Nicolas Detry, Le Patrimoine martyr. Destruction, protection, conservation et restauration dans l'Europe post bellica, Paris, Hermann Éditeurs, 2020, 283 p.
Texte intégral
1Nicolas Detry s’intéresse à une question qui a occupé tous les professionnels de l’art et du bâti mais aussi les politicien.nes et urbanistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : comment intervenir sur le patrimoine post-bellica ? Issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2016 conjointement à l’Université Lyon II et à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon, l’ouvrage propose une approche critique et épistémologique du processus de restauration du patrimoine martyr ainsi qu’une synthèse des enjeux mémoriels, esthétiques et techniques auxquels sont confrontés municipalités, gouvernements et populations dès 1945. Nicolas Detry propose d’observer les questionnements de restauration du bâti détruit au regard de la théorie et de la pratique. La mise à profit de son expérience professionnelle d’architecte restaurateur, qui explique cette posture, contribue ainsi grandement à la réussite de l’ouvrage.
2L’introduction nous replonge dans l’histoire tragique des destructions des richesses artistiques et architecturales des villes : de la guerre de Troie aux destructions de Daech, « trente-quatre siècles plus tard, rien de neuf » (p. 11), le patrimoine est toujours l’une des cibles principales en temps de conflit, qu’il s’agisse de vieilles guerres, guerres idéologiques, ou de guerres plus récentes, civiles, ethniques ou identitaires. Les conflits de la fin du xxe et du début du xxie siècle sont souvent accompagnés d’« épuration culturelles », comme ce fut le cas au Rwanda, en ex-Yougoslavie et au Moyen-Orient, car l’auteur nous le rappelle, le lien entre identité et patrimoine est loin d’être anecdotique. Nicolas Detry en conclut qu’il existe deux types de violence dans le cadre des conflits armés : celle d’élimination, dont le but est la disparition d’une culture à travers ses représentations matérielles ; et celle « anomique », qui relève davantage de la disparition des valeurs communes, des « règles de bonne conduite ».
3Le premier chapitre présente les enjeux auxquels le patrimoine est depuis longtemps soumis : le patrimoine se trouve « sous tension », car il subit les affres du temps – au sens propre comme au figuré : ses matériaux ne sont ni éternels, ni résistants aux catastrophes naturelles. Il peut aussi entraver les besoins de modernisation des structures urbaines, la démolition semblant parfois la seule issue possible pour l’évolution de la ville. Nicolas Detry oppose néanmoins démolition et destruction, la destruction, selon lui, « renvoie à une forme de violence incontrôlable que l’on rencontre essentiellement en cas de conflits armés » (p. 15). Cette destruction, qu’elle soit volontaire ou collatérale, soulève alors des enjeux bien particuliers. Intervenir sur les restes de ces bâtiments endommagés est d’autant plus complexe qu’ils catalysent les émotions de communautés qui sont souvent encore sous le coup du choc et du ressentiment. Nicolas Detry revient ensuite sur la question de la protection depuis l’Antiquité, des mesures concrètes prises pendant les guerres pour sauvegarder le patrimoine ennemi et sur les différents modes de destruction durant les conflits armés et les dégâts infligés par chacun. L’auteur nourrit ce chapitre d’exemples européens, liant témoignages et photographies, nous offrant ainsi une perspective comparative des postures de chaque pays. Il note aussi l’association réussie des sciences naturelles, techniques et humaines dans la protection du patrimoine et termine son chapitre en nous présentant les mesures de protection du patrimoine dans les conflits armés actuels, essayant d’identifier les héritages des méthodes développées lors de la Seconde Guerre mondiale. Les institutions – locales comme internationales – semblent jouer un rôle primordial dans la protection du patrimoine et la condamnation de sa destruction, même si certaines zones de conflit se trouvent dans des endroits où les États ne sont pas en capacité d’agir.
4Le deuxième chapitre est particulièrement intéressant dans le cadre de ce dossier, puisque Nicolas Detry y aborde la difficile notion d’authenticité en restauration. « L’authenticité est effectivement une notion polysémique » (p. 60) rappelle l’auteur, car il est vrai que l’authenticité d’un bâtiment ne se cantonne pas aux matériaux qui le composent. Comme il le souligne, la notion d’authenticité en restauration revêt souvent une dimension éthique, dans un contexte de mondialisation des patrimoines et des pratiques qui y sont liées, où l’authenticité disparaît peu à peu du vocable des professionnels du patrimoine. L’authenticité ne peut être aujourd’hui considérée comme entièrement dépendante des matériaux, puisque cela reviendrait à nier la réalité des monuments historiques. Reprenant l’exemple de Notre-Dame de Paris et des débats qui ont émergé au lendemain de l’incendie d’avril 2019, Nicolas Detry rappelle que le bâti ancien est constitué de plusieurs couches d’authenticité, car il se construit sur le temps long. Il met ici en parallèle les considérations de Cesare Brandi et celles de Walter Benjamin : la restauration ne doit pas être considérée comme portant atteinte à l’intégrité d’un édifice mais comme une manière de rendre lisible l’œuvre originale, de préserver sa singularité. La notion de monument historique émerge en réponse aux changements politiques et territoriaux au début du xixe siècle, en écho en France, en Allemagne et en Italie avec la constitution de l’État-nation moderne. Nicolas Detry présente alors les grands auteurs européens qui ont marqué par leurs réflexions les considérations scientifiques, historiques et méthodologiques autour du patrimoine. Il propose ensuite une définition et une étymologie nécessaires des termes – souvent utilisés par les non-spécialistes comme s’ils étaient interchangeables – de « monument », « monument historique » et de « patrimoine » montrant d’une part l’enjeu premier qu’est la terminologie dans le processus de restauration et, d’autre part, l’importance des échanges européens dans ces considérations. Nicolas Detry ajoute un autre type de distinction à multiples dénominations, cette fois liée au patrimoine en situation de conflit et de guerre : le patrimoine « objet », « sujet », « otage » et « martyr ». Il conclut le chapitre par une typologie du patrimoine martyr et des « urbicides » en Europe lui permettant d’illustrer ses propos.
5Dans le troisième chapitre, l’auteur nous présente L’Institut central de la restauration à Rome (Icr) qu’il qualifie de « laboratoire européen » (p. 81). Il retrace l’historique de l’institut, au cœur de cette « période chaude » de la restauration, de ses acteurs et leur approche théorique de la restauration, ainsi que l’important travail scientifique, diffusé par des revues et des rapports, dans le contexte italien d’après-guerre. L’Icr a servi de modèle à d’autres instituts de restauration du patrimoine après 1945 et dans le monde entier. Nicolas Detry reprend les propos recueillis en entretien de Paul Philippot et des documents d’archives pour nous expliquer la particularité et l’innovation de cette institution italienne. Nous découvrons ensuite les travaux de restauration de l’Icr sur les peintures murales de Viterbo et de Padoue : dégâts, travail préliminaire, réflexions et intervention, l’auteur nous présente la méthodologie de travail de cet institut et les théories sur la restauration que Cesare Brandi a développées au fil de sa pratique. Il termine ce chapitre par la réception et le rayonnement de l’Icr à l’international.
6Le quatrième chapitre propose un minutieux travail historiographique du concept de restauration critique au regard des textes théoriques mais aussi des chartes internationales. Si la « restauration critique », concept qu’il reprend de la terminologie italienne, est aujourd’hui la position la plus communément adoptée par les architectes et les professionnels du patrimoine, le chapitre nous rappelle qu’il est le fruit d’une importante réflexion datant de la première moitié du xxe siècle. L’auteur présente le développement en Italie des réflexions ayant abouti au concept de la « restauration critique », en l’insérant dans une continuité philosophique et esthétique de la restauration et du rapport au passé du xviiie siècle à nos jours. Évoquant Viollet-le-Duc, John Ruskin, Camillo Boito, Gustavo Giovannoni, Roberto Pane, Benedetto Croce, Ambrogio Annoni, le chapitre dresse un panorama du développement conceptuel de la restauration en se basant sur les écrits de ces acteurs. Il nuance aussi le chapitre en relevant les détractions de la restauration critique, notamment celles des partisans de l’ultra-conservation, en présentant l’autre tendance de la restauration à l’identique. Le chapitre se termine sur une chronologie des périodes de restauration en Europe, permettant de visualiser l’évolution jusqu’à nos jours des débats, institutions et pratiques.
7Dans le cinquième chapitre, Nicolas Detry introduit le concept de « lacune » pour parler de l’élément détruit « qui peut aller de la perte d’une zone d’enduit peint dans une chapelle à la perte d’une partie d’un tissu urbain dans une ville » (p. 173). Il propose une approche théorique et pratique de ces lacunes dans le cas des patrimoines martyrs. En dressant le parallèle avec la philologie, il montre bien la complexité du processus de restauration : entre restitution et recréation, la restauration est une intervention critique, autant qu’une réinterprétation. L’auteur s’arrête sur les différentes réactions des édifices selon leur méthode et matériaux de construction et donc sur les états variés dans lesquels le patrimoine se trouve au sortir de la guerre. Faut-il traiter tout le bâti ancien de la même manière ? Comment gérer les ruines paradoxales ? Le chapitre plonge dans les complexités de la ruine où « entre en jeu la psychologie de la mémoire et du pardon » (p. 187). Le choix de conserver en état de ruines ou de restaurer ne peut être séparé du rapport à l’histoire et « donc avec l’existant » (p. 195), mais aussi de ses acteurs, car toute intervention s’inscrit dans les traces d’acteurs antérieurs. Une fois encore, des exemples allemands et italiens illustrent la complexité de ces questions entre architecture et philosophie.
8Le dernier chapitre s’intéresse au cas concret des maçonneries. Nicolas Detry présente, à travers un panorama de cas d’étude – italiens, allemands, grecs, perses, syriens, hongrois, catalans, géorgiens, danois, etc. –, trois grandes méthodes possibles pour intervenir sur les maçonneries, en détaillant pour chaque type de matériaux les enjeux, bénéfices et limites. Si les précédents chapitres soulèvent des aspects plus conceptuels et historiques de la restauration, celui-ci entre pleinement dans des considérations techniques. L’auteur y détaille trois exemples de réintégration en maçonnerie : la méthode sottosquadro/soprasquadro, la méthode in squadro et la méthode de réintégration sans différenciation. Chaque développement de méthode s’accompagne d’exemples illustrés par des plans et des photographies, permettant une bonne compréhension de la pratique. L’auteur détaille aussi l’attitude à adopter selon les matériaux de construction du bâti, tels que la pierre, le bois ou l’acier. Il conclut par un tableau récapitulatif des méthodes d’action selon les lacunes, outil extrêmement utile pour résumer les enjeux et comparer les interventions sur le bâti. Le chapitre reste le plus technique des six présentés compris dans l’ouvrage, sans pour autant basculer dans le traité technique, grâce aux présentations des projets des architectes-restaurateurs et aux explications claires de l’auteur.
9La richesse des analyses de Nicolas Detry vient de sa double approche : il aborde les cas sélectionnés dans son étude à la fois sous leurs aspects conceptuels mais aussi pratiques, tout en les replaçant dans leur contexte politique, historique mais surtout mémoriel. L’auteur présente ainsi avec justesse les différents dilemmes auxquels sont confrontés les Européens, en particulier les Italiens vis-à-vis du travail de mémoire. Leur rapport au passé – lointain comme immédiat – s’incarne dans leur relation au patrimoine et dans les choix de restauration. La bibliographie plurilingue reflète le soin apporté au traitement européen du sujet et confirme d’ailleurs ce que Nicolas Detry avance dans son texte : la restauration du patrimoine détruit ne peut être appréhendée que dans son aire géographique, sociopolitique et culturelle. Les apports sur les expériences italiennes sont d’autant plus intéressants que les études sur le patrimoine en France se cantonnent souvent à une vision gallo-centrée des théories et pratiques.
10Il faut souligner l’important travail d’édition et de reformulation de Nicolas Detry du contenu présenté à l’origine dans sa thèse de doctorat. L’ouvrage est ainsi abordable autant par des spécialistes des questions de patrimoine que par des non-spécialistes, grâce notamment à des définitions soignées de la terminologie scientifique et l’usage de photographies et de plans facilitant la compréhension des données techniques. La convocation d’archives et les entretiens réalisés par l’auteur éclairent des considérations qui auraient sinon pu apparaître très techniques, tout comme l’important apport philosophique qui prouve que la question de la restauration est bien plus complexe qu’il n’y paraît.
11Nicolas Detry annonce dans ce livre la parution d’un second volume, La restauration post bellica, qui semble correspondre à la seconde partie de sa thèse de doctorat et qui pourrait donc présenter des cas d’analyses très détaillées de pratiques de restauration en France, en Allemagne et en Italie. Il est certain que ces deux volumes offriront une vision globale et complète des enjeux de la restauration d’après-guerre, tant d’un point de vue théorique que dans une approche praticienne. Ce livre s’inscrit aussi dans une actualité malheureuse : comme il le rappelle dans son introduction, les destructions de patrimoine sont aujourd’hui encore nombreuses, mais relèvent de nouveaux conflits dans un monde globalisé. Qu’il s’agisse d’accidents, comme l’incendie de Notre-Dame de Paris, de catastrophes naturelles, comme les tremblements de terre et les séismes en Italie, ou de destructions volontaires, notamment celles des sites archéologiques au Moyen-Orient, la question de la restauration risque donc d’occuper les débats théoriques et pratiques pendant encore de longues années.
Pour citer cet article
Référence électronique
Solène Scherer, « Nicolas Detry, Le Patrimoine martyr. Destruction, protection, conservation et restauration dans l'Europe post bellica, Paris, Hermann Éditeurs, 2020, 283 p. », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 35 | 2020, mis en ligne le 30 octobre 2020, consulté le 21 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/framespa/9607 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.9607
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