1Les vastes fouilles préventives réalisées depuis une quinzaine d’années dans la région de la confluence Seine-Eure (Normandie) ont permis d’étudier des zones d’occupations néolithiques sur des échelles de temps et d’espace encore inédites (fig. 1). Dans les zones inondables et mouvantes que sont les contextes alluviaux, l’étude des sites s’est un temps heurtée à l’incompréhension partielle des archéologues, confrontés à des caractéristiques inédites en d’autres contextes, notamment dans les habitats structurés : absence de vestiges architecturaux, rareté des céramiques et de certains types d’outils, nombreux chablis… Parmi ces caractères particuliers, les structures de combustion à pierres chauffées ont été fouillées par centaines sur les anciennes berges des cours d’eau.

2En prenant ces structures de combustion comme centre de gravité de notre réflexion et en observant certains des caractères qui les définissent, nous tenterons une interprétation du statut des installations néolithiques des fonds de vallée. Pour ce faire, nous nous fonderons sur deux fouilles préventives récentes réalisées dans l’Eure (fig. 1) :

• Louviers « Avenue Winston Churchill » fouillé en 2020 (Charraud et Jimenez 2024) ;
• Alizay « Le Postel » fouillé en 2011 et 2017 (Marcigny 2015, Marcigny et al. 2024).

Vers une écologie des structures à pierres chauffées

Enjeux archéologiques

3Les structures à pierres chauffées sont récurrentes dans les occupations néolithiques du Nord-Ouest de la France. On les trouve dans des contextes très variés, isolées ou associées à d’autres structures : habitats, berges de cours d’eau, littoraux, mégalithes, etc. Ces structures sont rarement intégrées aux modèles archéologiques qui régissent l’interprétation des sites domestiques, car cela suppose de conjuguer des limites chronologiques et géographiques larges avec une grande diversité d’approches (ce qui nécessite du temps).

4En fouillant, à Alizay comme à Louviers, des structures à pierres chauffées par centaines et en considérant les différents contextes dans lesquels elles s’observent, nous avons défini l’hypothèse qui a motivé la rédaction de cet article : les différentes composantes de ces structures de combustion seraient révélatrices de milieux, au sens écologique du terme, dans lesquels des processus socio-économiques néolithiques seraient à l’œuvre, processus plus ou moins inédits en contextes d’habitats, à des distances variables de ces derniers.

5L’étude des caractères archéologiques des structures à pierres chauffées sera, au cours de cet article, le préalable à un travail de synthèse fondé sur des approches heuristique et multiscalaire. En effet, l’analyse de ces structures pâtit souvent de données considérées comme incomplètes ou peu éloquentes (conservation variable, pas ou peu de mobilier) et de contextes archéologiques peu denses (peu de structures associées, pas de vestiges architecturaux). Pour tenter de dépasser cette difficulté, nous hiérarchiserons les données sélectionnées selon deux axes de recherche principaux :

• Questionner le statut et la fonction des structures à pierres chauffées au sein des sociétés néolithiques en abordant successivement des caractères intra-sites structurels (conservation, stratigraphie, mobilier associé, données anthracologiques, analyses de résidus) et les caractères macroscopiques (répartition, contextes, sites associés) qui régissent leur fonctionnement ;
• Définir dans quel(s) contexte(s) chronoculturel(s) ces structures apparaissent et évoluent à l’appui d’un bilan des mesures radiochronologiques multipliant les échelles d’observation sur la longue durée : d’abord à l’échelle des sites de Louviers et Alizay, puis du microterritoire formé par la boucle du Vaudreuil, puis à l’échelle de la Normandie et du Nord-Ouest de la France.

6À défaut de vestiges architecturaux, la question du statut des sites de Louviers et Alizay peut être abordée à travers la culture matérielle, car le mobilier de ces sites présente, comme on le verra ci-dessous, des particularismes inédits ailleurs : si la céramique s’accorde à une grille de lecture chronoculturelle globale, l’étude des industries lithiques permet de restituer un fragment du système technique néolithique dans ce contexte archéologique et géographique particulier.

7Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous ne pouvons faire l’économie d’une mise au point de terminologie, car le cadre conceptuel et le vocabulaire employés dans cette étude conditionnent en partie la façon dont on présentera les données et la réflexion qui en découle. La diversité des appellations que l’on trouve dans la bibliographie à propos de ces structures de combustion est révélatrice d’une difficulté à cerner les critères typologiques, morphologiques ou fonctionnels qui peuvent concourir à leur définition. Foyers ? Fours ? Structures de combustion ? Structures à pierres chauffées ? Chauffantes ?

Terminologie

8Le terme de « foyer » est largement employé par les archéologues, mais dans son acception stricte, désignant un emplacement où l’on a allumé un feu, il est très vague. Le terme de « four », supposant une cuisson dans une structure plus ou moins fermée, serait plus conforme à la fonction réelle ou supposée des exemples archéologiques. La désignation de « four de type polynésien » se réfère à la comparaison ethnographique avec les exemples encore en usage dans l’océan Pacifique, mais elle n’est ni satisfaisante d’un point de vue archéologique, réduisant l’interprétation des structures néolithiques à une unique comparaison contemporaine, ni d’un point de vue ethnographique, car elle ne rend pas compte des diversités de formes, de fonctions et de contextes dans lesquelles s’inscrit cette façon de cuire des aliments. De plus, la rigueur impose de réserver cette désignation aux cultures, passées ou présentes, d’Océanie. Nous reprendrons cependant quelques exemples ethnographiques qui fournissent des éléments de réflexion non négligeables pour l’interprétation des structures archéologiques.

9En l’état actuel, à l’instar de Stephan Hinguant dans son étude de Carnac « Montauban » (Hinguant 2010), nous retenons la désignation de « structures à pierres chauffées », tout en étant conscients de son caractère perfectible :

le dénominateur commun à toutes les définitions étant au final d’insister sur l’agencement volontaire de pierres au sein d’une fosse souvent peu profonde, voire disposées à plat sans creusement, et pour la plupart chauffées même si les stigmates liés au feu (rubéfaction, cupules thermiques…) ne sont pas systématiques (Hinguant 2010, p. 73).

10Cette définition s’applique, en effet, à la plupart des exemples documentés dans le Nord-Ouest de la France. Une autre proposition plus récente et fondée sur un corpus plus vaste, ne considère pas comme critère déterminant la présence d’une fosse, mais insiste sur la fonction des pierres chauffées et leur inertie thermique :

toute structure contenant des roches (galets, blocs, dalles ou dallettes de pétrographie variée) ayant été soumises au feu, utilisées pour leur capacité de rétention/restitution de la chaleur et ayant joué un rôle actif dans un processus de chauffe indirecte, c’est-à-dire sans contact avec le feu (flammes ou braises) (Hart et Treffort 2021, p. 98).

11Partir d’une telle définition nous semble plus approprié d’un point de vue méthodologique que de tenter d’établir des typologies. Nous avons donc choisi, dans le cadre de cette étude, de ne pas proposer un énième classement typologique de ces structures, d’une part parce qu’il en existe au moins autant qu’il y a de publications sérieuses sur le sujet, et d’autre part parce que ces classifications n’ont jamais fait la preuve de leur utilité (dans le cas précis des structures à pierres chauffées). Elles ont plutôt prouvé leur caractère contre-productif, en atomisant la compréhension de ce qui apparaît déjà comme un « monotype » de structure archéologique. En cela, nous rejoignons les propositions, déjà anciennes, de Jean-Luc Dron, formulées à l’occasion du colloque de Bourg-en-Bresse en 2000 (Dron et al. 2003) et Kristell Lemoine (Lemoine 2006) qui considéraient les structures de combustion néolithiques dans leur globalité : leur travail définissait les structures à pierres chauffées comme un type à part entière. En ce qui concerne les autres propositions de classifications tentées dans le Nord-Ouest de la France :

• Le classement des structures à pierres chauffées selon leurs dimensions (Hinguant 2010) a montré une continuité dans les mesures enregistrées sur le site de Carnac et ne révèle aucune ségrégation par classes de modules. Il en va de même sur le corpus d’Alizay (Marcigny 2015 ; cf. infra) ;
• Le classement par types de remplissage témoigne surtout de l’état dans lequel ces structures ont été abandonnées, sous réserve d’une bonne conservation, comme le souligne à juste titre Nicolas Fromont (Fromont 2011, p. 126) ;
• L’étude des roches composant les pierres chauffées (Hinguant 2010, p. 156-173) démontre principalement la gestion exclusivement opportuniste dans l’acquisition des pierres destinées à être chauffées et ne peut en aucun cas servir de critère de classement ;
• Enfin la classification en groupes typologiques tentée à Ergué-Gabéric (Finistère) distingue des variations au sein d’un même type, variations révélatrices une nouvelle fois de l’état de conservation et de l’état d’abandon des structures (Pailler 2019).

12Nous ne retenons donc aucune de ces tentatives de classement typologique dans la mesure où elles ne peuvent être corroborées par aucune distinction d’ordre fonctionnel ou chronologique et où une définition claire des termes du sujet d’étude les rend superflues. Or, dans le cas des structures à pierres chauffées, la documentation qui s’y rapporte est abondante et de qualité, fournie par des fouilles récentes dont les exemples précités ne sont que les plus emblématiques. On peut donc réduire ces structures à une définition très simple : il s’agit de dispositifs de chauffe par inertie ayant recours à des pierres brûlées.

13En termes archéologiques, cette définition n’empêche toutefois pas une évaluation des constantes et des facteurs de variabilité qui caractérisent les structures à pierres chauffées néolithiques du Nord-Ouest de la France. Ce sujet sera traité ci-dessous à l’appui d’un exposé des caractères descriptifs des structures étudiées, après une présentation du contexte archéologique et environnemental des découvertes.

Les occupations néolithiques de la confluence Seine-Eure

Le paysage et les sites

14La ville de Louviers est située sur la rive gauche de l’Eure, à 9 km en amont de la confluence avec la Seine, au débouché de deux vallons (fig. 1). Le pied de versant est en pente douce et le système de basses terrasses bien développé. La ville est établie principalement sur les terrasses constituées de grave parfois recouverte d’un épais dépôt de limons éoliens, elle s’étend également dans le lit majeur.

15Immédiatement au nord du site, le paysage de la vallée de l’Eure s’ouvre sur la boucle du Vaudreuil, au cœur de la plaine alluviale de la Seine et de l’Eure, dont la confluence actuelle se trouve dans le secteur d’Alizay (fig. 1). Cette plaine alluviale est située à une vingtaine de kilomètres en amont de la ville de Rouen (Seine-Maritime) et une trentaine de kilomètres au nord d’Évreux (Eure). Elle est marquée par la présence de trois vallées : la plus large, celle de la Seine à l’est et au nord, celle de l’Eure à l’ouest et celle de l’Andelle au nord de la boucle, à hauteur de Pitres. Plusieurs paléochenaux, colmatés progressivement par des alluvions holocènes, se démarquent encore aujourd’hui dans ce paysage, notamment dans les parties sud et nord de la boucle. Ces chenaux délimitent des buttes sablo-graveleuses de la basse terrasse alluvionnaire couvertes de matériaux siliceux grossiers et hétérogènes (sable, gravillons, graviers, galets). Culminant à 13 m NGF, ces buttes épargnées par les inondations périodiques liées aux phénomènes de marées et de crues ont été privilégiées pour les installations humaines anciennes.

16La plaine alluviale, qui atteint une largeur de près de 5 km, est bordée à l’ouest, en rive convexe du méandre, par des terrains en pente douce correspondant aux terrasses alluviales anciennes et à l’est par des coteaux calcaires abrupts du Crétacé. Les plateaux crayeux à couverture limoneuse dominent ce vaste paysage à environ 130 m NGF. Leurs sommets correspondent aux dépôts tertiaires, localement coiffés de formations superficielles quaternaires. L’embouchure de la Seine, au niveau d’Honfleur, se trouve à 70 km vers le nord-ouest.

17Largement mise à profit pour l’exploitation des carrières de granulats, la région de la confluence Seine-Eure-Andelle a fait l’objet de nombreuses recherches archéologiques préventives depuis la fin des années 1980 et la découverte du site de Poses « Le Vivier – Le Clos Saint-Quentin » (Billard et al. 1994). Les hectares de terrain décapés se comptent par centaines dans ce territoire (fig. 1). La densité de sites du Néolithique est importante, mais les habitats structurés tels que Poses (Bostyn 2003) et Aubevoye (Riche et al. 2010) y font figure d’exception. En général, les décapages révèlent de nombreux chablis, parfois très anciens, de vastes nappes de mobilier lithique occasionnellement organisées en amas de débitage plus ou moins conservés, pas ou peu de vestiges architecturaux (en tous cas aucune restitution convaincante) et de nombreuses structures à pierres chauffées. C’est notamment le cas sur les carrières de Bouafles ou de Muids (Prost 2015), mais également sur de nombreux décapages dans les secteurs de Léry, Val-de-Reuil et Incarville. Le site de Louviers « La Villette » (Giligny et al. 2005) présente des caractères comparables, avec en plus la conservation de matières organiques, à l’instar de certains locus d’Alizay. La surface étudiée dans le secteur d’Alizay et Igoville avoisine les 100 ha et réunit tous les caractères emblématiques de ces contextes néolithiques de fond de vallée que l’on rencontre à l’échelle de la région. Sur la rive opposée au site de la Villette, le site de Louviers « Avenue Winston Churchill » est beaucoup plus réduit qu’Alizay en superficie (2 ha), mais présente des caractéristiques similaires, avec comme particularité une densité rare de structures à pierres chauffées. Ces deux sites sont donc représentatifs d’un mode d’occupation des fonds de vallées sur la longue durée, aisément transposable à l’interprétation de nombreux sites néolithiques de la région.

La fouille de Louviers « Avenue Winston Churchill »

18La fouille de Louviers a eu lieu en 2020 sur une surface de 2 ha (fig. 2). L’emprise étudiée s’intègre dans la friche industrielle du quartier Saint-Hildevert situé au nord de la ville, jouxtant la limite communale d’Incarville. Elle présente un léger pendage d’ouest en est vers l’Eure. Le site est implanté en rive gauche, dans la plaine d’inondation constituée de formations alluviales récentes. La rivière a incisé une série crayeuse appartenant aux étages géologiques du Coniacien, du Santonien et du Campanien. L’ensemble des formations géologiques crétacées et tertiaires est partiellement recouvert par une couverture limoneuse discontinue mise en place au Quaternaire.

19La fouille a mis en évidence une importante occupation du Paléolithique supérieur, de nombreux vestiges néolithiques et une occupation du Haut Moyen Âge. Les vestiges néolithiques, principalement datés du Néolithique moyen, se rapportent à deux types de contextes différents : une couche archéologique et des structures à pierres chauffées.

20La couche archéologique est un horizon qui a scellé les structures néolithiques et qui renfermait l’essentiel du mobilier mis au jour. C’est un limon argileux brun foncé/orange à structure polyédrique avec une bioporosité importante qui correspond à un sol de type A/Bt (étude géomorphologique, Charraud et Jimenez 2024). Les structures à pierres chauffées s’ouvrent bien dans l’horizon de surface A, mais le profil pédologique est déjà altéré par rapport au profil initial. Ceci suggère une érosion antérieure à l’occupation du Néolithique moyen. La conservation du site est globalement bonne puisque l’horizon de surface qui contient les structures (le niveau de circulation néolithique) est préservé, bien que légèrement tronqué : cette troncature se traduit par des états de conservation variables des structures à pierres chauffées, que l’on a pu apprécier sur le terrain et cartographier à l’échelle du site. La répartition du silex montre un semis diffus au sein de la couche archéologique, sans aucune concentration préservée en place, elle signale simplement les secteurs où la couche archéologique est préservée.

21La fouille de Louviers a documenté 92 structures à pierres chauffées qui correspondent toutes au même modèle (fig. 2) : circulaires à légèrement ovales, d’un diamètre compris entre 1 et 1,50 m pour la plupart, elles sont aménagées dans des creusements réguliers et peu profonds, comblées de silex et pauvres en mobilier. Ces structures présentent des états de conservation variables :

• 13 structures sont bien conservées, le creusement originel est encore présent et elles sont largement tapissées de silex ;
• 47 structures (soit plus de la moitié) sont dans un état de conservation partiel : elles sont arasées, mais leurs contours sont encore restituables et le fond peut être fouillé ;
• 32 structures sont dans un mauvais état de conservation, c’est-à-dire qu’elles se résument souvent à une forme circulaire comportant du silex brûlé, lisible en surface de décapage, mais elles ne peuvent parfois même pas être restituées en coupe.

22Les structures à pierres chauffées ne sont pas uniformément réparties sur la surface étudiée (fig. 2). Leur répartition ne s’explique par aucune raison évidente : elle ne semble pas correspondre à des variations topographiques ni à aucun phénomène lisible sur le plan géomorphologique ou archéologique (pas de paléochenal, par exemple). Elles sont plus densément réparties en bordure est de l’emprise, à mesure que l’on s’approche de l’actuelle berge de l’Eure. Cette répartition ne traduit aucune organisation particulière : pas de concentrations ou d’alignements évidents. L’implantation des structures peut être déterminée de manière opportuniste (au hasard ?) ou selon des contraintes paysagères (végétation ?) au moment de leur installation. Cela dit, aucun cas de recoupement de structures n’a été observé.

Les recherches menées à Alizay « Le Postel »

23Alizay se trouve en fond de vallée de la Seine, à la confluence Seine/Eure/Andelle. Le site a fait l’objet de recherches archéologiques préventives depuis 2007 sur une zone d’une centaine d’hectares étudiée par différents moyens : diagnostics, fouilles, prospections géophysiques, carottages, etc. Les informations réunies permettent peu à peu de restituer l’évolution d’un paysage de berges de la Seine et de ses fréquentations humaines, du Tardiglaciaire à l’actuel.

24La méthodologie employée repose sur une étude stratigraphique détaillée qui prend en compte les chronologies internes des différentes cultures représentées. Chaque occupation est caractérisée dans son contexte environnemental, hydrologique et topographique. La reconstitution de la géométrie des sols sur la longue durée assure une bonne compréhension des différentes occupations humaines dans leur contexte environnemental. L’approche culturelle et chronologique est également appréhendée grâce à l’étude du mobilier en terre cuite et du mobilier lithique (étude pétrographique, fonctionnelle, chaîne opératoire et typologie). Cette analyse est fondée sur le phasage fin des occupations (linéarité ou cycles dans l’occupation, usage des territoires, phénomènes de nomadisme ou de sédentarité, etc.) grâce à des séries de datations isotopiques. L’approche paléo-environnementale ou paléo-écologique est un des enjeux majeurs pour documenter les interactions homme/milieu et l’évolution des comportements et des techniques mis en place sur le site durant la Pré- et Protohistoire. En somme, la démarche retenue à Alizay est classique en archéologie, mais unique par sa précision et les échelles spatiales et chronologiques qu’elle considère.

25Les deux opérations de fouilles conduites à Alizay et Igoville ont duré un peu moins de deux ans cumulés sur le terrain et ont permis d’exhumer plus de 4 600 structures archéologiques et un peu plus de 160 000 vestiges (soit trois tonnes de mobilier) sur plus de 20 ha étudiés jusqu’à trois mètres de profondeur par endroits (près de 458 000 m³ de sédiments étudiés). Ce sont 120 occupations différentes qui ont pu ainsi être identifiées, étudiées et calées chronologiquement à l’aide de 315 datations ¹⁴C et quatre mesures dendrochronologiques.

26La spécificité des fouilles d’Alizay est la surface importante à étudier d’un point de vue archéologique dans un délai relativement court au regard de la densité des vestiges et de la puissance stratigraphique. Elle implique un décapage en continu à l’aide de plusieurs ateliers de terrassement sur la quasi-totalité de la durée de la fouille, en commençant par le haut de la stratigraphie et en progressant jusqu’à sa base, en fouillant manuellement et en étudiant les occupations concernées dans l’ensemble de leurs dimensions : archéologiques et environnementales.

27Au total, 222 structures à pierres chauffées ont été fouillées et documentées à Alizay, principalement en contextes du Néolithique moyen (fig. 3). Elles s’ouvrent sur un sol d’occupation souvent très bien conservé, fossilisé sous plusieurs mètres de sédiment, où l’on retrouve de nombreux vestiges (lithiques principalement) et les pierres issues des démontages des fours. Peu de structures sont associées, si ce n’est parfois la présence de couples de poteaux espacés de deux à trois mètres qui ont été interprétés, à titre d’hypothèse, comme de possibles dispositifs de séchoirs pour les poissons ou autres produits prélevés en fond de vallée.

Orientation fonctionnelle des sites en contexte alluvial

28Le recul permis par plus de 30 ans d’archéologie préventive en contextes alluviaux permet de dégager les caractères récurrents des occupations de fonds de vallée, par opposition avec ceux des habitats domestiques structurés comme Poses ou Aubevoye, qui y sont, nous l’avons vu, davantage des exceptions que la norme. De plus, ces sites structurés concernent le Néolithique ancien (en particulier, la phase moyenne du Blicquy/Villeneuve-Saint-Germain), une période peu représentée sur les berges de Louviers et Alizay, qui comme Muids ou Bouafles, témoignent de fréquentations plus récentes (Prost 2015). À ce titre, l’intégration de la variable chronologique fera l’objet d’un développement à part entière dans cet article, car elle permet de reconnaître l’évolution des paysages et des biotopes particuliers que constituent ces fonds de vallée, en lien avec l’histoire du climat : une évolution environnementale dont il nous importe de cerner les grandes lignes pour replacer dans le bon décor les occupations humaines étudiées.

29Ces sites se caractérisent par une bonne conservation des niveaux de sols avec des structures lisibles à partir des horizons de surface (types A/Bt). On peut donc considérer comme significative l’absence de vestiges architecturaux, car rien ne s’oppose à leur détection s’ils étaient présents. Cependant, les amas de débitage de silex témoignent d’histoires post-dépositionnelles plus ou moins mouvementées selon leur état de conservation. Sur le site d’Alizay, on rencontre tous les cas de figure, entre des petits amas préservés en place et spatialement très circonscrits, jusqu’à des nappes de vestiges complètement déstructurées par l’érosion ou la bioturbation (principalement les nombreux chablis). À Louviers, en revanche, aucun amas de débitage bien conservé n’a été relevé, le matériel se présente comme un semis diffus au sein de la couche archéologique.

30Les céramiques se limitent à quelques tessons, notamment des plats à pain, caractéristiques des cultures chasséennes. Mais sur les deux sites, et particulièrement à Louviers, les individus céramiques sont rares, en fort contraste avec l’abondance des vestiges en silex.

31En l’absence de vestiges architecturaux, et compte tenu de la rareté de la céramique, l’association récurrente des structures à pierres chauffées et de nombreuses industries lithiques apparaît significative d’un profil type de ces occupations néolithiques de fond de vallée. Les caractères du mobilier en silex éclairent de manière significative la fonction de ces sites.

32Les industries lithiques d’Alizay et de Louviers ont fait l’objet d’études aussi détaillées que le permettaient les contraintes diverses d’opérations préventives. Les objets en silex, inventoriés pièce par pièce sur les deux sites dans une base de données corrélée à un système d’information géographique, ont fait l’objet d’une expertise concernant la gestion des matériaux, du débitage et de l’outillage. En outre, quelques ensembles lithiques d’Alizay ont fait l’objet d’observations tracéologiques à grossissement modéré (à la loupe binoculaire) éclairant le fonctionnement de certaines catégories d’outils fortement représentées sur ces deux sites. Le détail des études lithiques est disponible dans les rapports de fouille (Alizay : Marcigny 2015, Marcigny et al. 2024 ; Louviers : Charraud et Jimenez 2024). Dans le cadre de cet article, nous ne faisons que résumer les apports de ces études à la compréhension de la fonction de ces occupations et de leur statut dans la trame des occupations néolithiques.

33Les industries néolithiques d’Alizay et de Louviers se ressemblent beaucoup et sont très homogènes. Elles révèlent un panel de techniques qui se développent sur les berges des cours d’eau, spatialement associées aux structures à pierres chauffées.

• à Louviers, on compte 3 412 objets en silex, dont 1 322 déchets de taille technologiquement identifiables, 1 610 débris non interprétables et 480 outils.
• à Alizay, les différents locus néolithiques ont livré 36 656 vestiges, dont 10 919 déchets de taille technologiquement lisibles, 22 114 débris non interprétables et 890 outils.

34Sur les deux sites, les silex exploités proviennent des différents horizons géologiques affleurantdans l’environnement proche (Turonien et Sénonien), mais ils ont été acquis en position secondaire, sous la forme de galets disponibles sur les berges de la Seine ou de l’Eure, à une distance maximale de 1 km des lieux de débitage. Les objets en matières exogènes sont très rares dans ces séries. Les blocs ont été utilisés pour un débitage simple d’éclats, multidirectionnel et faiblement prédéterminé, effectué par percussion directe dure. Aucun indice de production complexe, de débitage ou de façonnage n’est présent dans aucun des ensembles étudiés. Les blocs acheminés ont été entièrement traités sur le lieu de débitage, il n’y a aucun signe de fragmentation spatiale de la chaîne opératoire. Aucun dégrossissage préalable, par exemple, même sommaire, qui permettrait de supposer un souci d’économie de poids pour le transport. Il s’agit donc d’une logique expédiente selon laquelle ces silex sont apportés bruts, entièrement débités, utilisés et rejetés sur place. L’absence de production différenciée selon les matériaux exclut d’emblée tout critère de choix lors de l’acquisition. La qualité des matériaux importe finalement peu pour ce que l’on compte en faire.

35Sur les 451 outils de Louviers, ou les 890 d’Alizay, on trouve approximativement deux tiers d’outils expédients sur éclats sommairement aménagés, ou utilisés bruts, parmi lesquels les denticulés sont fortement représentés (fig. 4). L’outillage typologiquement normé concerne majoritairement des grattoirs (fig. 5), dans une moindre proportion, des tranchets (fig. 6) et quelques haches. Les outils sur supports allongés et/ou laminaires sont très rares. Ces assemblages témoignent de fréquentations, probablement régulières mais temporaires (si l’on considère la rareté des céramiques, d’outils de mouture et de vestiges architecturaux), destinées à la réalisation d’activités particulières liées à l’exploitation des ressources diverses des fonds de vallée. Les trois grands domaines fonctionnels récurrents dans ces séries concernent l’acquisition et la transformation du silex, de matières végétales et animales.

36La taille du silex, bien que fortement représentée sur les deux sites, peut être interprétée comme connexe aux autres activités représentées, car l’outillage répondant aux besoins fonctionnels temporaires sous-tendus par l’acquisition des différentes ressources des bords de rivière est sans nul doute produit sur place. La production in situ des outils peut suffire à expliquer l’ensemble des déchets de taille inventoriés, car les matériaux locaux, abondants, sont exploités sans souci d’économie et au moyen d’un débitage très dispendieux. Outre ces déchets de taille, de nombreux percuteurs sont documentés sur ces sites.

37La collecte et la transformation des matières végétales à Alizay concernent en grande majorité le travail du bois. Les outils caractéristiques de la récolte ou de la transformation de végétaux fins (non ligneux) n’ont pas été observés dans les locus comprenant des structures à pierres chauffées. Le travail du bois, parfois mis en relation avec les chablis, est illustré sur le site par des outils liés à sa récolte (34 haches) ou à sa transformation : pièces esquillées interprétées comme coins à fendre, nombreux denticulés et éclats retouchés comportant des traces d’actions brèves sur des matières organiques de dureté moyenne (Marcigny 2015).

38Les tranchets sont quantitativement bien représentés dans ces séries (fig. 6). Ils sont, dans la plupart des cas, affectés d’usures caractéristiques du travail de minéraux meubles (lustrés envahissants : Marcigny 2015), comme déjà observé sur le site de Louviers « La Villette » notamment (Allard et al. 2004). Ils peuvent servir à préparer le sol dans le cadre d’activités agricoles (houe), à creuser une fosse (pour aménager des structures à pierres chauffées par exemple), éventuellement à couper une branche ou une racine lors de défrichements.

39L’acquisition des matières animales est en premier lieu illustrée par du matériel de chasse. Les armatures de flèches sont toutefois relativement rares par rapport aux quantités de silex relevées : 46 armatures à Alizay et seulement deux à Louviers. En revanche, la transformation des matières animales, notamment le traitement des peaux, est fortement représentée sur les deux sites : on observe des grattoirs, mais également quelques perçoirs et lames à dos utilisées pour la découpe de peaux (Marcigny 2015). À Louviers, l’effectif de 101 grattoirs représente 22 % de l’outillage issu de la couche archéologique (fig. 5). À Alizay, trois ou quatre zones d’activités spécialisées dans la peausserie ont été documentées, fonctionnant pendant les mêmes phases que les structures à pierres chauffées. La forte représentation de la peausserie, qui nécessite de l’eau, est probablement liée à la proximité des cours d’eau. Cette activité polluante (mauvaises odeurs, pollution de l’eau, etc.) est sans doute également reléguée aux zones de berges inondables, tenant les nuisances qu’elle occasionne à distance des habitats.

40Le spectre fonctionnel que l’on est à même de restituer au travers des industries associées aux structures à pierres chauffées de la boucle du Vaudreuil peut donc se rapporter à des activités temporaires et spécifiques au fond de vallée, mais ne constitue pas un panel suffisamment diversifié pour conclure à l’existence d’occupations pérennes et autonomes. Des zones d’habitats pérennes étaient certainement toutes proches des emprises fouillées et les zones inondables des berges de l’Eure étaient probablement réservées à des activités « annexes » aux habitats, à l’acquisition de ressources présentes dans le proche environnement de ceux-ci ou à des activités occasionnant des nuisances.

41L’orientation technique et fonctionnelle de ces sites de contexte alluvial complète donc la vision d’un système socio-économique néolithique plus global esquissé à partir de l’étude des habitats. Alizay et Louviers contribuent à une lecture territoriale dans laquelle le processus de néolithisation gagne aussi des espaces peu hospitaliers, mais riches de ressources. Ce qu’on y observe a vraisemblablement une vocation plus spécialisée, moins diversifiée que dans les habitats. Dans cet environnement singulier, les modèles établis en d’autres contextes (plaines, sites domestiques, contextes funéraires) sont donc, au mieux, incomplets, au pire, invalides.

Description des structures à pierres chauffées

Constantes et facteurs de variabilité morphologique

42La fouille et l’enregistrement des 314 structures à pierres chauffées d’Alizay et de Louviers ont été réalisés selon un protocole identique sur les deux sites : fouille manuelle avec réalisation de banquettes-témoins et de coupes stratigraphiques, puis éventuellement coupe mécanique des quelques exemples les plus arasés. Les structures qui présentaient du matériel organique conservé ont toutes fait l’objet de prélèvements destinés au tamisage pour réaliser les études paléo-environnementales (anthracologie, carpologie) et fonctionnelles (études de résidus) ainsi que les datations. Les caractères descriptifs ont été enregistrés de manière standardisée, sous forme de fiches descriptives sur le terrain, puis transcrites en post-fouille sous la forme d’une base de données. Les relevés planimétriques ont été traités par informatique d’après des enregistrements en photogrammétrie géoréférencés.

43Les structures à pierres chauffées d’Alizay et de Louviers partagent des caractères communs pouvant être généralisés à la plupart des contextes néolithiques du Nord-Ouest de la France :

• Un plan circulaire ou ovale, dont les dimensions sont comprises entre un et deux mètres dans 85 % des cas (fig. 7-8, annexe 1) ; sur les deux sites, seuls 7 % des structures sont d’un module inférieur à un mètre et 8 % d’un module supérieur à deux mètres. Ce caractère pourrait être spécifique à notre zone d’étude, car une grande variété de formes s’observe en d’autres contextes (longues structures quadrangulaires chasséennes, comme à Villeneuve-Tolosane : Gandelin 2011 ; structures des âges des métaux : Hart 2022). Pour le Nord-Ouest de la France, seuls quatre cas de dispositifs quadrangulaires, au fonctionnement probablement similaire à celui des structures circulaires, sont documentés sur le site du Bono « Mané Mourin » (Juhel 2018, p. 99).

• Un profil de cuvette peu profonde à fond plat (fig. 9). Toutefois, des dispositifs « posés », sans creusement apparent, sont également documentés dans la zone d’étude (Condé-sur-Ifs : Dron et al. 2016 ; Cairon : Ghesquière et Marcigny 2011), mais volontairement écartés de ce travail devant l’impossibilité de distinguer s’il s’agissait de simples foyers à plat aménagés avec des pierres ou de dispositifs similaires aux structures en fosses pour lesquelles l’inertie thermique des roches est recherchée : ce critère est en effet déterminant (Hart et Treffort 2022, p. 98).

• La rareté du mobilier archéologique dans le comblement des structures. Le mobilier peut en revanche être très abondant à proximité de ces structures, mais sans connexion stratigraphique ou spatiale stricte avec celles-ci.

44Plusieurs facteurs de variabilité influencent l’état dans lequel ces dispositifs sont fouillés.

• Le contexte géologique : il a une incidence directe sur la nature des pierres composant la structure, car ces pierres sont toujours collectées localement, dans un rayon approximatif de 1 km maximum autour de la structure. À Alizay, elles se composent soit de silex, soit de galets de calcaire ou de grès issus des terrasses alluviales locales (distance inférieure à 500 m). À Louviers, la ressource lithique la plus abondante étant le silex, c’est donc celui-ci qui est utilisé dans la plupart des structures, en dépit de son mauvais comportement au feu. La bibliographie de notre zone d’étude ne comprend aucune exception à cette règle, comme déjà démontré à Carnac (Hinguant 2010) ou la Trinité-sur-Mer (Fromont 2011).
• L’état de conservation : plus ou moins arasées, les structures à pierres chauffées peuvent présenter une forme de cuvette peu profonde, au fond plat nappé de pierres brûlées, et la présence de litages charbonneux ou de parois rubéfiées n’est pas systématique : tous les cas de figure apparaissent à Louviers et Alizay avec un gradient net entre les différents états de conservation, ce qui ne justifie pas l’établissement d’une classification typologique pour autant.
• L’état d’abandon des structures : si la structure a été curée, nettoyée ou vidangée après usage, si les pierres chauffées ont été récupérées pour un second usage, ou non, ou si au contraire elles ont été abandonnées en l’état après la dernière utilisation.

45Les sites de Louviers et Alizay offrent l’opportunité d’évaluer certains caractères des structures à pierres chauffées et de les pondérer par l’examen de leur contexte géomorphologique et taphonomique. De simples fours culinaires, au témoignage de banquets symboliques ou rituels, différentes hypothèses peuvent être confrontées aux analyses spécialisées ou à l’ethnographie pour tenter d’éclairer leur mode de fonctionnement et leur statut au sein des sociétés néolithiques.

Lecture stratigraphique et taphonomie

46L’observation de la stratigraphie et de la taphonomie des structures à pierres chauffées les moins érodées offre des indications précieuses sur la chronologie de leur fonctionnement, l’état dans lequel elles ont été abandonnées et, plus largement, sur leur histoire post-dépositionnelle (en particulier sur la question des réemplois). La stratigraphie du remplissage des structures à pierres chauffées respecte, dans tous les cas où elle a pu être observée en détail, un ordre stéréotypé qui correspond à l’agencement fonctionnel des différents éléments qui la composent : l’exemple type de la structure 30192 d’Alizay illustre cette synthèse stratigraphique (fig. 10), dont on retrouve les étapes sur les différents exemples de Louviers (fig. 9).

1. Le premier acte restituable est celui du creusement des fosses. Nous avons vu que la répartition des structures à pierres chauffées sur les sites ne semble correspondre à aucune logique ou organisation particulière, leur implantation répond donc sans doute à des critères opportunistes (végétation plus ou moins dense, présence de combustible ou de pierres à proximité). Le creusement en lui-même peut être réalisé à l’aide d’outils comme les tranchets, fortement représentés sur les deux sites, et souvent associés au travail de matières minérales meubles (parties actives de houes).
2. Pour un tiers des exemples observés à Louviers, mais plus rarement à Alizay, le fond des structures, plat ou tendant vers la planéité, est partiellement affecté d’une couche rubéfiée en place. Cette couche ne peut être causée que par un feu vif reposant directement sur le fond de la fosse. Dans l’hypothèse d’un curage de la fosse après usage, ces lambeaux minces de sédiment rubéfié auraient été complètement oblitérés. Ce mode de combustion est documenté de manière identique pour les structures de Carnac (Hinguant 2010) et Ergué-Gabéric (Pailler 2019).
3. Un niveau de remplissage charbonneux ou cendreux repose ensuite sur le fond des structures. Il s’intercale entre le fond plat (éventuellement rubéfié) et la couche de pierres chauffées. Cet horizon correspond à l’épisode de combustion au cours duquel les pierres sus-jacentes sont chauffées. Une combustion complète, car effectuée en aire ouverte à ce stade de fonctionnement, peut expliquer le peu de charbons conservés dans les fosses, car ils sont pour l’essentiel réduits en cendres : le but de ce type de cuisson n’est pas de générer de la braise, mais bien de chauffer les pierres. Les charbons vitrifiés documentés par l’étude anthracologique pourraient correspondre aux braises restées au sein de la structure au moment où elle est refermée pour cuire à l’étouffée. Cependant, une atmosphère de cuisson réductrice (privée d’oxygène) n’est pas la seule explication possible au phénomène de vitrification qui peut aussi dépendre d’une durée de combustion longue, de l’état sanitaire du bois ou de la composition chimique de ce dernier (Théry-Parisot 2001).
4. Dans les structures les mieux conservées, le niveau de pierres chauffées qui recouvre l’ensemble apparaît sous la forme d’une nappe compacte. Il s’agit majoritairement de calcaire à Alizay et de silex à Louviers. La présence du silex révèle le caractère éminemment opportuniste du recrutement des roches destinées à être chauffées, car le comportement au feu du silex est sans doute le pire qui soit pour cet usage. Une fois exposée à un feu vif, elle éclate en petites esquilles et cupules du fait de l’eau qu’elle contient. En revanche, le bris thermique des rognons de silex au cours de l’épisode de chauffe renseigne sur la faible perturbation post-dépositionnelle des structures après leur abandon par les Néolithiques : à Louviers, dans la plupart des cas, des rognons brisés thermiquement sont demeurés en connexion stricte ou disjointe (fig. 11). Ces éléments signalent que l’agencement des pierres a été peu perturbé entre l’épisode de chauffe et leur abandon. Cela suppose, d’une part, que les éléments cuits dans la structure en ont été retirés délicatement, ou du moins sans bouleverser tout l’agencement de la structure, et, d’autre part, que les structures ont été abandonnées en l’état après usage. Elles n’ont pas été nettoyées, ni curées ni ré-agencées. De plus, l’état des rognons de silex après la chauffe est tellement dégradé qu’il compromet sans doute tout nouvel usage : par conséquent, nous supposons que si un réemploi de la fosse est possible, un réemploi des pierres chauffées est très peu probable. Par extension, il est permis de supposer qu’il s’agit de structures à usage unique.

47L’ordre stratigraphique préservé pour les structures restituables en coupe respecte donc celui qui correspond à leur fonctionnement supposé : le feu repose directement sur le fond de la structure, la couche charbonneuse intercalée entre le fond et les pierres chauffées se rapporte au feu entretenu en place, à même la structure, sur lequel les pierres ont été chauffées. Les aliments ont été disposés parmi les pierres chauffées, avant le colmatage de la structure pour la cuisson à l’étouffée. Après cuisson, les aliments ont été défournés sans bouleverser l’agencement de la structure et, dans la plupart des cas, les pierres ont été laissées en place après usage. Occasionnellement, on observe des couronnes de pierres chauffées rejetées en périphérie des structures. Elles peuvent être liées au défournement ou à une vidange des structures avant réemploi. L’état dans lequel les structures ont été relevées est donc représentatif de leur état d’abandon par les Néolithiques, moyennant les altérations post-dépositionnelles qui ont conditionné leur conservation jusqu’au moment de la fouille.

48Cette proposition de lecture du fonctionnement des structures à pierres chauffées néolithiques de Louviers est relativement classique, elle rejoint les interprétations proposées dans d’autres contextes, comme à Carnac (Hinguant 2010), la Trinité-sur-Mer (Fromont 2011), Condé-sur-Ifs (Dron et al. 2016) ou La Mézière (Blanchet et Le Boulanger 2015). En outre, sur ce dernier site, l’équipe dirigée par Stéphane Blanchet a mis, avec succès, cette interprétation à l’épreuve d’un protocole expérimental au cours duquel plusieurs kilos de viande et de légumes ont été cuits dans une structure réplique des exemples archéologiques documentés sur le site (ibid., p. 123-131).

49Par conséquent, la vocation culinaire de ces structures et leur mode de fonctionnement font l’objet d’un relatif consensus parmi les archéologues ayant travaillé sur le sujet durant les 15 dernières années dans le Nord-Ouest de la France, de surcroît à l’appui de corpus conséquents et bien documentés. Les éléments descriptifs et analytiques mis en évidence sur ces différents sites convergent en effet tous vers des conclusions semblables.

Environnement végétal et collecte du bois combustible

50Les analyses anthracologiques menées par Hélène Seignac sur des échantillons prélevés dans les structures à pierres chauffées d’Alizay et de Louviers renseignent sur l’environnement exploité par les Néolithiques et sur l’approvisionnement en bois combustible. Le nombre de fragments observés par lot varie selon la quantité de charbons présents. Les lots sont généralement pauvres et mal conservés.

• À Alizay, les 29 échantillons étudiés proviennent de sédiments prélevés dans 28 structures de combustion à pierres chauffées attribuées au Néolithique moyen par datation radiocarbone. L’observation anthracologique a porté sur un corpus de 2 418 fragments de charbons de bois, dont 64 indéterminés (soit 2,6 %).
• À Louviers, 20 échantillons sont datés sur les 22 portés à l’étude. L’analyse anthracologique a permis de déterminer 570 charbons, 29 sont indéterminés (soit 5 %).

Les données anthracologiques

51La variété taxonomique des assemblages est relativement faible, car seulement huit essences ont été identifiées pour chacun des deux sites :

• À Alizay : l’érable (Acer), l’aulne (Alnus), le cornouiller (Cornus), le noisetier (Corylus avellana), les Maloïdées (Maloideae), les Prunoïdées (Prunoideae), le chêne caducifolié (Quercus f.c.) et le nerprun (Rhamnus). Le chêne caducifolié est enregistré dans 20 structures sur 29, les Maloïdées dans 20 structures et l’aulne dans sept structures. Les autres essences apparaissent plus ponctuellement selon les cortèges. Les charbons de chêne représentent 41 % des fragments déterminés, ceux des Maloïdées 40 % et ceux de l’aulne 9 %.
• À Louviers : le noisetier (Corylus avellana), les Maloïdées (Maloideae), le merisier (Prunus avium), le chêne caducifolié (Quercus f.c.), le chêne ou châtaignier (Quercus/Castanea), le saule (Salix), le saule/peuplier (Salix/Populus) et l’orme (Ulmus). Deux groupes de taxons sont imprécis (Quercus/Castanea et Salix/Populus), car ils ont une anatomie très proche. La mauvaise conservation et/ou la taille réduite des fragments de charbons n’ont pas permis de distinguer l’élément anatomique distinctif. Le chêne caducifolié est présent dans 20 structures sur 22 (soit 81 % des charbons analysés). L’orme, le merisier et les Maloïdées ne concernent qu’une structure dans chaque cas. La structure la plus riche au niveau taxonomique comporte trois taxons (le noisetier, le chêne et le saule).

52Les observations dendrologiques sur les altérations de combustion (fentes, zones vitrifiées, etc.) de l’assemblage de Louviers révèlent un taux de 60 % de charbons marqués par des stigmates révélateurs à la fois d’une température élevée et d’une combustion en atmosphère réductrice, c’est-à-dire pauvre en oxygène au sein des structures à pierres chauffées (Théry-Parisot 2001, Braadbaart et Poole 2008). À Alizay, ces altérations concernent 45 % des charbons étudiés.

53L’observation des courbures des cernes de croissance du bois a porté sur la moitié des individus étudiés sur le corpus d’Alizay. La proportion de charbons présentant des courbures de cernes faibles s’élève à 29 %, ceux aux courbures intermédiaires à 15 % et ceux aux courbures fortes à 7 %. Dans deux structures, l’association d’une courbure faible et la présence de thylles sur des charbons de chêne indiquent que du bois de gros calibre a été utilisé. Dans deux autres structures, le chêne est, au contraire, représenté par des petits calibres. Les charbons de Maloïdées ainsi que, dans une moindre proportion, le noisetier, le cornouiller et les Prunoïdées ont majoritairement des courbures faibles. Des galeries d’insectes xylophages ont été observées sur 13 % des charbons, indiquant un probable ramassage opportuniste de branches de bois morts à proximité du site.

54Seul un échantillon de chêne d’Alizay a permis des mesures significatives de cernes annuels de croissance, suggérant dans ce cas particulier un prélèvement dans une zone ouverte.

L’exploitation des ressources ligneuses

55Tous les taxons identifiés ont une aire naturelle de répartition actuelle qui couvre le Nord-Ouest de la France (Rameau et al. 1989). Ils reflètent l’exploitation de bois issus de deux types de biotopes :

• les boisements alluviaux des bords des cours d’eau ;
• les chênaies et leurs lisières, sur les versants à proximité immédiate des sites.

56La présence du chêne à feuillage caduc dans une majorité des assemblages indique un approvisionnement dans des boisements de chêne. Ceux-ci peuvent être peuplés de chêne sessile (Quercus petraea) ou de chêne pédonculé (Quercus robur) dans la boucle du Vaudreuil. Le chêne pédonculé est une espèce à comportement pionnier, héliophile qui aime les sols frais, bien approvisionnés en eau comme dans les forêts ripicoles (Lieutaghi 2004). Sa présence sur les berges de la confluence semble donc possible.

57À ce titre, les analyses palynologiques menées à Alizay ont montré que la vallée était colonisée par le chêne, l’orme, le tilleul et le pin au début de l’Atlantique (vers 8000 BP : Marcigny 2015). Le chêne est donc une essence locale et une ressource abondante dans la confluence au Néolithique.

58La présence régulière de l’aulne (Alnus) ou du saule/peuplier est également un marqueur fort de la fréquentation des berges. Ces essences sont caractéristiques des rivages des cours d’eau et des zones marécageuses. Elles apprécient la richesse minérale et la forte hydratation des sols profonds dans ces contextes (Rameau et al. 1989).

59Ces boisements alluviaux peuvent présenter une strate arbustive variée où l’on peut par exemple rencontrer le cornouiller sanguin (Cornus sanguinea) ou le nerprun purgatif (Rhamnus catharticus) qui peuvent supporter des stations humides.

60La présence de fruitiers forestiers de la famille des Rosacées est importante dans les échantillons d’Alizay, plus rare à Louviers. Il peut s’agir du merisier (Prunus avium), du prunellier (Prunus spinosa) et du cerisier de Sainte-Lucie (Prunus mahaleb) pour les Prunoïdées et du poirier commun (Pyrus pyraster), du néflier (Mespilus germanica), du pommier sauvage (Malus sylvestris), de l’aubépine épineuse (Crataegus laevigata), de l’aubépine monogyne (Crataegus monogyna), du sorbier des oiseleurs (Sorbus aucuparia) et de l’alisier torminal (Sorbus torminalis) pour les Maloïdées (Rameau et al. 1989). Toutes ces essences sont plutôt héliophiles et supportent mal la concurrence. Elles produisent aussi des fruits charnus comestibles. Ces formations arbustives (haies, fourrés) sans caractère alluvial peuvent se développer en lisières forestières ou sur des prairies abandonnées, présentes sur les versants. Le taxon « Maloïdées » apparaît plus régulièrement dans les assemblages à partir de 4200-4000 av. n.è. L’anthropisation progressive du paysage a peut-être favorisé le développement de ces petits arbres fruitiers dans le paysage, comme cela a été mis en évidence en contextes rubanés en Belgique (Salavert 2010).

61L’érable de type champêtre (Acer campestre) est héliophile ou de demi-ombre et peut pousser dans un bois, en lisières forestières ou dans une forêt ouverte tandis que le noisetier est une essence plus forestière appréciant l’ombre pour se développer. Il est alors possible qu’un type de boisement de chêne sessile ait été exploité sur les versants.

62La variété des essences utilisées est limitée pour le fonctionnement des structures de combustion à pierres chauffées. Les taxons les plus identifiés au sein des cortèges anthracologiques sont le chêne caducifolié et les Maloïdées. L’aulne arrive en troisième position. On remarque donc l’utilisation de combustibles ayant des comportements au feu différents selon l’espèce, le calibre et le taux d’humidité du bois utilisé. Tout bois de petit calibre, s’il est sec, produit une forte chaleur sur une courte durée. Le chêne caducifolié se caractérise par une combustion lente et un haut pouvoir calorifique, en particulier lorsqu’il est brûlé sous forme de bûches. La combustion obtenue à partir des branches de Maloïdées est en revanche plus rapide. Ces petits arbres, sous l’action du feu, libèrent une forte chaleur accompagnée de grandes flammes. La nature arbustive de ces ligneux contribue à une prise au feu rapide. L’association de bois à combustion lente et de bois à combustion rapide n’est donc sans doute pas fortuite dans certaines structures. Par ailleurs, l’observation régulière de la présence de galeries d’insectes xylophages sur les charbons permet de penser que les Néolithiques ramassaient le bois mort pour l’utiliser comme bois d’allumage.

63Les études anthracologiques réalisées dans ces contextes de la confluence Seine-Eure révèlent donc une certaine sélectivité dans les essences de bois prélevées pour le fonctionnement des foyers à pierres chauffées. La disponibilité dans l’environnement proche du lieu d’utilisation semble être le premier critère de choix, car les déterminations reflètent la composition des biotopes exploités, exclusivement locaux. Le comportement au feu des essences a également son importance si l’on considère la part du chêne et des Maloïdées dans les échantillons. L’acquisition des bois combustible présente donc un caractère opportuniste, mais le faible investissement dans l’acquisition n’exclut pas une sélection préférentielle d’essences locales avec un comportement au feu intéressant en termes de pouvoir calorifique ou pour des cuissons en atmosphère réductrice.

Comparaisons à l’échelle du Nord-Ouest de la France

64Des comparaisons sont possibles grâce à un corpus de sites néolithiques normands et bretons riches en structures à pierres chauffées.

65Le chêne caducifolié est un des taxons les plus représentés comme combustible principal dans ces structures :

• à Cairon (Calvados) « la Pierre Tourneresse », il concerne deux structures sur trois (Ghesquière et Marcigny 2011) ;
• à Ergué-Gaberic (Finistère) « Park al Lann », il est déterminé dans quatre cas (Pailler 2019) ;
• à la Mézière (Ille-et-Vilaine) « les Lignes de Gonzée », il est majoritaire dans trois structures sur quatre, constituant pour deux d’entre elles le seul combustible identifié (Blanchet et Le Boulanger 2015) ;
• à la Trinité-sur-Mer (Morbihan) « Mané Roullarde », il concerne sept structures sur huit (Fromont 2011) ;
• à Carnac (Morbihan) « Montauban », il est enregistré dans six structures sur 17 (Hinguant 2010).

66Contrairement aux assemblages anthracologiques d’Alizay, le taxon Maloïdées apparaît très discrètement dans une seule structure de Louviers, celle dont la datation est la plus ancienne. Ce constat est étonnant, car il est considéré comme un taxon marqueur pour le Néolithique moyen II et la présence progressive des Maloïdées au sein des cortèges est révélatrice de l’anthropisation du paysage (Salavert 2010). Ces petits arbres fruitiers se développent en effet dans des zones semi-ouvertes à ouvertes. Ils ont été recensés dans plusieurs structures à pierres chauffées de sites du Néolithique moyen dans le Calvados, notamment à « La Bruyère du Hamel » à Condé-sur-Ifs (Dron et al. 2016) et « La Pierre Tourneresse » à Cairon (Ghesquière et Marcigny 2011). Il est également présent en Bretagne, mais dans des proportions moindres sur les sites de La Trinité-sur-Mer, Ergué-Gabéric, La Mézière (Blanchet et Le Boulanger 2015). En Loire-Atlantique, les Maloïdées accompagnent aussi, en faible proportion, le chêne dans les structures à pierres chauffées du site Néolithique moyen II de Vritz « La Répennelais » (Bellanger et Fromont 2022).

67L’omniprésence du chêne et la discrétion des Maloïdées au sein du corpus de Louviers peut être le reflet de l’environnement alentour, probablement beaucoup moins ouvert que sur le secteur d’Alizay, ou signifier une sélection préférentielle du chêne pour son comportement au feu.

68D’autres essences secondaires se rencontrent occasionnellement dans les cortèges anthracologiques des structures à pierres chauffées :

• l’érable concerne deux structures d’Alizay ;
• le noisetier est présent à Ergué-Gabéric (Pailler 2019) ;
• les ajoncs/genêts constituent un des combustibles principaux du site de Carnac, car ils sont majoritaires dans neuf structures sur 17 (Hinguant 2010).

69Les altérations de combustion ont été observées à des taux significatifs sur les échantillons de la boucle du Vaudreuil. Sur le site de Vritz, près de la moitié des charbons de chêne portent ces altérations de combustion, certains étant complètement vitrifiés et indéterminables (Bellanger et Fromont 2022). Sur les autres sites bretons de La Mézière, Ergué-Gabéric et de la Trinité-sur-Mer, les résultats sont très variables d’une structure à l’autre. Le type de bois et le calibre utilisés peuvent être des paramètres importants dans l’apparition de ces stigmates ainsi qu’une combustion en atmosphère réductrice liée au fonctionnement de la structure.

Interprétations fonctionnelles

Fonctionnement des dispositifs archéologiques

70Le fonctionnement (et la fonction) des structures à pierres chauffées a été abordé par différentes méthodes sur les deux sites : l’analyse des résidus lipidiques par spectrométrie de masse, l’étude anthracologique et par comparaison avec des référentiels archéologiques régionaux et des exemples ethnographiques. On utilise aussi le mobilier associé à ces structures pour préciser dans quel cadre socio-économique elles fonctionnent.

71En ce qui concerne les analyses de résidus lipidiques, celles-ci ont été limitées à Louviers à trois échantillons-tests réalisés sur trois structures à pierres chauffées afin d’évaluer leur potentiel pour éventuellement généraliser la démarche à l’ensemble du site. Ce test a montré que le silex, qui compose les structures de Louviers, n’absorbe pas les composés chimiques aussi bien que d’autres matériaux plus poreux. La résolution que l’on pouvait attendre des analyses était donc trop faible en regard de l’investissement qu’elles réclamaient.

72En revanche, des analyses comparables ont pu être réalisées dans un contexte archéologique similaire à Alizay sur 16 structures à pierres chauffées différentes (étude N. Garnier, in Marcigny 2015, voir annexe 2). Dans leur grande majorité, elles montrent un usage pour des cuissons douces, préférentiellement de pièces carnées d’animaux terrestres. Elles ne révèlent qu’à la marge, et de manière incertaine, la possibilité que deux structures sur 16 aient servi pour la cuisson d’espèces aquatiques. Des corps gras issus de végétaux ont également été détectés, sans qu’il soit possible d’en tirer des conclusions significatives sur le régime alimentaire ou les pratiques culinaires des Néolithiques.

73L’étude anthracologique fournit, en revanche, des indications précieuses sur le fonctionnement des structures à pierres chauffées, grâce à la nature des taxons identifiés et à l’altération des restes anthracologiques. La surreprésentation du chêne dans les échantillons observés n’est visiblement pas liée à un biais de conservation ni à un biais d’analyse. Elle est probablement significative d’un choix, par les Néolithiques, du taxon chêne pour le fonctionnement de ces structures à pierres chauffées, car il offre une combustion lente à haut pouvoir calorifique, en particulier lorsqu’il est utilisé sous forme de bûches. La combustion obtenue à partir de branches de petits fruitiers comme le noisetier et les Maloïdées est cependant beaucoup plus rapide. Ces petits ligneux, sous l’action du feu, libèrent une forte chaleur accompagnée de grandes flammes, en faisant ainsi des bois idéaux pour l’allumage ou le ravivage du feu, mais ils sont très peu observés à Louviers et minoritaires (40 %) à Alizay. Les altérations relevées sur les échantillons sont caractéristiques de hautes températures et d’une combustion en atmosphère réductrice. Elles se rapportent probablement à un mode de cuisson en milieu clos, pour laquelle la sélection du chêne est patriculièrement appropriée.

74Par ailleurs, l’étude du mobilier lithique a montré que le panel d’outils représenté sur ces sites n’était pas complètement comparable à celui des habitats structurés. L’outillage, en majorité expédient, correspondrait à des activités techniques temporaires ou saisonnières, probablement liées à l’acquisition ou à la transformation de certaines ressources sur les berges des cours d’eau : collecte de bois et/ou de végétaux non ligneux, taille de silex, peausserie. La rareté de la céramique ou des vestiges architecturaux dans ces contextes est très cohérente avec cette interprétation.

75Les analyses effectuées sur les sites d’Alizay et Louviers suggèrent donc la vocation culinaire de leurs structures à pierres chauffées, probablement utilisées pour la cuisson en milieu clos d’aliments, notamment de viande d’animaux terrestres. L’étude du contexte environnemental et des industries associées montre que ces structures fonctionnent avec des occupations temporaires ou saisonnières, non permanentes, liées à l’exploitation des ressources des berges des cours d’eau. Si ces activités motivent un déplacement d’un groupe d’individus sur une courte période, depuis l’habitat, elles justifient également l’usage d’une structure destinée à la préparation d’un repas pris en commun à l’occasion de ce travail collectif.

Éléments de comparaison ethnographiques

76Le recours à quelques éléments de comparaison ethnographiques dans le cadre de cet article n’a pour objectif ni de transposer des modèles contemporains à l’interprétation des structures archéologiques ni de proposer une synthèse ethnographique sur les fours à pierres chauffées. Il s’agit principalement de dégager quelques éléments de réflexion éclairant le fonctionnement de ces dispositifs et d’émettre quelques hypothèses d’ordre social permettant d’esquisser un cadre interprétatif aux exemples néolithiques du Nord-Ouest de la France. À ce titre, nous évoquerons des travaux récents qui définissent des tendances universelles autour de ces structures (Hart 2022, 2024).

77Par exemple, deux hypothèses sur le fonctionnement des structures à pierres chauffées, souvent reprises dans la bibliographie, ne sont confirmées par aucun indice archéologique probant ni par des comparaisons ethnographiques convaincantes : elles concernent la torréfaction de graines et le fumage de viande ou de poisson. La torréfaction n’est pas attestée avant l’âge du Bronze et suppose un contrôle strict de la température de chauffe des graines. Si le recours à des pierres chauffées est envisageable, les cas archéologiques témoignent d’un fonctionnement en milieu clos, incompatible avec la torréfaction de graines. De plus, la rareté et la mauvaise conservation des résidus carpologiques généralement observés dans ces structures contredisent cette hypothèse.

78Pour ce qui concerne le fumage, plusieurs études anthracologiques réalisées sur le corpus néolithique suggèrent une cuisson en réduction, donc génératrice de fumée, compatible avec cette interprétation. Pour autant, il n’y a pas d’intérêt à recourir à des pierres chauffées pour sécher, fumer ou boucaner : les exemples ethnographiques de fumage ou de boucanage montrent surtout des structures à même le sol ou des constructions légères avec une superstructure destinée à conserver la fumée produite par la combustion autour des aliments disposés sur des claies ou suspendus à l’aide de tringles au-dessus d’un foyer. Le seul dispositif de boucanage partiellement enterré que nous avons observé provient des Innus du Québec qui utilisent une fosse en guise de foyer, réalisée en plein air et donc dépourvue de toute forme d’abri, probablement pour éviter que le vent attise la combustion du foyer (fig. 12). Ce dispositif n’a cependant pas recours à des pierres chauffées et il est très différent des exemples archéologiques documentés dans le Nord-Ouest de la France.

79Les dispositifs de cuisson à pierres chauffées sont documentés dans de nombreux endroits du monde (Australie, Polynésie, Taïwan, continent américain, Proche-Orient, etc.) : un article de Pauline Hart (2024) récapitule les caractères communs à ces exemples ethnographiques et résume le principe technique et social du fonctionnement des structures à pierres chauffées :

Malgré des provenances géographiques et appartenances culturelles variées, cet inventaire démontre en outre l’existence de constantes morphologiques, fonctionnelles, voire contextuelles. Par exemple, ces fours sont toujours hermétiques, mobilisent systématiquement des végétaux – présents en lits au sein du comblement ou utilisés pour emballer les aliments – contiennent très fréquemment des roches et servent à cuire majoritairement des tubercules ou racines indigestes ou toxiques si elles ne sont pas traitées, des animaux entiers ou de grandes quantités de nourriture dans le cadre de consommations festives le plus souvent, ou lors de cuissons spécialisées à des fins de conservation (Hart 2024, p. 209).

80De manière récurrente, le modèle ethnographique le plus fréquemment invoqué pour comparer les structures à pierres chauffées archéologiques est celui des fours polynésiens. Ces dispositifs culinaires contemporains, dédiés à la cuisson des aliments à l’étouffée, sont communs à de multiples cultures de l’océan Pacifique et sont documentés par de nombreuses études : on les trouve notamment en Polynésie, aux îles Fidji, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Nouvelle-Calédonie et sur l’île de Pâques. À titre de comparaison, nous nous appuyons principalement sur les travaux de Christian Ghasarian (2004), Christophe Serra-Mallol (2014) et Pauline Hart (2024) consacrés à ce sujet.

81Parmi les différents exemples détaillés dans ces précédents travaux, les fours polynésiens partagent de nombreux éléments descriptifs avec les exemples archéologiques : ils sont le plus souvent aménagés dans des fosses circulaires ou quadrangulaires dont le module est adapté à la quantité d’aliments à cuire (et par conséquent au nombre des convives). Pendant la chauffe, le combustible est placé au fond de la fosse et recouvert de pierres (fig. 13) portées à haute température (jusqu’à 600 °C.) et emmagasinant la chaleur. Ce fonctionnement s’accorde, dans ses grandes lignes, avec la stratigraphie du comblement de la plupart des exemples archéologiques de notre corpus (fig. 9-10). En revanche, les exemples ethnographiques montrent un choix préférentiel de roches réfractaires et poreuses (roches volcaniques en Polynésie) tandis que les exemples archéologiques du Nord-Ouest de la France utilisent les roches disponibles sur le site même, quelle que soit leur qualité.

82De même, les bois denses et durs ou les écorces de noix de coco sont des combustibles prisés pour leur fort pouvoir calorifique et leur combustion lente et rappellent la préférence pour le chêne dans les structures néolithiques de Louviers ou d’Alizay.

83Une fois la combustion terminée, les pierres sont réparties au fond de la fosse et la nourriture à cuire peut être disposée parmi elles, séparée par une couche de végétaux ou dans des papillotes faites de feuilles de bananier (Polynésie, Fidji : fig. 14). La viande peut donc être cuite avec des légumes ou des tubercules, mais ces différents aliments peuvent aussi être cuits séparément. L’ensemble est ensuite recouvert d’une nouvelle couche de végétaux, qui peuvent être assemblés en natte par tressage ou simplement disposés avec soin. La qualité de cette couverture végétale est essentielle pour assurer l’étanchéité de la structure en empêchant la pénétration d’air frais, protéger les aliments et maintenir l’humidité à l’intérieur du four. Une couche de terre, destinée à isoler thermiquement le four, ferme la structure. La cuisson est alors assurée par l’inertie thermique des roches préalablement chauffées.

84La durée de cuisson varie énormément selon le module des fours, le contexte social ou symbolique, et la nature des aliments à cuire : entre quelques heures et plusieurs jours (Hart 2024, p. 221-222). C’est donc une méthode de cuisson lente et à basse température qui assure la cuisson à cœur des aliments sans les brûler. Lors du défournement, les aliments sont délicatement retirés (ou « déterrés ») de la structure, le fait d’être enveloppés dans des protections végétales les protégeant du contact avec la terre, le charbon et la cendre (fig. 14). Les structures peuvent être abandonnées en l’état (fig. 15) ou bien être curées pour être réemployées.

85Pour ce qui concerne le statut social et rituel de ces structures, l’usage de ce mode de cuisson présente une forte valeur symbolique dans les cultures océaniennes anciennes comme actuelles, elle est un élément important de l’identité culturelle. L’obscurité du four est le lieu du passage des aliments de l’état sauvage, naturel et cru, à l’état socialement transformé, cuit, permettant le partage du repas entre les différentes personnes du groupe et par extension, la transmission de la vie. À ce titre, le four est associé au ventre maternel dont il partage certaines caractéristiques (chaleur, humidité, protection). L’aménagement des fours est d’ailleurs réservé aux hommes dans les cultures océaniennes, comme un moyen ritualisé et socialisé de partager la charge, dévolue aux femmes, de transmettre la force de vie (Serra-Mallol 2012, p. 603-604).

86C’est également pour ces différentes raisons que les fours polynésiens sont préférentiellement utilisés dans des manifestations importantes qui entretiennent la vie culturelle, rituelle et sociale, et sont donc plutôt liés à la réunion de groupes importants. Ces structures sont un vecteur essentiel de lien social et un marqueur identitaire fort au sein de ces cultures (ibid., p. 604).

87Des fours de plus petit module peuvent aussi être utilisés dans un cadre quotidien ou domestique (par une petite unité familiale) : ils apparaissent alors spatialement isolés et associés à l’unité d’habitation domestique. Dans ce cadre, leur valeur symbolique est moins évidente, mais ils sont toujours utilisés pour des occasions spéciales et restent fortement connotés socialement (Ghasarian 2004, p. 11).

88L’usage de ces fours peut également accompagner des activités saisonnières : ainsi, avant la christianisation de la Polynésie – à Tahiti, ainsi qu’aux Tonga ou à Rarotonga (îles Cook) –, la récolte annuelle des fruits de l’arbre à pain était suivie de leur cuisson dans de très grands fours collectifs. Cela donnait lieu à de grands festins pendant plusieurs semaines au cours desquels la population mangeait en abondance (Serra-Mallol 2014, p. 105). Avant la colonisation de Hawaï ou de Nouvelle-Zélande, les fêtes collectives pouvaient entraîner la cuisson au four de plusieurs centaines de cochons et de milliers de patates douces en quelques jours, des dizaines de fours fonctionnaient ainsi simultanément (Haden 2009, p. 90-95).

89Autre cas de figure, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, les époux Pétrequin décrivent le cadre socio-économique du fonctionnement de grandes structures à pierres chauffées chez les Muyu de la Digul (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 389) : à l’occasion d’une réunion festive (la fête du porc), les membres de la communauté villageoise cherchent à obtenir un maximum de coquillages ot, échangés contre des invitations à partager le festin. Les organisateurs invitent leurs convives à acheter des morceaux de porcs abattus, ceux qui acceptent les invitations convient à leur tour des partenaires à payer leur tribut. Dans ce cas, le but n’est plus seulement de cultiver du lien social ou de cimenter l’identité de groupe, mais bien, pour les organisateurs du festin, de collecter un maximum de richesse, dans une logique d’échanges économiques compétitifs. Durant ces fêtes, qui peuvent rassembler jusqu’à 3 000 personnes, des dizaines de porcs sont abattus et un vaste alpage, à proximité du village des organisateurs, est recouvert de dizaines de structures à pierres chauffées qui fonctionnent simultanément.

90Selon ces différents modèles océaniens, des groupements de fours comparables à ceux que l’on observe sur les sites néolithiques de la boucle du Vaudreuil peuvent donc être liés :

• à des pratiques saisonnières (récolte) et être plus ou moins étagés dans le temps ;
• à de très grands regroupements festifs au cours desquels plusieurs dizaines de fours peuvent fonctionner simultanément (Polynésie) ;
• à des échanges dans un cadre socio-économique compétitif (Papouasie-Nouvelle-Guinée).

91Dans tous les cas, l’effort fourni pour cuire les aliments est lié à des repas collectifs et ces groupements de fours n’existent pas en dehors d’un cadre social, rituel ou traditionnel très structuré.

Caractérisation chronoculturelle des structures à pierres chauffées

92Du fait de la rareté du matériel archéologique directement associé aux structures à pierres chauffées, la discussion sur leur chronologie s’effectue principalement sur la base des datations radio-isotopiques. Cette partie confronte les résultats obtenus à Louviers et Alizay à ceux de sites néolithiques du Nord-Ouest de la France.

Les séquences régionales

93Sur les deux sites de Louviers et d’Alizay, une centaine de datations au radiocarbone ont été effectuées, exclusivement sur des échantillons préalablement sélectionnés par H. Seignac (annexe 3). Ce corpus constitue donc un référentiel de qualité sur le sujet :

• à Louviers, 26 structures à pierres chauffées sur 92 sont datées (soit 28 %) ;
• à Alizay, 73 structures à pierres chauffées sur 222 sont datées (soit 33 %).

94Les charbons préservés dans les structures sont en grande majorité des charbons de chêne ou de Maloïdées, c’est-à-dire des essences à durée de vie relativement longue qui affaiblissent de manière importante la représentativité des résultats obtenus. Cela dit, plusieurs éléments nous amènent à relativiser l’impact éventuel d’un « effet vieux bois ». En premier lieu, ces résultats sont cohérents avec les référentiels régionaux ou extrarégionaux, en particulier avec le Pays de Carnac (Morbihan) où des échantillons de meilleure qualité ont été sélectionnés dans des structures à pierres chauffées (Hinguant 2010). Bien qu’on ne puisse totalement l’exclure pour des questions d’enjeux sociaux rattachés à la conception des structures, il nous semble improbable que les Néolithiques aient débité des chênes de grosses sections (donc très âgés), uniquement pour les utiliser comme combustible. A priori, seule la récupération de bois de démolition, sur des bâtiments datant du Néolithique ancien, expliquerait un éventuel « effet vieux bois », mais aucun bâtiment n’est attesté à Alizay avant le Néolithique récent. Pourquoi aller chercher du bois de démolition impliquant un transport quand la ressource est abondante et disponible localement ? Un vieillissement de certains résultats est donc possible, sans doute de façon marginale, et peut être statistiquement compensé par le nombre de mesures réalisées.

95Les résultats obtenus sur les structures à pierres chauffées de Louviers se répartissent de la manière suivante (fig. 16) :

• les deux résultats les plus anciens donnent des âges calibrés de 4902-4777 et 4726-4599 av. n.è., correspondant respectivement à la fin du Néolithique ancien et au début du Cerny ;
• un groupe de 10 datations se concentrent ensuite sur l’intervalle 4450-4350 av. n.è., correspondant à la toute fin du Néolithique moyen I/Cerny ou au début du Néolithique moyen II ;
• un second groupe d’une dizaine de datations concerne également un intervalle chronologique très restreint entre 4350 et 4250 av. n.è., correspondant au début du Néolithique moyen II dans la région ;
• trois résultats concernent les trois derniers siècles du V^e millénaire ;
• un seul résultat est postérieur à 4000 av. n.è.

96De manière générale, le plan de répartition des structures de combustion semble complètement déconnecté de leur attribution chronologique : on en trouve appartenant à toutes ces phases, distribués aléatoirement sur le site. Aucune forme de gradient ou d’organisation des structures ne se dégage donc en lien avec leur datation.

97Les résultats de Louviers révèlent que les structures de combustion auraient majoritairement (20 datations sur 26) fonctionné au cours de l’intervalle chronologique de 4450 à 4250 av. n.è., c’est-à-dire pendant les deux siècles marquant la fin du Néolithique moyen I d’obédience Cerny et la transition avec le Néolithique moyen II pour lequel les marqueurs culturels du Chasséen septentrional s’affirment dans la région. À Louviers, seuls deux fragments de plats à pain reconnus à proximité des structures de combustion peuvent se rattacher à cette sphère culturelle.

98Les résultats d’Alizay couvrent un intervalle chronologique plus étendu. Seuls deux résultats sont antérieurs à 4450 av. n.è. et quatre résultats postérieurs à 3700 av. n.è. Ces derniers concernent des prélèvements réalisés sur des occupations de la fin du Néolithique. On compte donc 67 datations sur 73 dont les résultats sont compris dans l’intervalle 4450-3800 av. n.è. (soit 92 %). Cet intervalle comprend donc la fin du Néolithique moyen I et la totalité du Néolithique moyen II. Contrairement à Louviers, les résultats se distribuent de manière relativement linéaire au sein de cette période, on n’observe pas de groupes de dates se concentrer sur des intervalles précis. Seules 14 datations (soit un cinquième du corpus) donnent des résultats entre 4450 et 4250 av. n.è., période la plus représentée à Louviers (quatre dates sur cinq). La plupart des résultats sont compris entre 4250 et 4000 (25 datations) et entre 4000 et 3800 (21 datations) av. n.è. Une petite partie, approximativement 20 % des structures d’Alizay, est donc contemporaine des exemplaires de Louviers, mais la majeure partie leur est postérieure (fig. 16).

Les séquences armoricaines

99Les exemples les plus nombreux documentés en Bretagne se concentrent dans le Pays rennais, autour de la baie de Quiberon et Carnac et des villes de Brest et Quimper.

100Les datations sur cinq structures de combustion de La Mézière (Ille-et-Vilaine) « Les Lignes de la Gonzée » s’échelonnent entre 4300 et 4000 av. n.è. (Blanchet et Le Boulanger 2015). En revanche, les six résultats obtenus à Pléchâtel (Ille-et-Vilaine) « Le Bois » couvrent un intervalle chronologique plus étendu et s’échelonnent entre 4450 et 3650 cal. BC (Juhel 2014).

101Dans le Morbihan, autour de la baie de Quiberon, la compilation des résultats d’une quarantaine de datations, réalisées entre autres sur les sites de Carnac « Montauban » (Hinguant 2010), Carnac « Parc Belann » (Toron 2015) et la Trinité-sur-Mer « Mané Roullarde » (Fromont 2011), montre des résultats étonnamment proches de ceux de Louviers (fig. 17). C’est le site de Carnac « Montauban » qui a livré les quelques résultats les plus anciens, dans l’intervalle 4800-4500 av. n.è. On retrouve ensuite, sur les trois sites réunis, et exactement comme à Louviers, un premier groupe de 12 dates aux résultats très proches, entre 4450 et 4350 av. n.è. Un second groupe de sept dates se distingue également entre 4350 et 4250 av. n.è. À Louviers comme dans le pays carnacéen, cette ségrégation en deux groupes de dates très proches n’est pas due à un effet de la courbe de calibration : l’observation des mesures d’âge BP (non calibrés) révèle bien deux groupes de résultats séparés par 60 à 100 ans avec des écarts-types comparables. Les résultats compilés sur les trois sites montrent ensuite une perduration du phénomène des structures à pierres chauffées jusqu’à 3800 av. n.è., comme à Alizay, mais les résultats les plus récents sont presque tous issus de la seconde phase d’occupation définie par N. Fromont à la Trinité-sur-Mer (ibid.).

102À Ergué-Gabéric, les structures de combustion ont également livré très peu de mobilier significatif (Pailler 2019). Six structures à pierres chauffées sur les 63 identifiées ont été datées par le radiocarbone. Une des structures a livré un résultat très ancien (5055-4930 cal. BC), contemporain du Rubané final ou du Blicquy/Villeneuve-Saint-Germain ancien. Cependant, comme le souligne l’auteur de la fouille, un décalage chronologique de l’ordre de six siècles par rapport aux autres datations obtenues sur le site ne peut s’expliquer par un effet « vieux bois » qui intégrerait l’usage de bois contemporains d’un hypothétique fonctionnement de la structure au Néolithique moyen. En revanche, l’hypothèse d’un bois de démolition, récupéré sur une construction antérieure pour servir de combustible, ne peut être exclue, contrairement à la zone de la confluence Seine-Eure. Le site d’Ergué-Gabéric comprend d’ailleurs plusieurs vestiges architecturaux, mais datés du Néolithique moyen et contemporains du fonctionnement de la plupart des structures à pierres chauffées. En effet, les cinq autres datations effectuées sur les structures du site donnent des résultats compris entre 4350 et 4000 av. n.è., donc cohérents avec la plupart des résultats de la boucle du Vaudreuil et du Pays de Carnac.

103Enfin, le corpus d’une dizaine de dates réalisées sur les structures à pierres chauffées de Carhaix-Plouguer « ZAC de Kergorvo » donne des résultats dispersés sur la totalité de l’intervalle 4750-3800 cal. BC, sans concentration sur une période précise (Lotton et Brunet 2019).

Une manifestation largement partagée

104La synthèse des informations radiochronologiques sur les régions de Normandie et de Bretagne permet de restituer de manière assez précise l’évolution du phénomène des structures à pierres chauffées dans le Nord-Ouest de la France.

• En Normandie, les sites de Louviers et Alizay ont apporté une centaine de résultats radiochronologiques exploitables et 27 autres structures ont été datées sur 12 autres sites normands, pour un total de 126 datations ;
• En Bretagne, la compilation de 76 datations disponibles pour les structures à pierres chauffées a été réalisée d’après un dépouillement bibliographique de publications et surtout de rapports de fouilles et de diagnostics. Ces informations sont corrélées à l’inventaire des sites présenté ci-dessous.

105En Normandie comme en Bretagne, les datations les plus anciennes obtenues, en particulier sur des corpus quantitativement importants (Alizay, Louviers, Carnac, Ergué-Gabéric) concernent le Néolithique ancien (fig. 18). Il ne s’agit que d’une ou deux dates sur chaque site, mais elles marquent le commencement du phénomène à partir de 4900-4800 av. n.è. Moyennant un vieillissement, à la marge, de certains résultats, nous considérons ces dates anciennes, qui se retrouvent dans des zones géographiques et des contextes différents, comme significatives du début de l’utilisation de ces structures.

106On observe ensuite une montée en puissance progressive de leur utilisation jusqu’à 4500 cal. BC. La plupart des résultats disponibles montrent une forte concentration dans l’intervalle 4450-4250 cal. BC, comme observé en Normandie. Le paroxysme de l’usage de ces structures se situe donc vraisemblablement autour de 4300 av. n.è. (fig. 18).

107C’est à partir de cette époque que leur nombre semble décroître très progressivement : les structures à pierres chauffées restent fortement représentées jusqu’à 4000 cal. BC. Le phénomène semble ensuite s’étioler petit à petit jusqu’à approximativement 3800 cal. BC, date à partir de laquelle elles deviennent rares ou anecdotiques.

108On constate donc le caractère transchronologique et transculturel de ces structures. Elles apparaissent vraisemblablement à la fin du Néolithique ancien de tradition danubienne dans la culture de Blicquy/Villeneuve-Saint-Germain. Leur usage se généralise ensuite au cours du Néolithique moyen I au sein des cultures de Cerny en Normandie et du Castellic en Bretagne. Le paroxysme de leur utilisation coïncide plus ou moins avec la transition entre Néolithique moyen I et II, autour de 4300 av. n.è., mais leur usage perdure durant tout le Néolithique moyen au sein des occupations rattachables au Chasséen septentrional sur la vallée de la Seine ou Castellic récent et/ou Néolithique moyen de l’Ouest en Bretagne.

109On assiste donc à une manifestation qui, comme d’autres (enceintes, monumentalisme funéraire, généralisation des productions lithiques simples…), s’enracine dans le Néolithique ancien et est partagée tout au long du Néolithique moyen par différentes entités culturelles.

110À titre d’hypothèse, et de manière macroscopique, on a tenté d’observer l’impact du climat sur l’utilisation de ce type de structure de combustion (fig. 18). Les variations climatiques sont déduites d’après des variations de la teneur de l’atmosphère en ¹⁴C résiduel (Stuiver et al. 1998), considérée comme un enregistrement des fluctuations de l’activité solaire (Hoyt et Schatten 1997, Bond et al. 2001) et donc comme un indicateur empirique des variations du climat (Magny 1993). Globalement, sur des séries importantes de datations, on constate que chaque péjoration climatique peut être corrélée à une baisse des occurrences de structures à pierres chauffées, avec en particulier deux épisodes climatiques qui semblent exercer une influence particulière. Le premier, légèrement avant 4250 cal. BC, s’accorde avec une baisse des occurrences très nette en Normandie, sûrement à mettre en relation avec le type de gisement étudié : en fond de vallée. Le second, entre 4000 et 3900 av. n.è., est également visible en Bretagne et amorce un déclin très net des données jusqu’en 3800 av. n.è., au début de la deuxième péjoration climatique qui accompagne les 38^e à 33^e siècles av. n.è.

Critique des contextes et statut des structures

Répartition et origine des découvertes

111La répartition et les contextes archéologiques des structures à pierres chauffées, observés à l’échelle du Nord-Ouest de la France, éclairent les critères d’implantation de ces structures et donnent de précieux indices sur leur statut social. La carte de la figure 19 présente la répartition des sites à structures à pierres chauffées attribués au Néolithique en Normandie et en Bretagne. Le tableau 1 présente l’inventaire qui correspond à cette carte.

112Quelques remarques liminaires sont nécessaires pour éclairer les choix méthodologiques effectués dans le cadre de ce travail.

113Premièrement, les délais dont nous disposions pour cette étude étaient importants pour un cadre préventif. Pour autant, le temps nécessaire pour un dépouillement bibliographique véritablement exhaustif de dizaines d’articles et rapports d’opérations archéologiques diverses et variées (fouilles préventives ou programmées, diagnostics et sondages, prospections) excède les limites que nous nous étions fixées. Par conséquent, cet inventaire complet ne permet pas de prétendre à une exhaustivité stricte, même si les résultats présentés ici sont statistiquement représentatifs.

114Deuxièmement, ce travail a été mené dans un but comparatif et pour élargir la focale, depuis les sites de la boucle du Vaudreuil aux contextes chronoculturels comparables du Néolithique du Nord-Ouest de la France. Par conséquent, et malgré son importance et son intérêt, nous excluons délibérément de cette étude un site comme Bédée (Ille-et-Vilaine) « Le Pont aux Chèvres » (Le Roux 2013) qui a livré des structures à pierre chauffées en contexte protohistorique. Pour des raisons analogues, cet inventaire est volontairement limité aux régions de Normandie et Bretagne, car inclure les Pays de la Loire supposait d’intégrer des problématiques chronoculturelles trop éloignées de notre sujet, notamment tout ce qui concerne les influences méridionales auxquelles cette région est soumise. Notre étude se limite donc aux contextes chronoculturels d’obédience danubienne caractérisés pour la fin du Néolithique ancien et le Néolithique moyen dans le Nord-Ouest de la France : Blicquy/Villeneuve-Saint-Germain, Cerny, Chasséen, Castellic et Pinacle/Fouaillages.

115Nous avons ainsi recensé 925 structures à pierres chauffées réparties sur 108 sites archéologiques différents. On y observe une moyenne supérieure à huit structures par site, mais avec des disparités très importantes : on ne compte que 19 sites sur 108 qui ont livré plus de 10 structures à pierres chauffées, alors que 38 mentions concernent des structures isolées.

116La Normandie a livré 62 sites et 546 structures à pierres chauffées, avec un fort déséquilibre entre les 465 identifiées en Normandie orientale et les 84 présentes en Normandie occidentale. Nous avons retenu 46 sites en Bretagne pour un total de 376 structures à pierres chauffées. À eux seuls, les sites de la boucle du Vaudreuil et la zone de la confluence Seine-Eure concentrent un effectif de 341 structures recensées sur une quinzaine de sites, dont 222 structures sur le seul site d’Alizay et 92 à Louviers.

117Le premier constat qui s’impose lorsqu’on examine la date et l’origine des données, est l’explosion des découvertes liées au développement de l’archéologie préventive :

• 59 structures à pierres chauffées ont été découvertes avant l’an 2000 ;
• 76 structures ont été découvertes entre 2000 et 2010 ;
• 790 structures ont été découvertes depuis 2010.

118Les opérations programmées ont documenté 85 structures à pierres chauffées néolithiques recensées sur la zone d’étude (soit 9 % du corpus), contre 840 étudiées lors d’opérations préventives (soit 91 % du corpus, diagnostics et fouilles confondus).

119Cette origine majoritairement préventive de la documentation conditionne la répartition géographique des découvertes (fig. 19), préférentiellement situées au niveau des carrières en vallée de Seine et autour des métropoles où se concentrent les aménagements du territoire les plus étendus : les périphéries des villes de Rouen, Caen, Rennes et Quimper montrent, par conséquent, une surreprésentation des sites. Cette carte est donc plus représentative de la répartition des opérations préventives en Normandie et Bretagne que d’une quelconque réalité archéologique. Toutefois, la zone du Pays de Carnac permet de nuancer ce constat, car elle a livré un nombre important de découvertes (108 structures pour une douzaine de sites) à l’occasion de fouilles de superficie limitée.

120Le principal enseignement que nous en retirons sur le plan méthodologique tient à l’apport essentiel de l’étude de grandes superficies pour la détection de ce type de structures. Les décapages extensifs sont le seul moyen de documenter des semis spatialement diffus de structures à pierres chauffées, comme à Alizay, Louviers ou Ergué-Gabéric.

Interprétation des contextes archéologiques

121Sur les 925 structures à pierres chauffées prises en compte (fig. 20) :

• 121 structures (soit 13 %) sont spatialement associées à des contextes monumentaux : à des sépultures de type Passy (Fleury-sur-Orne) ou à des tombes à couloir (Ernes, Cairon, Condé-sur-Ifs) et autres mégalithes (Pays de Carnac) ;
• 186 structures sont liées à un contexte domestique (soit 20 %), dont 148 associées à un habitat avéré documenté par des vestiges architecturaux (La Mézière, Ergué-Gabéric, Pléchâtel, Nassandres, Saint-Vigor-d’Ymonville) et 38 structures associées à des indices d’habitat domestique ;
• 618 structures ne sont associées à aucun contexte domestique ou monumental, soit la grande majorité (67 %).

122L’observation de la distribution des structures à pierres chauffées selon les contextes archéologiques autorise plusieurs conclusions.

Contextes monumentaux

123L’association des structures à pierres chauffées à des contextes monumentaux est fréquente, mais non systématique et ne concerne qu’une minorité des découvertes (13 %). Ces structures sont donc très loin d’être réservées à ces contextes. Quoique marginal, ce phénomène pose la question, maintes fois abordée dans la bibliographie, de structures à pierres chauffées fonctionnant dans le cadre de gestes rituels ou symboliques liés à la fréquentation des monuments. Pour aborder cette question, il conviendrait de déterminer si elles ont fonctionné au moment de la construction des monuments ou au moment de leur fréquentation :

• dans le premier cas, elles pourraient être interprétées comme le témoignage des repas collectifs pris par les constructeurs des monuments au cours de leur chantier ;
• dans le second cas, elles peuvent toujours être associées à des manifestations collectives, mais dans le cadre de la fréquentation de monuments (funéraires ou non), avec toute la portée symbolique ou rituelle que cela suppose.

124Dans la plupart des cas, la résolution des analyses ou des datations ne nous permet pas de trancher entre ces deux interprétations qui n’ont pas le même impact dans la valeur rituelle que l’on peut attacher au fonctionnement des structures : évidente dans le second cas, beaucoup moins dans le premier. Les rares exemples de relations stratigraphiques directes entre une structure à pierres chauffées et un monument se trouvent en Normandie. À Condé-sur-Ifs, la structure 101 se trouve directement à la base d’une des tombes à couloir (tombe A) qui la recouvre partiellement (Dron et al. 2016). La fondation maçonnée et la base du parement extérieur de la tombe sont lisibles dans le remplissage de la fosse, qui n’était donc pas comblée au moment de la construction du monument. Cet exemple prouve qu’au moins une des structures à pierres chauffées de Condé-sur-Ifs a fonctionné pendant la phase de construction des tombes et non pendant leur fréquentation ultérieure. Les autres structures à pierres chauffées de Condé se trouvent autour de la nécropole et de ses éboulis, sans relation stratigraphique directe. À Cairon (Ghesquière et Marcigny 2011), ainsi qu’à Colombiers-sur-Seulles (Chancerel et al. 1992), deux exemples de structures à pierres chauffées aménagées au sein de la maçonnerie, donc probablement au cours des chantiers de construction des monuments, sont également documentés.

125Autre exemple intéressant, sur le site de « Mané Roullarde » à la Trinité-sur-Mer, les structures à pierres chauffées ne sont pas directement associées à la construction d’un monument néolithique, mais avec une activité d’extraction en carrière de roches manifestement destinées à cet effet (Fromont 2011). Si l’association entre les structures à pierres chauffées et la logistique de construction d’un monument est dans ce cas indirecte, ces structures peuvent être interprétées comme le témoignage de repas collectifs pris par les carriers néolithiques au cours de leur chantier d’extraction. Par extension, elles reflètent l’investissement social consenti pour cette activité, qui impliquait sans doute un groupe humain important.

126Un autre ensemble de structures à pierres chauffées jouxtant un site d’extraction a été documenté à Saint-Igeaux (Gâche 2022). Dans ce cas, la proximité avec les carrières de dolérite de Plussulien liées à la production de haches (Le Roux 1999) montre une configuration comparable à la Trinité-sur-Mer.

127Entre repas de chantier et banquets funéraires ou rituels, on conçoit que l’implication de ces interprétations n’est pas la même et nous penchons plutôt, en l’état actuel des données, pour la première proposition.

Contextes domestiques

128La rareté des vestiges architecturaux datés du Néolithique moyen nous amène à relativiser la définition des contextes domestiques pour cette période, car dans bien des cas, les formes de l’habitat dans le Nord-Ouest de la France ne peuvent être restituées. On traite donc ici des sites intégrant des structures à pierres chauffées associées,

• soit à des vestiges architecturaux susceptibles de se rapporter à un habitat domestique ;
• soit à des indices de sites où plusieurs indicateurs matériels (céramique, outillage) laissent supposer un habitat.

129De plus, les sites où ces structures sont en association spatiale stricte avec des vestiges architecturaux sont assez rares : les exemples les plus significatifs se trouvent sur le Massif armoricain à Pléchâtel (Juhel 2014), La Mézière (Blanchet et Le Boulanger 2015) et Ergué-Gabéric (Pailler 2019). Nous n’intégrons pas dans cette catégorie le site de Carhaix-Plouguer, pour lequel les vestiges architecturaux sont datés du Néolithique ancien : ils sont donc antérieurs de 500 à 1000 ans aux structures à pierres chauffées (Lotton et Brunet 2019).

130À Pléchâtel, les structures à pierres chauffées forment une concentration dense sur une surface approximative de 500 m², à une dizaine de mètres au sud des bâtiments. Le lien entre ces différentes structures est donc évident. À La Mézière, les structures à pierres chauffées sont réparties de manière diffuse sur l’ensemble du décapage et leur distribution se densifie clairement dans l’angle sud-est de l’emprise, à proximité du bâtiment néolithique. Le site d’Ergué-Gabéric présente une configuration comparable avec les structures de combustion réparties de manière diffuse sur le décapage, dont la densité s’accroît à proximité des bâtiments. Pour ces exemples, la répartition des structures de combustion ne semble pas suivre une logique récurrente par rapport aux vestiges architecturaux : elles se trouvent au sud des bâtiments à Pléchâtel, plutôt à l’est à La Mézière, et tout autour des bâtiments à Ergué-Gabéric.

131En Normandie, l’exemple de Saint-Vigor-d’Ymonville est celui qui présente le plus de structures à pierres chauffées en association directe avec des petits bâtiments aux plans relativement déstructurés (Marcigny et al. 2002). Les sites de Banville et de Cairon présentent des plans de bâtiments rectangulaires associés à un panel de structures de combustion et de fosses dont l’association est rare sur un même site (Kerdivel et al. 2010, Ghesquière et Marcigny 2011). L’exemple de Nassandres est particulier, car aucun élément ne permet de rattacher les structures à pierres chauffées à l’occupation du Néolithique ancien plutôt qu’à celle du Néolithique récent. Pour les deux hypothèses, le résultat serait intéressant, car ces structures sont rares pour les deux périodes (Aubry 2017). L’existence de constructions ne peut parfois qu’être supposée d’après un ou deux trous de poteaux, mais sans lien évident avec les structures de combustion, comme à Herqueville (Charraud et al. 2017) ou l’Étang-Bertrand (Charraud 2019). Dans d’autres cas, seule la répartition du mobilier permet de supposer un habitat proche des structures à pierres chauffées, comme à Ouistreham, dans un contexte de vallon proche d’un estuaire (Ghesquière 2021).

132Ces exemples d’association avec un habitat sont donc plutôt rares, car dans la plupart des cas, les sites du Néolithique moyen comprenant des vestiges de constructions domestiques sont totalement dépourvus de structures à pierres chauffées, comme à Goulet (Billard et al. 2014) ou à Saint-André-sur-Orne (Ghesquière et al. 2016). Par extension, en Normandie occidentale, où les plus gros corpus de matériel domestique du Néolithique moyen proviennent de structures circulaires de type silos, on ne trouve aucune structure à pierres chauffées associée : c’est le cas à Grentheville, Hérouville, Giberville, Cagny (Charraud et Ghesquière 2023). Par conséquent, jusqu’à preuve du contraire, les sites de la plaine de Caen témoignent d’une exclusion stricte entre les sites à silos, qui livrent l’essentiel du matériel domestique documenté pour la période, et les structures à pierres chauffées.

133Ce rapide tour d’horizon montre donc que les structures à pierres chauffées peuvent, dans certains cas, accompagner des vestiges d’habitat, mais le phénomène est loin d’être systématique. À plus forte raison, dans une zone très bien documentée par l’archéologie préventive comme la plaine de Caen, on constate une exclusion stricte entre les sites à vocation domestique et ces structures. Manifestement, elles ne sont pas un élément indispensable ou central dans le fonctionnement d’un habitat du Néolithique moyen, leur présence y est facultative.

Autres contextes

134La grande majorité des structures à pierres chauffées s’observe donc en dehors des contextes d’habitats ou d’ensembles monumentaux : 618 cas, soit 67 %. Nous pouvons raisonnablement en exclure les cas isolés découverts lors de diagnostics préventifs et pour lesquels la méthode d’échantillonnage ou le défaut d’éléments significatifs empêche de renseigner le contexte archéologique : cela concerne moins d’une centaine de structures. Si l’on soustrait ces exemples hors contexte, le corpus restant est de l’ordre de 500 structures, ce qui est considérable.

135Sur ces 500 structures, près des trois quarts proviennent de Normandie et des contextes alluviaux de la Seine et de l’Eure, dont 332 exemplaires répartis dans la seule boucle du Vaudreuil (deux tiers des cas).

136Parmi les autres exemples significatifs, le site de Digulleville « Jardeheu » dans la Manche a livré une concentration de structures à pierres chauffées en contexte littoral et en bordure d’un marais (Marcigny 2016). Le cadre de la Hague et l’importance de son domaine littoral et de ses vallées encaissées offrent une diversité de paysages qui peuvent, à cet égard, se comparer aux riches biotopes de la vallée de Seine.

137Par conséquent, le paysage environnant la majorité des structures à pierres chauffées se compose d’une diversité de zones humides inondables, de marais ou de berges, largement soumises aux crues des fleuves, ainsi qu’aux effets des courants de marée de vives eaux. De nos jours, sur la Seine, l’influence de ces courants est sensible jusqu’à Poses, à 160 km de l’embouchure en suivant le cours du fleuve (Lecoquierre 1998). Ces fonds de vallée ne sont naturellement pas des milieux favorables à l’installation d’habitats néolithiques pérennes : Louviers et Alizay se caractérisent justement par le défaut d’éléments architecturaux ou de toute structure révélant un ancrage fort (enceintes, silos) et par la rareté de la céramique.

138En revanche, à quelques centaines de mètres au nord de la fouille d’Alizay, les villages actuels d’Alizay, Igoville ou Pîtres sont implantés en pied de versant, exposés au sud, sur des terrasses d’altitude supérieure à 10 m NGF (fig. 1), donc théoriquement hors de la zone inondable (ibid.), à l’instar du village néolithique de Poses (Bostyn 2003). De ce fait, le contexte est plus favorable à l’implantation d’habitats éventuels, qui conserveraient néanmoins un accès aisé aux multiples ressources des berges. Parmi ces ressources, on trouve :

• l’eau ;
• le silex mis à nu par l’érosion fluviale ou remanié sur les berges, très facile à collecter ;
• le bois en abondance, dont des petites sections faciles à débiter ;
• les roselières exploitables pour le chaume, la vannerie, etc. ;
• les ressources halieutiques et cynégétiques.

139L’exemple d’Alizay montre que le fond de vallée est abondamment mis à contribution à partir de la fin du Néolithique ancien pour un panel d’activités liées à l’exploitation de ces ressources, révélées notamment par la nature technique et fonctionnelle de l’outillage et sa répartition spatiale (Marcigny 2015). Ces activités concernent la chasse, la transformation des matières animales (tannage), le débitage du bois (et probablement de l’os), la taille de silex, le prélèvement et la transformation de végétaux fins (roseaux ?). La forte représentation d’artisanats polluants (peausserie, tannerie, rouissage, taille du silex) dans ces milieux, ainsi tenus à l’écart des habitats, ne relève sans doute pas d’un hasard.

140Plus qu’une somme d’activités spécialisées, c’est un écosystème global que ces sites nous révèlent, un ensemble d’interactions Homme/milieux au sein duquel un pan entier du système technique néolithique se déploie à distance des habitats.

Autour des feux, un système d’interactions sociales et environnementales

141Des dispositifs de chauffe par inertie ayant recours à des pierres brûlées : partant de cette définition simple, qui concerne un modèle unique de structure décliné plus de 300 fois sur les emprises étudiées à Louviers et Alizay, nous avons exploré quelques pistes d’interprétations socio-économiques qui éclairent l’anthropisation des fonds de vallée au cours du Néolithique. En multipliant les approches et les focales, nous observons la récurrence de comportements sociaux qui transcendent les périodisations chronoculturelles et qui concernent des contextes archéologiques variés du Nord-Ouest de la France.

142À l’échelle intrasite, sur la majorité des occupations néolithiques considérées dans ce travail, la répartition des structures à pierres chauffées ne traduit aucune organisation particulière et répond sans doute à des logiques expédientes ou éventuellement à des contraintes paysagères (végétation ?) au moment de leur installation. Tout au plus observe-t-on une densification de leur répartition autour des vestiges architecturaux à Ergué-Gabéric ou Saint-Vigor-d’Ymonville, mais l’existence d’une véritable concentration à proximité de bâtiments n’est documentée qu’à Pléchâtel (Juhel 2014).

143La distribution chronoculturelle de ces dispositifs est en revanche éloquente : elle traduit un phénomène qui débute manifestement à la fin du Néolithique ancien, à partir de 4800 av. n.è., avant de connaître un développement progressif durant le demi-millénaire suivant, pendant la première moitié du Néolithique moyen. Le paroxysme de leur utilisation coïncide plus ou moins avec la transition entre Néolithique moyen I et II, autour de 4300 av. n.è. Leur nombre semble ensuite décroître progressivement jusqu’à approximativement 3800 cal. BC, date à partir de laquelle ces structures deviennent rares ou anecdotiques. Leur caractère transchronologique et transculturel est donc évident : depuis le Blicquy/Villeneuve-Saint-Germain, au Cerny et Chasséen septentrional ou Castellic ancien et récent en Armorique, elles s’inscrivent dans la longue durée au sein d’entités culturelles variées.

144Cette ubiquité ne se retrouve pas pour ce qui concerne les contextes archéologiques. Les structures à pierres chauffées peuvent être occasionnellement associées à des habitats ou à des contextes monumentaux, mais ces exemples ne sont pas systématiques en Bretagne, et même marginaux en Normandie, où la plupart des structures sont identifiées à l’écart des sites les plus emblématiques de la période : elles concernent majoritairement l’occupation de zones naturellement peu propices aux habitats, des littoraux aux fonds de vallées qui regorgent de ressources multiples.

145Par conséquent, bien qu’elles apparaissent, pour la plupart, spatialement déconnectées des autres grandes manifestations de la période, sur le plan chronologique, leur développement se révèle parfaitement synchrone avec celui des enceintes ou du monumentalisme en général, mais également de l’extraction minière (Charraud 2013) ou de la pratique de l’ensilage (Charraud et Ghesquière 2023). Le développement de ces multiples témoignages de structures sociales collectives coïncide à partir de 4700 av. n.è. avec une phase de recomposition des entités culturelles (Marcigny et Mac Fadyen 2016) et de régionalisation des échanges (Augereau 2005). Cette dynamique générale, asynchrone selon les endroits, probablement assez tardive dans l’Ouest (Bostyn et al. 2019, Charraud 2022) est sans doute le signe d’une restructuration des communautés autour de l’exploitation approfondie des ressources des terroirs, nouvellement défrichés, dans lesquelles elles s’inscrivent.

146La compréhension des sociétés néolithiques ne s’arrête donc pas à celle, la plus évidente à restituer en archéologie, des habitats. À l’échelle macro-économique, dans une logique de complémentarité des occupations, les structures à pierres chauffées témoignent de l’investissement par les Néolithiques de milieux particuliers, non occupés de façon permanente, mais qui relèvent du même processus global de néolithisation.

147Dans ce mouvement général, les implications statutaires perceptibles à travers l’étude des structures à pierres chauffées apparaissent comme autant d’arguments qui consolident ce modèle macro-économique impliquant l’exploitation des fonds de vallée. Sur le plan technique, les assemblages lithiques d’Alizay et de Louviers développent des spécificités propres à ces milieux déjà observées à Muids et à Bouafles (Prost 2015). Ils correspondent visiblement à des travaux occasionnels (saisonniers ?) dédiés à l’acquisition de ressources (eau, bois, silex, chasse, etc.) ou à des activités occasionnant des nuisances, que l’on préfère tenir à l’écart des habitats (taille de silex, peausserie, etc.).

148Du fait de leur nombre et de leur densité, les structures à pierres chauffées occupent une place centrale au sein de ces occupations temporaires et sont probablement le témoin de repas collectifs accompagnant ces activités. Dans les différents modèles océaniens détaillés dans ce travail, des groupements de fours comparables à ceux que l’on observe dans le corpus néolithique peuvent être liés soit à des pratiques saisonnières (récoltes, chasse d’animaux migrateurs), plus ou moins étagés dans le temps, soit à de très grands regroupements festifs au cours desquels plusieurs dizaines de structures peuvent fonctionner simultanément, lors de marchés d’échanges ou de fêtes coutumières.

149Sans faire le jeu d’une transposition simpliste d’un modèle ethnographique à un cas archéologique, nous retiendrons surtout qu’elles ne se conçoivent pas en dehors d’un cadre social complexe. Dans tous les exemples documentés par l’ethnographie, le principe social de l’exploitation de ressources (quelles qu’elles soient) ne relève jamais de démarches individuelles, il repose toujours sur une collaboration (Pétrequin et Pétrequin 1993). Cette coopération peut avoir lieu au sein d’un même village, dans lequel toutes les forces disponibles peuvent être mises à contribution au cours d’une « corvée » collective.

150Autour du feu entretenu et nourricier, vecteur de lien social à travers le repas pris en commun, les structures à pierres chauffées cristallisent vraisemblablement des formes d’organisation sociale néolithique propres à des milieux particuliers et inédites en d’autres contextes. Ces milieux permettent d’entrevoir un pan entier du système technique néolithique qui se déploie au croisement d’un modèle macro-économique d’exploitation globale des territoires et d’un jeu complexe d’interactions sociales et environnementales.