2Dans ce contexte, la remise en cause de la destination bouchère des chevaux bouleverse-t-elle véritablement le secteur équin quant à la gestion de la réforme des chevaux ? Quelles sont les considérations qui entrent en jeu dans les représentations et les pratiques de gestion de la sortie du travail des animaux ?

3L’objectif de l’article est double. En m’appuyant sur la théorie maussienne du don, mobilisée dans le champ des relations entre humains et animaux par Porcher (2002), je souhaite montrer que d’une part l’engagement des profes­sionnels envers les animaux est intrinsèquement doté d’un sens moral qui se formule en d’autres termes que celui de la conception animaliste. D’autre part, la question du statut de l’animal qui est une construction juridique abstraite ne prévaut ni aux prises de décision ni aux stratégies des profes­sionnels quant à la retraite et la fin de vie des chevaux.

4Pour soutenir ce propos, je présenterai un état des lieux de la fin de vie des équidés, à l’échelle du territoire français. Puis, j’exposerai les résultats de l’analyse du discours de cent huit individus ayant une activité profession­nelle en lien avec les chevaux, concernant leurs représentations et leurs pratiques relatives à la sortie du travail et à la fin de vie de leurs animaux.

Une fin de vie plurielle et réglementée

5La présentation s’appuie sur les données de l’Observatoire Économique et Social du Cheval (OESC) (5) qui est une antenne de l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation (IFCE) et sur les textes législatifs européens (6) qui constituent le cadre référentiel commun minimum à l’ensemble des États membres.

Un cheptel équin qui se réduit et qui vieillit

7L’analyse de l’évolution de la population équine sur la période 2010-2018 (illustration 1) indique une baisse des naissances et un vieillissement du cheptel. La population de chevaux de moins de 10 ans a diminué de 20 % alors que celle des plus de 20 ans a augmenté de 30 %. En 2016, selon l’OESC, les équidés retraités constituaient 16 % du cheptel. Ces éléments – corroborés par les données statistiques quant à la gestion de la fin de vie (illustration 2) – montrent l’attention portée à la retraite des chevaux. La baisse du nombre de chevaux envoyés à l’abattoir est notable et semble être corrélée la baisse de l’hippophagie.

La petite histoire contrariée de l’hippophagie en France

8Poplin (1992), Leteux (2005), Digard (2007), Lizet (2010), Roche (2015) évoquent l’histoire mouvementée de l’hippophagie en France. Hormis en temps de famine, la viande de cheval était répugnée, et ce quelle que soit la catégorie sociale des individus. À partir de 1850, le statut de cette viande évolue sous l’impulsion des associations de protection animale et des communautés scientifique et médicale. Pour E. Decroix, directeur de l’école vétérinaire d’Alfort et président de la SPA, l’hippophagie revêt une dimen­sion éthique qui permet de libérer de la souffrance des chevaux trop vieux ou n’ayant plus d’utilité pour l’homme. En 1866, l’hippophagie est légalisée en France. Cependant, le caractère honteux de cette viande demeure : tout le monde n’en mange pas – elle est d’abord envisagée pour les nécessiteux – et sa distribution emprunte un autre circuit avec la création de boucheries spécialisées (Lizet, 2010). L’idéographie de la viande – exposition des têtes, os, voire corps – ne s’applique pas au cheval (Poplin, 1992). Au début du XX^e siècle, l’hippophagie progresse, mais reste circonscrite sociologique­ment et géographiquement aux bassins ouvriers. Après 1950, la mécanisation a raison du travail avec les chevaux de trait. Afin de sauvegarder les neuf races de trait nationales, plusieurs campagnes de promotion de la viande de cheval sont lancées (Lizet, 2010). La production de chevaux lourds, notam­ment de laitons, est exportée, car contrairement aux Italiens, par exemple, qui apprécient la viande rosée, les Français préfèrent la viande rouge, celle des animaux de réforme.

9En 1963, plus de 385 000 équidés étaient abattus pour la consommation humaine ; en 2019, leur nombre n’atteint plus que 7 980 individus soit une baisse de presque 98 % et les équidés ne représentent plus que 0,2 % de la viande consommée en France (Heydemann, 2019). Ce déclin questionne la pérennité de cette consommation, d’autant que les associations de protection animale et celles de la cause animale mènent des actions lobbyistes auprès des politiques afin d’y mettre un terme. La Fondation Brigitte Bardot (FBB) a été la première association à œuvrer pour l’abolition de cette pratique, dans les années 1990, en menant de très nom­breuses campagnes médiatiques en France et au Parlement européen (2). La dernière proposition de loi en la matière a été déposée en mars 2019 par la sénatrice, S. Joissains (9).

Abattoir ou pas abattoir, tel est l’enjeu de la case à cocher

10Du fait de leur statut d’animal de rente, tous les équidés peuvent entrer dans la chaîne alimentaire humaine. Ce n’est qu’au fil de leurs activités, ou au gré de leurs propriétaires qu’ils peuvent être exclus de la finalité bouchère. Après plusieurs scandales sanitaires – dont celui de 2013 où de la viande de cheval a frauduleusement remplacé celle de bœuf dans la composition de lasagnes surgelées – l’Union européenne a renforcé la traçabilité des équidés afin de sécuriser la chaîne alimentaire. Le règlement d’exécution (UE) n° 2015/262 relatif aux méthodes d’identification des équidés précise les conditions d’admission des équidés en abattoir ; quatre cas les en écartent :

• Les animaux identifiés tardivement ;

• Ceux accompagnés par un document d’identification de rempla­cement ou un duplicata ;

• • 3 En tant qu’animal de rente, les chevaux doivent être soignés par une pharmacopée qui leur permet d’ (...)

  Ceux ayant reçu des traitements médicamenteux particuliers3 ;

• • 4 Le SIRE estime qu’un cheval peut changer 4 à 5 fois de propriétaires au cours de sa vie.

  Ceux exclus de la chaîne alimentaire par volonté de leur propriétaire. Dans ce cas, la partie II du feuillet « suivi des traitements médica­menteux » contenu dans le passeport de l’animal doit être remplie, cette pratique est surnommée « la case à cocher ». Au cours de sa carrière, le cheval peut changer plusieurs fois de propriétaires4. Si l’un d’eux décide de « cocher la case », il impose aux éventuels pro­priétaires suivants de se conformer à cette volonté et d’assumer la retraite et la fin de vie du cheval, car celui-ci est exclu irrévo­cablement de la consommation humaine et animale.

11Après sa mort, le corps de l’animal est destiné à l’équarrissage ou à l’inciné­ration. Le règlement impose au propriétaire ou au détenteur de l’équidé d’effec­tuer la déclaration de la mort de l’animal auprès d’un système centra­lisé. Pour la France, le Système d’Informations Relatifs aux Equidés (SIRE) est géré par l’IFCE (7).

La fin de vie en dehors de l’abattoir : équarrissage ou incinération

12En France, l’obligation pour le propriétaire de détruire le corps de son animal mort est applicable depuis 1898. Quatre procédés sont acceptés : équarrissage, combustion, enfouissement et naturalisation, mais l’article L226-2 du code rural interdit l’enfouissement de tout animal de plus de 40 kg sous peine d’amende.

16Pour les opposants à la destination bouchère des équidés, la solution de la case à cocher est une avancée majeure. Néanmoins, le plus sûr moyen, selon eux, est encore de transformer le statut des équidés d’animal de rente en celui d’animal de compagnie. Ainsi, la première proposition de loi est déposée, en 2010, par le député L. Luca, administrateur de la FBB (France Soir, 2010) (8). Rejetée, la loi est soumise à l’identique en 2013 et 2018 par le député N. Dupont-Aignan soutenu par une campagne de presse nationale payée par la FBB (8)(4). L’argumentaire repose sur la comparaison des relations anthro­pocanines et des relations anthropoéquines aboutissant à une absence de différenciation entre le chien et le cheval dans leurs relations de vie et de travail avec les humains, si ce n’est celle du statut et des préro­gatives juridiques qui lui sont associés.

17Ces propositions de loi et l’appareillage règlementaire tant national qu’européen rendent compte de l’ambivalence voire du glissement du statut du cheval de l’animal de rente à l’animal de compagnie. Quant aux données statistiques, elles mettent au jour l’existence d’une gestion de la retraite qui prévaut l’abattoir, témoignant du fait qu’y envoyer d’un équidé ne va pas – plus de soi. Faut-il pour autant voir un lien entre les deux phénomènes ? Est-ce que le recul de l’abattage des chevaux est le signe d’une considération du cheval comme un animal de compagnie ? Nous allons voir que pour les professionnels du cheval, il n’en est rien.

Matériau et méthodes pour analyser les modalités de la sortie du travail des chevaux

18Ma recherche doctorale s’inscrit dans une sociologie des relations de travail entre humains et animaux (Porcher, 2014, 2017 ; Porcher et Estebanez, 2019). Je m’intéresse aux relations de vie et de travail anthropoéquines dans le domaine strictement professionnel. Cent huit entretiens semi-directifs d’environ une heure chacun ont été réalisés, enregistrés et retranscrits. L’échantillon est constitué de professionnels des sports équestres et hip­piques, de l’écologie (travaux cantonniers, agricoles…), du lien social (spectacle, soin, police…) et transverse (vétérinaires, maréchaux ferrants, entreprises d’équipement…).

19Les thèmes de la grille d’entretien abordent l’engagement des humains dans le travail avec les équins ; l’engagement subjectif des chevaux dans le travail et sa reconnaissance ; l’organisation et les conditions de vie et de travail des chevaux ; leur carrière ; la figure idéale typique de l’homme de cheval. Les résultats présentés dans cet article concernent les thématiques de la sortie du travail et de la fin de vie des chevaux.

20Du fait de leur grand nombre, les entretiens ont été codés afin d’être traités par le logiciel de lexicométrie Iramuteq. Il a pour fonction de repérer la répartition des fréquences d’apparition de catégories sémantiques dans des segments de textes et il établit une classification hiérarchique descendante selon de la méthode Reinert (Marty et al., 2013). Les mondes lexicaux repérés par Iramuteq sont le résultat d’une sémantique produite par des repré­sentations sociales (Ratinaud et Marchand, 2015).

21Lors des premiers entretiens, la question de la destination bouchère des équidés n’était jamais spontanément abordée par les enquêtés. C’est pour­quoi, après une dizaine d’interviews, j’ai décidé de poser clairement la question afin d’appréhender les raisons de ce silence.

22Pour le présent article, j’ai regroupé les thématiques « sortie du travail » et « boucherie », dans un sous-corpus analysé par Iramuteq, d’où la première segmentation du dendrogramme (illustration 3). En laissant les valeurs par défaut du logiciel, la classification hiérarchique descendante fait état de 9 classes terminales. Pour chaque classe, une partie du lexique (par ordre décroissant du chi2 de liaison aux classes) est donnée.

23Afin d’améliorer l’interprétation des classes lexicales, on peut recourir au test statistique du chi2 par modalité de variables. Lorsque le chi2 est infé­rieur (positivement ou négativement) à 3,84, cela notifie que le seuil de significativité est inférieur à 0,05. Ce qui permet d’affirmer que la variable contribue statistiquement à moduler la classe à laquelle elle est associée. Ici, la variable du lien au cheval (illustration 4) et celle du domaine d’activité (illustration 5) sont retenues pour une meilleure compréhension du dendro­gramme.

24Le critère du lien aux chevaux répartit les professionnels en trois catégories : ceux qui travaillent au quotidien avec leurs propres chevaux (lien direct) ; ceux qui travaillent au quotidien avec des chevaux, mais qui ne sont pas les leurs à l’instar des vété­rinaires ou maréchaux ferrants (lien indirect) ; enfin, ceux ne travaillant pas directement avec les chevaux tels que les institu­tionnels (sans lien).

Les discours et les pratiques des professionnels quant à la retraite et la fin de vie de leurs chevaux

25La mise à la retraite des chevaux est une problématique majeure pour le secteur équin, quel que soit le domaine d’activité (illustration 5) et le devenir des animaux à la sortie du travail dépend de la reconnaissance qui leur est accordée dans le travail. L’enjeu est plus prégnant pour les professionnels en lien direct avec les animaux (illustration 4). Lorsqu’ils ont beaucoup de chevaux, par exemple les centres équestres, l’impossibilité de tous les garder du fait des coûts financiers inhérents est énoncée.

• 8 Les citations présentées sont caractérisées et contextualisées par leur variable « domaine » et « l (...)

*lien_direct *dom_sport8

Ça, c’est la bête noire de l’homme de cheval, c’est sûr parce que financiè­rement dans un club, on ne peut pas garder les chevaux ; ça coûte cher de nourrir un cheval.

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Le problème, c’est qu’ils vivent quand même 10 ans après avoir arrêté de travailler (…) il produit plus rien, il ramène plus d’argent et il coûte de l’argent.

26En 2015, l’OESC a estimé le coût financier généré par une année de baisse du nombre de chevaux abattus (Dornier, 2015). Lorsque le nombre d’abattages diminue de 17 %, le coût de la retraite des équidés est évalué à 325 millions d’euros, réparti sur onze ans (durée moyenne de la retraite d’un équidé) à charge pour le secteur équin. Les professionnels sont tiraillés entre assurer une retraite bien méritée à leurs animaux et les impératifs écono­miques liés au coût de celle-ci.

Les tensions de l’engagement moral des professionnels auprès de leurs animaux

L’esprit du don

27Comme dans d’autres systèmes d’élevage, les professionnels ont à cœur d’assurer une sortie du travail digne et reconnaissante de l’engagement de leurs animaux dans le travail (Porcher, 2002).

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Alors, la fin de vie effectivement c’est un thème un peu délicat parce que quand on a un cheval qui a fait une belle carrière de course, on n’a pas envie qu’il aille à l’abattoir, y a une espèce de forme de reconnaissance.

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Mes chevaux de travail, je les garde, j’assume leur retraite. Je pars du principe qu’ils ont gagné ma croûte pendant qu’ils étaient capables de bosser, donc c’est à moi de gérer derrière.

28Porcher (2002) mobilise le concept du don maussien et les sociabilités primaires et secondaires de Caillé pour montrer l’implication affective réci­proque des humains et des animaux dans leurs relations de vie et de travail. L’affectivité est au cœur de la sociabilité primaire des deux espèces ; au don que les animaux font aux humains en s’investissant dans le travail, ceux-ci s’engagent en retour à leur assurer protection et soins. « Cela constitue alors un devoir moral envers soi-même, i.e une déontologie par rapport au métier et un engagement envers l’animal » (Porcher, 2002, p. 254). L’apport de Porcher réside dans la tension déontique qui résulte de l’engagement moral des professionnels envers leurs animaux et les con­traintes économiques inhé­rentes à leurs activités.

29Si cet engagement est commun à l’ensemble des groupes professionnels du secteur équin, les enjeux marquent plus le segment des sports hippiques (illustration 5) qui influence les classes « les enjeux » et « la reconversion » du dendrogramme. Cela est à lire en regard à la thématique de la boucherie. Les campagnes anti-hippophagiques blâment le monde des courses parce qu’il envoie des chevaux, ayant atteint l’âge limite de course ou trop peu compétitifs, à l’abattoir. En effet, en 2017, 46 % des chevaux partis à l’abat­toir provenaient du secteur hippique principalement du trot (Interbev, 2018). La thématique est sensible dans ce milieu : sur les 25 enquêtés du secteur hippique, un seul m’a confié emmener des chevaux à l’abattoir. La majorité d’entre eux sont des entraîneurs et ne sont pas forcément proprié­taires des chevaux. La responsabilité de la mise à la retraite et de la fin de vie est alors déléguée au propriétaire ou au marchand de chevaux pour le secteur des sports et loisirs.

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Le propriétaire fait ce qu’il veut de son cheval, mais dans le meilleur des cas, on essaie de les vendre dans des endroits où ils ont une bonne fin de vie.

*lien_direct * dom_sport

À partir du moment où on accepte de louer un cheval, il faut accepter que le marchand en tire bénéfice jusqu’à la fin. On ne peut pas se récrier contre le marchand qui l’emmène peut-être à la boucherie ou pas. Sinon on les achète et on les place, on peut pas avoir deux discours.

30Cependant, soucieux des critiques, le secteur hippique soutient des asso­ciations en charge de la reconversion des chevaux de course.

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Sur la retraite, en tout cas dans les chevaux de course, c’est un sujet d’actualité et y a plein d’associations qui travaillent à 200 % là-dessus, et qui prouvent que la reconversion dans les chevaux de sports ou des che­vaux de loisir marchent bien pour les chevaux de course, donc ça, c’est une bonne chose.

31Comme dans le cas des éleveurs étudiés par Porcher (2002), ceux qui travaillent avec des chevaux expriment leurs relations avec eux en termes d’engagement et non en termes de contrat, car ces relations relèvent moins du droit que des liens affectifs qui soutiennent les rapports de travail. De la même manière, la question du « statut » du cheval ne se pose pas pour eux.

Statut animal de rente ou animal de compagnie, là n’est pas la question

32Bien que des questions aient été posées aux enquêtés sur le contexte socioé­conomique de leurs relations aux chevaux, le statut juridique du cheval n’apparaît pas dans les préoccupations des interviewés. Les termes « compa­gnie » et « statut » sont recensés par le logiciel Iramuteq (le terme « rente » ne l’est pas), mais ils n’atteignent pas le seuil de significativité, d’où leur absence dans le dendrogramme. Le discours des professionnels s’inscrit dans le réel du travail en une continuelle série d’interactions, d’ordre négocié et surtout d’affinités. C’est pourquoi, comme pour d’autres secteurs d’élevage étudiés, l’envoi d’un animal de réforme à l’abattoir ne va pas de soi (Por­cher, 2020). Néanmoins, face à la réalité des rationalités écono­miques, ce qui importe aux professionnels, c’est d’assurer de bonnes conditions de sortie du travail à leurs chevaux, dussent-elles passer par l’abattoir. L’évolution de la sensibilité de la société quant aux animaux et la massification de l’équitation conduisent des associations de protection animale ainsi que les associations animalistes à militer pour que le cheval obtienne le statut d’animal de compagnie (Digard, 2008). Pour celles-ci, le non-envoi des chevaux à l’abattoir serait une garantie du respect que les professionnels doivent avoir envers leurs animaux et une reconnaissance des liens affectifs qui existent entre eux. L’opposition entre professionnels et animalistes se joue notamment sur le point du sens moral de nos relations aux animaux. Les entretiens montrent, au contraire, qu’il n’y a pas de contradiction pour les professionnels, entre le développement de liens affectifs forts avec leurs chevaux, leur moralité en acte vis-à-vis d’eux, la reconnaissance de l’engagement de ces derniers dans le travail, et le fait de devoir parfois les envoyer à l’abattoir.

Les pratiques des professionnels quant à la sortie du travail de leurs animaux

Les stratégies de réforme

33L’envoi de chevaux à l’abattoir est reconnu et accepté. Ceux qui l’évoquent le plus librement ont souvent des liens indirects ou aucun lien avec les équidés (illustration 4) ; ils travaillent généralement dans les institutions. Pour les autres, il y a une distinction entre les chevaux qui œuvrent avec les humains et l’élevage de chevaux à destination bouchère.

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Je vois pas pourquoi on mangerait les vaches et pas les chevaux, ou les moutons, ou les cochons et pas les chevaux. Par contre, un cheval qui a été travaillé (…) je trouve que c’est un peu dur. Parce que là, c’est pas des chevaux qu’ont été élevés pour ça au départ, le but c’était pas ça.

34Au-delà de la spécificité chevaline, les enquêtés font état de l’importance du respect des animaux dans les conditions de transport et d’abattage.

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Après, c’est les conditions dans lesquelles ils sont tués, transportés, tout ça, que ce soit pour les chevaux ou pour les autres animaux, c’est ça qui me dérange.

35Le lexique de la classe « la boucherie chevaline » du dendrogramme présente la sémantique utilisée depuis les années 1950 où l’un des arguments de l’hippophagie est de sauvegarder les races nationales de chevaux de trait.

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Au départ, ça me faisait honte, après, quand on a bien réfléchi à la ques­tion, c’est peut-être ce qui a sauvé beaucoup de races et beaucoup d’origines de chevaux ; grâce à la boucherie, on a gardé des chevaux.

36Malgré les études évoquant la nécessité économique d’envoyer des che­vaux lourds et des équidés réformés à l’abattoir, la baisse des abattages perdure et les stratégies des professionnels pour assurer une retraite à leurs chevaux se développent. L’important est alors de trouver une bonne mai­son. Quatre stratégies peuvent être recensées.

37Tout d’abord, lorsque le professionnel a peu de chevaux, il tend à assurer lui-même la retraite de son partenaire. La deuxième pratique est le recours aux refuges ou aux associations, par exemple pour les services de l’état emplo­yant des chevaux, comme les Haras nationaux ou la Garde républi­caine.

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Donc, il est mis à la retraite, partant de là, ils sont proposés à l’adoption, je crois pour l’euro symbolique. Parfois, c’est le cavalier qui garde son cheval parce qu’il est tellement attaché, y a un tel lien fort entre les deux et si le cavalier a la possibilité en province.

38Pendant longtemps, ces institutions envoyaient leurs chevaux à l’abattoir. Désormais, ils sont placés en association comme celle de Lyne Guéroult pour les chevaux de la Garde républicaine ou ils sont proposés à l’adoption.

40Le dernier type de pratique, le plus évoqué, est le recours aux cavaliers amateurs et de loisirs ; cela peut nécessiter d’accepter de mettre à la retraite un animal rentable afin que le nouveau propriétaire puisse profiter des savoir-faire du cheval tissant alors une relation plus forte.

Une bonne maison et une fin de vie à la hauteur du don

41L’enjeu premier de la mise à la retraite est d’assurer des conditions de vie aux chevaux qui répondent aux impératifs propres à leur espèce (classe « vie au naturel » du dendrogramme). Néanmoins, mettre un cheval du jour au lendemain au pré sans attention est perçu par les professionnels comme de la maltraitance. D’autant que les vieux chevaux nécessitent des soins appro­priés et de la surveillance, les interactions humain-cheval doivent donc perdurer.

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(…) pour que nos chevaux qui ont été de bons serviteurs entre 10 et 20 ans, à peu près, ou 15 ans, puissent retrouver une retraite bien méritée. Mais pas en les abandonnant au fond d’un pré en disant « tiens, on va le rendre heureux ! Va je te mets au fin fond d’un pré » non parce que là, il meurt, parce que du jour au lendemain vous lui enlevez tout son univers.

42Plusieurs professionnels disent pratiquer des mises à la retraite progressive jusqu’à ce que le cheval émette des signes de désintérêt pour le travail. D’au­tres indiquent avoir remis au travail des chevaux qui, selon eux, déprimaient.

44Le second enjeu est de veiller à ce que l’animal ne souffre pas. La classe « pas de souffrance » du dendrogramme est marquée par le discours des vétérinaires (lien_indirect, illustration 4 ; dom_transversal, illustration 5). Au-delà des logiques de soins à apporter aux vieux chevaux, la question de mettre fin rapidement à leurs souffrances fait consensus.

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En fin de vie quand ils n’arrivent plus à se lever, en général, on demande l’autorisation d’euthanasier, pour pas qu’ils meurent étalés par terre en attendant que ça arrive (…) dans ce cas-là il vaut mieux abréger sa vie que de le voir mourir en 2-3 jours, en décubitus, tout plein de plaies, d’escarres et dans un état lamentable.

Quand la retraite et la fin de vie des chevaux mettent celles des humains en abîme

45Comme l’a montré Nadia Veyrié (2019), le deuil d’un animal familier fait l’objet d’un rejet social. Pour autant, son analyse des cimetières animaliers d’Asnières et de Caen et des micro-rites funéraires qui s’y pratiquent met au jour la porosité de la mort et du deuil entre humains et animaux. Dans les entretiens que j’ai menés, l’évocation de l’euthanasie du cheval a parfois été mise en écho avec celle de l’humain.

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L’idéal serait que chez les chevaux comme chez les hommes, qu’on puisse mettre fin à leur vie d’une manière radicale et indolore à partir du mo­ment où il serait dans la souffrance mentale ou physique.

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Y a des moyens de les euthanasier sans qu’ils souffrent, puis c’est immé­diat. J’ai déjà assisté, moi, des chevaux là, prêts à mourir, enfin qui sont au lit, qui sont, c’est fini, ils ont 30 ans […].

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C’est dommage que pour l’homme, l’euthanasie n’existe pas, parce que c’est quand même le pire du pire d’être en très, très mauvaise santé et de se voir partir comme ça. Donc pour moi, forcément l’euthanasie chez un cheval, à partir du moment où y a un gros, gros problème, c’est obligé, c’est même pas à réfléchir.

46Le discours des enquêtés met au jour la centralité de l’affectivité dans la relation et en quoi la sortie du travail de leurs animaux peut faire écho à la leur. Les relations de travail créent une forte proximité entre les individus ; dès lors qu’il soit humain ou équin, le collaborateur est avant tout l’autre. L’autre qui participe à la construction du moi. En ce sens, la dialectique de l’altérité (la mêmeté et l’empathie) est un éveil à sa propre humanité, car « la reconnaissance de l’État mental d’Autrui permet d’opérer une inférence identificatoire qui pose la question du semblable et qui définit le processus psychique humain » (do Céu Alves, Bourdet-Loubère, 2016, p. 126). Quand les professionnels expli­quent qu’il faut mettre les chevaux à la retraite progressivement afin qu’ils ne dépriment pas et qu’il est important de maintenir du lien, cela renvoie sans doute à la gestion de la retraite humaine qui pour certains peut être source d’une grande violence du fait de la perte d’une temporalité rythmée par le travail et surtout la perte de l’utilité (Hel­son, 2010 ; Talpin, 2017). Il semble que l’inférence identificatoire soit encore plus marquée lorsque la question de la fin de vie est abordée. L’injonction de l’hédonisme, dans les sociétés néolibérales postmodernes, confisque la question la mort (do Céu Alves, Bourdet-Loubère, 2016), du moins la cache. Du fait que les animaux domestiques vivent moins longtemps que nous, vivre avec eux, nous obligent à être confrontés de manière plus ou moins récurrente à leur mort et donc de comprendre que « l’autre s’il est actuellement, n’a pas vocation à être toujours » (Chabert, 2016, p. 40). C’est également faire l’expérience que la belle mort est exceptionnelle et que la bonne mort peut passer par l’euthanasie ou l’abattage. En cela, la fin de vie des chevaux et plus largement d’animaux familiers est l’expérience d’un memento mori, souviens-toi que tu vas mourir ! L’altérité animale interroge l’identité humaine des professionnels.

Conclusion

47L’objectif de cet article était de montrer qu’au-delà de données statistiques, d’appareillages juridiques ou encore d’injonctions « éthiques », la sortie du travail des équidés et leur mort sont prégnantes dans les représentations que les professionnels ont de leurs relations avec les chevaux et que leur envoi à l’abattoir n’est pas une évidence. Parce que les équidés s’engagent subjecti­vement dans leur travail avec les humains, il est du devoir de ces derniers de leur assurer une bonne retraite et fin de vie dût-elle passer en dernier recours par l’abattoir afin de leur épargner des formes de maltrai­tance. Il s’agit pour les professionnels de trouver l’équilibre entre leur affectivité pour leurs équidés – qui est la rationalité première présidant aux relations de vie et de travail entre humains et animaux – et la rationalité économique. Ce souci d’une bonne fin de vie des chevaux engendre diffé­rentes stratégies de mises en œuvre.