faible définition. Cette médiocre qualité des reproductions s’expliquait à la fois par des contraintes techniques (les espaces de stockage sur les serveurs institutionnels et les capacités de calculs des ordinateurs personnels étaient plus faibles et coûteux qu’aujourd’hui, et la bande passante disponible ne pouvait supporter de lourds fichiers), mais également par un positionnement institutionnel de défiance vis-à-vis à la circulation des images sur internet. La lecture des publications et rapports relatifs à la numérisation institutionnelle trahit une peur de perte du contrôle sur les images, quand bien même s’agissait-il d’œuvres du domaine public8. Quand les freins techniques se sont levés, certaines institutions ont sciemment continué à diffuser des images dégradées (faible résolution, filigrane) afin d’empêcher les réutilisations jugées illégitimes, qu’il s’agisse d’exploitations commerciales (produits dérivés) ou de reproduction sans autorisation dans des publications, y compris scientifiques. Ce faisant, elles empêchent également le travail scientifique sur les œuvres : impossible, sur une image dégradée, ainsi de déchiffrer la lettre de l’estampe, d’identifier sa technique ou de jauger de la qualité de son tirage [Fig. 1].

• 9 Martine Denoyelle (dir.), Droits des images, histoire de l’art et société, Paris, Institut national (...)

9Heureusement, dès la fin de la décennie 2000, des institutions de premier plan ont engagé un changement radical dans les pratiques, en publiant des images en très haute définition et en plaçant ces fichiers sous des licences autorisant leur libre circulation9. Le British Museum fait dans cette voie figure de pionnier quoique l’ouverture soit limitée aux usages non commerciaux. En 2012, la libération totale des collections du Rijksmuseum, fortement médiatisée, a joué un rôle d’accélérateur à l’échelle européenne.

• 10 Yann Potin, « Institutions et pratiques d’archives face à la “numérisation”. Expériences et malente (...)
• 11 Gaëlle Béquet, « Trois bibliothèques européennes face à Google : aux origines de la Bibliothèque nu (...)

10L’amélioration qualitative des reproductions vers la haute définition coïncide avec l’accélération de la numérisation de masse. Alors que les premières opérations de numérisation et de mise en ligne se concentraient sur les «  trésors  » et les «  chefs-d’œuvre  » pour lesquels le web pouvait offrir une vitrine profitable, l’abaissement des coûts de production des reproductions et de maintien des infrastructures a ouvert la voie à des chantiers plus ambitieux de numérisation de pans plus larges des collections10, certains établissements affichant l’ambition de proposer à terme une couverture exhaustive des artéfacts conservés. Cette numérisation de masse s’est accompagnée d’une réflexion sur les missions des établissements patrimoniaux en matière de diffusion des collections, dans un contexte marqué par une concurrence accrue entre institutions publiques européennes et acteurs privés américains, en l’occurrence Google, qui venait de lancer Google Books et Google Arts & Culture11.

• 12 Dominique Maillet, « Numérisation d’un fonds d’images fixes », dans Michel Melot et Claude Collard  (...)
• 13 Corinne Le Bitouzé, « Discussion autour des pratiques de catalogage des documents iconographiques, (...)

12Le spectaculaire dynamisme des institutions patrimoniales en matière de numérisation a eu tendance à invisibiliser, aux yeux du public, la charge de travail et le coût économique et humain de tels chantiers. Contrairement à une idée trop largement répandue, numériser ne se réduit pas à la seule opération de prise de vue, mais s’inscrit dans une chaîne bien plus complexe de traitement des collections, nécessitant par exemple un reconditionnement, un dépoussiérage, parfois même de petites opérations de restauration, autant de tâches coûteuses mobilisant un personnel qualifié12. Pour être numérisé, le document ou l’œuvre doit préalablement être catalogué, c’est-à-dire décrit selon des normes précises, de façon à pouvoir accompagner la publication en ligne du fichier image des métadonnées renseignant sur son contenu (auteur, titre, date, technique, support, dimensions, numéro d’inventaire ou cote). Ce principe de catalogage comme prérequis à la numérisation est partagé par toutes les institutions, qu’il s’agisse de bibliothèques, de musées ou de services d’archives13.

• 14 Jude Talbot et Corinne Le Bitouzé, « Donner du relief: (re)mettre en relation les documents dans un (...)
• 15 Citons par exemple le catalogue des incunables xylographiques par Bouchotou encore le célèbre l’Inv (...)

13Or, cette exigence d’un catalogage à la pièce se heurte aux pratiques d’inventaire antérieurement mises en œuvre par les institutions patrimoniales pour gérer leurs collections d’estampes, dont l’ampleur empêchait toute velléité d’une description exhaustive, que ce soit sous format imprimé ou sur fiches cartonnées. Dès le xviii^e siècle, la plupart des grandes collections d’estampes ont été organisées en séries, selon un cadre de classement. À la Bibliothèque nationale de France14, les estampes sont rangées en priorité par auteurs, eux-mêmes répartis par écoles et ordonnés suivant l’ordre alphabétique. Les estampes en double sont ventilées dans des recueils thématiques, en fonction des sujets traités. Si l’on souhaite savoir si la BnF conserve un exemplaire de telle composition gravée par l’anglais Edward Rookers, il faudra commander le(s) portefeuille(s) contenant les gravures de l’école anglaise xviii^e (cote CD) classées par ordre alphabétique d’auteur et tourner les feuillets jusqu’à trouver (ou non) l’estampe recherchée. Pour une recherche sur les vues de Venise au xviii^e siècle, le lecteur pourra consulter les recueils thématiques de la série V (topographie), mais également dans la série U (voyage) ou bien commander ceux relatifs aux graveurs qui se sont particulièrement illustrés dans le genre de la vedute (BC, graveurs de l’école vénitienne). Historiquement, l’effort d’inventaire s’est donc logiquement porté sur le signalement des ensembles au sein de ce cadre de classement plutôt que sur la description pièce à pièce chaque estampe contenue dans un portefeuille, ce qui n’empêchait pas le développement d’instruments de recherche spécifiques pour faciliter l’exploration de certains pans de la collection15.

• 16 Marie Thompson, « Traitement documentaire de l’image fixe », dans Michel Melot et Claude Collard (d (...)
• 17 Dans son article Griffiths évoque, pour le British Museum, un passage de 2 à 6 catalogueurs spécial (...)

14Dès les années 1990, l’informatisation des catalogues de collections16 a progressivement rendu caduque cette façon de penser et de signaler les collections par le cadre de classement. Devant se plier à une logique commune partagée avec d’autres types d’artéfacts (livres, peintures, etc.), les cabinets d’estampes ont dû revoir leur pratique et adopter progressivement un catalogage pièce à pièce, exigence qui s’est accélérée avec l’avènement de la numérisation des documents eux-mêmes. Ce changement de pratique métier mobilise des ressources humaines importantes17 et nécessite des compétences spécifiques, pour identifier, par exemple, la technique employée par le graveur ou déterminer l’état du tirage considéré. Le coût et la temporalité d’un catalogage à la pièce ont donc conditionné certains choix stratégiques de numérisation, orientant les priorités de numérisation vers des gisements qui disposaient déjà d’inventaires exploitables. Ainsi, à la BnF, les collections d’images historiques De Vinck et Hennin ont été parmi les premières à être numérisées, non pas seulement en raison de leur intérêt, mais aussi parce qu’elles avaient été décrites à la pièce par d’anciens inventaires imprimés.

• 18 Il faut ici signaler quelques opérations d’envergure : en 2013, la BnF a entrepris un chantier de n (...)
• 19 Une réflexion sur ce point a été menée pour les archives dans Yann Potin, op. cit.

17Ces différents facteurs ont conduit à privilégier la numérisation des séries et des œuvres les mieux connues, bien balisées par les inventaires (et donc généralement par l’histoire de l’estampe), aux dépens de fonds jugés secondaires, plus difficiles à cerner, et donc à cataloguer. On a ainsi laissé dans l’ombre les immenses séries de portraits, genre d’estampes très collectionnées à l’époque moderne ou encore les cartes-adresses commerciales, ephemera d’une grande rareté et dispersées dans les collections. L’estampe populaire et demi-fine18, souvent anonyme, souffre tout particulièrement de cette situation, amenant à pondérer l’hypothèse d’un renouvellement historiographique que permettrait la numérisation19.

• 20 « Collection online guide », British Museum, [En ligne] sans date, consulté le 30 janvier 2023. URL (...)
• 21 Le moteur permet en réalité l’usage d’opérateurs booléens et de termes de contextualisation (who, w (...)

21La complétude des collections, les performances et la finesse des moteurs de recherche, la fiabilité des métadonnées descriptives sont autant de critères évoqués comme asseyant la réputation de telle ou telle base institutionnelle. L’expérience offerte par la base « Collection online » du British Museum est particulièrement louée en ce qu’elle permet d’efficaces filtrages a posteriori, et parce qu’elle s’appuie sur des autorités auteurs jugées particulièrement fiables20. Au contraire, les métamoteurs, qui permettent d’interroger simultanément plusieurs collections, sont jugés peu satisfaisants, en raison de leur imprécision : silence et bruits documentaires y sont trop fréquents et les trouvailles apparaissent comme relevant plus du hasard que de la capacité à y formuler une requête précise et solide. Europeana n’offre qu’une barre unique de « recherche simple21 » et un choix de filtrages assez pauvre, concentré de critères peu pertinents pour les chercheurs (institution détentrice, couleurs, licence, langue) au détriment des autorités auteurs, sujets ou encore des périodisations. Google joue évidemment un rôle majeur dans l’exploration des ressources offertes par le web, bien que de nombreuses bases institutionnelles ne soient pas indexées par le moteur de recherche. Soulignons que celui-ci tend par ailleurs à favoriser les résultats à caractère commercial (maisons de vente, agences photographiques) au détriment des collections publiques, ce qui n’est pas sans conséquences pour le travail scientifique.

• 22 Corinne Le Bitouzé, « Discussion … », op. cit.

23Se joue là un point de tension important : comment rendre lisible la collection dans son ensemble ? Les institutions se trouvent confrontées à un paradoxe : si la bibliothèque numérique forme un double dématérialisé de leur salle de lecture, celle-ci n’offre cependant pas le reflet exact de leurs collections physiques. À la visibilité accrue des ressources mises en ligne, répond l’invisibilisation de pans entiers des fonds. L’immense masse de ce qui n’est pas numérisé, ni même parfois catalogué devient un impensé de la recherche pour un public moins initié. Nombreux sont les professionnels qui regrettent que les usagers assimilent l’offre numérique à l’intégralité des collections22.

• 23 Cela n’est que partiellement vrai : la granularité de description joue sur la probabilité qu’un rés (...)

24Du fait de l’histoire de leur gestion, les collections d’estampes auraient peut-être gagné à ne pas entrer dans le catalogue en ligne pensé pour les livres en bibliothèque ou pour les collections de musées, mais dans des logiques de descriptions arborescentes telles que développées pour les archives, où l’EAD permet de respecter la logique des fonds, avec une description plus ou moins profonde selon les traitements appliqués. Dans l’interface du catalogue – ou de la bibliothèque numérique – le document, qu’il soit accompagné ou non de sa reproduction, apparaît isolé et atomisé, en partie privé de son contexte matériel et intellectuel, que l’infrastructure peine à restituer. Les moteurs de recherche tendent en effet à mettre à plat les collections : sauf à y introduire des algorithmes de recommandation, toutes les œuvres, réduites à des unités, y occupent une place équivalente, apparemment sans hiérarchie23. La place de l’objet au sein de la collection s’en trouve ainsi gommée.

• 24 https://www.collecta.fr/ Sophie Fétro et Anne Ritz-Gilbert (dir.), Collecta : des pratiques antiqua (...)

26L’intérêt renouvelé pour l’histoire des collections a vu naître plusieurs projets de recherche portant précisément sur les potentialités de restitution numérique de l’épaisseur historique des collections. Citons ici Collecta, porté par l’École du Louvre, qui vise à reconstituer la collection de Roger de Gaignières24, constituée au xvii^e siècle et aujourd’hui dispersée entre plusieurs institutions, et dont l’état ancien est connu par plusieurs inventaires. Via une patiente recherche de provenance et une interface numérique spécifique, la collection se trouve alors restituée virtuellement, offrant une potentialité de recherche nouvelle, dont l’appréhension physique aurait été beaucoup plus difficile à envisager.

• 25 Gérard Régimbeau, « Un moment de l’œuvre et du document, la reproduction photographique. Passages e (...)

28L’accessibilité en masse des reproductions est loin de constituer le seul enjeu dans la mutation des pratiques. Si j’évoquais la consultation en recueils et l’isolement des œuvres, l’attention particulière au document est profondément transformée. Les conséquences de la reproductibilité technique des œuvres sont discutées depuis longtemps déjà par l’historiographie25, à la fois dans la perte de l’aura de l’œuvre et dans l’appréhension médiatisée de la matérialité qui n’a pas disparu, mais qui fait bien l’objet d’une remédiation, via l’écran, d’autant plus si le document est numérisé en haute définition.

• 26 Les enseignants-chercheurs insistent sur l’apport d’une séance « devant les œuvres » dans un cabine (...)
• 27 Sur l’effet de la numérisation sur l’expérience physique du document, voir le projet Le Goût de l’A (...)
• 28 Antoine Courtin, « Pour un regard à 360 degrés sur les corpus visuels : pratiques de mise à disposi (...)

29Lorsque l’on consulte une estampe dans une interface de collection en ligne, l’image numérique occupe par défaut le maximum de l’espace délimité par la visionneuse, quelles que soient les dimensions réelles du document physique. Ainsi, la monumentale Veduta del Ponte a S. Trinita de Zocchi apparaît à l’écran d’un ordinateur à la même taille que la vue d’optique qu’elle a inspirée, pourtant de dimensions bien plus modestes [Fig. 2]. Face à l’original, les dimensions réelles de l’œuvre s’imposent physiquement au lecteur. L’étonnement provoqué par la confrontation à certains originaux est fréquemment évoqué par les spécialistes de l’estampe26. Cet effacement de l’échelle des objets a des conséquences directes sur la compréhension des œuvres et de ses conditions de création et de réception27. L’interface numérique invisibilise les contraintes matérielles de manipulation des objets et leur conséquence sur le rapport entretenu avec le regardeur28 : on ne consulte pas de la même façon les lourds volumes in-folio du Voyage pittoresque ou Description des royaumes de Naples et de Sicile de Saint-Nom et le petit in-12 de l’Itinéraire instructif divisé en huit journées pour trouver avec facilité toutes les anciennes, et modernes magnificences de Rome du chevalier Joseph Vasi. Le lecteur entretient avec les illustrations gravées du deuxième un rapport plus intime qu’avec les grandes et onéreuses planches du premier. L’un se tient aisément dans la main tandis que l’autre exige d’être posé sur une table pour être feuilleté.

• 29 Sur les normes de numérisation voir : Charte documentaire de la numérisation…, op. cit. ; Dominique (...)

33Si l’œil y gagne un certain confort, il perd dans le même temps nombre d’indices matériels essentiels à nos méthodes : texture du papier, filigranes, gaufrage laissé par le coup de planche, salissures et marques résultant de manipulations anciennes. Autant d’indices permettant de dater un tirage, de distinguer une technique de création, de subodorer les usages anciens de l’image. La numérisation, réalisée avec des instruments calibrés, tend à homogénéiser les clichés dans une illusion de neutralité. La lumière blanche gomme ce qui pourrait être perçu comme des défauts au profit de la lisibilité et de l’esthétisation : les plis sont lissés, les salissures atténuées29.

• 30 La façon dont les historiens de l’art ont manipulé les images a été étudiée mais il est vrai d’abor (...)

38De l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg à André Malraux agençant son Musée Imaginaire, la mise en scène de la manipulation physique des reproductions est devenue un poncif et un parangon de la mise en scène de l’historien de l’art au travail. S’y joue une manipulation dédoublée, à la fois de l’image et de son support de diffusion, nourrissant une réflexion sur l’histoire même de la discipline30. Dans cette perspective, le fichier numérique n’est que le plus récent avatar – et certainement pas le dernier – d’une longue succession de procédés de reproduction (gravure, photographie, diapositives, microfilm), et l’écran d’ordinateur offre une nouvelle interface, venue remplacer les ciseaux et la colle.

• 31 Elli Doulkaridou, « Vers les cabinets d’estampes en ligne : Le cas du Virtuelles Kupferstichkabinet (...)

39Nous avons évoqué plus haut certaines manipulations partagées par la communauté de recherche en histoire de l’estampe, et inhérentes aux spécificités de l’objet. Les fonctionnalités à disposition dans les visionneuses des institutions31, telles que le zoom, sont exploitées pour une première exploration de l’image. Bien souvent, les manipulations plus poussées passent par un enregistrement de l’image pour la manier dans l’environnement de l’ordinateur.

• 32 Johanna Daniel, « Un océan d’images : établir un catalogue raisonné d’estampes à l’ère du numérique (...)
• 33 Johanna Daniel, « Comment optimiser la gestion de son flux photo ? Astuces pour historiens de l’art (...)
• 34 Elizabeth Lee, « Personal image management software rec from an art historian: Tropy », The Digital (...)

40Il s’agit d’abord de garder trace, de collecter des reproductions et non des URL menant vers une interface de visualisation. Le téléchargement de l’image, lorsqu’il est autorisé, est favorisé. À défaut, s’il est bloqué, l’usager recourt fréquemment à la capture d’écran. Cette dernière est également évoquée pour garder trace des métadonnées associées à l’image, pratique qui se rapproche de celle de la prise de vue des cartels en musée. Pour le chercheur, la collecte de ces métadonnées est la garantie de pouvoir citer précisément le document, l’exploiter dans le cadre de ses travaux, mais aussi de le retrouver ultérieurement dans la collection en ligne ou dans son ordinateur. Une fois téléchargée, l’image est rangée, le plus souvent dans des dossiers thématiques correspondant aux objets de recherche en cours. Détachée de son contexte institutionnel de conservation, la reproduction s’intègre dans un corpus construit sur mesure aux besoins du chercheur32. Si la simple arborescence de fichiers semble demeurer l’outil le plus communément employé, une partie de la profession recourt à des logiciels spécialisés pour procéder à des indexations par mots clés33 (Adobe Bridge, Picassa, XnView…). Le logiciel Tropy, spécifiquement développé pour gérer et annoter des documents de recherche, séduit de plus en plus les spécialistes des études visuelles34 [Fig. 7].

• 35 Un exemple de déploiement de Mirador : https://iiif.inha.fr/

42Si des logiciels sont spécifiquement développés pour faciliter la manipulation et la comparaison des images patrimoniales à des fins de recherche, tels que la visionneuse Mirador [Fig. 8]35, la plupart des chercheurs conservent l’usage d’outils plus basiques : lecteur de média fourni avec le système d’exploitation, double écran. PowerPoint, Word, InDesign sont détournés pour construire des tables de travail où l’on conserve les comparaisons, les rapprochements, sorte d’Atlas Mnémosyne personnel [Fig. 9]. Ce choix s’explique aisément : contrairement aux logiciels spécialisés, ces outils bureautiques classiques remplissent déjà l’essentiel des besoins, sans coût d’apprentissage ni reconfiguration des pratiques. Les choix opérés, qu’ils soient volontaires ou par défaut, ne sont pas anodins : chaque outil correspond indirectement à une manière de faire, à une manière de manipuler et donc à une manière de penser avec les images.

• 36 Jean-Philippe Moreux, « Recherche d’images dans les bibliothèques numériques patrimoniales et expér (...)
• 37 Citons ici le projet de recherche Visual Contagion de Béatrice Joyeux-Prunel, mené à l’université d (...)
• 38 Voir le site https://ukiyo-e.org/ créé par John Resig.

43Nous avons envisagé, jusqu’ici, la relation du chercheur à son objet dans le cadre d’un examen individuel et rapproché (close reading). Or, les technologies numériques permettent désormais d’opérer à des échelles élarges et d’envisager des modalités d’analyse distante des corpus (distant reading). Les technologies de vision assistée par ordinateur, en particulier, cristallisent actuellement l’attention d’une partie de la communauté36. Cette dernière nourrit beaucoup d’espoir dans le développement des logiciels de reconnaissance automatisée des images, dont l’application semble adaptée à certaines questions de recherche, notamment en ce qui concerne l’étude des circulations de motifs37. Appliquées à des corpus solidement construits, ces technologies pourraient faciliter la détection des phénomènes de reprises, de copies, de variations et de dérivations, si fréquents dans l’estampe. Des projets de reconnaissance automatisée de corpus d’estampes ont d’ailleurs déjà été menés avec succès. Depuis 2012, le projet Ukiyo-e Search propose ainsi un service de reconnaissance d’estampes japonaises, sur le modèle de la recherche inversée d’images : l’internaute peut charger n’importe quelle photo pour trouver un tirage similaire parmi 213 000 reproductions issues de 24 institutions38.

• 39 Page de présentation du projet PixPlot : https://dhlab.yale.edu/projects/pixplot/

44Certains logiciels mettent ces technologies à la portée des chercheurs en études visuelles, y compris sans compétences avancées en informatique. C’est le cas de PixPlot39, développé à Yale, qui facilite l’exploration dynamique de dizaines de milliers d’images en les regroupant par similarité. Après application de plusieurs algorithmes, le logiciel propose un ensemble de clusters, charge à l’utilisateur d’en interpréter la cohérence. Testé sur un corpus de 12 000 vues d’optique, sans attentes préalables, il m’a par exemple permis de penser une catégorisation typologique des compositions topographiques dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Les clusters suggérés par PixPlot ont en effet révélé des structures récurrentes de constructions des représentations, sur la base desquelles les algorithmes avaient visiblement rapproché les images [Fig. 10].

• 40 On sait les contraintes financières qui posent sur l’édition scientifique en art, les éditeurs dema (...)

46Plusieurs enseignants-chercheurs interrogés soulignent combien les images numériques ont facilité leur manière de façonner leur écriture, qu’il s’agisse de l’élaboration d’un cours, d’une notice de catalogue ou d’un article scientifique. Autrefois contraints par la disponibilité et le coût des reproductions40, ils s’autorisent désormais une plus grande liberté dans le choix des exemples sur lesquels ils appuient leur propos, nous ramenant ici à l’une des questions envisagées plus haut, à savoir l’ouverture des corpus grâce aux pratiques numériques. Ils envisagent autrement la façon dont ils guident le regard du lecteur dans l’œuvre, notamment sur les aspects techniques. Ces questions de la transformation des pratiques d’écriture et du contenu même des écrits mériteraient une enquête approfondie, à travers la littérature scientifique des trente dernières années. Peut-on percevoir, au fil des numéros des Nouvelles de l’estampe ou de Print Quarterly, une transformation dans la façon dont les œuvres sont évoquées et invoquées ? L’enquête est délicate puisqu’elle implique de confronter des corpus, des pratiques d’écriture et une histoire institutionnelle, celle des politiques de numérisation par des institutions majeures, comme par des institutions moins sollicitées. L’augmentation des gisements d’images a-t-elle eu une conséquence sur les choix illustratifs, par exemple vers plus d’œuvres inédites ? De manière plus complexe, il s’agirait de relever la manière dont les recherches comparatistes ont évolué, sur une durée relativement limitée.