1Tuer des animaux n’est jamais un acte anodin. L’histoire et l’anthropologie (Brisebarre, 1999 ; Vialles, 1987) nous l’ont appris, en nous montrant qu’il n’existe pas de société où la mise à mort des animaux (MMA) ne soit entourée d’un ensemble de rituels, de règles et de représentations destinés à en conjurer les aspects dangereux : les innombrables prescriptions et pros­criptions morales et religieuses sur la question en sont l’illustration. Aujourd’hui souvent déléguée à des sphères professionnelles spécialisées, la MMA fait l’objet de multiples normes juridiques, techniques, sanitaires, scientifiques, institutionnelles qui concourent toujours à en faire un travail singulier (Rémy, 2009). Enfin, de manière croissante dans de nombreuses sociétés, la MMA est au cœur de débats qui mettent en cause la légitimité de tuer les animaux, renvoyant pour certains à des systèmes de pensée pluri­séculaires (à l’exemple de diverses doctrines végétariennes), pour d’autres à des préoccupations plus récentes concernant par exemple le bien-être animal et la protection de l’environnement (Boukala et Givre, 2019).

2Depuis les années 1970, et l’avènement de l’éthique animale sous l’impul­sion de penseurs comme Peter Singer ou Tom Reagan, cette légitimité à tuer des animaux est l’objet de vives critiques, reprises tant par de nouvelles géné­rations de militants pro-animaux que par des universitaires ayant fait de la condition animale un objet et parfois un combat. Dans le domaine émer­gent des animal studies, la MMA et la souffrance animale en général sont ainsi largement considérées comme intolérables par les chercheurs qui en font partie (Michalon, 2017). Ne pas prendre clairement position sur le sujet est parfois interprété comme le signe d’un spécisme latent et coupable par de nombreux chercheurs en animal studies pour qui l’acte même de produire de la connaissance doit témoigner d’une forme d’engagement pro-animal. De ce fait, les chercheurs décrivant la MMA arpentent maintenant un terrain miné (Alberta, 2001) où toute prétention à l’objectivité peut être accusée de camou­fler soit le militantisme antispéciste soit l’affiliation souterraine à des industriels de l’abattage ou de la pharmacie. Parfois même, il sera reproché aux chercheurs souhaitant ethnographier la MMA d’être mus par des pulsions voyeuristes ou malsaines. Les rédacteurs du présent texte en savent quelque chose : les accusations que nous venons de citer ont émaillé certaines des évaluations scientifiques du projet de recherche à l’origine du présent numéro, lors de demandes de financement répétées auprès de l’Agence Nationale de la Recherche. D’une certaine façon, nous expé­rimentons qu’éclairer le problème, c’est toujours le nourrir.

3Le présent numéro de Géographie et Cultures est une étape dans une démarche de grande ampleur visant à documenter la circulation et l’influence de ces débats contemporains sur les pratiques et les justifications de la mise à mort des animaux dans plusieurs sphères professionnelles (ici, des textes sur les éleveurs de chevaux, tueurs en abattoir, chasseurs de phoques, éleveurs d’animaux de boucherie). Nous entendons ainsi aider à penser quelles normes et quels enjeux de la MMA se fabriquent et circu­lent aujourd’hui à l’échelle internationale, tout en s’inscrivant dans des con­textes sociaux et culturels spécifiques et localisés. Quelles institutions et quels mondes professionnels en sont les principaux prescripteurs, vecteurs et traducteurs, œuvrant à les adapter et les hybrider localement, voire en retour à contribuer à déterminer ces normes ? Comment les évolutions normatives modifient-elles les identités et les pratiques de ces professions ? Un exemple emblématique en est certainement la place de la mort animale dans l’émer­gence, mais aussi le traitement de crises sanitaires mondialisées, révélant tout à la fois les interdépendances ou les brouillages inter­spé­cifiques, et les vulnérabilités sociales, politiques et économiques provoquées par diverses formes d’usage et de circulation des animaux. Les crises de la vache folle, de la tremblante du mouton ou de la fièvre aphteuse ont toutes donné lieu à d’importantes campagnes d’abattage du bétail infecté ou du bétail sain à des fins préventives (Givre, 2016). Depuis, lors de la détection de zoonoses poten­tiellement transmissibles à l’humain ou d’épizooties affectant massi­ve­ment les filières animales, l’abattage – ou « dépeu­ple­ment » selon la termi­nologie contemporaine – fait partie des réponses classi­ques des pouvoirs publics (Barbier, 2006). Cet exemple témoigne de la place qu’occupe la MMA dans les systèmes mondialisés de veille sanitaire, mais aussi de l’impact d’événements déterminants dans la mise en œuvre de normes touchant à la vie comme à la mort des animaux.

4Par normes, nous entendons un ensemble de valeurs morales et de représentations faisant consensus et se traduisant par des règles, codes ou lois, déterminant des objets, des pratiques, des lieux spécifiques (Fraser, 2009). Elles s’exercent dans des « régions morales » (Park, 1990) diverses, et peuvent connaître des changements d’échelle, du local au global (Fraser, ibid.). Les systèmes de catégorisation des animaux peuvent conduire à rejeter toute forme de mise à mort, fussent-elles l’euthanasie ou l’abattage sanitaire, ou au contraire à des exterminations massives. Le bien-être animal, structuré par des travaux scientifiques sur la sensibilité et la douleur des animaux, est une de ces normes, sans doute une de celles qui tendent le plus à se mondialiser, comme en témoigne le fait que nous retrouvons sa discus­sion au cœur de quatre des cinq textes présentés ici. La valeur impres­criptible accordée au vivant peut justifier la non-intervention sur les animaux ; inversement, le respect de l’équilibre des écosystèmes peut justi­fier aussi leur mise à mort. Différents registres normatifs (éthiques, religieux, juridiques, sanitaires, environnementaux, esthétiques, économi­ques, scienti­fiques) entrent ainsi en concurrence, ou en combinaison dans la définition des modalités et des justifications de la MMA.

Richesse et cloisonnement des travaux sur la mise à mort des animaux

5Les travaux en sciences sociales ont permis de documenter la MMA à travers quatre registres complémentaires :

• Ses dimensions culturelles et symboliques : la chasse (Hell, 1994 ; Dalla Bernardina, 1996), la corrida (Saumade, 1994), l’abattage rituel (Bonte et al., 1999 ; Brisebarre et al., 1998), l’extermination (Blanc, 1998). La MMA est envisagée dans le cadre d’ontologies (Descola, 2005) qui engagent des « liaisons animales » (Bondaz et al., 2015). Loin de relever de structures immuables, ces formes cultu­relles de la mort animale circulent, se transforment et se con­fron­tent (Franck, Gardin et Givre, 2015, 2016 ; Givre, 2015, 2016 ; Bruckert, 2018).

• Ses aspects techniques, économiques et sociaux : du pastoralisme à l’abattage industriel, la mort animale est appréhendée à l’aune de systèmes au sein desquels s’avèrent centrales les questions de la domesticité (passage à la « production animale », Bulliet, 2005), ou encore de mondes du travail spécifiques (Vialles, 1987 ; Muller, 2008). Les savoirs zootechniques et vétérinaires constituent une dimen­­sion de la fabrique normative des animaux, interrogeant les représentations technoscientifiques dominantes (Porcher, 2014), et appelant un examen des relations humains/animaux dans différents espaces de vie et de mort (enquêtes de Rémy, 2009, en abattoirs, cliniques vétérinaires et laboratoires d’expérimentation animale, ou encore dans des refuges de protection animale – Michalon, 2013, 2014).

• Ses enjeux politiques, éthiques et philosophiques : le statut de la violence (Philo, 1995), les notions de coévolution et de « compa­gnon­nage » (Haraway, 2008), l’analyse des mobilisations anima­listes (Carrié et Traïni, 2019 ; Traïni, 2011) les enjeux alimentaires, sanitaires (traçabilité, épizooties, Givre, 2016). La MMA est analysée sous l’angle de préoccupations morales (Fontenay, 1988 ; Cyrulnik, 1988) et juridiques (Marguenaud et al., 2010), de conflits et de crises sanitaires (Keck, 2010). Sur tous ces plans, le bien-être animal constitue à la fois un point de mire et de débat, tour à tour invoqué comme valeur de référence et critiqué dans ses effets masquants et euphémisants.

• Ses dimensions proprement historiques : la mort animale est un observatoire de mutations au long cours de la « civilisation des mœurs » (Elias, 1973) par la relégation et l’institutionnalisation des abattoirs (Agulhon, 1981 ; Fitzgerald, 2010), par la régulation de la violence sociale et politique via les animaux (Darnton, 1985 ; Grifin, 2011), par la mise en débat des pratiques scientifiques (exemple de la vivisection – Bory, 2013 ; Carrié, 2015).

Lieux, espaces et territoires de la mort animale

9Trois constats émergent des considérations qui précèdent. D’une part, la mort animale implique et construit des pratiques spatiales spécifiques, s’ins­crivant fréquemment dans des lieux (et des temps) déterminés, et appelant de ce fait des approches situées. D’autre part, elle participe d’une réflexion plus large sur l’extrême variété des manières selon lesquelles animaux et humains coexistent et se côtoient, font territoire et société : c’est à cette condition qu’il nous semble possible de mieux comprendre ce qui se joue dans la question de la mort animale (y compris sur le plan des conflits moraux ou axiologiques aigus qui l’entourent aujourd’hui). Enfin, il n’en reste pas moins que, de manière globale, une géographie de la MMA resterait à écrire, en particulier dans une perspective comparative attentive à la pluralité, la circulation et la recomposition de modèles, de normes et de valeurs dans différents contextes professionnels et culturels.

Le projet ANIMORT : une approche comparative des MMA

• Entre des contextes géographiques et culturels différents, révélant l’inégale circulation de normes en voie d’internationalisation (comme le BEA) au regard de pratiques de la MMA résistant à l’homo­généisation, et renvoyant à des systèmes de représentation dont seules la description et l’analyse minu­tieuse permet de rendre la complexité.

• Entre différents domaines professionnels de la MMA, structurés par des normes spécifiques, constitués de savoirs, de pratiques, de régle­mentations, de déontologies, de jurisprudences qui invitent à penser la mort animale comme un monde du travail confronté à des trans­formations importantes au regard des enjeux politiques, moraux et environnementaux qui l’entourent.

• Entre des mondes animaux différents et inégalement « tuables » (Haraway, 2008, 2010), de la punaise à l’éléphant, en passant par le chien et la vache, supposant une réflexion sur la manière dont les formes et les normes de mise à mort font évoluer les catégorisations du monde animal, et remettent en question les typologies conven­tionnelles (animaux de production, de compagnie, nuisibles, etc.).

11En lien avec ce dossier thématique de la revue, l’une des principales focales retenues par l’équipe consiste à travailler sur des professions. Pour nos recherches, nous en avons choisi trois, pour leur rôle de producteurs, prescripteurs ou relayeurs de cadrages normatifs appliqués à une grande diversité d’animaux : les abatteurs d’animaux destinés à la consommation, les vétérinaires, et les éradicateurs de nuisibles. Ces trois groupes profes­sionnels sont fondés sur des systèmes normatifs différents, intégrant inéga­lement des normes plus ou moins globalisées de la MMA et inégalement concernées par les débats publics.

12Ces trois groupes professionnels ont été sélectionnés, car ils travaillent sur et avec des catégories d’animaux spécifiques (les animaux de rente, les animaux de compagnie ou les nuisibles) et parce que leurs pratiques ne suscitent pas les mêmes controverses : si l’abattage fait aujourd’hui l’objet d’une vive critique sociale, le monde vétérinaire et l’éradication des nui­si­bles semblent moins déstabilisés dans leur légitimité sociale. L’abattoir, par exemple, peut parfois être décrit comme le lieu où le travail des éleveurs est « gâché » par le « sale boulot » des abatteurs (Porcher et al, 2014), quand d’autres vont dénoncer les « meurtres » pratiqués dans les salles d’expé­ri­mentation animale ou au cours du cursus vétérinaire. C’est le sens du travail qui se trouve alors menacé (Vialles, 1987 ; Rémy, 2009 ; Ritvo, 2008).

13L’approche par des groupes professionnels, et plus spécifiquement le « travail en train de se réaliser » (Dejours, 2016), permet d’aborder dans des mêmes termes des pratiques a priori différentes, et de comprendre leurs logiques de distinction et/ou d’assimilation. À quelques exceptions près, la sociologie des professions s’est peu intéressée à la mise à mort des animaux en tant que telle. S’il existe une multiplicité de travaux portant sur les activités en lien avec les mondes animaux (de l’élevage à la gestion de la faune en passant par les structures dédiées – zoos, refuges, etc.), la mort animale y apparaît comme une dimension parmi d’autres qui ne nécessite pas un traitement spécifique. À titre d’exemple, la sociologie des vétérinaires s’est davantage focalisée sur le mandat sanitaire de la profession (Bonnaud et Fortané, 2018) que sur la place de la MMA dans la construction de l’identité professionnelle. Catherine Rémy (2009) montre pourtant que la MMA est une part conséquente de l’activité des vétérinaires, et que la décision de « l’euthanasie avancée » est bien un privilège de la profession, par ailleurs en prise avec l’ensemble des catégories d’animaux (de rente, de compagnie, sauvages, nuisibles, de zoo, etc.).

14Hormis la chasse, dont le statut spécifique, et sauf exception, n’en fait pas un métier à proprement parler, deux groupes professionnels semblent dédiés à la mort animale : les abatteurs, souvent présentés dans la littérature comme des exécutants qui, du fait de la difficulté de leurs conditions de travail et de la tâche à accomplir, bénéficient d’un statut particulier au sein de l’abattoir (Rémy, 2009 ; Müller, 2008 ; Guigon et Jacques-Jouvenot, 2007). Être tueur en abattoir revient souvent à occuper la position paradoxale d’un acteur-clé du processus d’abattage, tout en jouant un rôle mineur dans la chaîne de décision et de contrôle de l’abattage, supervisée par d’autres acteurs (éco­nomiques, techniques, sanitaires, vétérinaires). De la même façon, si les exterminateurs de nuisibles (rats, cafards…) semblent constituer un groupe professionnel à part entière, nous n’avons pas rencontré de travaux en sciences humaines et sociales les prenant pour objet. Dans un contexte où la mort animale constitue une question sociétale et morale de plus en plus aiguë et souvent clivante, l’enjeu est donc de comprendre comment, et à quelles con­ditions, le travail concret de mise à mort structure une identité profes­sionnelle – par exemple quand la profession vétérinaire se féminise, les professionnels de la MMA étant très majoritairement des tueurs, et pas des tueuses.

Le dossier thématique : des mises à mort qui font problème et sont soumises à des processus de normalisation

15Les cinq textes rassemblés ici sont issus d’un appel à contribution lancé en 2018 et qui reprenait les problématiques que nous venons d’exposer. Quatre émanent de recherches doctorales et post-doctorales sans relation avec les travaux de l’équipe Animort : ce sont les propositions d’Anne-Laure Mathy sur les abattoirs belges, le texte de Gaëlle Ronsin et ses coautrices sur la chasse au phoque dans l’estuaire du Saint Laurent, celui de Vanina Deneux-Le Barh sur la fin de vie des chevaux, et le texte de Julie Riegel sur les collectifs d’éleveurs se mobilisant autour de l’invention d’un abattoir mobile. Un seul est issu du collectif Animort : le texte de Félix Jourdan sur l’adéquation animal-machine en abattoir.

16Vanina Deneux-Le Barh, à travers un corpus de 118 entretiens, explore la fin de vie des chevaux, dans les termes de la « sortie du travail » développée à partir des travaux de Jocelyne Porcher ou Jean Estebanez (Porcher et Estebanez, 2020). Le point le plus marquant est sans doute que l’abattage des chevaux n’apparaît pas forcément comme la pire des solutions aux yeux des propriétaires et des éleveurs, pour des animaux qui ont œuvré en centre hippique ou sur des champs de course. La solution de la « mise à la retraite », au fond d’un pré, pouvant parfois apparaître comme une forme de maltraitance supplémentaire. Le propos est donc de montrer que sous l’appa­rente adhésion à une définition juridique abstraite de l’animal, se cachent des pratiques et des régimes de justification de ces pratiques forts différents, où la MMA peut trouver sa place, même quand il ne s’agit pas d’euthanasie, même quand il s’agit d’animaux au statut liminal comme les chevaux : entre animaux de compagnie et animaux de rente.

17Gaëlle Ronsin, Nathalie Lewis et Geneviève Brisson présentent dans le détail les controverses qui ont entouré la chasse aux phoques juvéniles (les « bébés phoques ») dans l’estuaire du Saint-Laurent canadien. Elles expliquent comment ces controverses ont pu abou­tir à une mise aux normes de la MMA selon une méthode « en trois étapes » inspirée des innovations effectuées en abattoir au nom du BEA pour les animaux de boucherie – la dissociation d’une phase d’assommage d’une phase de saignée, censée garantir une mort « sans conscience », et donc avec le moins de souffrance possible. Le BEA fait donc ici une percée signifi­cative dans le monde de la chasse, mais l’auteur explique enfin comment cette exportation des techni­ques d’abattoir dans le contexte de la chasse se voit contrecarrée par les changements environ­­nementaux qui font varier les espaces de vie et de chasse de phoques de diverses espèces, chassées de différentes manières, et différemment soumises à des injonctions de respect du BEA.

18En s’intéressant à la mise en place expérimentale d’un camion-abattoir par un collectif d’éleveurs dans le sud-est de la France, Julie Riegel expose comment se formulent les ambitions de réappropriation de la MMA par des éleveurs qui la considèrent comme trop souvent mal faite, gâchant le travail d’élevage fait à la ferme et occasionnant de la souffrance pour des animaux qui tout au long de leur vie ont été traités du mieux possible. Elle entre dans le détail du montage juridique administratif et technique d’un projet qui se heurte finalement à toute une série de verrous socio-techniques : la volonté d’autonomisation vis-à-vis des pouvoirs publics et des abattoirs privés, tout comme une certaine éthique de la responsabilité vis-à-vis de l’animal se heurte au manque de temps, de budget et de compétences. Enfin, la question de l’abattage rituel sans étourdissement, pratiquée parfois illégalement sur la ferme vient elle aussi télescoper la problématique du camion-abattoir : l’abat­tage rituel y est à la fois mis aux normes et visibilisé, ce à quoi s’oppose une partie des personnes impliquées dans le projet. Finalement, l’auteur conclut que c’est le fait même de vouloir normer l’abattage qui pose problème : « en tant qu’étape et procédure autonomes de l’élevage. Les éleveur.se.s envisagent en effet la mort bonne (ou la meilleure possible), lorsqu’elle est en continuité et en cohérence avec l’avant et l’après de l’abattage, toujours singuliers ».

19Si la question de la mise en visibilité de l’abattage rituel posait problème pour le camion-abattoir étudié par Julie Riegel ; elle est également, parfois, présentée comme une réponse à la maltraitance des animaux au moment de la MMA en abattoir. La mise en place de la vidéosurveillance au point de tuerie dans les abattoirs belges est étudiée dans l’article d’Anne-Laure Mathy. Cette vidéosurveillance est censée permettre de vérifier le respect des normes de BEA par les services vétérinaires. La décision de son officialisa­tion et de sa généralisation fait suite à la prise d’images clandestines effec­tuées par des associations animalistes. L’image est source de dénonciation puis de vérification des bonnes pratiques. L’auteur pointe néanmoins les limites que les professionnels voient poindre à l’horizon : qui est surveillé ? L’animal ou le travailleur ? Par ailleurs, même favorables à la mesure, les vétérinaires en abattoirs soulignent le fait que la vidéo de la MMA ne peut en aucune manière être esthétisée, sauf dans une perspective voyeuriste. La MMA reste le moment pénible d’un processus qui ne peut être compris que par les professionnels. Au final, il est peu probable que la vidéosurveillance puisse aboutir à un apaisement des controverses sur la MMA.

20Ce point de tuerie en abattoirs est aussi l’objet de l’article de Félix Jourdan consacré à l’adéquation animal-machine. L’auteur montre tout d’abord que l’abattage « humanitaire » a progressé tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle, avec notamment la généralisation de l’étourdissement préa­lable à la saignée (la technique que le lecteur aura déjà croisée dans le texte sur la chasse aux phoques étudiée par Gaëlle Ronsin et al.), mais non dans un certain nombre d’abattages rituels juifs ou musulmans (comme on l’a vu dans l’article de Julie Riegel sur l’abattoir mobile). Il montre également que cet étourdissement s’est parfaitement inséré à la chaîne industrielle de l’abat­toir qui a tous les traits d’une fabrication en série. Cette mise en série des MMA oblige alors les abatteurs à travailler avec des animaux de plus en plus configurés (en termes d’âge, de morphologie, de force…) pour la machine qu’est l’abattoir et plus précisément son point de tuerie (par exemple travailler avec des poulets tous identiques qui réagiront tous de la même manière au passage dans un bain électrifié). Or, en 2013, une nouvelle réglementation vient en quelque sorte inverser ou compléter la logique industrielle : les exigences du BEA sur le point de tuerie sont maintenant telles qu’il ne s’agit plus seulement d’adapter les animaux à la machine, mais d’adapter les machines à la diversité des animaux, ce qui signifie de nou­veaux investissements financiers. Or, les derniers abattoirs de proximité ont à la fois le moins de débit, le moins de moyens financiers, le moins de machines adaptées… Et il se trouve que ce sont eux qui gèrent le « tout-venant » des élevages locaux, c’est-à-dire des bêtes d’une grande diversité morphologique, obligeant, dans le respect de la réglementation de 2013, à des MMA différenciées. Incapables de se mettre aux dernières normes, ces abattoirs sont sans doute condamnés. Les animaux, au nom du BEA, seront ainsi pris en charge par des structures industrielles toujours plus grandes et toujours plus lointaines, ce qui pose d’autres questions, notamment éthiques.

21Un premier constat est que l’ensemble de ces articles abordent la thématique de la MMA comme une dialectique entre bonne et mauvaise mort, elle-même élaborée selon deux dimensions complémentaires : le bien/mal tuer tel que défini du point de vue des praticiens, et le bien/mal mourir tel que défini du point de vue des animaux. Les normes entourant la MMA (BEA, pres­criptions sanitaires, éthique animale…) apparaissent comme une arène au sein de laquelle se négocient les cadres et les règles de la bonne mort, les rapports entre bien mourir et bien tuer. La bonne mort des animaux semble ainsi assortie de deux conditions minimales. Premièrement, le bien tuer doit être le fruit d’une nécessité, être porteur d’un sens, qui peut être l’alimen­tation humaine (chez les abatteurs avec qui se sont entretenus Félix Jourdan ou Anne-Laure Mathy), la perpétuation de leur activité chez les éleveurs étudiés par Julie Riegel, la condition permettant de continuer à habiter le territoire chez les chasseurs de Gaëlle Ronsin et al., la meilleure façon de gérer la fin de vie des chevaux chez certains des interlocuteurs de Vanina Deneux-Le Barh. Ensuite, le bien mourir quant à lui est quasiment partout décrit dans les termes du bien-être animal, c’est-à-dire opéré sans souffrances inutiles, dans des conditions dignes et dans le respect de l’animal en tant qu’être sensible. À l’échelle des articles rassemblés ici, le BEA s’impose donc bien comme une norme de plus en plus généralisée touchant à l’ensemble des mondes professionnels concernés.

22Mais ce que l’on voit poindre également, c’est la diversité des pratiques effectives sous l’apparent consensus qui s’exprime sur la « bonne mort » du point de vue du BEA. Chez Félix Jourdan, le BEA en abattoir est devenu un élément intrinsèque de la conformation des animaux aux machines et des machines aux animaux (ce qu’il appelle l’adéquation animal-machine) en système industriel. Chez Anne-Laure Mathy, la vidéosurveillance apparaît comme un système de régulation technique de la MMA, dans le respect d’un BEA lui-même appréhendé comme une procédure purement technique. Dans ce cadre-là, l’animal-machine fait de fulgurantes avancées. C’est tout à fait le contraire de ce qui se passe dans le cas du camion-abattoir de Julie Riegel, là où la MMA est appréhendée comme inséparable d’une totalité englobant l’éleveur, sa clientèle, et les animaux de leur naissance à leur transformation. De la même manière, envisagée au plus près du terrain, la fin de vie « digne » des chevaux en fin de carrière peut aussi bien justifier leur mise à mort que leur mise à la retraite. C’est tout le problème de la mise aux normes qui est en fait ici illustré. Mettre aux normes, c’est créer du conflit et de la négociation quand il s’agit de définir les normes, mais également définir l’anormal, l’inadéquat, qui dans le cas particulier de notre objet d’étude, est aussi un intolérable : la souffrance animale.

23« Ainsi l’intolérable peut-il se donner à voir précisément comme ce qui n’est pas construit, comme ce qui va de soi – au nom de valeurs supposées universellement acquises et au nom de sensibilités censées être unanimement partagées. Simultanément inacceptable et insupportable » (Fassin, 2005). Ce qui pour Fassin fonde la « raison humanitaire » (la souffrance et la mort comme intolérables) pourrait bien relever d’un mouvement plus profond de réévaluation de l’inacceptable et de l’insupportable, dans lequel il ne s’agit plus seulement de redéfinir l’humanité autour de « l’inviolabilité des corps », mais d’étendre le domaine de l’intolérable à une multiplicité d’êtres sensi­bles. Pourrions-nous alors parler, autour des différents enjeux actuels de la MMA, de l’émergence d’une « raison animalitaire » à la fois traduite en normes et en valeurs, en droits et en devoirs, en éthiques et en politiques ? La question est de savoir quelles formes prend l’alliance de l’anormal et de l’intolérable et ses conséquences (interdiction de la chasse aux phoques ? Abolition de l’abattage industriel ? Retraite obligée des chevaux ?). Sans statuer sur ce plan, contentons-nous de souligner que la mort animale inter­roge nos manières de (et nos capacités à) vivre avec les animaux (Porcher, 2014). Au vu du corpus ici rassemblé, la question est bien ouverte et bien actuelle.